LES CONSÉQUENCES GÉOPOLITIQUES DE « L’HIVER DEMOGRAPHIQUE » EN EUROPE

Le Recteur Gérard-François DUMONT

Juillet 2008

En science de la population, la période élémentaire d’analyse est particuliè­rement longue, puisqu’elle correspond à la durée s’écoulant entre deux générations, soit une trentaine d’années. Ainsi faut-il une telle durée pour renouveler les géné­rations. Tout changement démographique engendre donc des effets qui s’inscrivent sur une période au moins trentenaire – et même au-delà – c’est pourquoi cette du­rée constitue une unité de mesure essentielle en démographie. Or, à l’examen des données des années 2000 en Europe, l’abaissement de la fécondité au-dessous du seuil de simple remplacement des générations1 atteint cette durée dans un nombre croissant de pays européens. En conséquence, les projections démographiques an­noncent un vieillissement accru et une contraction possible de la population euro­péenne, contraction déjà entamée dans quelques pays et de nombreuses régions, en dépit des éventuels apports migratoires2.

Examinons d’abord comment l’ensemble des pays d’Europe a convergé vers une basse fécondité, entraînant un vieillissement « par le bas ». En effet, le vieillissement de la population se définit généralement par l’accroissement de la proportion du nombre des personnes âgées dans la population totale. Se distinguent le vieillisse­ment « par le bas », résultant d’une fécondité réduisant les effectifs des nouvelles générations, et le vieillissement « par le haut », résultant uniquement de l’augmen­tation des effectifs des personnes âgées. Dans ce texte, nous examinerons essentiel­lement le vieillissement « par le bas ».

Un deuxième point portera sur la géographie de la fécondité en Europe, pour mettre en évidence les disparités dans le rythme de l’évolution de la fécondité. Enfin, il sera nécessaire d’analyser dans un troisième point les causes de cette faible fécondité, avant de réfléchir à ses effets géopolitiques.

« Hiver démographique » en Europe

Le nombre des décès excède celui des naissances

À partir des années i960, la baisse progressive de la fécondité européenne la conduit au-dessous du taux de remplacement des générations : c’est alors que dé­bute, dans les années 1970, une période de fécondité nettement et durablement au-dessous du seuil de remplacement des générations, les effectifs des jeunes gé­nérations diminuant en valeur absolue comme en valeur relative. Pour dénommer cette situation, j’ai proposé à la fin des années 1970 l’expression « hiver démogra­phique »3. Trente ans plus tard, dans les années 2000, tous les pays d’Europe ont une fécondité inférieure au seuil de remplacement des générations4 et l’Europe est le seul continent à enregistrer un taux d’accroissement naturel négatif.

Cet excédent des décès sur les naissances, constaté au niveau de l’Europe dans son ensemble, se mesure également dans la moitié de ses pays et dans plusieurs di­zaines de régions. Il résulte de la convergence à la baisse de la fécondité, qui s’est dé­roulée en plusieurs étapes des années i960 aux années 1990. Il a pour conséquence essentielle une aggravation continue du vieillissement de la population. Ainsi, la question du financement des retraites est d’une actualité permanente dans tous les pays, car le nombre d’actifs pour un retraité diminue partout6. Cette évolution fon­damentale suscite des rapports, des propositions de loi, des changements de régle­mentation, des manifestations, des controverses, mais la solution qu’apporterait un renouveau démographique est généralement omise7. La « vieille Europe » devient une région de vieux, et ceux qui rêvent de miracles permettant de résoudre sans effort les déséquilibres démographiques croissants entre les générations ne pourront que connaître de sérieuses déconvenues.

Un « fossé » démographique entre l’Europe et les Etats-Unis

La situation d’une fécondité affaiblie distingue fortement l’Union européenne des États-Unis, où la fécondité s’est redressée8.

Néanmoins, le processus de convergence de la fécondité laisse apparaître des divergences, comme si le rideau de fer, qui s’est effondré en 1989, avait encore des conséquences démographiques. En effet, les pays anciennement sous l’emprise soviétique cumulent les fécondités les plus basses, ayant rejoint les lanternes rouges mondiales qu’étaient l’Italie et l’Espagne. Ils pâtissent en outre des conditions de mortalité les plus défavorables.

