LES DEFIS SOCIO-ECONOMIQUES SANS PRECEDENT DE L’ARABIE SAOUDITE AU DEBUT DU XXIème SIECLE : QUELLES PERSPECTIVES POUR L’AMBITIEUX PLAN VISION DU ROYAUME D’ARABIE SAOUDITE 1452Hégire-2030 DU PRINCE HERITIER MOHAMMED BIN SALMAN BIN ABDULAZIZ AL SAOUD ?

David RIGOULET-ROZE    

David Rigoulet-Roze, docteur en Sciences politiques, est enseignant et chercheur, ainsi que consultant en relations internationales, spécialisé sur la région du Moyen-Orient et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques. Il est rattaché à l’Institut Français d’Analyse Stratégique (IFAS). Il est également chercheur associé à l’Institut de Recherches Internationales et Stratégiques (IRIS) ainsi qu’à l’Institut européen de recherche sur la coopération Méditerranéenne et Euro-arabe (MEDEA) de Bruxelles et au Conseil Québécois d’Etudes Géopolitiques (CQEG) de L’université Laval de Montréal. Outre de nombreux articles, il a notamment publié Géopolitique de l’Arabie saoudite : des Ikhwans à Al-Qaïda (Armand Colin, 2005) et L’Iran pluriel : regards géopolitiques (l’Harmattan en 2011). Il enseigne en outre la Géopolitique et les Sciences Politiques dans le supérieur.

Résumé

L’Arabie saoudite semble parvenue à un moment crucial de son devenir avec le lancement par le jeune prince héritier Mohammad bin Salman bin Abdulaziz Al Saoud, dit MBS, d’un ambitieux plan de diversification de l’économie du royaume dans la perspective de l’« après-pétrole ». L’enjeu principal réside en effet dans la réduction de sa dépendance structurelle vis-à-vis du pétrole, à la fois en matière de recettes budgétaires et commerciales. Après des décennies du « tout-pétrole », une page semble donc se tourner à Riyad. Mais cet objectif affiché est loin d’aller de soi car ce plan des plus ambitieux vise, certes, en premier lieu à réduire la dépendance du royaume vis-à-vis de l’« Or noir », mais pas seulement. Il s’agit en réalité de tenter de relever les nombreux défis auxquels se trouve aujourd’hui confrontée une Arabie saoudite fragilisée qui fait, à bien des égards, figure de royaume « ensablé » faute d’avoir entamé suffisamment tôt les réformes nécessaires. Réformes dont les attendus sont, non sans paradoxe, simultanément très déstabilisateurs pour une société profondément conservatrice comme peut l’être la société saoudienne. Et c’est probablement dans ce conservatisme d’une société saoudienne évoluant très lentement que réside le plus grand défi du plan de Mohammad bin Salman bin Abdulaziz Al Saoud, parce qu’il y a justement urgence. En effet, si la nécessité de la réforme pour le royaume ne fait donc aucun doute vu d’Occident, la véritable difficulté à laquelle se trouve confronté Mohammad bin Salman bin Abdulaziz Al Saoud, qui a sans doute posé un diagnostic pertinent sur la situation du pays, revient toutefois à la faire accepter par la société saoudienne qui est loin d’y être préparée. La plus grande difficulté réside sans doute dans les attendus problématiques en termes de bouleversements socio-économiques que toute réforme structurelle risque d’impliquer avec la remise en cause du « pacte social » garantissant l’allégeance à la famille régnante en contrepartie d’une généreuse politique de redistribution de la manne pétrolière.

Saudi Arabia seems to have reached a crucial moment in its future with the launch by the young Crown prince Mohammad bin Salman bin Abdulaziz Al Saoud, known as MBS, of an ambitious plan to diversify the kingdom’s economy with a view to l ‘ »After-oil ». The main challenge is in fact to reduce its structural dependence on oil, both in terms of budgetary and commercial revenue. After decades of « all-oil », a page seems to be turning in Riyadh. But this stated objective is far from self-evident because this most ambitious plan aims, of course, primarily to reduce the kingdom’s dependence on « Black Gold », but not only. It is in fact an attempt to address the many challenges facing a fragile Saudi Arabia today which, in many respects, appears to be a “sandy” kingdom for lack of initiating the necessary reforms early enough, reforms whose expectations are, not without paradox, simultaneously very destabilizing for a deeply conservative society as can be Saudi society. And it is probably in this conservatism of a very slowly evolving Saudi society that the greatest challenge lies in Mohammad bin Salman bin Abdulaziz Al Saoud’s plan, because there is precisely an emergency. Indeed, if the need for reform for the kingdom is therefore no doubt seen from the West, the real difficulty faced by Mohammad bin Salman bin Abdulaziz Al Saoud, who undoubtedly made a relevant diagnosis on the situation of the kingdom, however, amounts to having it accepted by Saudi society, which is far from being prepared for it. The greatest difficulty undoubtedly resides in the expected problems in terms of socio-economic upheavals that any structural reform risks implying with the questioning of the « social pact » guaranteeing allegiance to the ruling family in return for a generous policy to redistribute the oil windfall.

 « Je suis heureux de vous présenter la vision du présent vers l’avenir à travers laquelle nous voulons commencer à travailler aujourd’hui pour préparer demain et afin d’exprimer toutes nos aspirations et refléter les capacités de notre pays. Toute histoire de réussite commence toujours par une vision. Par conséquent, les visions les plus réussies sont celles qui se bâtissent sur des pivots forts. Nous sommes confiants et nous reconnaissons qu’Allah nous a accordé une patrie bénie plus précieuse que le pétrole, dans laquelle il existe les deux saintes mosquées les plus sacrées de la terre et qui est l’orientation de plus d’un milliard de musulmans, et ceci représente notre profondeur arabe et musulmane qui est le premier facteur de notre succès ». Prince Mohammed bin Salman bin Abdulaziz Al Saoud, second prince héritier, deuxième vice-président du Conseil des Ministres, ministre de la Défense et président du Conseil économique et de développement, présentation du Plan de réformes intitulé Vision du royaume d’Arabie saoudite 2030, Riyad, 25 avril 2016[1].

« C’est ainsi que dans vingt ans, nous serons (…) un Etat qui ne dépendra plus principalement du pétrole » (…) «  Je pense que d’ici 2020, si le pétrole s’arrête nous pourrons survivre ». Prince Mohammed bin Salman bin  Abdulaziz Al Saoud, prince héritier, deuxième vice-président du conseil des ministres, ministre de la défense et président du conseil économique et de développement, présentation du Plan de réformes intitulé Vision du royaume d’Arabie saoudite 2030, Riyad, 25 avril 2016[2].

La il’ allah il’Allah, wa Muhammad rasûl Allah.

(« Il n’y a de Dieu que Dieu et Muhammad est son Prophète »).

Devise officielle de l’emblème du Royaume saoudien, visible sur le drapeau blanc cru sur fond vert

et qui se trouve être originellement la Shahada (« la profession de foi »),

premier des cinq Arkân (« piliers ») de l’Islam[3].


[1] Cf. « La vision du royaume d’Arabie saoudite 2030 » Prince Mohammed Bin Salman Al Saoud, (http://spa.gov.sa/galupload/ads/Saudi_Vision2030_FR.pdf).

[2] Cf. « La vision du royaume d’Arabie saoudite 2030 » Prince Mohammed Bin Salman Al Saoud, (http://spa.gov.sa/galupload/ads/Saudi_Vision2030_FR.pdf).

[3] Quant à l’emblème du pays est constitué de deux sabres surmontés d’un palmier : « Aucune prospérité n’est possible sans justice ». L’histoire de l’Arabie saoudite est avant tout celle d’une alliance théologico-politique conclue au XVIIIème siècle entre deux familles, celle des Al-Saoud et celle du grand « réformateur » puritain Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhab (1703-1792), originaire de l’Arabie centrale et dont les descendants sont connus aujourd’hui comme Al Ach Shaikh, que l’on pourrait traduire par « Les descendants du Maître ». Le marché initial était clair et reste valable jusqu’à aujourd’hui : les Al Saoud s’engageaient à éradiquer toute forme de pensée autre que le wahhabisme qui prône une version « littéraliste » de l’islam sunnite sur leurs territoires, en échange de quoi les oulémas (docteurs de la loi islamique) wahhabites garantissaient l’obéissance des fidèles au pouvoir saoudien. Les Wahhabites refusent le plus souvent d’ailleurs de se désigner comme tels. Ils affectionnent plutôt les termes de al-muwahhidûn (« Les Unitaristes ») ou encore « Ceux qui croient en l’unicité de Dieu »), ahl al-Tawhîd (« Les gens de l’unicité divine »), ou as-salafiyûn (« Les Salafis »), en référence à ceux qui sont passés à la postérité comme les Salaf as-salih c’est-à-dire les « Prédécesseurs » ou « Ancêtres » que furent les « compagnons du Prophète » et des deux générations qui leur ont succédé, et dont les Salafistes actuels constitueraient l’ultime avatar. Ils se présentent parfois également sous l’appellation de ahl al-Sunna (« Le peuple de la Sunna »), respectueux des faits et paroles du Prophète consignés dans les recueils des hadiths du Prophète (littéralement « Parole véridique rapportant un événement ou décrivant une situation ») qui accompagnent l’existence des croyants en les invitant à suivre son exemple. Aussi se considèrent-ils plus simplement comme les seuls « véritables » musulmans, ce qui ne peut pas manquer de poser problème concernant les autres musulmans ne relevant pas de cette obédience singulière. Aussi n’est-il pas étonnant que, dans un discours prononcé, en 1998, à l’occasion des fêtes marquant le centenaire de la « re-fondation » de l’Arabie saoudite, celui qui n’était encore que le prince Salman bin Abdulaziz Al Saoud, alors gouverneur de Riyad, stigmatisa « ceux qui nous nomment des Wahhabites ».

Introduction générale :

L’avènement le 23 janvier 2015 à la mort de son demi-frère feu le roi Abdallah bin Abdulaziz Ibn Saoud à près de 90 ans, du nouveau roi Salman bin Abdulaziz Al Saoud, lui-même âgé alors de 81 ans, ne laissait pas présager de changement important dans le mode de fonctionnement de la royauté saoudienne. Pourtant, très rapidement, l’Arabie saoudite s’est trouvée affectée par une nouvelle gouvernance stricto sensu déstabilisatrice tant en interne qu’en externe pour un royaume caractérisé jusque-là justement par son impavidité structurelle.Cette nouvelle gouvernance inédite s’est trouvée incarnée par le jeune prince Mohammed bin Salman bin Abdulaziz Al Saoud, trentenaire impatient qui passe, de manière contradictoire, pour suractif ou impulsif, ou impatient selon ses laudateurs ou ses détracteurs selon ses laudateurs ou ses détracteurs, ce qui lui vaut parfois les qualificatifs de « taureau fonceur », d’« ours lâché » ou encore de « puissant tigreau ». Nombre de critiques sont alimentées par le fait que MBS – comme on a coutume de le désigne – est parvenu à cumuler en un temps record plusieurs casquettes aux attributions parfois très éloignées, d’où son surnom ambigu de Mister everything.

Dès l’avènement de son père le 23 janvier 2015, il est nommé ministre de la Défense, donc en charge des défis sécuritaires extérieurs notamment vis-à-vis de l’Iran chiite, en même temps que Président d’un Conseil des affaires économiques et du développement (CAED) tout en étant déjà chef du cabinet royal. Le 29 avril 2015, un décret royal le propulse également à la fois vice-Prince héritier (VPH), alors seulement second en ligne dans la succession après la nomination simultanée de son cousin germain le prince quinquagénaire Mohammed bin Nayef bin Abdulaziz Al Saoud – le Mister Security du royaume, à l’époque encore ministre de l’Intérieur et Président d’un Conseil des affaires politiques et sécuritaires (CAPS) – comme Prince héritier (PH)[1], ainsi que second vice-Premier ministre derrière le même MBN, de facto vice-Premier ministre en titre.

Quelques jours plus tard, soit le 2 mai 2015, il devenait en outre Président d’un tout nouveau Conseil suprême chapeautant l’ancien Conseil d’administration dirigé par Khaled Al Faleh (entre 2009 et 2015), un nouveau Conseil chargé de superviser les activités de la compagnie pétrolière publique Aramco SDABO.UL[2] qui est également la première compagnie pétrolière mondiale en termes de rentabilité[3] (dont les « réserves prouvées » sont estimées aujourd’hui à quelque 270 milliards de barils[4], soit entre un quart et un cinquième du total mondial, représentant environ une décennie de production et un septennat d’exportation, mais aussi une capitalisation boursière potentielle à quelque 2 000 milliards de dollars (1 683 milliards d’euros), soit la plus forte valorisation au monde, supérieure aux trois plus fortes valorisations que sont Apple, Alphabet [maison-mère de Google] et Microsoft réunies. Ce même Khaled Al Faleh avait été nommé le 7 mai 2016 par le roi Salman à la tête d’un super-ministère de l’Energie, de l’Industrie et des Ressources minières en remplaçant à ce poste élargi Ali Al Nouaïmi, qui fut ministre saoudien du Pétrole pendant plus de deux décennies, figure tutélaire de l’OPEP avec ses succès et ses échecs, notamment l’effondrement récent des cours du baril. L’élargissement sensible du portefeuille du nouveau ministre de l’Energie était donc probablement le signe d’un changement d’époque. Un changement d’époque qui s’est accéléré depuis.

En effet, le 8 septembre 2019, le roi Salman bin Abdulaziz Al Saoud a nommé par décret royal l’un de ses fils – fait sans précédent dans l’Histoire du royaume puisqu’il était admis que ce poste emblématique ne pouvait revenir à un membre de la famille royale pour éviter toute velléité de préemption sur ce qui fait la puissance ultime du royaume – ministre de l’Energie en remplacement de Khaled al-Faleh. La nomination du prince Abdulaziz bin Salman bin Abdulaziz Al Saoud, demi-frère du puissant prince héritier Mohammed ben Salmane, survint alors que le royaume préparait l’introduction en Bourse du géant pétrolier public la Saudi Aramco à l’horizon 2020. Le limogeage de Khaled al-Faleh était survenu quelques jours après son remplacement au poste de président d’Aramco par Yassir al-Roumayyan, le patron du fonds souverain saoudien le Public Investment Fund/PIF (« Fonds public d’investissement »/FPI) supervisant un ambitieux plan de diversification de l’économie du royaume, fortement dépendant de l’« Or noir », jugé très proche de l’actuel prince héritier.

De fait, le royaume cherche aujourd’hui à réduire sa dépendance vis-à-vis du pétrole en matière de recettes budgétaires et commerciales. Après les décennies du « tout-pétrole », une page semble se tourner à Riyad. Cette nomination a probablement été suggérée par Mohammad bin Salman bin Abdulaziz Al Saoud, le VPH saoudien MBS. Ce dernier qui cite régulièrement Steve Jobs, l’ex-grand manitou d’Apple, et se débarrasse dès qu’il le peut de son bisht – la cape aux liserés brodés d’or que les Saoudiens portent dans les grandes occasions -, en troquant souvent son thawb – tunique blanche traditionnelle du Golfe pour d’élégants costumes lors de ses déplacements en Occident, et qui est parfois présenté un peu abusivement comme « thatchérien », au motif qu’il se ferait conseiller, pour ses velléités de réformes économiques du royaume, par des cabinets anglo-saxons comme Mc Kinsey & Co., Boston Consulting Group ou encore Booz Allen Hamilton, entend sans doute mettre en musique le vaste programme de réformes annoncé fin avril 2016 et intitulé Vision du royaume d’Arabie saoudite à l’horizon 2030. Ce plan des plus ambitieux vise en premier lieu précisément à réduire la dépendance du royaume vis-à-vis de l’« Or noir », mais pas seulement. Il s’agit en réalité de tenter de relever les nombreux défis auxquels se trouve aujourd’hui confrontée une Arabie saoudite fragilisée qui fait, à bien des égards, figure de royaume « ensablé » faute d’avoir entamé suffisamment tôt les réformes nécessaires, réformes dont les attendus sont, non sans paradoxe, simultanément très déstabilisateurs pour une société conservatrice comme peut l’être la société saoudienne. Comme l’avait d’ailleurs dit feu le roi Abdallah bin Abdulaziz Al Saoud, à l’instar du droit de conduire pour les femmes – toujours pas effectif dans le royaume -, toute réforme en Arabie saoudite ne peut se faire que « si la société le désire ». En ajoutant « Soyez patientes, demandez ce qui est possible ». Et c’est probablement dans ce conservatisme d’une société saoudienne évoluant très lentement que réside le plus grand défi du plan de MBS, parce qu’il y a justement urgence.

En effet, si la nécessité de la réforme pour le royaume ne fait donc aucun doute vu d’Occident, la véritable difficulté à laquelle se trouve confronté MBS pour la faire accepter à la société saoudienne réside d’abord dans le malentendu potentiel que l’idée même de réforme induit. Et là, il faut remonter à ce qui fait la spécificité du wahhabisme saoudien, initié au XVIIIème siècle par un prédicateur dénommé Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhab, lequel avait d’emblée été convaincu qu’il était le grand « réformateur » attendu pour « purifier » l’islam de ses supposées dérives et/ou déviances des « hypocrites » (munafiqun), des « hérétiques » (kouffar), sinon des « idolâtres » (mousrikun)[5], voire des apostats (murtadin). Dans ce contexte, toute notion d’ijmaa (« consensus ») n’a pas lieu d’être[6]. Elle réside ensuite dans les attendus problématiques en termes de bouleversements socio-économiques qu’elle risque d’impliquer avec la remise en cause du « pacte social » garantissant l’allégeance à la famille régnante en contrepartie d’une généreuse politique de redistribution de la manne pétrolière.

Mise en perspective de la problématique de la « réforme » dans le contexte spécifique saoudien : fin de l’islam de la thawra (l’ayyam al tafrah ou ‘asr al-tafra signifiant « les jours de l’abondance ») sur fond de société rentière « ensablée » dans des archaïsmes sociétaux :

On peut considérer – sans mauvais jeu de mots – que les deux piliers (arkan ou pillar) sur lesquels s’est établie la puissance et la stabilité du, somme toute, assez jeune royaume d’Arabie saoudite dont la création remonte au 23 septembre 1932, reposent sur deux piliers : d’abord un pilier religieux constitué par le fait d’avoir sur son sol les deux villes saintes (al-haramein al-sharifain) de l’islam que sont La Mecque (Makkah Al-Mukkaramah, littéralement la « ville sainte » en arabe), et Médine (Al-Madinah Al-Munawarah, littéralement en arabe la « ville illuminée »), également connue sous l’appellation de Al-Madinah al-Nabi (« la ville du Prophète »), avec tout le prestige que cela peut conférer, puisque l’ensemble du royaume est considéré comme relevant du horm[7], et rapporter économiquement[8], avec l’organisation du pèlerinage ; et sur un pilier économique constitué par le fait que le royaume se trouve, depuis le début des années 1930, celui de l’« Or noir » avec la manne financière colossale induite en termes de pétro-dollars (nonobstant les fluctuations récurrentes du prix du baril). Ce sont ces deux piliers – d’ailleurs étroitement liés dans leur destin historique et économique – qui ont été au fondement de la fortune à la fois théologico-politique et économique du royaume et qui lui ont assuré jusqu’à aujourd’hui une forme de leadership dans la région du Moyen-Orient, voire au-delà dans la Oummah (« Communauté des croyants ») musulmane tout entière, plus particulièrement dans sa dimension sunnite. Or, il semble que la solidité de ces deux piliers susmentionnés soit peu ou prou remise en cause et ce, pour de multiples raisons.

Pour ce qui est du pilier théologique, même si ce n’est pas nouveau puisque ce fut déjà le cas dans les années 80, le monopole de la gestion des lieux saints semble plus que jamais contesté, tout particulièrement par le rival géopolitique qu’est l’Iran chiite, comme lors de la tragique « bousculade » qui s’était produite, le 24 septembre 2015, à l’occasion du pèlerinage de La Mecque ayant entraîné 2 236 morts dont de nombreux pèlerins iraniens. La République islamique iranienne a, dès son établissement en 1979, contesté et conteste toujours la légitimité de la garde des deux lieux saints par la dynastie des Al Saoud dont l’obédience wahhabite est stigmatisée comme étant ouvertement anti-chiite[9]. Voire. Une contestation que l’on peut retrouver néanmoins du côté sunnite, comme le rappelle l’épisode sanglant de la prise de la Mecque en 1979 par des partisans d’un islam sunnite se voulant radicalement authentique (20 novembre – 4 décembre 1979). Pour ne rien dire de l’appel explicite au renversement de la dynastie saoudienne, lancé le 26 décembre 2015 par le calife auto-proclamé dudit « Etat islamique », Abou Bakr al Baghdadi[10], après celles formulées il y a plusieurs années par un certain Oussama Bin Laden (OBL), notamment en visant le « talon d’Achille » saoudien, à savoir le pétrole[11].

Et pour ce qui est précisément du pilier économique, à savoir la ressource pétrolière, l’effondrement de près de près de 70 % des prix du brut (68 % depuis le pic du brut à 115 dollars), débuté à l’été 2014 sur près de deux ans[12], du reste à l’initiative paradoxale du royaume saoudien et notamment du roi Abdallah[13], n’a pas été sans conséquence sur le statut pétrolier du royaume au sein de l’OPEAP[14] mais plus largement de l’OPEP[15], voire au-delà, puisque l’Arabie saoudite qui fait depuis toujours figure de « banquier du pétrole », s’est depuis les débuts du Cartel pétrolier attribué le rôle central de swing-producer (« producteur-pivot » ou « producteur d’appoint »), susceptible d’agir à la hausse ou à la baisse en termes de production pour équilibrer le prix du marché de l’« Or noir ». C’est ce que les spécialistes appellent le buffer, c’est-à-dire une marge de manoeuvre rendue possible par une capacité de production supérieure à la demande, un rôle traditionnellement dévolu à l’Arabie saoudite. Or, c’est bien ce qui semble avoir été remis en cause avec l’irruption sur le marché pétrolier des Shale oil (« huiles de schiste », c’est-à-dire pétrole et gaz de schistes) américains qui a poussé jusqu’à récemment encore le royaume à laisser plonger dangereusement les cours du baril pour – officiellement – garantir ses parts de marché à l’heure d’une surabondance de pétrole toute conjoncturelle, même si elle était inédite dans son ampleur sur le marché mondial[16]. A tel point d’ailleurs que, du fait de l’effondrement brutal des recettes pétrolières susceptible de remettre en cause rien moins que la stabilité socio-économique du royaume[17], la situation a paru risquer d’échapper aux promoteurs de cette stratégie baissière (bear market) mise en œuvre par l’ancien ministre saoudien du pétrole Ali Ibrahim Al Nouaimi. C’est l’échec de cette stratégie[18] qui avait été largement à l’origine de son limogeage, en mai 2007, et de son remplacement par Khaled Al Faleh qui avait pour mandat de restaurer une stratégie haussière (bull market) préalablement concrétisée par un accord de réduction historique de la production entériné lors de la réunion de l’OPEP le 30 novembre 2016.

Ce changement de stratégie était sans doute imposé par le principe de réalité alors que, du fait de la chute spectaculaire des cours du brut entre 2014 et 2016 et donc des ressources financières afférentes entre 2014 et 2016, le royaume a été contraint d’aller jusqu’à adopter une politique d’austérité d’ampleur inédite après un déficit record de 98 milliards de dollars (89,2 milliards d’euros) atteint en 2015 correspondant à plus de 15 % (16,1 %) du PIB saoudien, alors que le Fonds monétaire international (FMI) s’attendait à un déficit abyssal de 110 milliards de dollars représentant près de 21 %. En mettant en garde contre le fait que l’Arabie saoudite aurait épuisé autour de 2020 ses colossales réserves de pétro-dollars accumulées ces dernières années[19], compte tenu du rythme actuel de ses dépenses et du niveau actuel des cours du brut. Or, le déficit budgétaire de 87 milliards de dollars (79,3 milliards d’euros) en 2016 correspondait encore à près de -15 % du PIB contre -11 % espérés[20], sans parler d’une croissance devenue poussive qui ne permet pas de compenser ces pertes, croissance comprise entre 1,5 % et 2 % selon des prévisions de Coface, contre 3,35 % selon le ministère saoudien des Finances l’année passée, et alors qu’elle frisait encore 10 % en 2011.

Dans un entretien fleuve avec l’agence Bloomberg, publié jeudi 21 avril 2016, le prince Mohammed bin Salman bin Abdulaziz Al Saoud et Mohammed Al-Sheikh, son fidèle conseiller financier diplômé d’Harvard et ancien juriste chez Latham & Watkins et à la Banque Mondiale, avaient fait état de la stupeur et de la consternation mêlée de panique qui s’étaient emparées d’eux lorsqu’ils s’étaient penchés sur les comptes publics du royaume au printemps 2015. A cette époque, pour éponger ses pertes, conséquence de la dégringolade des cours, le gouvernement puisait chaque mois 30 milliards de dollars (26,7 milliards d’euros) dans ses réserves qui seraient passées de 732 milliards de dollars en 2014, puis 717 milliards de dollars en 2015, avant de fondre à 562 milliards de dollars fin août 2016. Le déficit du compte courant aurait atteint 27,8 milliards de dollars au premier semestre 2016. A ce rythme, cela aurait conduit l’Arabie saoudite à faire « complètement faillite » au bout de deux ans, assénèrent les deux hommes[21].

C’est d’ailleurs ce qui explique que, dès 2015, le royaume avait commencé à prendre des mesures sans précédent pour réduire le train vie de l’Etat au sens large, car c’est en fait tout le Welfare-State saoudien – historiquement aussi généreux que dispendieux puisqu’il coûterait entre 100 et 150 milliards de dollars par an (109 milliards de dollars selon certains chiffres pour l’année 2015) – qui est touché dans son ensemble du fait de l’effondrement des recettes pétrolières lesquelles représentent toujours 90 % des recettes à l’exportation et 75 % des recettes budgétaires. Les autorités ont donc été contraintes de multiplier les mesures d’économies en mettant en avant les évolutions nécessaires à entreprendre afin de préparer l’après-pétrole. En présentant le budget pour 2016, le 28 décembre 2015, le ministère des Finances avait précisé que le gouvernement allait « reconsidérer » les prix de l’électricité, de l’eau et des produits pétroliers, largement subventionnés, dans le cadre de premières mesures d’austérité pour faire face à la chute des revenus pétroliers. De fait, peu après, à l’issue d’un Conseil des ministres présidé par le roi Salman, les premières annonces tombèrent : 50 % d’augmentation du prix de l’essence sans plomb 95, à 0,90 riyal (0,21 euro) le litre, et 67 % pour l’essence 91, à 0,75 riyal (0,18 euro) le litre. Des hausses qui entrèrent en vigueur dès le 29 décembre 2015. D’autres allaient suivre comme la réduction des subventions sur l’eau[22] ou l’électricité[23], autant de mesures destinées également à restreindre la consommation d’énergie fossile domestique. MBS qui se pique de « thatchérisme », doit jongler avec le risque d’être accusé de remettre en cause le « pacte social » saoudien. Un pacte tacite, qui garantissait jusque-là aux Saoudiens de jouir des dividendes du pétrole, en échange de leur allégeance à la famille royale[24]. Sur Twitter[25], nombre de Saoudiens avaient d’ailleurs immédiatement protesté contre la hausse de leur facture d’eau, multipliée par dix voire plus, du fait de la suppression des subventions. Au bout de quelques semaines, le prince avait d’ailleurs annoncé une révision des nouveaux tarifs, précisant qu’il veillerait à ce que les plus pauvres ne souffrent pas de ses réformes[26].

Ces premières mesures d’austérité applicables en 2016 constituaient en soi une mini-révolution dans ce pays de près de 30 millions d’habitants, dont les deux tiers ont moins de 30 ans, plus de la moitié moins de 25 ans (58 %) et près de 40 % moins de 15 ans, du fait d’un taux d’accroissement démographique de 2,1 % qui conduit la population à doubler tous les 30-35 ans, ce qui signifie que, si ce taux se maintient, la population pourrait atteindre alors quelque 40 millions d’habitants en 2025[27]. Autant dire une « bombe à retardement » si aucune réforme d’envergure n’est engagée d’ici-là car le financement du système actuel du Welfare State saoudien impliquerait au minimum un baril à 90 dollars, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui avec un baril à moins de 60 dollars. Or, les secteurs de l’éducation – avec notamment le généreux système des bourses accordés aux 200 000 à 300 000 jeunes censés accéder chaque année au marché de l’emploi qui n’en absorbe que 30 % -, ainsi que celui de la santé représentent à eux seuls 38 % de ces dépenses. Sans oublier plus de 25 % du budget 2016 consacrés aux dépenses militaires[28] et de sécurité – certaines sources vont jusqu’à évoquer près de 50 % du budget – du royaume, de plus en plus engagé dans des conflits au Moyen-Orient, en premier lieu au Yémen voisin dont le coût opérationnel serait estimé à quelque 5 à 6 milliards de dollars par mois depuis l’engagement fin mars 2015 de la coalition militaire arabo-sunnite dirigée par l’Arabie saoudite[29].                                                                                                                                     Pour faire bonne mesure face à une population qui commençait à ressentir les effets de l’austérité, le roi Salman qui avait décrété, le 26 septembre 2016, un nouveau plan d’austérité pour la fonction publique, avait voulu que les responsables politiques montrassent l’exemple avec une réduction de 20 % du traitement des ministres et la suppression du système de primes et de 15 % des indemnités de logement et de transport des membres de la Choura, l’assemblée consultative saoudienne. Les hauts fonctionnaires, quant à eux, ne se voyaient plus attribuer de nouveaux véhicules de fonctions jusqu’à l’année suivante et leurs heures supplémentaires payées étaient limitées. Ce plan applicable depuis le 2 octobre 2016 et qui touche les plus hautes instances de l’Etat, prévoyait également un plafond maximum de 30 jours de congés par an au lieu des 42 jours normalement prévus. De plus, aucune augmentation salariale ne devait plus être accordée et les bonus liés aux renouvellements de contrats d’embauche se retrouvaient suspendus jusqu’au début de la prochaine année fiscale, sans parler de la suppression des primes liées au secteur public, un sujet sensible dans un pays où le secteur public compte deux fois plus de salariés que le secteur privé, et connu pour être pléthorique et sclérosé. Certaines estimations vont jusqu’à faire état de 80 % des Saoudiens dans la fonction publique[30]. C’est bien simple, « Jusqu’à récemment tous les Saoudiens travaillaient dans la fonction publique. Les salaires, élevés comparés au secteur privé, représentent un tiers des dépenses publiques », résumait dans Le Figaro en date du 25 novembre 2015, Pascal Devaux, expert Moyen-Orient pour BNP Paribas. Une situation devenue intenable en période de baisse drastique des ressources financières qui allait conduire le royaume à devoir emprunter.                                          Fin avril 2016, le royaume avait déjà signé un accord avec un groupe de banques d’affaires dont HSBC et JPMorgan pour lancer un emprunt international – une première depuis 25 ans – de 10 milliards de dollars sur 5 ans. Il s’agissait d’un basculement stratégique décidé pour pallier les difficultés de trésorerie induite par le nouveau « contre-choc pétrolier » qui a durablement asséché les finances du Royaume. Cela constituait le prélude à un retour du royaume sur le marché obligataire international devenu effectif. A court terme, le gouvernement saoudien a fait le choix, le 19 octobre 2016, d’emprunter ces 17,5 milliards de dollars sur le marché obligataire international pour alléger la pression financière. Il s’agissait alors du plus gros emprunt syndiqué (emprunt placé auprès des investisseurs par plusieurs établissements bancaires, NDA) jamais réalisé. Jusqu’alors créancier du reste du monde, gros acheteur notamment de T-Bonds ou Treasuries (« Bons du Trésor américains »)[31], l’Arabie saoudite pourrait rapidement commencer à devenir débiteur. Et la dette extérieure, autrefois absente, a commencé à apparaître. D’une dette publique quasi nulle en 2014, elle était appelée à passer à 17,3 % du PIB en 2017. Un plan de rigueur était effectivement devenu nécessaire. De manière immédiate, le choix d’emprunter était motivé par le souhait d’alléger la pression financière sur les banques. Mais le royaume ne pouvait pas faire l’économie de nouvelles mesures de rigueur. Tous les prêts d’infrastructure étaient revus à la baisse. Comme le souligne Jacques-Jocelyn Paul, auteur de L’Arabie saoudite. L’incontournable, : « Le ministère des Finances applique désormais une politique de la hache : les grands programmes non encore contractualisés ont été abandonnés ou repoussés sine die, notamment dans le secteur de la construction. Les retards de paiement étatiques ont augmenté dans tous les secteurs ; seules certaines dépenses opérationnelles et de sécurité intérieure ont échappé pour partie à cette rigueur »[32].

Des réformes prospectives mais potentiellement déstabilisatrices induites par le plan « Vision du Royaume d’Arabie saoudite 2023 » du prince MBS :

Les premières mesures d’austérité financières (rapatriement d’urgence de quelque 70 milliards de dollars d’avoirs investis à l’étranger, coupes dans certaines subventions comme l’essence et/ou l’eau) n’ayant pas suffi à combler les pertes liées à la baisse du prix du baril, MBS avait alors lancé en grande pompe, le 25 avril 2016, un nouveau plan de réformes y compris pour la Saudi Aramco.

Dans une interview donnée à la chaîne saoudienne al-Arabiya, MBS avait rappelé que le Royaume d’Arabie Saoudite avait été fondé par le Roi Abdelaziz sans avoir alors de pétrole et qu’il était malsain de traiter avec la compagnie Saudi Aramco, joyau du royaume, comme s’il s’agissait de la constitution du royaume. Le fait que certains sacralisent la Saudi Aramco constituerait à ses yeux un grand problème, jugeant que certains souffrait d’une sorte de « pétromanie » qui entraverait le développement du royaume victime d’une forme de « syndrome hollandais »[33]. MBS avait indiqué par ailleurs que le gouvernement comptait transformer la Saudi Aramcoen une holding et que toutes les opérations seraient transférées à une autre société qui en dépendait[34].

La mesure phare préconisée par MBS était d’introduire en Bourse 5 % du capital de la Saudi Aramco, compagnie nationale saoudienne d’hydrocarbures dotées des plus grandes « réserves prouvées du monde »[35], opération dite IPO (Initial Public Offering) susceptible de rapporter, selon des évaluations alors surévaluées, quelque 100 milliards de dollars. Les revenus tirés de cette opération – pour laquelle, avant que le processus d’IPO ne soit suspendu, les banques JPMorgan, Morgan Stanley et HSBC avaient été retenues comme coordonnatrices mondiales, les banques de niche Moelis & Co et Evercore comme conseillères indépendantes et le cabinet White & Case comme conseiller juridique -, et la réorganisation attendue de la Saudi Aramco devaient à terme alimenter un nouveau fonds d’investissement, le PIF/FIP (Public Investment Fund/« Fonds d’investissement public »). Un fonds souverain sur le modèle de ceux existant dans les autres pétro-monarchies, dont le montant de base de quelque 5 milliards de dollars (5,3 milliards) pourrait atteindre quelque 2 000 milliards de dollars, une somme faramineuse destinée à être investie dans des avoirs industriels non pétroliers. Il s’agirait alors du « plus grand fonds d’investissement au monde, et de loin », avait affirmé MBS. Il détrônerait le Fonds souverain norvégien qui, fin avril 2016, pesait 866 milliards de dollars, soit près de 2,5 fois moins que le fonds saoudien envisagé. « Ce fonds va contrôler plus de 10 % de la capacité d’investissement dans le monde (…) et le volume de ses avoirs représentera plus de 3 % des actifs existants », avait encore souligné le prince saoudien. « C’est ainsi que dans vingt ans, nous serons un Etat qui ne dépendra plus principalement du pétrole » expliquait le prince héritier conscient que se profilait, en outre, l’ombre du Peak-Oil[36].  « Je pense que d’ici 1442H-2020, si le pétrole s’arrête nous pourrons survivre » avait-il ajouté[37].

Cette question est loin d’être superfétatoire. Le Peak-Oil aurait d’ores et déjà été atteint au niveau mondial et également pour nombre des pays de l’OPEP dont un certain nombre de pays producteurs du Golfe[38]. C’est notamment le cas de Bahreïn qui fut le premier, dans la première moitié du XXème siècle, à produire du pétrole dans la péninsule Arabique, ainsi que le Sultanat d’Oman. En la matière il convient de partir de la première année de production (1932 pour Bahreïn, 1939 pour le Qatar et 1962 pour le Sultanat d’Oman), avant d’établir l’année du pic de production pétrolière (1970 pour Bahreïn, 2001 pour le Sultanat d’Oman et 2004 pour le Qatar), précédant le mi-point de l’épuisement des réserves de pétrole (1977 pour Bahreïn[39], 1998 pour le Qatar et 2003 pour le Sultanat d’Oman). Mais cette problématique affecte l’ensemble des pays producteurs comme le royaume de l’« Or Noir » dont fait figure l’Arabie saoudite ainsi que les Emirats Arabes Unis, voire le Koweït, même s’ils sont supposés être pourvus d’abondantes réserves[40]. Le Peak-oil aurait d’ailleurs eu lieu au milieu des années 2010 pour les trois pays (entre 2008-2014 pour l’Arabie saoudite, peut-être en 2016 ; 2013 pour le Koweït ; 2018 pour les Emirats Arabes Unis qui semblent parvenir à une phase de « plateau »). Le Moyen-Orient demeure toutefois le lieu majeur de production de la planète puisqu’il est censé receler 70 % des réserves mondiales de pétrole conventionnel et 40 % des réserves gazières et l’Arabie saoudite produit à elle seule 10 % du pétrole mondial. Le monde a longtemps eu tendance à beaucoup compter sur l’Arabie saoudite qui fut qualifiée de « Pays du dernier recours » selon la formule expressive de James R. Schlesinger. Cet ancien directeur de la CIA (2 février 1973-2 juillet 1973), et ancien Secrétaire d’Etat à la défense (1973-1974) de Richard Nixon, fut par la suite surnommé le Tsar de l’énergie, chargé de définir en tant que Secrétaire à l’énergie du président Jimmy Carter (1977-1981), la politique pétrolière des Etats-Unis après le premier choc pétrolier. Mais la situation est bien différente avec l’Arabie saoudite de 2019 qui n’a plus ce caractère stratégique pour les Etats-Unis désormais en situation de quasi-indépendance énergétique grâce aux Shale oil.

L’introduction en bourse de la Saudi Aramco.

MBS avait annoncé, dès 2016, son souhait de voir l’entreprise saoudienne entrer en Bourse à hauteur de 5 % de son capital, une mini-révolution économique susceptible de confirmer les velléités affichées d’intifah (« ouverture économique »). Le processus, manifestement plus complexe que prévu à mettre en œuvre, avait été suspendu en 2018 après que la Saudi Aramco eut annoncé son intention de racheter 70 % du capital du groupe de pétrochimie Saudi Basic Industries (Sabic) – soit 69,1 milliards de dollars – au fonds souverain saoudien FIP. En juin 2019, MBS avait déclaré que le gouvernement restait déterminé à mettre en oeuvre l’introduction en bourse de la Saudi Aramco, entre 2020 et le début de 2021. Cette prise de « participation stratégique » de la compagnie au capital du groupe pétrochimique Saudi Basic Industries Corporation (Sabic) s’est faite par une levée de fonds de quelque 12 milliards de dollars de la part de la Saudi Aramco ce qui constituant la première émission obligataire du géant pétrolier saoudien. Cet emprunt avait suscité l’intérêt des investisseurs pour cet emprunt qui avait brièvement franchi la barre symbolique des 100 milliards de dollars avant de finalement redescendre légèrement, à 92 milliards de dollars, une fois l’opération complètement bouclée. Le montant définitif constituait un record pour une première opération d’emprunt de la part d’une entreprise non cotée. Les 12 milliards qui seront effectivement empruntés le seront en cinq tranches, avec des échéances à 3, 5, 10, 20 et 30 ans et, selon la même source, le taux d’intérêt annuel (ou coupon dans le jargon des marchés) devrait être inférieur à celui octroyé à l’Arabie saoudite en tant qu’Etat fait en janvier 2019. Selon les dires de celui qui était alors le ministre saoudien de l’Énergie, Khaled al-Falih, par le biais de cette opération, la Saudi Aramco voulait « établir une présence permanente sur les marchés de capitaux mondiaux ». Et ce d’autant que MBS a toujours eu à l’esprit l’idée de vendre jusqu’à 5 % des actions du mastodonte pétrolier sur le marché, ce qui lui permettrait d’engranger des liquidités pour financer ainsi la diversification de l’économie saoudienne. C’est dans ce contexte qu’avait d’ailleurs été annoncé le 31 mars 2019 le bilan annuel de la Saudi Aramco, faisant apparaître l’entreprise comme la plus rentable du monde. En 2018, la Saudi Aramco, la compagnie nationale saoudienne de pétrole, avait réalisé 111 milliards de dollars de bénéfices. Aucune entreprise dans le monde ne peut prétendre faire mieux. Pour donner un ordre d’idée, ce bénéfice est supérieur à ceux des cinq géants du pétrole (ExxonMobil, Chevron, BP, Shell et Total)… réunis. Ou représente le double de celui d’Apple (59,3 milliards de dollars en 2018) selon l’agence de notation Moody’s. C’est la première fois en plus de 30 ans que des informations sur la santé financière de ce mastodonte de l’énergie sont rendues publiques. Détenue à 100 % depuis 1980 par le gouvernement saoudien, l’entreprise n’était soumise à aucun contrôle externe et s’était bien gardée de dévoiler l’étendue de sa richesse. Un appel aux marchés financiers a changé la donne. Objectif : lever environ 10 milliards de dollars afin de l’aider à acquérir le géant saoudien de la chimie Sabic pour 69 milliards de dollars. Afin de séduire les investisseurs, Saudi Aramco avait été contrainte de fournir des détails sur ses finances aux agences de notation, chargées d’évaluer sa santé financière. Avec un chiffre d’affaires en 2018 de près de 360 milliards de dollars, des bénéfices à faire pâlir d’envie ses principaux concurrents (les profits cumulés de Shell, Exxon, BP et Total s’élèvent à 80 milliards dollars), et des réserves de 86 milliards de dollars, Saudi Aramco confirme haut la main sa place de roi du pétrole. Alors pourquoi faire appel aux marchés financiers ? C’est parce que Saudi Aramco joue aussi le rôle de grand argentier des réformes prônées par MBS. Les profits de Saudi Aramco sont une source clef des revenus du gouvernement. Si une partie de ces bénéfices est utilisée pour faire des acquisitions, le déficit public va augmenter, du moins à court terme. En tout, 63 % des revenus annuels de l’Etat proviennent de Saudi Aramco. L’opération transparence a aussi été encouragée par MBS. En 2016, le prince héritier avait décidé de procéder à l’introduction en bourse de la Saudi Aramco afin « de mettre un terme à cette idée que le groupe est trop opaque et pour lui permettre de faire partie intégrante des marchés financiers internationaux, ce qui rendra plus facile son expansion à l’international », souligne l’Oxford Institute for Energy Studies dans une note publiée en mars 2017. Une entreprise qui débute en Bourse doit, en effet, publier toutes les informations relativeS à sa situation financière. Initialement prévus pour 2018, les premiers pas boursiers de Saudi Aramco ont finalement été repoussés aux calendes saoudiennes. Le gouvernement s’est rendu compte que la valorisation boursière qu’il espérait atteindre (2 000 milliards de dollars) ne serait probablement pas au rendez-vous. Mohammed bin Salman bin Abdluaziz Al Saoud n’a pas abandonné l’idée pour autant. Le recours aux marchés financiers et la publication des informations sur sa trésorerie s’intègrent ainsi dans cet effort de normalisation de Saudi Aramco. Ce serait une sorte de première étape avant une possible entrée en bourse. Mais l’effort de transparence a aussi soulevé des interrogations. Le document soumis aux agences de notation ne contient rien sur les fonctions non-commerciales et quasi gouvernementales de Saudi Aramco. Le groupe soutient, en effet, financièrement des petites et moyennes entreprises saoudiennes et participe à la construction d’infrastructures, comme des routes, qui n’ont rien à voir avec le pétrole. Autre fait étonnant, le total des revenus reversés par Saudi Aramco au gouvernement en 2018 est supérieur d’environ 53 milliards de dollars au montant officiel des revenus pétroliers déclarés par Riyad. Une différence surprenante, car la totalité des pétrodollars encaissés par l’Arabie saoudite provient de Saudi Aramco : d’aucuns se demandent où est passé cet argent. Saudi Aramco a donc encore des efforts de transparence à faire, ce qui explique pour partie le retard pris pour son entrée en bourse, finalement annoncée le 3 novembre 2019. L’entrée en Bourse prochaine du géant pétrolier Saudi Aramco va « créer des milliers d’emplois » et « attirer les investissements », a ainsi déclaré le roi Salman bin Abdulaziz Al Saoud, le 20 novembre 2019. Mais d’aucuns doutaient que l’opération ait le succès escompté. Les autorités saoudiennes ont ainsi annoncé que, dans un premier temps, seuls 1,5 % du capital de la Saudi Aramco serait proposé à la vente, au lieu des 5 % initialement prévus. Qui plus est, devant la défiance et/ou le manque d’intérêt des principales places boursières (Wall Street, La City), son introduction n’aura pas eu lieu à New York mais uniquement à Riyad, sur le Tadawul, le marché boursier saoudien. Ce qui devait apparaître comme la plus vaste IPO n’en a plus réellement que le nom et dans la mesure où elle apparaît d’abord et avant tout comme une opération boursière nationale, puisque ladite introduction reposera essentiellement sur des investisseurs saoudiens, avec comme éventuels partenaires étrangers des compagnies russes et/ou chinoises. L’IPO a finalement eu lieu le 5 décembre 2019 et même si les ambitions initiales ont été revues à la baisse, cette opération a tout de même constitué la plus grande introduction en bourse de l’Histoire avec un montant de 25,6 milliards de dollars pour 32 riyals (8,53 dollars) par action, loin des quelque 100 milliards de dollars escomptés initialement et valorisant l’entreprise à 1 700 milliards de dollars. Le 11 décembre, la société était pour la première fois cotée en bourse et les actions grimpaient jusqu’à la limite de 10 % valorisant alors la société à 1 880 milliards de dollars. Le 17 décembre suivant, les actions clôturaient à 38 riyals (10,13 dollars) par action, donnant à la société une valeur de marché de 2 030 milliards de dollars, atteignant les 2 000 milliards de valorisation revendiquée par MBS. Mais il s’agit largement d’un succès d’affichage car cette emblématique IPO n’en avait plus réellement que le nom dans la mesure où elle s’est effectuée sur le marché domestique et non sur une grande bourse étrangère et reposant essentiellement sur des investisseurs saoudiens, les banques proposant des crédits pour inciter les petits investisseurs à devenir actionnaires, sans parler des grandes fortunes du royaume fortement « invitées » à investir financièrement dans cette introduction en bourse pour la valoriser à l’extérieur.