Depuis les années 1970, l’Union européenne reste orientée à la baisse, tandis que la fécondité (nombre d’enfants par femme) des Etats-Unis se stabilise puis remonte à un palier plus élevé.

Les différences d’intensité de l’« hiver démographique » européen

Par rapport aux années i960, les populations européennes ont donc toutes9, dans les années 2000, une fécondité nettement abaissée, cause directe de l’accroisse­ment naturel annuel négatif constaté depuis le milieu des années 1990. L’Europe se présente donc comme la région du non-remplacement des générations. Examinons comment s’est effectuée cette convergence à la baisse.

Le calendrier du vieillissement à l’Ouest

Lors de la renaissance démographique générale enregistrée en Europe après la Seconde Guerre mondiale, les pays européens connaissent des écarts de fécondité ne correspondant pas à la coupure politique qui vient d’être imposée. La fécon­dité la moins élevée se constate dans un large couloir central allant de la Suède à l’Italie et comprenant des pays de l’Ouest (Allemagne de l’Ouest, Autriche, Suisse, Italie, Grèce) comme des pays du bloc soviétique (Pays Baltes, Allemagne de l’Est, Bulgarie10, Roumanie11, mais aussi Ukraine). Les autres pays européens ont, jusqu’au milieu des années 1960, une meilleure fécondité. Ensuite, la baisse de la fécondité suit une géographie diversifiée conduisant à sa généralisation à l’ensemble de l’Europe, selon un calendrier en quatre étapes.

La première se situe dans les années 1960. Chaque année, un ou plusieurs pays enregistrent une diminution des naissances par rapport à l’année précédente : la Belgique en 1960, les Pays-Bas, l’Espagne et l’Italie en 1965, le Danemark et la Suède en 1967, la Norvège en 1970, puis la France en 1975. La fécondité commen­ce à s’orienter nettement à la baisse, surtout en Europe septentrionale : la Finlande, la Suède et le Danemark passent au-dessous de 2,1 enfants par femme en 196912, mais la fécondité moyenne de l’Europe reste à cette époque supérieure au rempla­cement des générations.

Le début des années 1970 ouvre une deuxième étape du calendrier européen de baisse de la fécondité, avec l’augmentation du nombre de pays dont la fécondité passe en dessous de 2,1 : le Luxembourg en 1970, l’Autriche et la Belgique en 1972, le Royaume-Uni en 1973. Ainsi l’Europe de l’Ouest13 glisse-t-elle au-dessous du seuil de remplacement vers 1974, l’année même où la France, qui se trouve dans une situation moyenne, le franchit. À cette époque, les pays européens les plus féconds correspondent, hormis l’Irlande (3,63 enfants/femme), à l’Europe méridionale : Espagne (2,89), Portugal (2,68), Grèce (2,38), et Italie (2,33). Bien peu imaginent que ces pays vont suivre le mouvement ; or, ils le feront à un rythme accéléré.

L’Italie entre la première dans la troisième étape (1977-1982) de baisse de la fécondité européenne, pendant laquelle l’Europe méridionale atteint le non-rem­placement : l’Espagne et la Grèce en 1981, le Portugal en 1982. Un seul pays de l’Ouest reste alors dans une situation singulière, l’Irlande, dont la fécondité se situe encore à 2.95 enfants par femme en 1982, puis tombe en dessous de 2,10 enfants par femme en 1991.

Le rythme spécifique du vieillissement de l’Europe soviétique

Durant les trois étapes citées ci-dessus de la convergence à la baisse de la fécon­dité en Europe de l’Ouest, la situation des pays se trouvant sous influence soviétique reste originale. Il s’agit de sociétés fermées aux mouvements migratoires (à l’excep­tion de quelques travailleurs des pays « frères »), aux flux touristiques, aux sources d’information occidentale… La majorité de la population ne pouvant s’approvision­ner en outils contraceptifs modernes, les pouvoirs publics décident d’utiliser l’avor-tement comme instrument de contrôle des naissances : son nombre dépasse souvent celui des naissances et le taux d’avortement atteint parfois 3 ou 4 pour une nais­sance. Les comportements de nuptialité restent semblables à ceux des années 1950 et le calendrier des naissances continue de laisser la place à une natalité précoce.