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Toujours est-il que, pour MBS, il s’agit, grâce à un accroissement de l’efficacité de la gestion de ce fonds, d’améliorer les rendements de ses investissements et d’augmenter à terme les revenus non pétroliers en développant parallèlement les privatisations, ce qui se traduira par l’accroissement des ressources de trésorerie et permettra de développer les moyens d’investissement que nous possédons, et en particulier le Fonds d’investissement public appelé à devenir le plus important fonds d’investissement souverain dans le monde après y avoir transféré la propriété de la Saudi Aramco, et nous allons accroître l’efficacité de la gestion du fonds et améliorer les rendements de ses investissements afin d’augmenter les revenus non pétroliers.

Et de préciser que le royaume a d’ores et déjà augmenté les recettes non pétrolières en 2015 d’environ 30 %[41]. Avec l’objectif très ambitieux d’une augmentation à terme des recettes non pétrolières gouvernementales de 163 milliards(43 5milliards de dollars) à 1 trillion(267milliards de dollars) de riyals. Il s’agit également de renforcer le rôle du Fonds dans la diversification de l’économie saoudienne. Le Fonds d’investissement public n’a pas vocation à concurrencer le secteur privé, mais d’être un moteur efficace pour le lancement de certains secteurs stratégiques qui nécessitent des capitaux énormes, notamment étrangers qu’il s’agit d’attirer dans le royaume. Cette intégration à l’économie mondiale suppose l’application d’un système économique juridiquement compatible avec les règles commerciales libérales de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour laquelle Riyad a négocié les conditions de son adhésion durant douze ans, adhésion devenue effective, le 11 décembre 2005, en tant que 149ème membre officiel de l’organisation internationale.

Cette « diversification » de l’économie apparaît, de fait, un objectif central de cette vision 2030. Cela revient notamment à développer le secteur privé en général en contrepoint du secteur public qui n’apparaît plus en mesure de donner un emploi aux jeunes arrivant sur le marché du travail. « Nous croyons au rôle du secteur privé, nous allons donc ouvrir ses portes d’investissement afin d’encourager l’innovation et la concurrence, et lever tous les obstacles qui limitent son plus grand rôle dans le développement, nous allons continuer à développer et à développer et activer le système législatif lié aux marchés et aux affaires, ce qui accordera aux investisseurs et au secteur privé de grandes possibilités de posséder certains services dans les secteurs de la santé, de l’éducation et autres. Nous allons chercher à transformer le rôle du gouvernement de ‘fournisseur ou de prestataire de service’ à ‘organisateur et observateur des secteurs’, et nous préparerons les capacités nécessaires de contrôle au niveau des services dans nos dispositifs concernés. Alors que le secteur privé contribue maintenant à moins de 40 % du PIB, nous allons augmenter cette contribution en encourageant les investissements nationaux et étrangers dans les secteurs de santé et des services municipaux, du logement, des finances, de l’énergie et d’autres secteurs, tout cela sera soumis à une gestion flexible et un contrôle efficace », explique ainsi le prince MBS.

Dans ce cadre ambitieux, cela revient à réformer un marché du travail dysfonctionnel compte tenu du poids de la fonction publique « budgétivore » et en amont de repenser tout le système éducatif et de formation. Il s’agit en effet d’établir préalablement un système éducatif performant au service du marché de travail[42] – qui affiche selon MBS un taux de chômage officiel de 6 % à 7 % et un taux officieux de 11 % à 12 %, mais de près de 25 % à 30 % pour les jeunes[43] – avec le lancement du portail national pour le travail, Takat (« Compétences »), en diffusant une culture de l’efficacité[44] largement déficiente y compris, et peut-être surtout, dans la fonction publique pléthorique appelée à voir appliquer le programme Qawam (« chemin ») pour augmenter l’efficacité des dépenses. Toutes choses qui sont loin d’aller de soi dans la société saoudienne embolisée par une « mentalité rentière ».

Le système d’éducation public actuel a scolarisé plusieurs générations de Saoudiens qui se sont vus offrir de très bons emplois dans la fonction publique ou bien des postes importants dans des entreprises d’Etat. Comme le soulignait il y a plusieurs années Alain Gresh, les journées commençaient à 10 heures pour finir vers 14 heures. […] Les familles et surtout l’État assuraient plus que le nécessaire. Chaque étudiant touchait environ [230 € environ] par mois. Bien que le royaume ne dispose pas d’une politique officielle de plein emploi, chaque étudiant a obtenu cependant instantanément et ce, durant presque deux décennies, un emploi à la fin de ses études. De fait, la jeunesse saoudienne paraît effectivement peu encline à se mettre au travail. Comme le rapporte encore Stéphane Marchand : « Chaque saoudien se rêve en chef et répugne à occuper autre chose qu’un poste de ‘manager’. Il en est rarement capable ». Les anecdotes concernant les Saoudiens « au travail » sont légion : entre ceux qui refusent de porter la blouse réglementaire des ouvriers par peur de subir des moqueries ou d’être arrêtés par les patrouilles de police à la recherche des clandestins ; ou ceux qui refusent la désignation d’ouvrier pour pouvoir dire à leur femme qu’ils sont techniciens ; voire ceux qui ne comprennent pas pourquoi ils ne sont pas directeurs mais se trouvent obligés de côtoyer Népalais, Bengladis et autres Indiens.

Ce qui freine le plus les Saoudiens à prendre un emploi, ce sont souvent les préjugés entretenus sur le marché du travail. Ces préjugés seraient si forts qu’il est parfois mieux perçu au sein de la société d’être chômeur plutôt que d’accepter un emploi qu’on pourrait qualifier de dégradant. Choisir un emploi manuel est hors de question pour la plupart des jeunes. Un jeune diplômé qui se présente à un entretien d’embauche avec peu d’expérience a bien souvent des exigences particulières et s’attend d’emblée à être le directeur. Beaucoup de diplômés exigent un salaire élevé et peu d’heures de travail. Ils préfèrent les emplois de fonctionnaire, car ils garantissent un bon salaire, une faible charge de travail et un très faible risque d’être congédié. Une situation qui ne peut plus durer pour MBS à l’heure de l’austérité budgétaire.

Face au chômage élevé, feu le roi Abdallah avait pourtant voulu développer une politique de préférence nationale à l’embauche appelée « Saoudisation »[45]. Cette politique visait tout d’abord à limiter à 51 % maximum les travailleurs non saoudiens dans le secteur privé. Mais les objectifs de ce plan n’ont jamais pu être atteints[46] et la « Saoudisation » des emplois dans certains secteurs avait même été différée sine die devant les insurmontables difficultés de sa mise en application. Aujourd’hui, l’essentiel des emplois productifs ne sont donc toujours pas occupés par des Saoudiens. Or, c’est l’un des objectifs du plan « Vision 2030 » de MBS pour assurer une durabilité de l’économie saoudienne, en permettant une baisse du chômage endémique des « nationaux ».

Il faut aussi savoir que le taux de chômage officiel du royaume ne prend en compte que les hommes. Les femmes n’ont officiellement toujours pas le droit de travailler, même si beaucoup le font depuis de nombreuses années et que la pratique est de plus en plus acceptée. Il est notable que le développement de l’économie saoudienne implique également son ouverture aux femmes en prévoyant l’accroissement de la proportion de participation des femmes sur le marché du travail de 22 % à 23 % aujourd’hui à 28 % donc près de 30 % d’ici à 2020[47]. Et dans la fonction publique, le nombre de femmes (aujourd’hui de 5 %) a vocation à être quadruplé, selon Reuters. Une gageure lorsque l’on sait que l’Arabie saoudite est le seul pays au monde où les femmes, qui constituent par ailleurs plus de 50 % des diplômés[48], sont le plus souvent exclues de toute vie publique. MBS va donc immanquablement se heurter aux religieux de l’establishment wahhabite, dont le Grand mufti Abdulaziz ibn Abdillah Ali as-Shaikh qui s’était notamment insurgé le 28 novembre 2013 contre toute éventualité d’autorisation de conduire pour les femmes, car les réformes prônées touchent à toute l’architecture de la société et heurtent des conservatismes très puissants. C’est ainsi le cas du principe de la sadd al-zhara’i (« barrage des moyens ») supposée éviter toute fasad (« corruption »), c’est-à-dire une stricte ségrégation sexuelle – surveillée par les muttawayin de la hay’a [49] – évidemment problématique sur le marché du travail. Autant d’éléments qui pourraient hypothéquer la réussite du programme. sont encore le plus souvent entièrement dissimulées sous leur abaya noire (longue robe noire) et leur niqab – ce voile intégral couvrant le visage à l’exception des yeux et supposé protéger l’irdh (« l’honneur féminin ») -, et ne sont toujours pas totalement autorisées à se déplacer sans leur mahram (« tuteur »), même si elles ont paradoxalement obtenu le droit de conduire en 2018, devenu effectif seulement le 24 juin 2019, notamment pour des raisons de mise en œuvre opérationnelle relative à l’obtention préalable des permis de conduire[50]. Le 4 juin 2019 il avait été annoncé : « La Direction générale de la circulation a commencé aujourd’hui à remplacer des permis de conduire internationaux reconnus dans le royaume par des permis saoudiens, avant la date d’autorisation de conduire pour les femmes, le 24 juin ». C’était la fin d’une inanité économique lorsque l’on sait que le besoin permanent d’un chauffeur (avec un coût de l’ordre de 400 dollars par mois) représenterait un coût de près de 1 % du PIB et alors que les femmes possèdent quelque 40 % des capitaux privés du pays par voie d’héritage. « Nous croyons que les femmes ont des droits dans l’islam[51] qu’elles ont encore à obtenir », avait confié, le 21 avril 2016, le Prince MBS à Bloomberg[52], pour ajouter aussitôt dans une autre interview, en date du 26 avril 2016, que la société saoudienne n’était pas prête à autoriser les femmes à conduire ». Sans doute un gage donné aux conservateurs de tous bords.

Les incertitudes et hypothèques pesant sur la réussite du plan « Vision 2030 » du prince MBS :

On peut prendre la mesure de ces incertitudes et hypothèques avec la réaction de l’establishment wahhabite à certaines des réformes préconisées par le prince MBS, comme le fait de vouloir développer une économie de la culture et/ou du loisir vivier d’emplois futurs. « Nous considérons que la culture et les loisirs sont indispensables à notre qualité de vie » est l’un des slogans de la Vision 2030[53]. De fait, les objectifs du pays sont clairs : la protection du patrimoine culturel et historique, saoudien, arabe et islamique ; la préservation de l’identité nationale et sa transmission aux générations futures ; la promotion et le soutien des activités culturelles et de loisirs. Parmi les objectifs affichés par le Plan Vision 2030, il est mentionné : « Dans le secteur du tourisme et du divertissement, nous allons développer des sites touristiques, conformément aux normes internationales les plus élevées, et faciliter les procédures de délivrance de visas pour les visiteurs, et aménager et développer les cités historiques et patrimoniaux ». En précisant : « Nous allons travailler pour promouvoir leur séjour en construisant des musées et en aménageant les sites touristiques, historiques et culturels ». La dimension économique n’est pas dissociable dans l’esprit du prince héritier d’une dimension politique parfois sous-évaluée : « Nous sommes fiers de la diversité culturelle et historique arabe et musulmane et de notre patrimoine, et nous reconnaissons l’importance de les préserver pour la promotion de l’unité nationale (souligné par l’auteur) et la consolidation des valeurs arabes et islamiques authentiques. Nous avons décidé de promouvoir les routes commerciales anciennes reliant les civilisations, nous allons sauvegarder notre identité nationale[54] (souligné par l’auteur), la mettre en évidence et la transmettre aux générations futures, tout en prenant soin de la langue arabe, de la création de musées, de l’organisation d’événements et d’activités culturelle. Nous allons continuer à travailler sur la relance du patrimoine national, arabe, islamique et ancien et promouvoir les sites et les enregistrer internationalement ».

La mise en valeur du patrimoine culturel et historique saoudien ne devrait pas poser de problème insurmontable pour les tenants de l’orthodoxie wahhabite même s’il s’agit de valoriser un patrimoine pré-islamique. La Commission saoudienne pour le Tourisme et le Patrimoine national est déjà très dynamique. A sa tête jusqu’en décembre 2018, le prince Sultan bin Salman bin Abdelaziz Al Saoud[55], un fils du roi Salman bin Abdelaziz Al Saoud et frère consanguin, c’est-à-dire demi-frère du Prince héritier. Il faut mentionner que le prince Sultan bin Salman bin Abdelaziz Al Saoud, l’un des passagers de la navette spatiale Discovery en 1985, fut le premier astronaute arabe. Son but est de développer le tourisme non-religieux et les loisirs en Arabie. D’ici à 1442Hégire-2020, l’objectif sera de porter le nombre de touristes[56] à 82 millions de personnes (contre 64,5 actuellement) et de déployer un parc d’hôtels de 622 000 chambres (contre 447 000 actuellement).

En marge de la 3ème Future Investment Initiative (FII), un forum international connu comme le « Davos des sables » qui s’est tenu du 29 au 31 octobre 2019, l’Arabie saoudite a annoncé qu’elle avait l’ambition d’ouvrir, dès 2022, une station balnéaire de luxe, actuellement en chantier sur le littoral de la mer Rouge : « En 2022, nous accueillerons les premiers visiteurs », a ainsi annoncé John Pagano, PDG de la Red Sea Development Company, une entreprise détenue par le fonds souverain saoudien (Public Investment Fund/PIF). La station sera érigée sur des îles au large de Djeddah et des montagnes proches de la grande ville de l’Ouest saoudien. Contrairement aux autres destinations du pourtour de la mer Rouge, l’Egypte et Israël en tête, l’Arabie saoudite a l’ambition de viser plutôt un tourisme de luxe, comme le sultanat d’Oman ou Dubaï, la formation quantitative et qualitative des personnels demeurant le défi majeur du secteur naissant du tourisme[57].

Ce défi de la formation en général est d’autant plus important que le royaume entend en outre pouvoir disposer de 241 musées (contre 155 aujourd’hui), de 155 sites archéologiques (contre 75 aujourd’hui), et de 28 sites répertoriés dans le patrimoine mondial (contre seulement 10 aujourd’hui). C’est dans cet environnement porteur que se déploient actuellement les équipes de la mission archéologique franco-saoudienne, avec des chantiers passionnants, ouverts dans les régions de Dûmat al-Jandal, de Mai’den Saleh[58] (« le Petra saoudien ») qui prend une ampleur considérable aujourd’hui, d’al-Kharj, de Najran et, plus récemment de Thaj[59].

Il risque toutefois de ne pas en être de même pour le développement d’une culture de loisirs même si c’est l’ambition affichée. « Notre vision 2030 soutient la culture et le divertissement et opte pour une culture à la hauteur des aspirations des citoyens et résidents, par conséquent, nous allons soutenir les efforts des régions, des provinces et des secteurs sans but lucratif ainsi que le secteur privé dans la mise en place des festivals et d’événements culturels et redynamiser le rôle des fonds publics devant contribuer à la mise en place et au développement des centres de divertissement, pour permettre aux citoyens et aux résidents de dépenser leurs énergies et améliorer leurs talents » indique le prince MBS. Et d’ajouter : « Nous appuierons les écrivains, auteurs, cinéastes et artistes talentueux, et soutiendrons la création de diverses options culturelles et récréatives répondant aux goûts de tous. Cela jouera aussi un rôle économique important en fournissant de nombreux emplois ». Des politiques sont déjà en place, qui ont adopté des rythmes annuels : ainsi, en février 2016, le 30ème Festival culturel et traditionnel de la Janadriyah, créé par feu le roi Abdallah et qui se déroule à une quarantaine de kilomètres de Riyad a enregistré plus d’un million de visiteurs ; en octobre 2016, un rare spectacle de hip-hop avait enflammé une foule de jeunes à Riyad ; un mois plus tard, en novembre 2016, le Dr Adel al-Turaifi, ministre de la Culture et de l’Information, inaugurai  le 5ème Rassemblement des Auteurs saoudiens. Ces rencontres périodiques se poursuivront et seront relayées par d’autres évènements d’ici à 2020, le but étant de créer des emplois dans le secteur des médias et des industries connexes et de faire passer la part de leurs revenus dans le PIB saoudien de 17 à 42 %[60]. Ce qui est loin d’aller de soi du fait de certaines « résistances sociétales ».

Le 14 janvier 2017, Amr al-Madani, le directeur de l’époque de la General Authority for Entertainment (« Autorité des loisirs »)[61] créée le 7 mai 2016 par Mohamed ben Salman (MBS) dans le cadre du plan « Vision 2030 », avait confié à un journal local[62] que le chanteur saoudien Mohammed Abdo, parfois comparé localement à Paul McCartney, se produirait « très prochainement » à Djeddah, le grand port sur la mer Rouge. Une première dans la très pieuse Arabie, où même les diplomates étrangers doivent se cacher pour organiser des soirées. « Il n’y a rien de bon dans de tels spectacles », avait immédiatement réagi le Grand mufti à la télé saoudienne. Bref, sur ce dossier où le prince est attendu par la jeunesse, le bras de fer est engagé avec les religieux[63]. L’annonce s’était concrétisée. Le 23 janvier, le premier concert de pop orientale s’était déroulé à Djeddah devant 7 000 personnes. Ce concert organisé dans l’enceinte de King Abdullah Sport City à Djeddah a permis à trois artistes, dont la star saoudienne de la pop orientale Mohammed Abdo, d’enflammer le stade et de satisfaire une jeunesse enthousiaste. Ce concert a été co-produit par la compagnie hôtelière Rotana dont le propriétaire n’est autre que le Prince Al Waleed bin Talal, bien connu pour ses positions souvent opposées à la bien-pensance saoudienne conservatrice. L’autre société qui a apporté son savoir-faire dans la réalisation de ce concert est une entreprise française dont le siège est à Montreuil. Comanddo est spécialisée dans les opérations événementielles et implantée dans le royaume depuis plusieurs décennies. Dans le prolongement du succès de cette manifestation, son PDG Arnaud Richard avait confié : « Ce sont 4 000 autres événements de cette envergure qui sont programmés en 2017 dans tout le Royaume »[64]. Ces concerts n’ont pas fini de faire du bruit dans le royaume très conservateur dont la jeunesse, souvent désoeuvrée faute de loisirs, affectée par le tufush[65] (« mal-être » des moins de 30 ans signifiant le sentiment de vide et d’ennui), se laisse souvent aller à des pratiques de rodéos urbains[66] souvent dangereux.                                        Comme le relevait une éditorialiste du quotidien Al Sharq Al-Awsat, (« Le Moyen-Orient »), Mirza Al-Khuwaildi, après l’annonce du plan de réformes du prince héritier : « Le Prince Mohamed bin Salman a bien confirmé que les loisirs et la culture sont des éléments essentiels de ce plan et contribueront à améliorer le niveau de vie des citoyens. Force est d’admettre que leur absence empêche d’avoir une société gaie et heureuse. Comment peut-on imaginer que la jeunesse de ce pays n’ait pas de salles de cinémas ? Où vont les jeunes en soirée ? Ils se déversent dans les rues, au volant de leur voiture, à gaspiller l’essence et à exacerber la nervosité de la société, sa frustration et son sentiment d’insatisfaction » (…). « J’espère que la réponse à la question, ‘Où aller ce soir ?’, ne tardera pas après l’annonce de cette vision »[67].         Mais ces nouvelles activités pour la jeunesse ne sont pas du goût de tous. Selon une déclaration faite par le Grand mufti Abdulaziz ibn Abdullah Ali as-Sheikh, le 13 janvier 2017, cinémas et concerts constitueront « un appel à la mixité entre les sexes », ce qui, selon lui, « corrompra la morale et détruira les valeurs ». Il exhortait les autorités à ne pas « ouvrir la porte au diable ». En ajoutant : « Nous savons que les concerts de chanteurs et le cinéma sont une source de dépravation » et risquent « d’ouvrir la porte au diable », Grand mufti Abdulaziz ibn Abdillah Ali as-Sheikh cité par le site d’information en ligne Sabq (« Le prix ») proche des autorités, vendredi 13 janvier 2017[68]. Et de dénoncer sur son site Web les concerts et les salles de cinéma comme des lieux de « corruption (…) pouvant ouvrir la voie à l’athéisme, à la mixité et à la décadence ». En considérant : « Nous savons que les concerts de chanteurs et le cinéma sont une source de dépravation » Le cinéma est à cet égard particulièrement visé dans un pays se revendiquant d’un islam radical prohibant toute forme de représentation. Il n’existe d’ailleurs pas de salle de cinéma dans le royaume – alors qu’il existe par ailleurs depuis plusieurs années un festival du film du cinéma saoudien qui se tient à Dammam (Est)[69] – au motif que les cinémas « pourraient montrer des films libertins, obscènes, immoraux et athées car ils feront appel à des films importés pour changer notre culture ». Ce n’est pas le moindre des paradoxes de considérer que le long métrage Wadjda[70] réalisé par la Saoudienne Haifaa Al-Mansour, dont le nom signifie « celle à qui la victoire a été donnée », avait été acclamé par la critique internationale et largement récompensé dans des festivals à l’étranger en 2013, et même sélectionné aux oscars 2014[71].     La réponse à l’establishment wahhabite était venue quelques jours plus tard de la part de MBS. « Une action punitive sera prise à l’encontre de ceux qui prôneraient la violence » [contre les attendus de ce plan Vision du royaume d’Arabie saoudite 2030, NDA][72].

Etrangement toutefois, dans le projet national intitulé « Vision 2030 » et sa déclinaison immédiate, le National Transformation Program 2020 (NTP)/« Plan de Transformation National (PTN) à partir du 6 juin 2016[73], il n’est à aucun moment fait mention de la place problématique de la religion dans la société saoudienne. Même s’il est acquis que la « constitution du royaume est l’Islam », un bras de fer est incontestablement engagé avec l’establishment wahhabite sur ces questions de société. Pas un mot sur la religion en tant que telle, alors que c’est un des facteurs de blocage de la société saoudienne et que l’adhésion tacite des oulémas est une des conditions du succès dudit plan. Ménageant l’avenir, d’après MBS, « seule une faible proportion des oulémas sont trop dogmatiques ». Rien n’est moins sûr. Or, le prince MBS a d’autant plus besoin de l’appui des oulémas wahhabites que son plan de réformes économiques piétine. Trois ans après l’annonce de sa « Vision 2030 », les milieux d’affaires sont toujours dans l’attentisme voire perplexe sur le caractère pharaonique et irréaliste de certaines annonces[74].

Conclusion :

L’essentiel du problème réside dans le fait qu’une application intégrale du programme affiché pourrait faire exploserle système. Le plan pourrait remettre en cause quasiment tous les fondements de la société saoudienne. On peut donc avoir des doutes sur la pleine réussite du programme « Vision 2030 ». Autant dire que le moment de vérité approche pour le prince MBS. S’il parvient à mettre cette révolution structurelle en marche, il s’imposera plus que jamais comme l’homme-orchestre du royaume. Et il augmentera ses chances de succéder directement à son père, alors qu’il n’est que deuxième dans l’ordre de succession. En revanche, si ses objectifs s’enlisent dans la bureaucratie ou suscitent des résistances sociales insurmontables, son aura et ses ambitions personnelles en seront alors d’autant plus hypothéquées.


[1] . Il évincera son cousin deux ans plus tard, le 21 juin 2017, lorsque son père lui conférera le titre envié de Prince héritier au détriment de MBN mis « hors-jeu » dans la course au trône.

[2] La Saudi Aramco, anciennement Aramco (acronyme anglo-saxon de Arabian American Oil Company, fondée en le 31 janvier 1944 et constitutive d’un consortium pétrolier regroupant à partir de 1948 la Standard Oil of California future Chevron, la Texas Oil Company plus connue sous le nom de Texaco, la Standard Oil of New Jersey future Exxon ainsi que la Socony-Vacuum Oil future Chevron). Elle passa progressivement sous contrôle exclusivement saoudien. Dès le 30 décembre 1950, par l’accord du profit sharing agreement dit fifty-fifty (50-50), la compagnie s’engagea à verser au gouvernement saoudien la moitié des bénéfices nets tirés du pétrole. Puis, en décembre 1972, l’Arabie saoudite s’appropria 25 % du capital de la compagnie. Une part qui montera à 60 % en 1973, avant une nationalisation complète du capital en 1980. Les Etats-Unis avaient néanmoins préservé leurs intérêts. L’Aramco restera même enregistrée jusqu’en… 1988, avant de se transformer en société purement saoudienne sous le nom de Saudi Aramco utilisé déjà depuis longtemps. Placée sous l’autorité directe du roi, cette compagnie est dotée d’un Conseil d’administration présidé par un ministre du Pétrole et des ressources minières qui n’est jamais membre de la famille royale pour éviter tout velléité clanique trop prononcée au sein du régime – Ali Ibrahim Al-Nouaimi, un chiite, fut nommé PDG de la société en 1988 avant de devenir le ministre du Pétrole le plus puissant du monde à partir de 1995 jusqu’en 2016 ; la société publique qui compte quelque 60 000 employés est aujourd’hui dirigée par Khaled Al Faleh et contrôlée par le gouvernement. On peut toutefois rappeler que le changement de nom de la firme avait été motivé dès 1973 par le fait qu’une raffinerie de la compagnie Aramco avait été attaquée au Liban et aussi pour marquer l’émancipation de la tutelle historique américaine.

[3] En 2018, le groupe pétrolier Saudi Aramco s’est affiché comme l’entreprise la plus rentable au monde, selon les chiffres communiqués par le groupe aux agences de notation. Le bénéfice net du géant saoudien détenu à 100 % par l’Etat saoudien, s’était élevé, au titre de l’exercice 2018, à 111,1 milliards de dollars (98,8 milliards d’euros), selon l’agence de notation Moody’s, pour un chiffre d’affaires de 359,9 milliards. Le bénéfice avant impôts a atteint 224 milliards de dollars précise l’autre agence de notation Fitch. Pour donner un ordre d’idée, ce bénéfice est supérieur à ceux des cinq géants du pétrole (ExxonMobil, Chevron, BP, Shell et Total)… réunis. Ou représente le double de celui d’Apple (59,3 milliards de dollars en 2018) et le triple de celui de Google (30,7 milliards de dollars en 2018). Apple n’était donc plus en 2018 le roi des profits. Saudi Aramco, le géant saoudien du pétrole, lui avait ravi la couronne d’entreprise la plus rentable au monde, le 31 mars 2019. Les chiffres sont effectivement astronomiques.

[4] La puissance de l’Arabie saoudite réside essentiellement dans le fait que son sous-sol recèlerait aujourd’hui les plus importantes « réserves prouvées » de la planète avec 267 milliards de barils selon les estimations actuelles, soit près de 25 % du total mondial, largement devant l’Iran (en deuxième position avec 130.7 milliards de barils) et l’Irak (en troisième avec plus de 115 milliards de barils). Pour donner un ordre de grandeur, ces réserves saoudiennes correspondent à plus de cinq fois celles de la Russie. Mais surtout, pour les « réserves non prouvées », on avance le chiffre de 200 milliards de barils, ce qui en fait théoriquement un pays immensément riche. L’Arabie Saoudite constitue le cœur du monde pétrolier, et par voie de conséquence du monde développé.

[5] Le terme formé à partir de shirk (« association »), désigne l’attitude de ceux qui donnent des « associés » à Allah, voire plus grave encore, qui adorent des divinités, ce qui explique qu’il finisse par désigner le « polythéisme » en général.

[6] Le « wahhabisme » idéologiquement parlant, est à la base une mouvance littéraliste et ultra-rigoriste de l’islam orthodoxe qui procède stricto sensu d’une régression en ce qu’il prône un retour aux premiers Temps de l’islam, supposés non corrompus par la bida (l’« Innovation », substrat de la « Modernité » conspuée). Il prend appui sur la plus rigoriste des quatre écoles juridiques musulmanes, celle de l’école juridique hanbalite de l’imam Bagdadi Ahmad ibn Hanbal (780-855) : l’obédience « Hanbalite » développée d’abord à Bagdad où ce dernier a vu le jour, a d’emblée suscité la controverse au sein du Califat abbasside. Le Hanbalisme (hanâbila), opposé à toute « innovation juridique » (bid’a), n’admet comme « sources » du « droit » (fiqh) que le Coran et la Sunna. L’école hanbalite constitue la plus dogmatique et la plus puriste des madhhabs de l’islam sunnite. C’est sur une interprétation très littérale et très rigide des textes sacrés que le Hanbalisme fonde sa jurisprudence (taqlîd). Ibn Hanbal, dénonce les notions de « raisonnement analogique » (qiyâs) et logiquement d’« opinion personnelle », mais aussi de « consensus », voire d’« intérêt public ». Il conspue même toute lecture « critique » du Coran, une démarche que le Calife abbasside al-Ma’mûm (814-833) encourageait pourtant ouvertement. Cette outrecuidance lui valut le fouet en place publique  et une peine d’emprisonnement, mais dans le même temps une certaine admiration, sinon une admiration certaine, d’une grande partie de la Oummah. Populaire en Irak et en Syrie jusqu’au XIVème siècle, la doctrine hanbalite se diffusa ensuite dans la Oummah par le biais d’un certain Ibn Taymiyya (1263-1328) qui en fit une arme de combat contre l’« hérésie », la « corruption » supposée des Oulémas, les « ennemis » de l’Islam en général. Il fut le premier théologien musulman à frapper d’« apostasie » (takfîr) les conquérants mongols, ce qui le conduisit à se retrouver emprisonné pour trouble à l’ordre public. Ultérieurement, l’Empire ottoman, multinational et englobant de nombreux Juifs et Chrétiens, fit tout son possible pour marginaliser ce courant jugé déjà à l’époque extrémiste. Mais l’approche juridique hanbalite devait reprendre une vigueur nouvelle et insoupçonnée, au XVIIIème siècle, avec la montée en puissance du Wahhabisme d’Arabie centrale. De fait, le mâdhhâb hanbalite est encore la doctrine juridique officielle de l’Arabie Saoudite actuelle.

[7] Les deux villes saintes de La Mecque et de Médine qui constituent aujourd’hui en Arabie saoudite deux « gouvernorats religieux » constituent une sorte de dyade religieuse indissociable sur le plan spirituel et en font un espace à part dans le Royaume saoudien même si, du fait de leur seule présence, c’est le Royaume tout entier qui est considéré comme « sacré » (le horm), y compris des régions tardivement rattachées à l’ensemble politique saoudien contemporain, au plus grand bénéfice politique du régime saoudien.

[8] On peut rappeler que la taxe sur le pèlerinage (Hajj ou Omra) a constitué la première rentrée financière du royaume avant la découverte du pétrole. A partir de la prise des villes saintes en 1925, le future Ibn Saoud abonda son Trésor, via les grandes confréries religieuses Hedjazies qu’il avait toujours pris soin de ménager, grâce à la taxe sur le hajj et autres droits de douanes qui constitua « la pierre angulaire du budget du nouvel Etat saoudien jusqu’aux débuts de l’exploitation pétrolière » selon Pascal Menoret. Cf. Pascal Ménoret, L’énigme saoudienne : les Saoudiens et le monde (1744-2003), Paris, La Découverte, 2003. Cette taxe se montait à près de 50 livres-sterling de l’époque. En 1927, les 132.000 pèlerins ayant effectué le hajj rapportèrent ainsi quelque 6.6 millions de Livres-sterling selon Olivier Da Lage. Cf. Olivier Da Lage, Géopolitique de l’Arabie saoudite, Bruxelles, Editions Complexe, 2006. Elle constitua jusqu’en 1936 la principale source de revenus du Royaume[8] en faisant affluer, selon Benoist-Méchin, l’équivalent de 7 millions de dollars par an dans les caisses saoudiennes. La « Grande dépression » du début des années 30 allait entrainer une réduction drastique du nombre des pèlerins, et donc des ressources du trésor alimentées par leurs redevances. Le nombre des pèlerins tomba de 130.000 à la fin des années 20 à 41.000 en 1931. Privées de ces rentrées, les caisses du roi se vidèrent à vue d’œil. Il fallut impérativement trouver une recette de substitution. Ibn Saoud se souvient alors de ces étrangers qui lorgnaient son sous-sol, et les convoqua pour voir ce qu’ils pouvaient lui proposer. C’est ce qui fut à l’origine de sa fortune avec la découverte, à terme, du pétrole et des royalties qui lui seraient associées. La taxe sur le pèlerinage sera supprimée en 1952, précisément lorsque l’argent induit par le développement pétrolier sera devenu suffisamment important pour être en mesure de couvrir largement les besoins du Trésor saoudien. Mais encore aujourd’hui, les recettes liées au pèlerinage constituent encore la deuxième rentrée financière en importance du royaume. Cinquième pilier de l’islam, le Hajj (grand pèlerinage) à la Mecque est un des gros piliers de l’économie saoudienne. Chaque année, ce sont près de 2 millions de musulmans qui se rendent à La Mecque, quelque 9 millions en comptant l’Omra. Un moment phare pour l’économie saoudienne. Le tourisme religieux dans son ensemble représente, avec près de 20 milliards de dollars dont 12 milliards pour les deux pèlerinages (Hajj et Omra confondus) et un revenu annuel des seules fêtes du Hajj avoisinant 6 milliards de dollars, la deuxième source de revenus derrière le pétrole. Selon une étude de la Chambre de commerce de La Mecque, les pèlerins dépensent en moyenne 17.381 riyals, soit 4633 dollars, essentiellement dans le logement (40 %), la nourriture (10 %) et les souvenirs (15 %). En 35 ans, le prix du pèlerinage a connu une inflation de près de 835 %. Si l’Arabie saoudite a donné à cet événement cette dimension économique presque vitale, la raison est à chercher dans la nouvelle configuration de son économie. En effet, grand pays pétrolier, le pays fait face de plus en plus à la diminution des réserves. Dès lors, il semble urgent de se trouver un autre levier. C’est pourquoi le pèlerinage constitue désormais le deuxième flux de devises pour l’Arabie Saoudite après le pétrole. C’est la raison pour laquelle le tourisme religieux est présenté dans le plan « Vision 2030 » comme un élément important susceptible de favoriser des rentrées financières. « Dans cette perspective, nous avons récemment aménagé les Deux Saintes Mosquées et nos aéroports et nous avons lancé le projet du ‘Metro de la Mecque’ de la Mecque’ pour servir les hôtes de Dieu et les citoyens. En outre, nous avons renforcé le système de réseau de transport afin de faciliter l’accès aux deux saintes mosquées et aux lieux saints et pour permettre aux pèlerins d’accomplir le Hajj et la Omra en toute aisance. Le nombre des motamirin (« pèlerins ») de l’extérieur du Royaume a doublé à trois reprises au cours de la dernière décennie, jusqu’à atteindre 8 millions de motamirin. Nous ne ménageons aucun effort pour servir les pèlerins et réaliser leurs aspirations, et nous croyons que nous devons redoubler nos efforts pour rester un symbole de l’hospitalité et de l’accueil chaleureux. (…). Dieu nous a honorés de servir les pèlerins. L’extension des Deux Saintes Mosquées a conduit à l’augmentation du nombre des pèlerins au cours de la dernière décennie, ce qui porte leur nombre (1436H / 2015) à 8 millions de motamirin de l’extérieur de l’Arabie Saoudite, et en augmentant la capacité des services fournis aux pèlerins (transport, logement, etc.) et améliorer leur qualité. Nous allons travailler pour permettre à plus de 15 millions de musulmans d’effectuer la Omra avec la fin de l’année (1442H-2020) et encore augmenter la capacité de recevoir 30 millions en 1452H-2030 ».

[9] A cet égard, il n’est pas anodin de rappeler que parmi les croyances contre lesquelles le wahhabisme lutte farouchement, il y a notamment ce qui relève du tawassoul, une forme d’invocation qui consiste à solliciter l’intercession d’un prophète ou des saints (awlias) pour se rapprocher davantage de Dieu. C’est ce qui conduit les Wahhabites à vouloir détruire tout lieu de culte qui pourrait éventuellement amener les croyants à adopter des pratiques relavant du péché du shirk susmentionné, et donc du polythéisme. La première destruction importante de sites s’était déroulée en 1806 lorsque les Wahhabites avaient occupé Médine une première fois. Ils avaient alors saccagé le Baqi’, ce cimetière qui contenait les restes des figures principales de l’Islam des origines. Plus tard, après avoir de nouveau pris le contrôle des deux villes saintes, toutes les inscriptions sur les tombes des compagnons du Prophète à La Mecque avaient été retirées en 1924 pour que les pèlerins ne sachent pas où ils étaient enterrés et les Wahhabites avaient même détruit, en avril 1925, leurs tombes et dispersé leurs restes pour éviter toute forme de vénération jugée contraire à l’islam authentique. Ils n’avaient toutefois pas osé aller jusqu’à le faire pour le prophète lui-même.

[10] Le chef de Daech qui, dans ses enregistrements passés, s’était déjà attaqué de manière virulente à la monarchie saoudienne, a appelé, dans ce nouveau message de 24 minutes enregistré entre le 15 et le 25 décembre 2015, les Saoudiens à « se soulever » contre leurs dirigeants qualifiés de taghout « impies ». La menace n’épargne donc pas le royaume d’Arabie saoudite, pourtant siège des « deux lieux saints » que sont La Mecque et Médine.

[11] A l’occasion d’un long entretien accordé en 2001 au grand reporter Robert Fisk, Oussama Bin Laden avait déclaré : « Le régime a démarré sous la bannière de l’application de la charia [la loi islamique], et, sous cette bannière, tout le peuple d’Arabie saoudite est venu aider la famille saoudienne à prendre le pouvoir. Mais Abdulaziz [Ibn Saoud] n’a pas appliqué la charia ; le pays a été créé pour sa famille. Puis, après la découverte du pétrole, le régime saoudien a trouvé un nouvel appui – l’argent – pour enrichir le peuple, lui offrir les services et la vie qu’il voulait et le contenter ». Pour Bin Laden, l’année 1990 est, sans mauvais jeu de mots, à marquer d’une « pierre noire » : « Quand les troupes américaines ont pénétré dans le pays des deux lieux saints, les Oulémas et les étudiants de la charia [Talebans] ont protesté vigoureusement dans tout le pays contre l’intervention des soldats américains (…) Après avoir insulté et emprisonné les Oulémas, le régime saoudien a perdu sa légitimité ». Bin Laden estimait qu’une grande trahison s’était produite : « Le peuple saoudien se souvient maintenant de ce que lui ont dit les Oulémas, et il s‘aperçoit que l’Amérique est la principale cause de ses problèmes. L’homme de la rue sait que son pays est le plus gros producteur de pétrole au monde, et pourtant il subit des impôts et ne bénéficie que de mauvais services. Le peuple comprend maintenant les discours des Oulémas dans les mosquées – selon lesquels notre pays est devenu une colonie américaine (…). Les Saoudiens savent maintenant que leur véritable ennemi est l’Amérique ». Cf. « Oussama Ben Laden par Robert Fisk », in Le Monde, 19 septembre 2001, p. 13. En décembre 2004, alors que le royaume était touché par une série d’attentats attribués à Al Qaïda, il déclarait : « J’adresse un message bref aux gouvernants de Riyad ». Et de poursuivre : « Les musulmans sont déterminés à recouvrer leurs droits quel qu’en soit le prix. Ou bien vous leur restituez [le pouvoir] qu’ils vous ont confié en leur permettant de choisir leurs gouvernants ou bien vous refusez ». Ce serait alors prendre un grand risque car « lorsque les peuples bougent pour demander leurs droits, les services de sécurité ne peuvent pas les en empêcher ». Cf. « Oussama Ben Laden s’en prend au régime de Riyad et appelle à attaquer les installations pétrolières saoudiennes », in Le Monde, 18 décembre 2004.

[12] Le cours du baril avait atteint, le 12 janvier 2016, son plus bas niveau depuis 2003 à 30 dollars à New York au WTI (West Texas Intermediate).

[13] Le budget record de 2015 annoncé officiellement le 25 décembre 2014 avait déjà anticipé un déficit de près de 39 milliards de dollars du fait de la baisse des rentrées pétrolières induites par la chute des cours du brut. Le ministre des Finances saoudien avait certes expliqué à l’époque pouvoir compter sur les réserves de pétro-dollars accumulées ces dernières années – « ce qui donne [au budget] des lignes de défense pour des années de vaches maigres » – feu le roi Abdallah avait tout de même déjà invité à « rationnaliser les dépenses ». Signe des temps, ce dernier avait d’ailleurs autorisé son ministre à puiser dans les quelque 750 milliards de réserves de change, voire à recourir à l’emprunt sur le marché pour pallier le déficit budgétaire et continuer « à financer les projets et programmes dans les domaines de l’éducation, de la santé, des services sociaux » et « créer davantage d’emplois pour la population ». Dans une étude publiée le 8 décembre 2014, la firme saoudienne Jadwa Investment avait estimé que Ryad devrait – encore, mais jusqu’à quand ? – disposer d’une marge de manœuvre budgétaire suffisante, et ce malgré la chute du prix du brut et pouvoir éviter des coupes drastiques dans ses dépenses publiques. Cf. Jadwa Investment, « Oil Market Dynamics and Saudi Fiscal Challenges », 8 décembre 2014.