Néanmoins l’évolution apparaît chaotique, car les politiques autoritaires sont mouvantes et viennent parfois changer brutalement les conditions démographiques. Ainsi, l’avortement, qui avait été progressivement légalisé dans les différents pays soviétiques à partir de 1955, fait l’objet de diverses restrictions sans mise en œuvre d’autres outils de contrôle de la fécondité. La décision la plus spectaculaire intervient en octobre 1966 en Roumanie, avec la suppression sans préavis de l’avortement léga­lisé, ce qui entraîne un doublement des naissances en 1967 par rapport à l’année pré­cédente. La possibilité d’avorter se trouve également réduite en Bulgarie en 1968 et en Hongrie en 1973, car ces pays s’inquiètent de la diminution de leurs naissances.

Là où la fécondité est la plus faible, comme en Allemagne de l’Est, dont la popu­lation a aligné depuis 1945 son comportement sur celui de l’Allemagne de l’Ouest, les gouvernements mettent en œuvre des politiques qui favorisent une reprise de la fécondité (1976 et années suivantes).

Contenue sous le régime soviétique, la fécondité résiste généralement à la baisse dans les pays de l’Est. Puis, avec l’implosion des régimes communistes, elle descend à un rythme record, pendant la période 1989-1992, quatrième étape de la conver­gence des fécondités européennes.

De grandes disparités

Après le calendrier14 en quatre étapes de la baisse de la fécondité européenne, le non-remplacement des générations est général en Europe. Néanmoins, le bas niveau de fécondité atteint à la fin du XXe siècle n’est pas identique dans tous les pays. En 1986, l’Italie avait remplacé l’Allemagne comme lanterne rouge de la fé­condité dans le monde, avec 1,32 enfant par femme, chiffre qui s’est abaissé jusqu’à 1,18 en 1996. En 2004, l’Italie15, avec 1,33 enfant par femme, est 26e en Europe et, donc, 17 pays, en majorité de l’ancienne Europe de l’Est, se trouvent à des niveaux inférieurs.

Les causes de « l’hiver démographique »

La révolution de la fécondité

Comment expliquer ces convergences vers de bas niveaux de fécondité dans des pays ayant des histoires démographiques différentes et des spécificités propres ?

En fait, si l’on exclut les facteurs socioculturels, l’évolution tient à une révolution démographique qui est en fait une révolution de la fécondité touchant différents pays et, plus précisément, différentes régions – par exemple les villes avant les cam­pagnes – au fur et à mesure de sa diffusion.

Cette révolution tient à l’introduction d’une contraception moderne parfaite­ment efficace, qui modifie totalement le régime de la fécondité. Avant le début des années i960, la venue des naissances avait un caractère plus ou moins aléatoire : aux nouveau-nés désirés au moment de leur naissance s’ajoutaient ceux résultant de l’absence de contraception ou d’une contraception traditionnelle à efficacité limitée (abstinence, coït interrompu, méthode Ogino, préservatif). Comme le disait Alfred Sauvy, les uns et les autres étaient également éduqués, sans qu’il fût possible de faire la différence

La nouvelle contraception médicalisée (pilule, dispositif intra-utérin, stérilisa­tion), de plus en plus largement utilisée depuis les années i960, permet la maîtrise de la fécondité et du calendrier des naissances, séparant la sexualité de la procréa­tion. En cas de mauvaise utilisation de la contraception moderne, le recours à un avortement médicalisé est devenu possible, tant dans les pays où il est légalisé que dans la plupart des autres où sa pratique – bien qu’illégale – apparaît généralement possible.

Ainsi, le nombre d’enfants qui naît correspond à ceux dont la venue est considé­rée comme pouvant être programmée au nom d’une certaine rationalité, à l’exclu­sion de l’ensemble des enfants qui sont, selon les enquêtes, idéalement désirés.

Les autres facteurs du vieillissement « par le bas »

Parallèlement à cette révolution contraceptive, et indépendamment des opi­nions sur la taille idéale des familles, d’autres facteurs objectifs contribuent à une fécondité abaissée. Partout en Europe, la durée de la scolarisation, et plus particuliè­rement de la scolarisation féminine, augmente. La proportion des femmes poursui­vant des études dans l’enseignement supérieur s’accroît. Il en résulte logiquement – ceteris paribus – un retard de l’âge au mariage et à la maternité : le calendrier des naissances se trouve reporté et, en même temps, c’est le nombre des enfants susceptibles de naître qui diminue, puisque les données biologiques, qui fixent une augmentation de l’infertilité avec l’âge, limitant l’âge de la fécondité des femmes, demeurent pratiquement identiques16.