[14] Organisation des Pays Arabes Producteurs et Exportateurs de Pétrole (OPAEP). Créée à Beyrouth le 1er Janvier 1968 par le Koweït, la Libye et l’Arabie Saoudite pour protéger les intérêts de ses membres « arabes », coordonner les activités pétrolières et favoriser l’intégration économique entre les pays arabes. L’ OPAEP compte aujourd’hui 10 membres : Algérie, Bahreïn, Egypte, Irak, Koweït, Libye, Qatar, Arabie Saoudite, Syrie et Emirats Arabes Unis. En 1986, la Tunisie a demandé son retrait de l’organisation. Le Conseil des ministres a donné son accord à la suspension des droits et obligations du pays vis-à-vis de l’organisation. Le Bahreïn et l’Egypte, pays producteurs de pétrole, ne sont pas membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Le siège de l’OPAEP se trouve à Koweït. La production de pétrole des pays de l’OPAEP représente environ 1/4 de la production mondiale (25,7 % en 1996) ce qui reste considérable (Source MEDEA de l’Institut européen de recherche sur la coopération méditerranéenne et euro-arabe).

[15] Organisation des pays producteurs et exportateurs de pétrole. Créée en 1960 par l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Irak, le Koweït et le Venezuela – mais à l’initiative de l’Irak, il faut le souligner à l’heure où la question du pétrole irakien redevient centrale -, l’OPEP rassemble aujourd’hui 11 pays qui souhaitent coordonner leurs politiques d’exportation de pétrole. Deux pays ont quitté l’OPEP, à savoir l’Equateur en 1992 et le Gabon en 1996. Le siège de l’OPEP est établi à Vienne. Les 11 pays membres de l’OPEP détiennent 75 % des réserves connues de brut. En 2000, ils représentaient 42 % de la production mondiale de pétrole (contre 40,2 % en 1996, 44,6 % en 1980 et 55,5 % en 1973, année record). La production des onze pays membres de l’OPEP s’est établie à 1.4 milliard de tonnes en 2000. Ils possèdent également 42,3 % des réserves connues de gaz naturel. L’Organisation a trois faiblesses principales : d’abord ses décisions doivent être prises à l’unanimité, ensuite ses membres ne les respectent pas toujours, enfin plusieurs producteurs importants ou très importants ne font pas partie de ce cartel pétrolier, comme l’Angola, Bahreïn, le Sultanat de Brunei, le Royaume-Uni, le Mexique, la Norvège, le Sultanat d’Oman, les Etats-Unis et les anciennes républiques soviétiques.

[16] Mais derrière ce jeu baisser, existait peut-être aussi le mobile caché pour Riyad d’hypothéquer la potentielle indépendance énergétique des Etats-Unis susceptible d’intervenir avant 2030 en devenant même exportateur net de brut, selon la même AIE. Une éventualité qui inquiète au plus haut point Riyad dont le moyen de pression pétrolier serait alors considérablement dévalué stratégiquement parlant. Le prince milliardaire Walid bin Talal bin Abdulaziz Al Saoud, une personnalité particulièrement influente issue de la famille royale – un petit-fils du roi fondateur Ibn Saoud -, dans une déclaration en date du 28 juillet 2014, avait considéré de fait que l’exploitation de ces hydrocarbures non-conventionnels « constituait une menace pour l’économie saoudienne » et justifierait une plus grande diversification interne. La rentabilité des gaz et pétrole de schistes exploités aux Etats-Unis impliquait alors un cours oscillant autour de 70 dollars. Le jeu en valait la chandelle pour Riyad même si le même prince Walid bin Talal bin Abdulaziz Al Saoud estimait que cette politique risquait d’être catastrophique pour le royaume. Cf. Andrew Critchlow, « Saudi Prince Alwaleed says falling oil prices ‘catastrophic’», on The Telegraph, 14 octobre 2014 (http://www.telegraph.co.uk/finance/commodities/11162744/Saudi-Prince-Alw…).

[17] Le prince Walid bin Talal bin Abdulaziz Al Saoud qui, dans une déclaration en date du 28 juillet 2014, estimait déjà que cette stratégie baissière du royaume présentait le risque d’être catastrophique pour celui-ci, avait de fait adressé une lettre directement au ministre des Finances, Ibrahim bin Abdulaziz Al-Assaf, pour le mettre en garde contre les dangers qui « menacent les dépenses et l’économie saoudienne ». Selon le site iranien IRIB, Walid bin Talal aurait demandé à ce que sa lettre fût présentée au roi Abdellah pour que ce dernier fût mis au courant de la situation qu’il jugeait extrêmement préoccupante. Il entendrait sans doute de la sorte mettre en garde contre cette politique qu’il estimerait presque suicidaire, celle consistant à inonder le marché mondial de pétrole pour le saturer dans une sorte de fuite en avant baissière lourde de menaces à brève échéance. Cf. IRIB, « Pétrole en baisse, Riyad s’essouffle », 26 novembre 2014.

[18] Dans une déclaration faite le 26 novembre 2014, à l’occasion de la réunion de l’OPEP à Vienne, le ministre du Pétrole saoudien Ali al-Nouami s’était ingénument interrogé : « Pourquoi l’Arabie saoudite devrait réduire sa production ? Les Etats-Unis sont aussi un gros producteur maintenant. Devraient-ils la réduire ? ». L’Arabie Saoudite serait donc bien engagée dans une « guerre des prix » contre les shale oil (« huiles de schistes ») américaines. Ce que confirmeraient des propos qui auraient été tenus par le même ministre du Pétrole saoudien durant une réunion à huis-clos de l’OPEP, le 27 novembre 2014 à Vienne, d’après l’Agence Reuters. Riyad s’était de fait déjà opposée à toute réduction de la production lors de cette réunion, au grand désarroi de plusieurs autres membres du cartel des pays exportateurs dont les budgets nationaux étaient laminés par la baisse brutale des cours du baril. « Nouaimi a parlé de rivalité avec les Etats-Unis pour les parts de marché. Et ceux qui voulaient une réduction de la production ont compris qu’une telle réduction était impossible, parce que les Saoudiens veulent une bataille de parts de marché », rapporta une source anonyme renseignée par un ministre de l’OPEP, et citée par Reuters. Cf. Alex Lawler, Amena Lawler, Dmitry Zhdannikov, « Inside OPEC room, Naimi declares price war on U.S. shale oil », on Reuters, 28 novembre 2014.

[19] A l’issue de l’année budgétaire 2013, l’Arabie saoudite était encore parvenue à dégager un excédent budgétaire de 55 milliards de dollars grâce à des recettes pétrolières qui devaient se monter à plus de 300 milliards de dollars. Le nouveau fonds souverain saoudien Saudian Monetary Fund ou « fonds de réserves nationales » lancé au milieu de l’année 2014 pour recycler les surplus financiers tirés du pétrole jusqu’alors gérés par la SAMA (Saudi Monetary Agency) relevant statutairement de la banque centrale saoudienne, disposait alors d’une confortable réserve d’environ 750 milliards de pétro-dollars, correspondant peu ou prou à une année de PIB. Une manne financière qui pour Riyad permettait de voir venir. Le royaume avait d’ailleurs largement puisé dans ses réserves financières lors de la déferlante du « printemps arabe » pour anesthésier toute forme de contestation sociale en mobilisant, dans le cadre d’un plan quinquennal lancé en 2011, pas moins de quelque 130 milliards de dollars en subsides sociales de toutes sortes. C’était l’islam de la tharwa (« l’opulence ») pour conjurer l’islam de la thawra (« la révolution »). Ces largesses étaient alors possibles dans la mesure où, de 2011 à 2013, le prix moyen annuel du baril de brut s’était maintenu autour de 110 dollars. Début 2015, le ministère des Finances saoudien tablait encore sur 190 milliards de dollars de revenus. Mais il n’en a encaissé finalement que 160 milliards. Et du fait de la chute du cours du brut, les réserves gouvernementales n’atteignaient plus que 286 milliards de dollars en novembre 2015, selon la banque centrale, contre environ 400 milliards de dollars en 2013. Le retournement de conjoncture sur les cours de l’année 2015 fut donc brutal.

[20] Le déficit budgétaire est passé de – 9,2 % du PIB en 2017 à – 5,9 % du PIB en 2018. En 2019, le déficit devrait remonter à -6,1 % du PIB (prévision initiale de – 4,2 %) sous l’effet de recettes d’hydrocarbures en baisse. Les revenus du secteur pétrolier représentent encore 68 % des recettes budgétaires. Un objectif d’équilibre budgétaire est affiché à horizon 2023.

[21] Cf. « The 2 Trillion Dollars Project to Get Saudi Arabia’s Economy off Oil », on Bloomberg, 21 avril 2016 (https://www.bloomberg.com/news/features/2016-04-21/the-2-trillion-project-to-get-saudi-arabia-s-economy-off-oil).

[22] Ainsi, la consommation d’eau domestique quotidienne y serait en moyenne deux fois supérieure à la moyenne mondiale : chaque habitant du royaume consommerait 265 litres d’eau (contre 150 litres en moyenne pour un Français à titre de comparaison), soit deux fois plus que la moyenne mondiale. Selon le ministre de l’Eau et de l’Electricité, Abdullah Al-Hussayen, cette consommation s’élèverait même à 300 litres à Djeddah, deuxième ville du pays avec quelque 4 millions d’habitants et située sur les bords de la mer Rouge – où le « jet d’eau du roi Fahd », haut de 312 mètres, soit le plus haut du monde, fait figure d’emblème de la ville -, et jusqu’à 350 litres dans la capitale Riyad peuplée de près de 5 millions d’habitants. Une situation d’autant plus alarmante que l’augmentation de cette consommation d’eau croît trois à quatre fois plus vite (+ 7,5 %) que celle de la population. Par sa consommation d’eau par capita, l’Arabie saoudite figurait ainsi, en 2004, au premier rang mondial. Et comme si cela ne suffisait pas, du fait de la dégradation du réseau, le volume des pertes selon des estimations – en l’absence de données précises, car il n’y a pas de compteurs d’eau en Arabie -, serait d’environ 20 %, mais dans certaines régions, il atteindrait plus de 50 %. C’est ce que l’on qualifie techniquement de Non Revenue Water (NRW) pour caractériser les pertes anormales d’eau dans le réseau de distribution faute d’avoir réalisé les investissements requis ces dernières décennies. Une situation d’autant plus paradoxale pour un pays dont les ressources en eau s’amenuisent et se situent d’ores et déjà en deçà de 250 m3 d’eau par habitant et par an. D’où l’enjeu devenu évidemment stratégique d’un investissement accru dans le réseau d’eau pour développer une gestion durable de cette denrée aussi vitale que rare. Mais après des années de gaspillage, l’eau est devenue de plus en plus rare. Signe des temps, en juillet 2001, a été créé un ministère de l’Eau. En 2003, le ministère de l’Eau s’est vu adjoindre la compétence de l’électricité, et est devenu Ministry of Water and Electricity (MOWE) -, lequel par la suite a récupéré et centralisé les responsabilités en matière d’eau potable et d’assainissement, jusque-là partagées de manière inefficace entre le ministère de l’Agriculture et de l’Eau et le ministère des Affaires municipales et rurales. La question de l’alimentation en eau domestique est posée de manière cruciale. C’est la raison pour laquelle le royaume a développé une stratégie de dessalement de l’eau de mer. Près de la moitié de l’eau consommée aujourd’hui provient des usines de dessalement, contre 40 % qui sont pompées dans les nappes et 10 % dans les eaux de surface. Avec ses 30 usines de dessalement d’eau de mer, produisant entre la moitié et les deux-tiers de son eau à usage domestique et urbain et les quelque 5 000 kilomètres de pipelines pour alimenter les principaux centres urbains du royaume, l’Arabie Saoudite est devenue le plus grand producteur et distributeur d’eau par dessalement au monde depuis les années 2000. Pour répondre à l’explosion de la demande, un doublement de la capacité de dessalement est prévu pour un budget de 70 milliards de dollars. Comme la population augmente, l’Arabie saoudite pourrait dépenser ainsi quelque 40 milliards afin de construire des usines de dessalement supplémentaires. La plupart sont alimentés par des combustibles fossiles, notamment le gaz naturel. La conversion de l’eau de mer en eau potable nécessite une très forte intensité énergétique. Problème, le dessalement est à la fois cher et très énergivore. Selon l’AIE (Agence internationale de l’énergie), le tiers de l’énergie primaire consommée en Arabie saoudite sert désormais à dessaler l’eau de mer. A l’horizon 2030, le pays pourrait ainsi utiliser plusieurs millions de tonnes équivalant pétrole (TEP) par an pour faire tourner ses usines. Autant de pétro-dollars en moins dans les caisses de l’Etat. Cf. Deema Almashabi, « Saudi Minister Warns of Wasting Water Amid Supply Fears », on BloombergBusiness, 8 avril 2015 (http://www.bloomberg.com/news/articles/2015-04-08/saudi-minister-warns-of-wasting-water-amid-supply-fears). Cf. également Valéry Laramée de Tannenberg, « L’Arabie, le pays où l’eau est plus chère que l’or noir », in Journal de l’environnement, 13 septembre 2011 (http://www.journaldelenvironnement.net/article/l-arabie-le-pays-ou-l-eau-est-plus-chere-que-l-or-noir,24943).

[23] Le pays estime avoir des raisons objectives de lancer un programme électronucléaire d’ampleur, dans la mesure où la dépendance du pétrole est problématique dans le secteur électrique : 54 % de l’électricité dans le pays est produite à partir du brut et de produits pétroliers. Ces ressources mobilisées pour générer de l’électricité pourraient être exportées au prix des marchés internationaux et il en résulte un important manque à gagner pour le royaume puisque les barils sont vendus seulement 5 dollars aux centrales électriques nationales, soit à peine 10 % du prix du baril sur le marché mondial. La SEC (Saudi Electric Company) est la principale entreprise produisant et distribuant de l’électricité dans le royaume. La deuxième plus importante entreprise d’électricité est la compagnie nationale de dessalement d’eau de mer Saline Water Conversion Corporation. Sans réduire le taux de croissance de la consommation d’énergie, le royaume pourrait voir le pétrole disponible faire chuter les exportations d’environ 3 millions de barils par jour (bpj) sur les quelque 10 mbj produits, à moins de 7 millions de bpj en 2028, selon Khalid al Falih. Voire, au rythme de la progression actuelle de la demande domestique, le royaume pourrait devenir importateur net d’or noir avant 2040 alors qu’il est encore aujourd’hui le premier exportateur de l’OPEP. De fait, la demande intérieure d’électricité, notamment portée par les importants besoins de climatisation en été et d’eau potable dessalée, a augmenté de 7 % à 8 % par an lors de la dernière décennie selon l’Association nucléaire mondiale et va continuer à croître, car ce taux de croissance lui impose de doubler sa production d’électricité tous les dix ans. La demande totale devrait passer de quelque 30.000 mégawatts (MW) actuels à quelque 60.000 mégawatts (MW) d’ici 2020, voire 120.000 mégawatts d’ici 2030 (ou 120 gigawatts). L’augmentation de la demande d’électricité des ménages et des entreprises est telle depuis le début du siècle qu’elle pourrait atteindre, selon les estimations, une croissance comprise entre 107 et 250 % à l’horizon 2030. Cf. Justine Roussie, « Nucléaire : l’Arabie saoudite va ouvrir sa première centrale en 2022 », on L’énergeek, 3 septembre 2014 (https://lenergeek.com/2014/09/03/nucleaire-larabie-saoudite-va-ouvrir-sa-1ere-centrale-en-2022/) et Cf. Amena Bakr, « Saudi may enrich uranium for nuclear plants », on Arabian business.com, 6 juin 2010 (http://m.arabianbusiness.com/saudi-may-enrich-uranium-for-nuclear-power-plants-291776.html).

[24] On touche là à la problématique du coût social du baril. Ce coût social est la différence entre le prix du baril qui permet d’équilibrer le budget et le prix réel du baril. L’Arabie saoudite entend faire baisser la part de ce coût social pour pouvoir accepter des cours du baril plus faibles, réduisant ainsi sa dépendance. Pour établir son budget annuel, l’Arabie saoudite comme les autres pays producteurs se base sur un prix théorique du baril. Pour l’exercice 2018, il était établi à 80 dollars. Au regard des prix actuels, un déficit public est encore à prévoir, comme les années précédentes et pour la 6ème fois, même s’il est en réduction anticipé à 34,1 milliards pour 2019, après 53 milliards en 2018 et 61,3 milliards en 2017. Une situation que le royaume ne peut répéter chaque année sans se fragiliser. Mais prévoir l’évolution des cours est un exercice difficile. Le prix moyen du panier de l’OPEP (moyenne des prix des bruts vendus par les pays membres) s’affichait à 109,45 dollars en 2012. En 2015, il avait chuté à 49,49 dollars. En 2017, il était remonté à 51,85 dollars, grâce à l’accord de limitation de la production de l’OPEP+ (c’est-à-dire avec la Russie non membre de l’OPEP), concrétisé par l’accord de réduction historique de la production entériné lors de la réunion de l’OPEP le 30 novembre 2016. Mais pas de manière suffisante pour assurer la stabilité financière du royaume, étroitement dépendante du niveau des cours dont la baisse doit à chaque fois être compensée en puissant largement dans les ressources engrangées en période d’opulence.

[25] L’Arabie Saoudite détient de fait le record du taux d’utilisation de Twitter dans le monde. Ce ne sont, paradoxalement, ni les Etats-Unis, ni la France, ni le Japon, ni même la Grande-Bretagne qui possèdent le plus fort taux de pénétration de Twitter… C’est l’Arabie Saoudite, dont 33 % de la population ayant accès à Internet utilise ce réseau social C’est le constat d’une étude réalisée par PeerReach. Selon les résultats de cette étude relayée par ZDNet, destinée à mesurer l’activité des comptes qui twittent par rapport à la population connectée plutôt que le nombre de connexions aux services, l’Arabie Saoudite vient en tête de ce classement, suivie par l’Indonésie où 19 % de la population ayant accès à Internet utilise Twitter. A noter que l’étude considère pour son comptage qu’un utilisateur éligible est un internaute qui twitte au moins une fois par mois.

[26] Le gouvernement saoudien a toutefois modulé la baisse de ces aides en fonction du niveau de revenu. Comme l’a indiqué MBS dans son plan : « Nous comptons permettre à notre société de continuer à développer le système de services sociaux plus équitables et nous voulons que l’assistance sociale et les aides de compensation pour la nourriture, le carburant, l’électricité et l’eau aillent directement à ceux qui les méritent. Et nous allons accorder une attention particulière aux citoyens qui ont besoin de soins permanents, et leur donner un soutien continu ».

[27] Le problème de la croissance démographique a été longtemps sous-estimé, pour des raisons tenant à la fois à l’islam en général, et à la doctrine wahhabite en particulier, celle-ci ne pouvant tout simplement pas envisager l’idée d’un contrôle des naissances. A l’occasion de l’interview précitée, accordée le 11 mai 2002 au rédacteur en chef du journal Al-Sharq Al Awsat, (« Le Moyen-Orient ») celui qui n’était encore que le Prince héritier, tout en prenant la mesure du problème, semblait, pour des considérations de politique intérieure, imputer les difficultés induites par le taux de croissance démographique moins à des mécanismes endogènes qu’à des causes conjoncturelles externes : « Depuis les années quatre-vingt-dix, lorsque le Royaume a dû faire face à des événements internes et externes difficiles, nous réfléchissons aux mesures susceptibles d’être adoptées pour faire face à la croissance démographique et à une source de revenus unique dépendant de fluctuations externes qu’il est impossible de contrôler [i.e. les cours du baril de brut]. Tous les règlements et les codes annoncés témoignent tout simplement de notre réalisme à nous adapter à des conditions qui n’étaient pas prévues ou qui ont été plutôt imposées de l’extérieur et qui n’entraient pas dans nos calculs. Notre seule option est de les traiter par des moyens et des méthodes pratiques sans tarder et sans tergiverser. Il est possible de tout envisager, excepté les questions qui touchent à notre chariah [i.e. l’établissement d’une politique de ‘planning familial’ qui heurterait l’establishment wahhabite]. C’est une question que nous refusons et sur laquelle nous n’accepterons aucun compromis ». La quadrature du cercle en quelque sorte. Et pourtant, cette croissance démographique effrénée constitue probablement un des défis majeurs que le régime saoudien ait aujourd’hui à relever s’il veut échapper à des difficultés qui pourraient devenir insurmontables. L’augmentation des revenus du pétrole n’a de fait pas suivi le boom démographique. Entre 1990 et 2005, la croissance annuelle de la population était deux fois supérieure à la croissance moyenne du PIB. Et même si la population s’accroît moins rapidement qu’il y a dix ans, cela explique que le taux de chômage en Arabie saoudite demeure élevé. Si le royaume a tant tardé à considérer ce problème de la croissance démographique, c’est qu’il y avait aussi des raisons géopolitiques à cette sous-estimation, qui ont fait de la démographie une « arme » face aux autres États plus ou moins peuplés de la péninsule. Le royaume saoudien a, en effet, toujours eu la hantise d’apparaître comme un « nain démographique » aux yeux de ses rivaux régionaux. Ce n’est plus tout à fait le cas aujourd’hui puisque l’Arabie saoudite est en quelque sorte devenue une puissance démographique représentant même 70 % du CCEAG (Conseil de coopération des États Arabes du Golfe) plus connu sous l’acronyme de CCG (Conseil de Coopération du Golfe). Mais ce qui a pu apparaître comme un avantage se présente désormais comme un handicap.

[28] C’est d’ailleurs l’une des raisons qui pousse MBS à préconiser une « Saoudisation » des industries militaires dans le plan « Vision 2030 » : « L’impact positif de la nationalisation des industries militaires ne se borne pas seulement à une partie des dépenses militaires, mais il la dépasse pour créer des activités industrielles et des services de soutien tels que les équipements industriels, les communications et la technologie de l’information, ce qui contribue à la création qualitative des emplois dans l’économie nationale. Notre patrie est le pays qui dépense le plus, à l’échelle internationale, dans le domaine militaire où nous étions au 3ème rang au monde en 1437 Hégire/2015). Cependant, moins de 2 % de ces dépenses est produit localement, le secteur des industries militaires locales se limite à sept entreprises et deux centres de recherche seulement.

[29] Cf. Bruce Riedel, « In Yemen, Iran outsmarts Saudi Arabia again », on Markaz, 6 december 2017 (https://www.brookings.edu/blog/markaz/2017/12/06/in-yemen-iran-outsmarts-saudi-arabia-again/).

 [30] Mieux, une mesure passée presque inaperçue mais éminemment symbolique dans un pays qui se revendique d’un islam intransigeant. Depuis le 1er octobre 2016, l’Arabie saoudite s’est mise au calendrier grégorien, au dépend du calendrier hégirien que le royaume utilisait jusque-là. Une autre des mesures d’austérité que Riyad se voit obligée de prendre pour maîtriser ses dépenses publiques. En effet, avec près de 80 % de sa population active exerçant dans la fonction publique, l’Arabie saoudite entend ainsi augmenter de onze jours le temps de travail de ses fonctionnaires. En effet, le calendrier hégirien est divisé en 12 mois de 29 ou 30 jours et compte onze jours de moins que le grégorien. Concrètement, cela revient à dire que l’administration saoudienne travaillera au maximum onze jours de plus qu’auparavant, mais pour le même salaire. Pour le royaume, ce sera donc l’avantage de plus de travail pour moins de dépenses. Seulement, ce passage au calendrier grégorien n’est relatif qu’à l’administration. L’Arabie saoudite continuera bien évidemment à se fier au calendrier hégirien, notamment en ce qui concerne son fonctionnement et la fête de l’Aïd el-Kebir.

[31] Il y a aura d’autres par la suite pour un montant cumulé de quelque 50 milliards de dollars, avec 9 milliards levés en mars 2017 et 12,5 milliards en septembre 2017, puis 11 milliards en avril 2018, avant un nouvel emprunt début janvier 2019.où l’engouement des investisseurs avait également été au rendez-vous. Et ce, en dépit d’un contexte embolisé par les suites de l’« affaire Khashoggi », du nom du journaliste Jamal Khashoggi assassiné le 2 octobre 2018 au consulat saoudien d’Istanbul. L’Arabie saoudite a emprunté 7,5 milliards de dollars le 9 janvier 2019, un montant représentant la moitié de son programme de financement international pour 2019, selon la banque HSBC, qui fait partie des établissements pilotant l’opération. L’emprunt se découpait en deux tranches, une première de 4 milliards à 10 ans et une deuxième de 3,5 milliards à 31 ans, avait précisé la banque. La demande avait été élevée, atteignant 27 milliards de dollars, toujours selon HSBC. Le coupon (taux d’intérêt annuel) devrait avoisiner les 4,5 %, pour les titres à échéance de 10 ans, soit un niveau similaire à son dernier emprunt de même maturité en avril 2018. Pour les obligations à échéance de 31 ans, le taux devrait approcher les 5,31 %. Outre HSBC, quatre autres établissements bancaires pilotaient cet emprunt : BNP Paribas, Citicorp, JPMorgan et NCB Capital Company. L’Arabie saoudite a même fait ses premiers pas en 2019 sur le marché obligataire en euros. Le 2 juillet 2019, le Royaume a levé 3 milliards d’euros dans une opération en deux tranches, l’une à 8 ans et l’autre à 20 ans. Pour l’Arabie saoudite, venir solliciter les gérants européens permet de renforcer sa base d’investisseurs. En dehors de ses levées de fonds domestiques, elle n’avait jusque-là émis qu’en dollars. Cette opération inaugurale va lui permettre de se faire connaître sur ce nouveau marché. Un accès dont il a de plus en plus besoin car le royaume saoudien est devenu un émetteur obligataire régulier pour financer son déficit courant. Riyad comptait ainsi lever en 2019 quelque 120 milliards de riyals (28,5 milliards d’euros) en dettes locale et internationale. Noté A-, le Royaume des Saoud est un emprunteur solide et qui offre un taux positif. Un élément qui explique en grande partie l’importance de la demande. Le livre d’ordre final avait en effet atteint 15 milliards d’euros, soit cinq fois le montant offert.

[32] Cf. Jacques-Jocelyn Paul, Arabie saoudite. L’incontournable, Paris, Riveneuves Editions, 2016. Cf. également Entretien avec Jacques-Jocelyn Paul, on le blog de l’IMA, 22 décembre 2016 (https://www.imarabe.org/fr/blog/2016/12/arabie-saoudite-la-culture-et-les-loisirs-sont-indispensables-a-notre-qualite-de-vie).

[33] Le « syndrome hollandais », indissociable de ce que l’on a pu qualifier de malédiction de l’« Or noir » pour de nombreux pays pétroliers vivant d’une économie rentière, est un phénomène économique qui relie l’exploitation d’une ressource naturelle au déclin de l’industrie manufacturière locale, et de manière plus générale à l’absence d’activité productive nationale. Ce phénomène est un cercle vicieux qui est suscité par l’accroissement confortable des recettes d’exportations induites par cette ressource au détriment de toute autre activité économique, ce qui accroît d’autant les importations de ce qui n’est pas produit sur place. Inspiré du cas néerlandais des années 60, quand les revenus des Pays-Bas augmentaient considérablement à la suite de la découverte d’immenses gisements de gaz dans la province de Groningue, puis en mer du Nord, le terme également employé de « maladie hollandaise » est utilisé par extension pour désigner les conséquences nuisibles provoquées par une augmentation importante des exportations d’une ressource naturelle par un pays, en nuisant structurellement à sa compétitivité.

[34] Cf. Interview de Mohammed Bin Salman, « Full Transcript of Prince Mohammed Bin Salman’s Al Arabiya Interview », Inside the Newsroom, on alarabiya.com, 26 avril 2016 (http://english.alarabiya.net/en/media/inside-the-newsroom/2016/04/25/Full-Transcript-of-Prince-Mohammed-bin-Salman-s-Al-Arabiya-interview.html).

[35] Quelques précisions de vocabulaire s’imposent. La notion de « réserves » doit donc être considérée avec précaution. En effet, lorsqu’un État a atteint son pic de production, soit la moitié des réserves exploitables. La notion de « réserves prouvées » est en elle-même sujette à caution. Les chiffres sur les réserves de pétrole sont la plupart du temps erronés. La principale erreur toujours commise par les compagnies pétrolières, autant que les institutions gouvernementales, réside dans le fait qu’elles ne rapportent pas dans le temps les découvertes de réserves (backdating) : lorsqu’une compagnie fore son premier puits exploitable dans n’importe quel champ, elle peut se faire une idée raisonnable sur la quantité de pétrole récupérable à terme. Cette sous-estimation régulière des réserves par les compagnies renvoie au fait que si la taille estimée du gisement est déclarée pendant la première année d’exploitation, elle doit payer une taxe conséquente sur l’ensemble de ce gisement. Naturellement, les compagnies déclarent des estimations de capacité graduellement pour étaler la charge fiscale. Elles le font aussi pour maintenir la cote des actions à la hausse de façon régulière et stimuler la poursuite des investissements en déclarant des découvertes de nouvelles réserves dans des champs plus anciens, alors que ces réserves ne sont pas du tout nouvelles. Dès lors que la production nationale est déterminée sur la base des réserves « prouvées » déclarées, celles-ci sont parfois manipulées, comme ce fut le cas avec beaucoup de pays de l’OPEP au milieu des années 80. L’OPEP décida de fixer les quotas de production en fonction des réserves « prouvées » déclarées. Le résultat, lorsque ce nouveau système de quotas fut mis en application en 1986, fut une augmentation brutale des réserves déclarées sans découverte rapportée : de 467,3 milliards de barils en 1982 à 771,9 milliards de barils en 1991, sans qu’aucune découverte d’importance ne justifie cette hausse de plus de 300 milliards de dollars. Le moins que l’on puisse dire est que cette opacité affectant les données relatives aux réserves qui demeurent purement déclaratives a largement contribué à alimenter le doute sur les réserves effectives : en effet, d’après les données de référence reprises par le groupe anglais BP dans son rapport de 2003 sur l’énergie mondiale, l’Arabie Saoudite serait ainsi passée, entre 1985 et 1990, de 169 milliards de barils de réserves « prouvées » de « pétrole conventionnel » à… 258 milliards, soit 51 % de plus ! Tous les principaux pays producteurs de l’OPEP se trouveraient dans la même situation : Les Emirats Arabes Unis avec Abu Dhabi (30 milliards de barils déclarés en 1985 contre 92 milliards en 1988), l’Iran (48 milliards en 1985, 92 milliards en 1988), l’Irak (44 milliards en 1985, 100 milliards en 1988). Le tout sans qu’aucune découverte significative de nouveaux champs pétrolifères n’ait eu lieu dans ces pays au cours de ladite période. On peut donc raisonnablement douter de la fiabilité de certains chiffres. Les experts pétroliers insistent sur le fait que toutes les réserves devraient être rapportées au premier forage réussi d’un champ, en soustrayant la quantité déjà extraite, afin de déterminer précisément quelle quantité de pétrole il reste vraiment. Pour parler de ce qui reste dans un champ en exploitation, on utilise l’expression ‘réserves prouvées’ qui ne correspond en fait qu’à un calcul de probabilité dont les critères varient selon que l’on travaille pour les Etats-Unis, la France ou la Russie. Les chiffres officiels sur les réserves ‘restant à découvrir’ sont exprimés à travers trois valeurs différentes, appelées F95, F50 et F5. La première indique la quantité de pétrole disponible avec une probabilité de 95 %, la seconde avec une probabilité de 50 %, la troisième avec 5 %. Or dans les rapports sur lesquels s’appuient les gouvernements, les banques ou les actionnaires, on ne retient en général qu’une valeur médiane, appelée Mean, entre les trois niveaux de probabilité. Peu importe qu’un rapport de presque 1 à 10 puisse séparer F95 et F5. Et que le chiffre finalement retenu ait moins d’une chance sur deux d’être atteint. Pour parler sérieusement de réserves, il conviendrait donc d’abandonner les termes tels que « réserves probables », « réserves estimées » et même « réserves prouvées », pour adopter « réserves récupérables à terme » (Ultimately Recoverable Reserves, ou URR) qui ont été correctement rapportées à leur découverte. Tout le reste revient à satisfaire aux exigences d’un comptable, politique ou analyste boursier. Comme le souligne ironiquement Daniel Yergin, « Le pétrole, c’est 10 % d’économie et 90 % de politique ». Cf. Daniel Yergin, auteur du livre intitulé Les Hommes du pétrole, Paris, Stock, 1991.

[36] Un enjeu d’autant plus fondamental qu’il pourrait hypothéquer les lourds investissements nécessaires pour ouvrir de nouveaux puits pour retarder le Peak-Oil pétrolier. Le Peak Oil ou « pic de Hubbert » provient du nom du géologue américain Marion King Hubbert, ancien directeur des recherches de la Shell, qui a théorisé, en 1956, l’existence du pic de production au-delà duquel les quantités extraites et commercialisées auront atteint leur maximum et ne pourront plus, ensuite, que décliner inexorablement. La décrue de la production, associée à une augmentation continue de la demande mondiale, entraîneront une hausse des prix du baril irréversible au niveau mondial mais avec des quantités produites par chacun des pays producteurs en baisse. Toute la difficulté de la question réside dans le fait de déterminer quand ce fameux pic sera atteint. Les dirigeants de la Saudi Aramcoavaient, en 2005, pour la première fois, reconnu un déclin des puits actuels de l’ordre de 2 % par an. C’était un premier pas dans la transparence mais on est encore loin des taux de déplétion (i.e. d’épuisement irréversible des puits exploités) de 4 % à 6 % estimés par John Thompson, le président de l’exploration chez Exxon-Mobil[36], et même de 5 % à 8 %, voire 12 % selon certains experts indépendants. Le saoudien Sadad Al-Husseini, ancien responsable de l’exploration-production à la Saudi Aramco, pronostiquait dès 2007 une baisse assez forte de la production après 2020, même si la Saudi Aramco produit toujours aujourd’hui environ 10 % du pétrole brut mondial. Il estimait également que les réserves mondiales étaient surestimées d’environ 300 milliards de barils (soit dix ans de production) et que les grands gisements du Moyen-Orient – comme Ghawar en Arabie saoudite ou Burgan au Koweït, le 3ème de la planète après celui de Ghawar devenu le 2ème seulement derrière le champ permien du Texas depuis 2019, même si la comparaison n’est pas exacte puisque le gisement saoudien est un réservoir conventionnel, tandis que le Permien est une formation de schiste non conventionnelle – auraient déjà livré 41 % de leurs réserves initiales. Ces estimations étaient proches de celles fournies depuis plusieurs années par l’ASPO (Association for the Study of Peak Oil and Gas), créée en 2000, mais leur confirmation par une personnalité ayant exercé des fonctions dirigeantes au sein de la compagnie nationale saoudienne constituait à ‘époque une première. En ce qui concerne le « pétrole conventionnel », nous sommes actuellement sur un « plateau », qui se manifeste par une importante fluctuation des prix liée à l’incertitude de l’offre à venir face à la demande toujours croissante. Ce fameux Peak-oil est pressenti de longue date par les géologues, mais prend depuis les années 1990 une tournure de plus en plus officielle. Ainsi en 1998, l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) aurait souhaité annoncer cette échéance pour 2014, avant de se reprendre, l’agence expliquant que ce pic aurait en fait été atteint en 2008 (https://www.iea.org/weo/). Avec l’exploitation des Shale oil américains, il est de nouveau différé de quelques années mais pas au-delà de 2025, autant dire demain.

[37] Il a également insisté sur la mise en place d’une TVA dans les pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), le club des pétromonarchies de la péninsule arabique, pour constituer de nouveaux revenus. La finalisation des « dispositions nécessaires pour l’introduction d’une TVA », en coordination avec les autres monarchies du CCG, devrait permettre une augmentation du PIB de 1,5 % dès son application, prévue en 2018.

[38] Il semble que 9 des 14 membres de l’OPEP auraient largement atteint le Peak-Oil et il se profile aussi pour la Russie (non-membre de l’OPEP), l’Arabie saoudite, le Koweït, les Emirats Arabes Unis et l’Irak.

[39] L’économie de Bahreïn est encore fortement tributaire du pétrole qui représente 60 % des exportations du pays, 70 % des revenus du gouvernement et 30 % du PIB. Bahreïn est le troisième pays du Golfe à avoir fait jaillir du pétrole le 31 mai 1932 sur le champ d’Awali (après l’Iran et l’Irak) mais est également le premier à avoir asséché ses réserves de pétrole, l’Arabie saoudite lui venant en aide en lui concédant les revenus du champ pétrolier off-shore d’Abou Safa à cheval sur les deux Etats.

[40] La puissance de l’Arabie saoudite réside essentiellement dans le fait que son sous-sol recèlerait aujourd’hui les plus importantes « réserves prouvées » de la planète avec 263 milliards de barils selon les estimations actuelles, soit près de 25 % du total mondial, largement devant l’Iran en deuxième position avec 130.7 milliards de barils et l’Irak en troisième avec plus de 115 milliards de barils. Pour donner un ordre de grandeur, ces réserves saoudiennes correspondent à plus de cinq fois celles de la Russie. Mais surtout, pour les « réserves non prouvées », on avance le chiffre de 200 milliards de barils, ce qui en fait théoriquement un pays immensément riche. Matthew Simmons a confirmé, à l’occasion de sa communication effectuée lors de la conférence de l’ASPO de juin 2003, que le Moyen-Orient était et demeure en quelque sorte la « Terre Promise » en matière pétrolière : 85 % de tout le pétrole du Moyen-Orient reposerait dans ce que l’on pourrait qualifier avec Simmons de « Triangle d’Or noir » (energy triangle) s’étendant de Kirkouk, dans le Nord de l’Irak, à travers l’Iran jusqu’aux Emirats Arabes Unis, puis à l’Ouest dans les champs du centre de l’Arabie Saoudite et de nouveau vers le nord à Kirkouk. Selon l’analyse de Simmons (qui parle également d’endowment horseshoe eu égard à la forme regroupant l’essentiel des champs de la région), l’Arabie Saoudite constitue sans mauvais jeu de mots d’al-Qaïda (« la base ») du monde pétrolier, et par voie de conséquence du monde développé.

[41] Mais selon le cabinet KPMG, la Saudi Aramco représentait 63 % en 2017 et contribuait encore à 68 % des recettes en 2019.ce qui signifie que le PIB non-pétrolier ne s’est pas fondamentalement amélioré Cf. KPMG, Kingdom of Saudi Arabia Budget report  : A Review of KSA 2019 Budget and Recent Economic Develpments, décembre 2008 (https://home.kpmg/content/dam/kpmg/sa/pdf/2018/kingdom-of-saudi-arabia-budget-report.pdf).

[42] Si un quart des enfants échappe encore à l’école, tout aussi grave est le fait que 40 % des enfants scolarisés sortent du système scolaire sans atteindre le collège selon Pascal Ménoret dans L’énigme saoudienne. Cela signifie avant tout que la moitié des jeunes Saoudiens entre sur le marché du travail sans aucune qualification. La jeunesse saoudienne souffre en outre d’un déficit criant de formation et de compétences, à force d’avoir consacré le plus clair de son temps à la lecture du seul Coran. L’enseignement religieux occupe entre cinq et neuf heures par semaine. Plus de 30 % du temps d’étude dans le primaire est exclusivement consacré à l’approfondissement de la doctrine wahhabite. Au collège, un cursus obligatoire de quatre ans comprend « culture islamique », « Hadiths », « exégèse du Coran », « jurisprudence islamique » et « monothéisme islamique » selon Stéphane Marchand. Outre le fait que 40 % des 200 000 à 300 000 jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail – qui n’en absorbe qu’un tiers selon Pascal Ménoret -, ont quitté le système scolaire sans diplôme, les deux tiers des « diplômés » sortent des instituts islamiques du Royaume et, faute d’emplois, vont le plus souvent grossir les rangs des mouttawa’yn (« police religieuse »). Aujourd’hui ? seulement 8,5 % des diplômés de l’université le sont dans des filières techniques et ils ne représentent que 2 % des entrants sur le marché du travail selon Pascal Ménoret. Ainsi, entre 1995 et 1999, quelque 114 000 étudiants (dont plus de la moitié de femmes qui n’ont pas accès au marché du travail) sont bien sortis de l’université avec un diplôme. Mais sur ce total, à peine 10 000 étaient des ingénieurs, et 16 000 seulement des experts en marketing et en informatique quand 48 000 avaient obtenu un diplôme d’études islamiques, lequel ne présente évidemment strictement aucun intérêt pour le secteur privé selon Stéphane Marchand. Sur cinq années universitaires, un étudiant saoudien doit généralement valider (avec une note de 60/100) quatre unités de religion (Oummah, société islamique, économie islamique, système politique en islam). Chaque année, le système éducatif saoudien « fabrique » donc des dizaines de milliers de futurs chômeurs dont les frustrations accrues constituent une « bombe à retardement ». D’où la mesure préconisée dans le plan de MBS : « Nous allons chercher à combler le fossé entre les produits de l’enseignement supérieur et les exigences du marché du travail, à développer l’enseignement public et à orienter les étudiants vers des choix fonctionnels et professionnels appropriés, et à fournir une opportunité pour leur réhabilitation et une flexibilité au niveau du changement entre les différentes voies de formation. Nous nous efforcerons à faire en sorte que cinq des universités saoudiennes deviennent au moins parmi les meilleurs (200) universités internationales lors de l’avènement de l’année (1452 Hégire-2030) ».

[43] Selon les données officielles du ministère des Finances et de la Planification, près de 10 % des jeunes hommes saoudiens âgés de 15 à 24 ans seraient aujourd’hui inactifs. Ils ne sont ni travailleurs, ni étudiants, ni dans l’incapacité d’être actifs et ils n’appartiennent pas non plus à la catégorie des jeunes hommes aisés qui, du fait de leur statut financier, ne sont pas dans l’obligation d’être actifs sur le marché du travail. Une large majorité de la population saoudienne n’est donc pas sur le marché du travail proprement dit. Toujours selon les données du même ministère, 2,5 millions d’hommes sont considérés comme étant hors du marché du travail. Un taux de chômage de 34 % pour la tranche des 15 à 19 ans et de 23 % pour les 20 à 24 ans.

[44] Dans son plan « Vision du Royaume d’Arabie saoudite 2030 », il ne cesse de faire référence à ces méthodes anglo-saxonnes. « Nous avons adopté en tant que gouvernement des dispositifs pour les nouvelles orientations et des visions appropriées, en fonction du besoin et de l’analyse des programmes, des plans et des indicateurs pour mesurer les performances atteintes ». Il s’agit des fameux KPI (Key Performance Indicators). Il évoque un « logiciel de gestion de projet » : « nous avons adopté le concept scientifique de gestion de projet. Nous avons établi un bureau de gestion au sein du Conseil des Affaires économiques et du développement et beaucoup d’autres organismes gouvernementaux, comme nous avons établi un centre d’intervention rapide ». Il s’agit en fait d’un « programme de mesure de rendement » : « Nous avons mis en place le Centre national pour la mesure de la performance du secteur public, nous avons établi des indicateurs de performance pour mesurer la responsabilisation et la transparence ».

[45] La mise en oeuvre d’une politique de « Saoudisation » prônée par celui qui n’était encore que le Prince héritier laquelle relève somme toute d’une antienne puisque dès le 10 août 1979, Shaykh Hisham Nazer, alors ministre saoudien du Plan, déclarait déjà dans une interview accordée à la revue Saudi Business : « Chaque Saoudien devrait se fixer pour objectif de remplacer un travailleur étranger ».