Autre facteur : l’activité économique des femmes. Elle a existé de tous temps, et même beaucoup plus qu’on ne pense, mais, dans une société rurale, agricole, la femme exerçait sur les mêmes lieux des activités familiales et professionnelles, parfois même lorsqu’il s’agissait d’activités industrielles. Dans la société moderne, l’activité professionnelle s’exerce le plus souvent à l’extérieur du foyer et exige dans de nombreux métiers des déplacements professionnels fréquents. Parvenir à conci­lier de légitimes désirs de promotion professionnelle et la fondation d’une famille pose des problèmes complexes, d’autant que la société place la première exigence au même âge que celui où la biologie a instauré la seconde.

Ces facteurs – associés à d’autres – modifient également les conditions de nup­tialité qui, à leur tour, concourent à freiner la fécondité. Certes, partout, la fécon­dité a baissé avant la nuptialité et, donc, la cause première du non-remplacement des générations n’est pas l’attitude face au mariage. En revanche, dans un second temps, la diminution du nombre de mariages favorise la baisse de la fécondité.

Ce dernier constat s’analyse différemment selon les traits culturels propres à chaque population et les comportements nationaux17. Dans certains pays, le ma­riage reste une institution centrale et la proportion de naissances hors mariage reste faible. La baisse des mariages y conduit à limiter automatiquement la fécondité puisque la proportion des naissances légitimes reste très élevée.

En revanche, dans les pays du Nord comme la Suède ou le Danemark, la symbo­lique du mariage se révèle moins grande, et les naissances hors mariage sont banali­sées dans les textes réglementaires comme dans les faits. Dans d’autres pays, comme la France ou l’Angleterre, la proportion des naissances hors mariage a fortement augmenté, sans que l’on puisse toutefois constater un phénomène systématique de vases communicants : les naissances hors mariage ne sont pas assez nombreuses pour se substituer à la baisse des naissances légitimes, et ne la compensent donc que partiellement. C’est pourquoi, en dépit d’attitudes variées selon les pays européens vis-à-vis de la nuptialité, sa baisse entraîne toujours des effets globalement négatifs sur la fécondité.

 

Des conséquences en géopolitique externe et interne

Les faits, les évolutions démographiques de l’Europe synthétisés ci-dessus ne sont pas contestables. Et, comme les logiques démographiques exercent des effet dans la longue durée, elles ont inévitablement des conséquences géopolitiques. Deux types peuvent être mis en évidence en géopolitique externe, c’est-à-dire dans l’ensemble des conditions qui influencent les relations de l’Europe avec le reste du monde, et en géopolitique interne, c’est-à-dire dans la situation politique interne à l’Europe.

La diminution du poids de l’Europe dans les instances internationales

Un premier élément tient à la diminution relative de la population de l’Europe dans le monde. La « loi du nombre », dont ma définition résumée précise que les « décisions et évolutions géopolitiques sont dépendantes du nombre des hom­mes »18, s’applique nécessairement. L’Europe du XXIe siècle ne peut revendiquer une place aussi importante qu’au XXe siècle dans les instances internationales.

Prenons le cas du G8, créé à l’initiative du Président Giscard d’Estaing en 1975, comme groupe de discussion et de partenariat entre les pays économiquement les plus puissants du monde. C’est d’abord un G6 avec les États-Unis, le Japon, l’Al­lemagne, le Royaume-Uni, la France et l’Italie. En 1976, il devient G7 avec l’in­tégration du Canada. Douze ans plus tard, en 1998, le groupe s’élargit à la Russie pour devenir le G8. Hormis la Russie, l’Europe à elle seule y compte donc quatre représentants, soit l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France et l’Italie, des pays qui comptent chacun moins, et même nettement moins, de 100 millions d’habitants. Le plus peuplé de ces quatre pays, l’Allemagne, se trouve au quatorzième rang dans le monde19 par le nombre d’habitants et les trois autres sont au delà du vingtième rang. En outre, le poids démographique de ces pays ne cesse de diminuer : malgré un solde migratoire positif et ses effets sur la natalité en Allemagne, la population de l’Allemagne diminue20. Les populations du Royaume-Uni et de la France augmen­tent, mais cette évolution doit beaucoup à l’importance de leur solde migratoire et à ses effets indirects sur le solde naturel. L’Italie présente un solde naturel négatif et sa croissance 2007 n’est due qu’à une très forte immigration, avec un solde migratoire estimé à 454 00021. Dans le même temps, la croissance démographique des treize pays du monde plus peuplés que l’Allemagne est nettement positive, à l’exception du Japon22, et beaucoup plus élevée.