[46] Le fait est que l’industrie pétrolière, le bâtiment et les services dépendent principalement de la main-d’œuvre étrangère. Même l’administration n’est pas épargnée. Les étrangers constituent un quart du corps enseignant, et une part bien plus grande encore dans le secteur public de la santé : en dépit des premiers efforts de « Saoudisation », dans le secteur de la santé les 4/5ème des médecins et des infirmiers ne sont pas des « nationaux ». En effet, selon les statistiques du ministère de l’Economie et du Plan actualisées en 2004, près des deux tiers (67 %) de la force de travail du royaume et, de l’aveu même du ministre du Travail et des affaires sociales, le Dr. Ali al-Namlah, près du 4/5ème des actifs dans le secteur privé sont des immigrés, alors qu’à peine un tiers des Saoudiens en âge de travailler ont aujourd’hui réellement un emploi. En janvier 2003, un décret avait proscrit l’emploi d’étrangers parmi les chauffeurs de taxi (essentiellement Pakistanais, Afghans ou Philippins, 10 % seulement étant saoudiens). Cette réduction devait être effective dans les six mois, délai porté immédiatement à deux ans et qui n’a pu qu’être indéfiniment prolongé. Il y a loin de la règle à l’application. Elle a dû être largement aménagée en raison du coût excessif que l’emploi massif de « nationaux » aux prétentions salariales excessives ferait peser sur le budget des compagnies privées de taxis. On voit mal en effet comment des Saoudiens pourraient accepter les conditions de travail de ce type. La plupart des chauffeurs de taxi, originaires du sous-continent indien, travaillent quatorze heures par jour, six jours par semaine, avec un salaire dépassant rarement 1 000 riyals par mois (280 euros). Autant dire un salaire de misère pour tout bon Saoudien longtemps habitué à l’opulence.

[47] La réforme économique vise également à ouvrir les métiers du paramédical et de l’optique aux femmes. La difficulté tient au fait que l’interdiction d’exercer certaines professions (ingénieurie, architecture, sciences politiques) a été depuis l’orgine inscrite dans le code du travail, tandis que les règles interdisant la mixité dans les magasins et entreprises limitent encore grandement les possibilités d’embauche. Ce dernier point imposera d’ailleurs aux femmes qui travailleront dans le paramédical et l’optique « de porter une tenue décente et légale » ainsi que de ne pas se mélanger aux hommes. Tout échoppe ne respectant pas ces principes s’exposerait en effet à une fermeture. Cf. Baptiste Erondel, « Arabie saoudite : plus de professions ouvertes aux femmes ? », in Le Figaro, 19 décembre 2016 (http://madame.lefigaro.fr/societe/arabie-saoudite-plus-de-professions-ouvertes-aux-femmes-191216-128696).

[48] Sarah al-Souhaimi, directrice générale de la banque d’investissement NCB Capital, a été nommée le 16 février 2017 présidente de la Bourse saoudienne, première femme à accéder à ce poste dans le royaume. Sarah al-Souhaimi a été élue par le conseil d’administration de l’opérateur boursier, qui réunit des représentants de la Banque centrale, et des ministères des Finances et du Commerce. Elle est la première femme à diriger une institution financière gouvernementale en Arabie saoudite. En 2014 déjà, lors de sa promotion à NCB Capital, Sarah al-Souhaimi avait été la première femme nommée à la tête d’une banque d’investissement saoudienne. Elle est l’une des rares femmes à accéder à un poste de haut niveau dans les finances. Son père, Jammaz al-Suhaimi, était à la tête du Capital Market Authority de 2004 à 2006. Cette nomination prend tout son sens dans le cadre du plan « Vision 2030 » dont l’un des objectifs affichés est de développer le rôle des femmes dans l’économie et d’augmenter leur participation sur le marché du travail dans les années à venir. Sarah al-Souhaimi préside la principale Bourse du monde arabe – Tadawul All Share Index (TASI)/Tadawul – à un moment crucial pour cette institution qui souhaite se développer et espère obtenir un statut de marché émergent au sein des indices mondiaux MSCI. Pendant son mandat à la tête de la Bourse saoudienne, Sarah al-Suhaimi conservera son poste à NBC Capital, une branche de la Banque commerciale nationale, la plus importante banque cotée du royaume.

[49] En octobre 2012 déjà, à la suite de dizaines de plaintes, les pouvoirs de la Muttawa, officiellement la Hay’a (« Commission pour la promotion de la vertu et la prévention du vice »), honnie des milieux libéraux saoudiens. Mais feu le roi Abdallah lui avait laissé le droit d’arrêter des personnes consommant de l’alcool ou de la drogue ou commettant d’autres actes comme la sorcellerie. C’est notamment pour avoir critiqué la Muttawa que le blogueur Raif Badawi avait été arrêté le 17 juin 2012, après avoir organisé le 7 mai 2012 une conférence pour « marquer une journée de libéralisme et tourné en ridicule les agents de cette Muttawa, et qu’il avait été ensuite condamné à dix ans de prison, 1 000 coups de fouet, une peine confirmée en appel le 7 mai 2014. En 2013, des agents de la Muttawa avaient été appréhendés après un accident ayant fait deux morts lors d’une course-poursuite. Avec les mesures prises par le roi Salman, le gouvernement saoudien réduit davantage encore les pouvoirs de la Hay’a (« Commission pour la promotion de la vertu et la prévention du vice »), honnie des milieux libéraux saoudiens. Selon de nouvelles décisions approuvées le 11 avril 2016 en Conseil des ministres, les officiers et les agents de la police religieuse « ne pourront plus arrêter ou détenir des personnes, ni demander leurs cartes d’identité, ni les suivre », mais ils pourront seulement effectuer des signalements à la police ou à l’agence chargée de la lutte antidrogue. « Seules ces entités spécialisées seront responsables » des enquêtes et des arrestations, a précisé l’agence officielle SPA en détaillant les nouvelles mesures. Les membres de la Muttawa devront aussi avoir une « bonne conduite », veiller à la « réputation » de leur commission et présenter clairement leurs cartes d’identité lorsqu’ils sont en opération. L’idée est de « conseiller aimablement et gentiment » la population. Enfin, une commission de cinq membres fera des propositions au président de la Muttawa, désigné par le roi Salman, pour que les agents rendent des comptes lorsqu’ils commettent des violations ou des abus. La Muttawa a été accusée de commettre des abus en appliquant la politique de ségrégation des sexes et en obligeant les femmes à se couvrir de la tête aux pieds lorsqu’elles sont en public. Des femmes ont été parfois frappées par des agents en raison de leur tenue jugée indécente, et des commerçants maltraités lorsqu’ils ne fermaient pas boutique pendant les heures de prière. En février 2016, des membres de la Muttawa avaient été arrêtés après avoir brutalisé une jeune femme devant un centre commercial de Riyad. Le président de la Muttawa, Abdel Rahmane al-Sanad, avait alors démenti que ses agents aient harcelé ou puni des citoyens, affirmant qu’ils avaient seulement cherché à améliorer le comportement des Saoudiens. Mais cela n’avait pas convaincu et explique l’adoption de ces mesures restrictives adoptées le mois suivant en Conseil des ministres.

[50] L’activiste de la campagne lancée en juin 2011, women2drive, Manaf al Sharif, consultante en sécurité informatique de 32 ans, s’était déjà filmée en vidéo en train de conduire le 21 mai 2011, puis avait renouvelé l’expérience le 17 juin 2011, ce qui lui avait valu d’être emprisonnée neuf jours, puis avait recommencé à nouveau le 29 juin 2012. Une autre activiste, Eman al Nafjan, avait imité sa consoeur le 26 octobre 2012, puis à nouveau le 29 juin 2013.

[51] Cela renvoie aux Al Houquouq al Chariyya (« droits légitimes islamiques »).

[52] Signe des temps, le 11 janvier 2013, un « décret royal sur la réforme du Conseil consultatif » indiquait que ce conseil comporterait désormais 20 % de femmes. Cette réforme était annoncée depuis des années. Le décret précisait également que « le conseil serait doté d’emplacements pour les femmes totalement indépendants de ceux des hommes » et de « portes d’entrée séparées ». En outre, les femmes avaient pour la première fois été autorisées à participer, le 12 décembre 2015, au troisième scrutin municipal de l‘histoire du royaume destiné à renouveler la moitié des 284 conseils municipaux et ce, malgré le hashtag « le danger de la participation des femmes aux municipales ». Une quinzaine d’entre elles avaient même été élue.

[53] Cf. « La vision du royaume d’Arabie saoudite 2030 » Prince Mohammed Bin Salman, (http://spa.gov.sa/galupload/ads/Saudi_Vision2030_FR.pdf).

[54] L’une des fragilités des pétro-monarchies dont fait partie le Royaume d’Arabie saoudite, même si c’est dans une moindre mesure, réside dans le caractère très récent de leur existence étatique, en l’occurrence seulement depuis le XXème siècle, et plus précisément 1932 pour le royaume saoudien, officiellement proclamé le 23 septembre de cette année-là par le roi fondateur Ibn Saoud.

[55] Le 27 décembre 2018, le prince Sultan bin Salman bin Abdulaziz Al Saoud a été nommé par décret royal à la tête d’une agence saoudienne de l’espace nouvellement créée, un poste au rang de ministre, Ahmad al-Khateeb, qui était jusque-là en charge de l’Autorité générale pour le divertissement (General Authority for Entertainment/GEA), lui succède à la tête de l’agence saoudienne en charge du tourisme.

[56]  C’est en tout cas dans le cadre d’une ouverture touristique maîtrisée souhaitée que s’inscrit l’annonce initiale, faite dès le mois d’octobre 2017, de l’autorisation de délivrance prochaine de visas de tourisme. Le 29 septembre 2019, l’Arabie saoudite a finalement annoncé le lancement d’un visa touristique susceptible d’être obtenu auprès des ambassades et consulats saoudiens dans 49 pays. Les citoyens des pays concernés pourront faire une demande de visa électronique en ligne ou obtenir un visa à leur arrivée en Arabie saoudite. Un portail en ligne dédié que l’on trouve sur visitsaudi.com a été lancé et des bornes électroniques sont disponibles dans les aéroports. Le visa touristique permet un séjour d’une durée maximale de 3 mois par entrée, les visiteurs pouvant passer jusqu’à 90 jours par an en Arabie saoudite. Le visa est valable un an et autorise plusieurs entrées. Le coût d’une demande de visa électronique ou de visa à l’arrivée est de 440 riyals saoudiens, majoré de la TVA. L’Arabie saoudite a annoncé son intention d’étendre le programme de visa électronique à d’autres pays en temps utile. L’Arabie saoudite a l’ambition d’atteindre le chiffre de 100 millions de nuitées, issues du tourisme international et national, par an d’ici à 2030, attirant ainsi d’importants investissements étrangers et nationaux et créant jusqu’à un million d’emplois. A l’horizon 2030, l’objectif est de voir le tourisme contribuer à hauteur de 10 % du PIB du pays (soit près de 100 milliards de dollars), alors qu’il représente environ 3 % aujourd’hui. Une solide stratégie de développement du secteur étaye le lancement du nouveau visa touristique. La première phase du programme, qui sera menée de 2019 à 2022, mettra l’accent sur l’attraction de nouveaux visiteurs qui viendront « découvrir l’Arabie saoudite ». La deuxième phase du programme, qui sera menée à partir de 2022, s’efforcera d’inciter les visiteurs à vivre « l’expérience saoudienne ». Dans le cadre de la première phase, plus de 20 nouveaux sites touristiques devraient être aménagés afin d’élargir le choix des visiteurs et leur permettre de découvrir les trésors cachés du pays. Dans le cadre de la deuxième phase, sera lancé le développement complet de gigantesques projets saoudiens, notamment NEOM, Amaala, le projet de la mer Rouge, Al-Ula, Qiddiya et Ad-Diriyah. S’exprimant à l’occasion du lancement du nouveau visa touristique, Son Excellence Ahmad Al-Khateeb n’hésitait pas à affirmer : « Ce soir, nous entrons dans l’Histoire. Pour la première fois, nous ouvrons notre pays aux touristes du monde entier. Que les personnes qui envisagent de visiter l’Arabie saoudite sachent qu’elles ne trouveront nulle part ailleurs dans le monde un accueil plus chaleureux. Et qu’elles ne trouveront pas un peuple plus fier de partager les richesses de sa terre avec elles. Ne vous y trompez pas, c’est la stratégie Vision 2030 en action. Sous l’égide de Sa Majesté le Roi et de Son Altesse Royale le Prince héritier, nous assurons et centrons tous nos efforts sur un secteur non pétrolier qui stimulera la croissance et diversifiera notre économie pour les décennies à venir. L’Arabie saoudite s’ouvre. Nous ouvrons notre économie. Nous ouvrons notre société. Désormais, nous ouvrons nos maisons et nous ouvrons nos cœurs aux invités du monde entier. Venez visiter l’Arabie saoudite. Et laissez-nous vous accueillir en Arabie ». De fait, cela constitue une première dans un pays où les permis d’entrée étaient jusque-là délivrés aux seuls pèlerins effectuant le grand ou le petit pèlerinage à La Mecque – le hajj ou l’omra -, ou devaient être obtenus, dans le cadre du système de la kafala, grâce à un kafil [la personne, obligatoirement saoudienne, auprès de laquelle un étranger doit s’enregistrer] ou sponsor selon la terminologie anglo-saxonne, voire à une société ou à un organisme officiel. La délivrance de visas touristiques fait évidemment partie du programme Vision 2030 initié par le prince héritier MBS dans le but de diversifier l’économie du royaume, et donc d’atténuer sa dépendance au pétrole ainsi que son image de pays ultraconservateur. De fait, cette annonce initiale a été suivie en novembre 2017, de l’octroi des premières licences aux agences habilitées du royaume, puis de la notification de la période de délivrance des premiers visas effectifs, puis des précisions apportées quant à leur support électronique et la précision de leur disponibilité pour les femmes, enfin de la liste des pays éligibles communiquée mi-janvier 2018. Une équipe composée du ministère de l’Intérieur, du ministère des Affaires Etrangères et de la Saudi Commission for Tourism and National Heritage (« Commission Saoudienne du Tourisme et du Patrimoine National ») créée en 2000 et présidée alors par le prince Sultan bin Salman bin Abdulaziz Al Saoud avait travaillé activement en amont sur un certain nombre de points censés être respectés par les agences de voyages locales accréditées par le gouvernement, ainsi que par les touristes qui devront s’engager à respecter les traditions locales et tenir compte des valeurs islamiques du royaume durant leur séjour. Le choc culturel est, en effet, susceptible d’être important pour une société saoudienne traditionnellement conservatrice et peu préparée à recevoir des visiteurs qui ne viendraient pas exclusivement pour le pèlerinage, comme c’est le cas pour les quelque huit millions de motamirin (« pèlerins » de l’extérieur du royaume) pour les deux pèlerinages confondus qui se rendent en Arabie saoudite chaque année et que Riyad voudrait faire passer à 30 millions. Le tourisme religieux dans son ensemble représente, avec près de 20 milliards de dollars dont 12 milliards pour les deux pèlerinages (Hajj et Omra confondus) et un revenu annuel des seules fêtes du Hajj avoisinant 6 milliards de dollars, la deuxième source de revenus derrière le pétrole. L’activité touristique aujourd’hui essentiellement à caractère religieux représente 3,3 % du PIB saoudien et emploierait quelque 600 000 personnes selon une étude de World Travel and Tourisme Council relative à 2017. L’objectif assumé de diversifier le tourisme en développant un tourisme non-religieux ne peut néanmoins manquer de soulever certaines interrogations notamment en termes vestimentaires, particulièrement pour les femmes. Et ce, d’autant plus que, par ailleurs, les touristes de sexe féminin de moins de 25 ans seront tenues d’être accompagnées par un membre au moins de leur famille et d’une partie du groupe touristique, ce qui renvoie implicitement à la pratique du mahram (« tuteur ») toujours en vigueur dans le royaume, qui fait des femmes des mineures légalement parlant. Autre bémol à cette ouverture affichée mais qui demeure limitée, les itinéraires ne pourront inclure des visites de La Mecque et de Médine constitutives du horm (« espace sacré ») et qui demeurent haram (« interdites ») pour les non-musulmans. L’Arabie Saoudite projette d’ouvrir des complexes touristiques sur la côte de la mer Rouge, mais le projet reste très flou. On ignore encore si de l’alcool sera servi, si les femmes pourront s’habiller comme elles le souhaitent, si des hommes et des femmes non mariés seront autorisés à partager des chambres, si les boîtes de nuit serviront les hommes et les femmes ensemble. Toutes choses qui vont de soi au sein d’un complexe touristique moderne. Or, il n’existe pour l’heure toujours pas de réponses claires à ces questions. C’est dire que le développement d’un tourisme non religieux international qui constitue sans aucun doute un réel capital pour le royaume en termes de recettes économiques prendra donc certainement du temps.

[57] Le projet devrait créer 70 000 emplois, selon John Pagano, PDG de la Red Sea Development Company, et ajouter 22 milliards de riyals (5,2 milliards d’euros) au PIB saoudien par an. Des partenariats public-privé ont été établis et des centaines de contrats d’une valeur de 2,5 milliards de riyals (600 millions d’euros) déjà conclus, a-t-il ajouté. La formation du personnel, plus habitué à accueillir des cadres en court voyage d’affaires ou des pèlerins musulmans se rendant à La Mecque, reste le principal défi, estime-t-il : « Nous avons besoin d’une initiative à l’échelle nationale pour former les professionnels », explique M. Pagano, soulignant que l’Arabie Saoudite veut accueillir 100 millions de visiteurs d’ici 2030, avec un million de personnes censées travailler dans le secteur. Le PDG appelle également à « ouvrir le pays », pour améliorer son image très négative à l’étranger et reconnaît qu’il reste « beaucoup à faire » malgré les « transformations majeures en cours ». Et les diverses campagnes de promotion en Occident.

[58] A l’occasion d’un accord intergouvernemental signé début avril 2018, l’Arabie saoudite a notamment confié à la France, dotée aux dires même de Riyad de la « meilleure école d’archéologie du monde », la responsabilité des fouilles archéologiques du site d’Al-Hijr (ou Madain Salih, ou encore Al-Hijr et anciennement appelée Hégra selon les orthographes utilisées), localisé dans la région d’Al-Ula, seule agglomération de quelque 40 000 habitants (dans la province de Médine, à près de 400 kilomètres de la ville sainte). Ce site antique [IIIème – IIème av. J.-C.], sur lequel travaillent déjà depuis 2008 des scientifiques du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de l’Institut Français d’Archéologie du Proche-Orient (IFAPO) notamment, s’inscrit dans la continuité spatiale d’un royaume nabatéen indépendant [IVème – Ier av. J.-C.] dont la capitale politique était Pétra, en Jordanie voisine. Il s’agit en tout cas du premier site archéologique d’Arabie saoudite inscrit, depuis le 8 juillet 2008, au patrimoine mondial de l’UNESCO. Pour al-Hijr, le nombre de visiteurs aurait atteint les quelque 40 000 depuis le début des années 2010, pour l’heure principalement des Saoudiens ainsi que des résidents étrangers du royaume. Ce nombre pourrait doubler avec l’assouplissement des conditions d’accès, et la possibilité d’obtenir une autorisation de visite sur place et pas seulement à Ryad. Avec ses 138 tombeaux rupestres et ses puits, cet ensemble somptueux réparti sur 1 600 hectares constitue probablement le site le plus important conservé de la civilisation des Nabatéens (courant sur l’ensemble du Ier millénaire av. J.-C.), en dehors évidemment du célébrissime site de Pétra. L’Histoire de ces populations pré-islamiques est, de fait, mentionnée dans le Coran en lien avec le Prophète Salih, fils de Juda, censé avoir été envoyé parmi la société des Thamud, un peuple antique troglodyte de l’Arabie orientale et centrale vivant dans des maisons creusées dans la montagne. De nombreux Oulémas (« docteurs de la foi ») apparentent sans doute abusivement les Thamud aux Edomites [VIIIème – VIème av. J.-C.] du fait de la description similaire de leur habitat troglodyte. Le fait est que Riyad entend désormais valoriser la richesse archéologique du royaume longtemps sous-exploitée. Comme le souligne à dessein le Prince héritier Mohammed Bin Salman dans son Plan Vision du royaume d’Arabie saoudite 2030 annoncé le 26 avril 2016 : « Nous sommes fiers de la diversité culturelle et historique arabe et musulmane de notre patrimoine, et nous reconnaissons l’importance de les préserver pour la promotion de l’unité nationale et la consolidation des valeurs arabes et islamiques authentiques. Nous avons décidé de promouvoir les routes commerciales anciennes reliant les civilisations, nous allons sauvegarder notre identité nationale, la mettre en évidence et la transmettre aux générations futures, tout en prenant soin de la langue arabe, de la création de musées, de l’organisation d’événements et d’activités culturelles. Nous allons continuer à travailler sur la relance du patrimoine national, arabe, islamique et ancien et promouvoir les sites et les enregistrer internationalement ». Parmi les objectifs déclarés figure notamment celui d’augmenter le nombre de sites archéologiques déjà classés par l’UNESCO – celui d’Al-Hijr évidemment classé dès 2008, suivi par le district d’at-Turaif à ad-Dir’iyah avec la forteresse de Masmak, centre historique du pouvoir temporel des Saoud (province de Riyad) en 2010, puis de la ville historique de Djeddah, connue autrefois sous l’appellation de « Sirène de la mer Rouge » et aujourd’hui surnommée « la porte du Hajj » (province de La Mecque) en 2014, l’art rupestre de la région de Haïl (province du Haïl) en 2015, et enfin dernière en date l’Oasis d’al-Ahsa en 2018 – du double au moins à l’horizon 2030. De fait, l’accord signé avec la France fait partie d’un projet bien plus vaste pour développer un complexe centré sur les activités touristiques et culturelles de cette région du Centre-Nord du royaume, s’étendant sur 22 000 km2 de la frontière jordanienne à la mer Rouge, autour de l’agglomération d’Al-Ula selon le directeur général de la « Commission royale pour Al-Ula », Amr Al Madani. Ainsi un parc naturel, touristique, archéologique et culturel de la superficie de la Belgique devrait voir le jour dans les prochaines années dans le Nord-Ouest du pays afin de faire venir entre 1,5 et 2 millions de touristes dans une région jusque-là sous-exploitée. Il est prévu de créer une structure française ad hoc, mais financée par les Saoudiens pour développer ce projet colossal comme les affectionne le Prince héritier MBS, projet estimé entre 50 et 100 milliards de dollars (40,5 à 81 milliards d’euros). A cet effet, a été désigné fin 2017 un « envoyé spécial de la présidence de la république pour Al-Ula », qui se trouve être Gérald Mestrallet – de son état président du Conseil d’administration du groupe Engie – pour coordonner sur dix ans le montage de ce projet complexe, lequel ne se résume pas en effet à une simple « ingénierie » culturelle et muséographique mais implique également de prévoir des infrastructures de transport, hôtelières et de loisirs dans une région longtemps isolée. La maîtrise d’ouvrage de ce projet reviendrait à cette structure française ad hoc – à l’image de l’Agence France-Museums Louvre-Abdu Dhabi établie depuis le 11 juillet 2007 et assurant une mission d’assistance et d’expertise auprès de ses partenaires émiriens du Department of Culture and Tourism Abu Dhabi (DCT), la structure en charge de la promotion et du développement de la culture et du tourisme de l’Emirat – travaillant en partenariat avec la « commission royale saoudienne pour Al-Ula », initialement présidée par le jeune prince Bader Bin Abdullah ben Farhan, un cousin trentenaire très proche du Prince héritier, nommé le 2 juin 2018 ministre de la Culture à part entière. Cela implique également une formation professionnelle de personnels compétents. Laquelle s’inscrit plus largement dans la stratégie de « saoudisation » accélérée de l’économie, consistant à promouvoir une élévation du niveau de formation, concrétisée avec le lancement du portail national pour le travail, Takat (« Compétences »), destiné à développer une culture de l’efficacité qui laissait quelque peu à désirer jusque-là. D’ores et déjà, une centaine de jeunes Saoudiennes et Saoudiens auraient été envoyés durant plusieurs mois en France pour bénéficier de l’expertise française dans le secteur touristique et être formés aux différents métiers d’un secteur économique prometteur. Pour Gérard Mestrallet, cet accord est « sans précédent », notamment par l’ampleur et la variété des domaines qu’il couvre, qu’il s’agisse de l’archéologie, de l’offre culturelle et artistique mais aussi des infrastructures, de l’énergie, des transports, de la formation et de « tout ce que la France peut offrir en termes de valorisation du patrimoine ». Cf. « Al-Ula, le trésor archéologique sur lequel mise l’Arabie saoudite », in Le Monde, 13 avril 2018 (http://www.lemonde.fr/proche-orient/video/2018/04/13/al-ula-le-tresor-archeologique-sur-lequel-mise-l-arabie-saoudite_5285083_3218.html).

[59] Cf. Jacques-Jocelyn Paul, Arabie saoudite. L’incontournable, Paris, Riveneuves Editions, 2016. Cf. également Entretien avec Jacques-Jocelyn Paul, on le blog de l’IMA, 22 décembre 2016 (https://www.imarabe.org/fr/blog/2016/12/arabie-saoudite-la-culture-et-les-loisirs-sont-indispensables-a-notre-qualite-de-vie).

[60] Cf. Jacques-Jocelyn Paul, Arabie saoudite. L’incontournable, Paris, Riveneuves Editions, 2016. Cf. également Entretien avec Jacques-Jocelyn Paul, on le blog de l’IMA, 22 décembre 2016 (https://www.imarabe.org/fr/blog/2016/12/arabie-saoudite-la-culture-et-les-loisirs-sont-indispensables-a-notre-qualite-de-vie).

[61] Le 27 décembre 2018, un proche du prince héritier, Turki al-Cheikh, avait été par décret royal promu de la direction de l’agence chargée des sports à l’Autorité générale pour le divertissement (General Authority for Entertainment/GEA) en succédant à Ahmad al-Khateeb. Le 27 octobre 2019, Faysal Bafarat est devenu son adjoint en tant que nouveau directeur général (CEO) de la General Entertainment Authority/GEA. Le président de la GEA, Turki Al-Sheikh, avait annoncé la nomination de Faysal Bafarat en remplacement de Amr Banaja, en fonction depuis août 2018. Faysal Bafarat avait rejoint la GEA en janvier 2018. Il avait d’abord été nommé PDG par intérim avant de devenir le conseiller principal du président du conseil d’administration. Au cours de son mandat à la GEA, Faysal Bafarat avait dirigé plusieurs projets fondateurs, en plus de son rôle à la tête de Riyadh Season. En tant que PDG, Faysal Bafarat est responsable de la direction et du développement de la stratégie de l’autorité, de la prise et de la mise en œuvre des décisions, ainsi que de la performance globale de l’organisation. Au début de sa carrière, il a occupé pendant 20 ans plusieurs postes de direction. Il a commencé sa carrière en Californie, aux États-Unis, en tant qu’ingénieur chez Motorola Technology. Plus tard, il a été nommé responsable de la marque chez Procter & Gamble, puis a rejoint la Direction générale saoudienne des investissements (SAGIA) en tant que vice-président de l’agence de développement régional, avant de devenir son gouverneur adjoint.

[62] Cf. (http://saudigazette.com.sa/saudi-arabia/2017-year-of-entertainment-in-saudi-arabia/).

[63] On peut rappeler que lors de la Guerre du Golfe le chanteur français Eddy Mitchell avait failli être emprisonné pour avoir donné un concert de rock pour les troupes occidentales et qu’il avait fallu l’intervention directe et au plus haut niveau des autorités françaises pour le laisser rentrer. C’était en 1990, à Noël. Le ministre de la Défense de l’époque, Jean-Pierre Chevènement, lui avait demandé de partir là-bas pour soutenir le moral des troupes. Arrivé sur place avec ses musiciens, on lui avait fait savoir que les Saoudiens le considéraient comme un « chanteur du diable ». Ils lui avaient interdit de se produire. Il avait quand même chanté pour les soldats, accompagné par Basile Leroux, auquel on avait prêté une guitare. Mais quand ils étaient repartis du camp, il n’y avait plus d’avion pour rentrer à Paris. C’est là qu’Eddy Mitchell avait été contraint d’appeler Michel Charasse à son secours. Il avait suffi d’un coup de téléphone de l’homme politique à Jean-Pierre Chevènement pour que ce dernier s’occupât personnellement du rapatriement des artistes. Un épisode qui a tout de même jeté un froid sur les relations franco-saoudiennes, obligeant Chevènement à se fendre de cette explication auprès de son homologue : « Les chansons d’Eddy Mitchell ne menacent pas les valeurs de l’islam, pas plus qu’elles ne menacent en France les valeurs chrétiennes », avait-il assuré.

[64] Depuis le 16 février 2017, des milliers de Saoudiens rencontrent les robots Transformers et autres superhéros des studios américains Marvel lors du Festival Comic Con. Jusqu’au 18, l’événement – qui rend notamment hommage aux jeux vidéo et séries télévisées – est installé à Djeddah, au bord de la mer Rouge. Dans un pays ultraconservateur où il est impossible de trouver un théâtre ou une salle de cinéma, une telle manifestation peut surprendre. En réalité, le festival Comic Con est le résultat d’un calcul politique. Le gouvernement cherche à réduire la frustration d’une jeunesse désireuse d’une véritable offre culturelle. 75 % des 29,2 millions de Saoudiens ayant moins de 30 ans, il est donc impératif pour le roi Salman bin Abdulaziz Al Saoud de trouver « une manière d’éviter l’explosion ». Désormais, une nouvelle étape est franchie. L’ouverture à la culture et au divertissement est assumée par le gouvernement. Et l’organisation du festival Comic Con n’est qu’un exemple parmi d’autres. En octobre 2016, un spectacle de catch est organisé seulement quatre jours après un concert de hip-hop du groupe new-yorkais iLuminate à Riyad. Un événement à la suite duquel Ahmed Al-Khatib, responsable de l’Autorité du divertissement expliquait que, désormais « au lieu de penser où aller et ne pas avoir d’options, vous aurez trois ou quatre évènements chaque week-end ».

[65] Cf. Hala Kodmani, « Arabie saoudite : le ‘tufush’, mal-être des moins de 30 ans », in Libération, 21 juin 2017 (http://www.liberation.fr/planete/2017/06/21/arabie-saoudite-le-tufush-mal-etre-des-moins-de-30-ans_1578613).

[66] Ces rodéos urbains, étudiés par Pascal Ménoret dans Royaume de l’asphalte. Jeunesse saoudienne en révolte, sont un phénomène ancien puisqu’ils ont commencé dans les années 1970. Des gamins des classes populaires volaient des voitures qu’ils lançaient ensuite jusqu’à 200 km/h, en leur faisant faire des dérapages, comme si elles se tenaient en équilibre sur deux roues. Ces rodéos continuent aujourd’hui encore à Riyad. A travers ces jeux dangereux, des jeunes ont créé une sorte de « contre-société » avec des références qui leur sont propres. Les jeunes s’amusent ainsi parce qu’il n’y a pas d’autres distractions. Pas de théâtre, pas de cinéma, encore moins de bars. Il y a certes cette dimension divertissante, mais ces rodéos sont aussi l’expression de ce désoeuvrement de la jeunesse saoudienne. Certains de ces jeunes peuvent aussi constituer une menace pour la stabilité du royaume à l’heure de l’austérité car nombre d’être eux aujourd’hui sont condamnés à des petits boulots s’ils ne parviennent pas à bénéficier de la wasta (« piston »). Un cas intéressant est celui de Youssef Ayéri (1973-2003), un des principaux activistes d’al-Qaida en Arabie saoudite, qui s’était d’abord fait connaître dans les rodéos urbains de Dammam dans l’Est de l’Arabie, avant d’aller faire le djihad en Afghanistan. Il était ensuite revenu en Arabie où il avait été tué en 2003 dans un accrochage avec les forces de sécurité lorsqu’al-Qaida avait entamé une campagne d’attentats dans le royaume. Cf. Pascal Ménoret, Royaume de l’asphalte. Jeunesse saoudienne en révolte, Paris, La Découverte, 2016. Et cf. Interview de Pascal Ménoret, « La jeunesse saoudienne ne se tient pas muette et résignée », in Le Figaro, 26 juin 2016 (https://www.lefigaro.fr/international/2016/06/26/01003-20160626ARTFIG00196-pascal-menoret-la-jeunesse-saoudienne-ne-se-tient-pas-muette-et-resignee.php).

[67] Cf. Mirza Al-Khuwaildi, « Où aller ce soir ? », tribune libre in Asharq Al-Awsat, (« Le Moyen-Orient »), 27 avril 2016 (http://english.aawsat.com/).

[68] Cf. interview du Grand mufti Abdulaziz al-Cheikh cité par le site d’information en ligne Sabq (« Le prix ») proche des autorités, vendredi 13 janvier 2017 (https://sabq.org/). Le poids du Grand Mufti est considérable. L’Establishment religieux wahhabite occupe depuis la fondation du régime saoudien une place de choix au sommet de l’Etat saoudien. La fonction de Grand mufti consiste essentiellement à édicter des fatwas (décret religieux) ayant force de loi puisqu’elles sont censées traduire l’enseignement du Prophète. Elle revient presque toujours, à de rares exceptions près, aux descendants du « Réformateur », dont la famille porte le nom prestigieux des Al Ahl Shaykh. Ils constituent une véritable « dynastie religieuse » selon Antoine Basbous. Cf. Antoine Basbous, L’Arabe saoudite en question, Paris, Perrin, 2002. Abdallah Bin Abdellatif Al-Ahl Shaykh a été imam de 1902 à 1921 ; son frère Muhammad Bin Abdellatif Al-Ahl Shaykh durant la décennie suivante, et enfin Muhammad bin Ibrahim Al Ahl-Shaykh qui a « régné » sur le Wahhabisme saoudien de 1932 à 1969. Le pouvoir de ce dernier était tel qu’il a directement concurrencé le pouvoir royal jusqu’à sa mort. Il contrôlait la police religieuse – la hay’a – qui avait le pouvoir d’intervenir où elle le voulait et quand elle le voulait pour faire respecter le jeûne du ramadan, les cinq prières quotidiennes, la tenue vestimentaire des femmes, l’interdiction de l’alcool. Il cumula rien moins que dix-huit titres et fonctions diverses qui allaient de la propagation de l’islam en Afrique, dans sa version exclusivement wahhabite naturellement, à l’enseignement des filles. Il plaça à de nombreux postes-clés sa parentèle et ses obligés. Il parvint à bloquer jusqu’à sa mort une grande partie des réformes projetées par feu le roi Faysal bin Abdulaziz Al Saoud. Ce dernier avait même dû faire installer la télévision clandestinement dans son palais, les Wahhabites ayant donné l’assaut en 1966 au siège de la télévision nationale dans la capitale, qu’il avait pourtant autorisée en 1963. En sa qualité de Grand mufti, il n’hésita pas à réclamer pour sa famille une partie des retombées de la manne pétrolière. A sa mort en 1969, feu le roi Faysal, soulagé d’être débarrassé de ce partenaire peu commode, décida de créer une « direction collective », sous la direction d’un Ouléma qui n’appartenait ni à la dynastie wahhabite ni à l’aristocratie bédouine mais qui passait pour un « saint homme », à savoir le « Cheikh aveugle », Abdulazîz bin Abdallah bin Baz. Cette sorte de « Vatican wahhabite » selon Antoine Basbous présentait l’avantage de n’être plus le monopole d’un seul. Finalement nommé Grand mufti en mai 1993 pour services rendus à la famille régnante, en ayant notamment édicté les fatwas rendant hallal (« licite ») l’arrivée des troupes occidentales fin 1990 lors de la guerre contre l’Irak de Saddam Hussein, Bin Baz est resté jusqu’à sa mort en mai 1999 l’un des personnages-clés du royaume. Niant la théorie de l’héliocentrisme comme le Pape en son temps, il considérait également que la terre était plate : « La terre est plate, celui qui déclare qu’elle est sphérique est un athée méritant une punition ». Cela n’empêcha pas plus d’un million de Saoudiens de se presser à ses obsèques, dont la famille royale au grand complet puisque feu le roi Fahd, qui trois mois plus tard ne se déplaça pas pour assister aux obsèques de son fils aîné, était présent dans son fauteuil roulant. Cf. Antoine Basbous, L’Arabe saoudite en question, Paris, Perrin, 2002. Son successeur fut, de nouveau, un descendant du « Réformateur », le cheikh Abdulaziz ibn Abdillah Ali ash-Shaykh ou Abdelaziz bin Abdallah Al ach-Cheikh (‘Abd al-‘Aziz ibn ‘Abd Allah ibn Muhammad ibn ‘Abd al-Lateef Aal ash-Shaikh), en sa qualité de « Président du Corps des Grands Savants » et d’Al-Ifta’ (« Le Comité Permanent des Recherches Scientifiques et de la Délivrance des Fatwas ») du Royaume d’Arabie Saoudite, jugé plus docile mais pas nécessairement moins conservateur.

[69] Le premier Festival international du film de la mer Rouge est programmé pour mars 2020.

[70] Ce film – le premier jamais réalisé dans le royaume – raconte les tribulations d’une petite fille de 12 ans qui rêve de posséder un vélo vert, un jouet réservé aux garçons et qui y parvient après moult stratagèmes. Il s’agissait d’un véritable défi à plusieurs titres. D’abord, il fallait trouver un mode de financement. La réalisatrice avait réussi à convaincre le prince Walid bin Talal, via sa société Rotana Studios. Elle a ensuite trouvé auprès de la compagnie allemande Razor Film un co-producteur efficace. Le paradoxe est que ce film saoudien n’a jamais été diffusé dans le royaume alors qu’il a été projeté au Qatar et à Bahreïn où nombre de Saoudiens se rendent le week-end pour voir les films en salle. L’autre problème résidait dans la difficulté à tourner dans les rues de Riyad. En effet, du fait de la sadd al-zhara’i (« barrage des moyens »), c’est-à-dire de la stricte séparation des sexes, les femmes ne sont pas censées travailler avec les hommes. C’est la raison pour laquelle la réalisatrice avait été contrainte de s’installer dans un van à l’intérieur duquel elle regardait les scènes sur un moniteur et elle dirigeait ses acteurs depuis son téléphone portable.

[71] Un autre film saoudien a vu le jour. Barakah meets Barakah, du jeune cinéaste saoudien Mahmoud Sabbagh, est une comédie romantique qui met en lumière la face sombre de l’Arabie saoudite. Ce film est sorti dans les salles tunisiennes le mercredi 8 février, après y avoir été représenté dans le cadre des Journées cinématographiques de Carthage (JCC 2016), dans la section « Première œuvre Tahar Chariaa ». Le film a eu un écho international suite à sa présence dans les festivals de cinéma les plus prestigieux du monde comme La Berlinale ou encore Le Festival international du film de Toronto. Barakah meets Barakah’ est avant tout une histoire d’amour entre deux jeunes saoudiens atypiques, autant dans leurs personnalités que dans leurs noms. En effet, ils s’appellent tous les deux Barakah. Le jeune homme Barakah, interprété par Hicham Fageeh, est employé à la municipalité de Djeddah. Son travail consiste à arpenter les rues de la ville pour chasser les comportements « inadéquats ». Un jour, il tombe sur une séance de photos pour un magazine de mode, ayant pour model Bibi, la vedette du réseau social Instagram, dont le vrai nom caché est Barakah, jouée par Fatima Al Banawi. Barakah est vite épris de la belle blonde. Derrière ses airs de bimbo frivole, se cache une âme meurtrie par l’oppression de la société saoudienne et l’exploitation de sa famille adoptive. Elle trouve dans Barakah, ce jeune homme aussi naïf que doux, l’espoir d’une nouvelle vie moins insipide. Barakah est différent car l’ordre qu’il établit le jour, il l’enfreint le soir en jouant dans une troupe de théâtre amateur. Face à une police religieuse qui les traque partout où ils se trouvent, les amoureux voient leur histoire vouée à l’échec avant même de commencer. En effet, l’Etat saoudien dispose d’un appareil policier puissant comme instrument de pression qui guette tous les faits et gestes, afin de contrôler et de façonner à sa guise tout un peuple. Le film nous fait découvrir le quotidien saoudien. Il réussit à nous transmettre la sensation d’étouffement que vivent ces deux personnages drôles et attachants qui se débrouillent tant bien que mal pour sortir ensemble, se tenir la main ou même se voir le temps de quelques minutes dans l’épicerie du quartier. Mais tout cela est dangereux dans un pays où la police des mœurs est partout et vous observe. « On est dans les limbes et on n’arrive pas à s’en sortir », constate Barakah. On retiendra notamment cette scène absurde où le couple se donne rendez-vous à la plage, mais à laquelle Barakah ne peut accéder pour la simple raison qu’il est célibataire et que s’il souhaite bénéficier de cet espace « public » en cette journée de canicule, il n’a qu’à venir avec sa famille. Le choix de la comédie romantique pour traiter ce sujet est plutôt avisé car ce genre permet mieux que tout autre de critiquer la société ou encore mieux l’Etat pour les plus audacieux. A travers une histoire d’amour plutôt ordinaire, Mahmoud Sabbagh est arrivé à nous raconter une histoire plus grande, celle de son pays et de sa génération, tiraillé entre un environnement moyenâgeux et une aspiration à la modernité.

[72] Cf. Georges Malbrunot, « Le roi Salman règne sur une Arabe saoudite fragilisée », in Le Figaro, 22 janvier 2017 (http://premium.lefigaro.fr/international/2017/01/22/01003-20170122ARTFIG00159-le-roi-salman-regne-sur-une-arabie-saoudite-fragilisee.php).

[73] Programme visant à renforcer la Gouvernance de l’action du gouvernement.

[74] Annoncée en octobre 2017 à Riyad lors du premier « Davos du désert » orchestré par le Français Richard Attias pour le compte de MBS, NEOM – acronyme de neomustaqbal en arabe (« nouveau futur ») – est estimée à 500 milliards de dollars. Ce projet de ville futuriste, frontalière avec la Jordanie et l’Egypte comprendrait un pont enjambant la mer Rouge et reliant cette nouvelle ville à l’Egypte. « Nous avons besoin de la technologie de demain, de drones, de parkings, d’infrastructures. Notre pays veut des dreamers plutôt que des choses conventionnelles », s’était à l’époque enthousiasmé l’homme fort du royaume wahhabite, sortant de sa poche deux téléphones portables, un ancien mobile et un smartphone pour illustrer le changement qu’il souhaite imposer à son pays. MBS s’était même laissé aller à dire que NEOM accueillerait bientôt « plus de robots que d’habitants ». Ce projet fou, qui vise à construire à partir de rien un espace économique ultra-connecté d’une superficie de 26.500 km2, grand comme trois fois l’île de Chypre, dans le nord-ouest de l’Arabie saoudite, se précise comme le rapporte le Wall Street Journal. Le prestigieux quotidien américain, qui a pu consulter 2.300 pages de documents confidentiels issus des travaux des sociétés Boston Consulting Group, McKinsey & Co. et Oliver Wyman, associées au projet, indique que le conseil d’administration de NEOM a adopté plusieurs propositions pour le moins innovantes. Des taxis volants pour se déplacer, une fausse lune, une plage illuminée la nuit ou encore un Jurassic park géant constitué de robots dinosaures en guise d’attraction touristique… « La ville doit supplanter la Silicon Valley en termes de technologie, Hollywood en termes de divertissement et la riviera méditerranéenne en termes de tourisme », affirme l’article du Wall Street Journal. Cf. Justin Scheck ; Rory Jones ; Summer Said, « A Prince’s $500 Billion Desert Dream : Flying Cars, Robot Dinosaures and a Giant Artificial Moon », in the Wall Street Journal, https://www.wsj.com/articles/a-princes-500-billion-desert-dream-flying-cars-robot-dinosaurs-and-a-giant-artificial-moon-11564097568

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