C’est pourquoi, en 2008, le G8 n’est guère représentatif, ne regroupant que 13,1 % de la population mondiale ; on comprend pourquoi Nicolas Sarkozy prône son élargissement23 à cinq pays émergents : la Chine, l’Inde, le Brésil, le Mexique et l’Afrique du Sud. Les deux premiers sont les pays les plus peuplés du monde, avec chacun presque un cinquième de la population mondiale. Le Brésil est au cinquiè­me rang dans le monde pour son nombre d’habitants ; le Mexique au onzième rang. Enfin, l’Afrique du Sud est certes assez peu peuplée (48 millions d’habitants) mais son PIB par habitant est cinq fois pus élevé que la moyenne de l’Afrique et, compte tenu de son histoire, personne ne conteste que ce pays puisse aussi symboliquement représenter l’Afrique, au moins l’Afrique subsaharienne, puisque la géopolitique interne du Nigeria, trois fois plus peuplé, n’est pas stabilisée24. La population cu­mulée des cinq pays ci-dessus atteint 2 792 millions d’habitants, soit 42,2 % de la population mondiale. Ainsi un G8+5 devient représentatif du monde, puisque ses pays totalisent ensemble 3 663 millions d’habitants, soit plus que la moitié, 55,3 % exactement, de la population mondiale.

Même au sein d’un groupe G8+5, l’Europe, avec son économie développée, compte une présence forte, avec quatre pays d’Europe occidentale. Mais demander l’élargissement du G8, c’est, ipso facto, reconnaître la baisse d’influence relative de l’Europe que les évolutions démographiques traduisent.

La question se pose de semblable façon pour la composition du Conseil de sécurité de l’ONU. Les deux droits de veto européen, ceux de la France et du Royaume-Uni, instaurés au moment où ces pays, vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, représentaient une grande masse humaine en raison de leur empire co­lonial, deviennent difficiles à justifier, alors que des pays comme l’Inde ou le Brésil sollicitent un poids semblable au sein de cette instance.

Ainsi, dans les organisations internationales25, la voix d’un pays à faible natalité relative finit inévitablement par se réduire, comme l’avait exprimé Aristide Briand qui déclarait dans les années 1920, devant la Chambre des députés : « Je fais la po­litique étrangère de notre natalité ».

 

Les élargissements ne peuvent masquer un affaiblissement relatif

Certes l’Europe, au moins dans le cadre de l’Union européenne, cherche à com­penser l’affaiblissement démographique des pays qui la constituent par une Union qui lui permet d’afficher une population de 495,3 millions d’habitants pour ses vingt-sept membres, soit la troisième population du monde derrière la Chine et l’Inde, et devant les États-Unis. Mais, d’une part, l’Union européenne n’est qu’un groupement de nations qui a des difficultés à parler d’une seule voix, comme en attestent ses problèmes institutionnels récurrents, même si elle est présente en tant que telle à l’Organisation mondiale du commerce. D’autre part, son poids démo­graphique relatif dans le monde diminue, d’autant que la fécondité moyenne des pays de ses cinquième26 (2004) et sixième élargissements (2007) est encore moins élevée que celle des précédents États-membres. Toutes les projections démographi­ques laissent penser que les autres continents pourraient connaître, pendant les trois prochaines décennies, ne serait-ce qu’en raison des effets de vitesse acquise, si essentiels en démographie, une croissance démographique nettement plus élevée que celle de l’Europe, même si cette dernière bénéficie d’apports migratoires.

 

Les deux nouvelles adhésions, en cours de négociation depuis le 3 octobre 2005, changeraient-elles la donne ? Certainement pas celle de la Croatie, qui compte 4,4 millions d’habitants, mais dont la fécondité, à 1,4 enfant par femme, est même inférieure à celle de l’Union à 27. Quant à l’adhésion de la Turquie, pays dont la population est estimée à 74 millions, elle se traduirait, bien entendu, par une hausse de la population de l’Union, hausse d’autant plus importante que la fécondité en Turquie est estimée au niveau du seuil de simple remplacement des générations, soit un tiers supérieur à la fécondité moyenne de l’Union à 27. Néanmoins, cette hausse absolue ne pourrait enrayer la perte de poids démographique relatif de l’Union dans le monde. En outre, les nouveaux équilibres démographiques27 nés de cette adhé­sion, à savoir celle d’un pays qui pourrait, en 2025, avoir 87,8 millions d’habitants (contre 79,6 millions à l’Allemagne), susciteraient certainement des difficultés ins­titutionnelles, sauf à considérer l’Union comme une simple zone de libre-échange. Par ailleurs, il est connu que des pays comme la Pologne sont généralement favo­rables à l’adhésion de la Turquie car ils y voient un espoir de faire entrer un jour l’Ukraine, pays comptant 46,5 millions d’habitants en 2007. Mais la population de l’Ukraine diminue en raison d’une faible fécondité. Il n’y a pas, là non plus, de possibilité de limiter l’hiver démographique européen, dont les conséquences ne pourraient être minorées que par une hausse de la fécondité, hausse qui devrait être assez forte compte tenu de la baisse attendue des effectifs des générations arrivant à l’âge de procréation.

Les évolutions démographiques européennes vont donc contribuer à un affai­blissement géopolitique relatif de l’Europe. Cet affaiblissement peut aussi venir des problèmes géopolitiques internes liés à des différentiels démographiques.

 

Différentiels démographiques et risque de tension sur la politique migratoire

En effet, l’intensité de l’hiver démographique européen est différente selon les pays. Et cela peut être une source de tension, notamment au sein de l’Union euro­péenne. En 2005, un exemple a déjà été fourni avec la régularisation massive d’im­migrés en situation irrégulière en Espagne28. Ce pays, pendant les années précéden­tes, a laissé venir sans contrôle, en grande partie d’Amérique andine, des centaines de milliers d’immigrés dont l’économie avait besoin compte tenu notamment de la diminution importante de sa population active, conséquence d’une fécondité nettement plus faible que la moyenne européenne. Le gouvernement socialiste de 2005 a donc décidé une vaste régularisation qui présentait en outre un grand avan­tage pour les finances publiques puisqu’elle transformait des centaines de milliers de travailleurs au noir en salariés réguliers désormais soumis, comme leurs employeurs, aux impôts et taxes.

En 2005, cette régularisation organisée pendant trois mois, du 7 février au 7 mai, a donc un aspect plus économique qu’humanitaire, d’autant que le gouver­nement de M. Zapatero prend une décision sans précédent : l’octroi de l’initiative aux employeurs. Sauf pour les gens de maisons, la régularisation consiste à délivrer à des personnes déjà inscrites avant le 7 août 2004 auprès d’une municipalité, un permis de résidence et de travail pour un an, qui sera renouvelé si l’immigré conser­ve un emploi sous contrat. Cette régularisation porte sur environ 700 00029 « clan­destins » ; les candidats les plus nombreux sont les Equatoriens, les Roumains, les Marocains et les Colombiens. Cette opération est donc tout bénéfice pour les cais­ses de l’État. La secrétaire espagnole à l’immigration, Consuelo Rumi, a d’ailleurs reconnu qu’elle allait consolider la sécurité sociale (puisque les employeurs doivent cotiser pour ces ex-irréguliers) et grossir les recettes fiscales par la réduction du travail au noir.

Mais cette mesure de régularisation nationale n’a été appréciée ni en Allemagne ni en France. En Allemagne, en raison du risque de voir la pression monter pour une demande semblable et de l’appel d’air ainsi créé dans l’ensemble de l’espace Schengen, et en France, pour les mêmes raisons plus une autre : sur un plan pure­ment quantitatif, disons comptable, compte tenu des très faibles taux d’emploi en France, l’Hexagone n’a nul besoin d’une immigration de travail massive. Il y a donc une sorte d’exception française. Si la France avait le taux de chômage et d’emploi du Royaume-Uni, elle compterait environ 1,5 million de chômeurs en moins et 3,5 millions d’emplois en plus. Aussi, sauf à avoir une politique migratoire privi­légiant l’arrivée de créateurs d’entreprises ou de travailleurs très qualifiés, la France ne semble pas avoir intérêt, a priori, à s’ouvrir très largement à l’immigration tant qu’elle n’aura pas résorbé son chômage et amélioré son taux d’emploi.

Certes, les tensions nées de ces politiques migratoires divergentes pourraient être levées par le pacte européen de l’immigration, soumis à la signature des 27 en octobre 2008. Il n’en reste pas moins que les futures politiques migratoires des pays de l’Union, même s’il existe des aspects communautaires30, seront nécessairement différentes en raison même de besoins démographiques différenciés, puisque les évolutions de la population active des pays de l’Union divergent, connaissant soit des augmentations, soit des stagnations, soit des diminutions. La question migra­toire, en dépit des efforts conduits pour une politique migratoire commune, restera une source potentielle de tensions géopolitiques au sein de l’Union européenne, entre des pays très ouverts à l’immigration en raison de leurs besoins quantitatifs et d’autres, moins ouverts du fait de besoins moindres.

 

Différentiels démographiques et risque de tension sur la représentation politique

Un autre risque de tension intracommunautaire tient au fait que les traités euro­péens n’ont pas clarifié le critère démographique de représentation des pays au sein des instances de l’Union, plus précisément du Conseil européen et du Parlement européen. En effet, aucun texte ne prévoit une prise en compte régulière des évo­lutions démographiques différentielles des pays, comme cela existe aux États-Unis pour la Chambre des représentants dont le nombre par États est révisé, selon la Constitution, après chaque recensement décennal31.

Or, dans l’Union, les poids démographiques relatifs des pays vont certainement se modifier au fil du temps. Selon les projections moyennes actuelles, celui de l’Al­lemagne, de l’Italie ou de la Pologne pourrait baisser et celui du Royaume-Uni ou de la France augmenter. Des pays pourraient donc être conduits à demander une meilleure représentativité dans le calcul des voix au Conseil européen et dans le nombre de leurs parlementaires au Parlement européen. Cette source de ten­sion pourrait être plus marquée si augmentent les possibilités de vote à la majorité qualifiée ou la procédure de co-décision entre le Conseil européen et le Parlement européen. Elle se double d’ailleurs d’une autre, le calcul de la population de chaque pays, sachant que les méthodes de décompte sont très différentes et, donc, les résul­tats de qualité différente.

À l’instar de ces exemples, qui montrent combien les évolutions démographi­ques ne sont pas neutres d’un point de vue géopolitique, d’autres éléments de géo­politique interne aux pays européens méritent d’être étudiés, comme l’évolution de la composition par âge et par sexe du corps électoral, la concurrence dans les besoins de ressources humaines, notamment pour la sécurité et la défense, ou la question de la concorde sociale liée aux migrations de remplacement32… Car l’hiver démo­graphique européen doit s’analyser au moins à trois échelles : il signifie d’abord que l’Europe dans son ensemble voit son influence potentielle diminuer dans le monde. Il a en même temps pour conséquence, puisque l’intensité de cet hiver est fort va­riable selon les pays, de créer des sources de tensions au sein de l’Union européenne. Enfin, il exerce des effets sur la situation politique interne de chaque pays.

*Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne , et président de la revue Population & Avenir.

Notes

  1. Rappelons qu’il s’agit du niveau de fécondité (2,1 enfants par femme dans les pays à haut niveau sanitaire) permettant à cent femmes d’être remplacées par un effectif identique à la génération suivante, soit une trentaine d’années plus tard.
  2. Dumont, Gérard-François, Les migrations internationales, Les nouvelles logiques migratoires, Paris, Éditions Sedes, 1995.
  3. Formulation ensuite utilisée par exemple dans : Dumont, Gérard-François et alii, La France ridée, Paris, Hachette, seconde édition, 1986.
  4. En 2007, sauf l’Islande mais y compris la France : cf. Population & Avenir, n° 682, mars-avril 2007.
  5. Soit un taux annuel de -0,1%, cf. Population & Avenir, n° 685, novembre-décembre 2007, p. 22.
  6. Pour la France, Cf. Dumont, Gérard-François, « Lumières et ombres du rapport Charpin », Population et Avenir, n° 642, mars-avril 1999.
  7. Il a fallu attendre 2005 pour que l’Union européenne publie enfin un livre vert sur les changements dé Cf. Dumont, Gérard-François, « Révolution à… Bruxelles », Population & Avenir, n° 674, septembre-octobre 2005. Parmi la prise de conscience des réalités et des nécessités pour l’avenir, il convient de citer l’excellent avis du Comité économique et social européen sur « La famille et l’évolution démographique » du 14 mars 2007, avec comme rapporteur Stéphane Buffetaut.
  8. Dumont, Gérard-François, Les populations du monde, Paris, Éditions Armand Colin,
    deuxième édition, 2004.
  9. Sauf l’Islande en 2007.
  10. Dumont, Gérard-François, Sougareva, Marta, Tzekov, Nikolai, « La Bulgarie en crise démographique », Population & Avenir, n° 671, janvier-février 2005.
  11. Dumont, Gérard-François, Flamand, Régis, « La Roumanie, terre d’émigration et de dépopulation », Population & Avenir, n° 680, novembre-décembre 2006
  12. Les chiffres rétrospectifs sont issus de : Eurostat, Statistiques de populations, Edition 2006, thème Populations et conditions sociales, ou de Evolution démographique récente en Europe, 2005, Conseil de l’Europe, 2006.
  13. Au sens politique du terme, utilisé avant l’implosion soviétique.
  14. Plus généralement, le vieillissement est fortement différencié selon les territoires européens. Cf. Dumont, Gérard-François et alii, Les territoires face au vieillissement en France et en Europe, Paris, Ellipses, 2006.
  1. Pour l’Italie comme pour l’Espagne, la fécondité s’est légèrement redressée dans les années 2000 sous l’effet des apports migratoires. Cf. Dumont, Gérard-François, « Natalité et immigration en Espagne », Population & Avenir, n° 679, septembre-octobre 2006.
  2. Sullerot, Evelyne, « Un premier enfant de plus en plus tard », Population et Avenir, n° 674, septembre-octobre 2005.
  3. Dumont, Gérard-François et alii, Les racines de l’identité européenne, Paris, Economica, 1999 ; Dumont, Gérard-François et Population et Avenir, Analyse des récentes évolutions démographiques en France, Dossiers d’études de la CNAF, n° 59, août 2004.
  4. Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.
  5. En 2007, cf. « La population des continents et des États », Population & Avenir, n° 685, novembre-décembre 2007.
  6. Schmid, Josef, « L’Allemagne encore divisée… démographiquement », Population & Avenir, n° 678, mai-juin 2006.www.population-demographie.org
  7. Eurostat, Premières estimations démographiques pour 2007, 3/2008.
  8. Ducom, Estelle, « Le Japon, un laboratoire du vieillissement », Population & Avenir, n° 683, mai-juin 2007.
  9. Le Monde, 8 juillet 2008, p. 4.
  10. Igah, Emmanuel, « Le Nigeria, géopolitique et population », Population & Avenir, n’ 682, mars-avril 2007.
  11. Selon la même logique, il a été dit que Dominique Strauss-Kahn serait sans doute le dernier Européen à diriger le Fonds monétaire international (FMI).
  12. Dumont, Gérard-François, « Le cinquième élargissement démographique de l’Union européenne », Population & Avenir, n° 661, janvier-février 2003.
  13. Étaix, Jacques, « La Turquie et l’Union européenne », Population et Avenir, n° 674, septembre-octobre 2005.
  14. En fait, une des particularités de l’Espagne est qu’il n’y existe pas véritablement de clandestins de nature juridique semblable à la France. Le mot « régularisation » n’y a donc pas le même sens. En effet, les immigrés n’ayant pas d’autorisation de séjour, et donc « clandestins » selon la réglementation nationale, sont en fait inscrits dans leur grande majorité auprès des municipalités. Ils effectuent cette inscription municipale, appelée « padron » ou « empadronamiento », pour obtenir la couverture médicale de base et le droit à la scolarisation de leurs enfants. Les municipalités ont d’ailleurs intérêt à les encourager à s’inscrire pour grossir le chiffre de leur population et recevoir davantage de subventions régionales ou nationales.
  15. Selon les chiffres officiels communiqués le 9 mai 2005, sur les 690 679 demandes de régulations, seules 3,15 % ont été rejetées.
  16. Comme la directive dite « retour », votée par le Parlement européen le 18 juin 2008.
  17. Les années dont le millésime se termine par zéro.
  18. Dumont, Gérard-François, « L’immigration et l’Europe », Revue politique et parlementaire, n° 1046, janvier/mars 2008.
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