LES DILEMMES DE LA GUERRE ISRAÉLO LIBANAISE, UN JEU À DOUBLE NIVEAU ?

Marwa DAOUDY

ÉLABORÉ PAR LE POLITOLOGUE américain Robert Putnam, le «jeu à deux niveaux» conceptualise l’interaction fréquente entre la dimension internationale et la dimension intérieure de toute négociation. Cette interpénétration entre les variables domestiques, régionales et internationales a été un élément significatif de la récente guerre israélo-libanaise.

Cette analyse abordera les retombées de la crise sur les scènes domestiques res­pectives, les perspectives d’alliances et contre alliances régionales dans le cadre du bras de fer qui oppose l’Iran aux Etats-Unis sur la question du nucléaire, les scéna­rios post-guerre avec une reprise possible des pourparlers de paix israélo-arabes, et au cœur de la négociation, les enjeux territoriaux et hydrauliques liés à la question des Fermes de Chebaa et du Golan.

Les retombées domestiquesl

En Israël, le débat est lancé quant à la décision hâtive et impulsive du gouvernement Olmert de lancer une guerre de cette ampleur, sans réelle préparation militaire, ni objectifs clairs, qui aura coûté la vie à près de 157 personnes, pour la plupart des militaires. Les accusations proviennent désormais des rangs de l’Establishment militaire, en la personne de l’ancien chef d’état-major Moshe Yaalon, aux yeux duquel l’ancrage du Hezbollah et le contexte stratégique appelaient à une solution politique plutôt qu’à l’éradication militaire (Haaretz, 17 septembre 2006). Les mois prochains verront vraisemblablement la chute du cabinet actuel de coalition et le retour en force de la droite dure de Netanyahu. Le Liban, quant à lui, a subi la perte de 1200 victimes, essentiellement des civils, 900 000 déplacés, avec 15 milliards de dollars de pertes directes et indirectes, la destruction de 130 000 habitations, de ponts, routes et usines, avec un nombre considérable de mines, pièges et bombes à sous-munitions essaimées dans le sud du pays. Durant la guerre,

toutes les communautés libanaises, alliées et rivales, ont constitué une union sacrée, derrière ce qui a été perçu comme la résistance incarnée par le Hezbollah. Ce fragile équilibre atteint par la société civile et politique libanaise est, depuis lors, entamé par le soutien accordé par les Etats-Unis à la réaction brutale d’Israël, en atteinte à la crédibilité de leurs alliés du gouvernement Seniora. Cette instrumentalisation de la scène libanaise est tant critiquée par le pôle d’opposition, dit du 8 mars, qu’au sein d’une partie de la majorité du 14 mars. La phase de reconstruction post-guerre sera, donc, difficile. L’enjeu sera pour les divers courants politiques et communautaires libanais de définir ensemble les contours de l’intégration pleine du Hezbollah et de sa branche armée dans le système politique libanais.

Le Hezbollah a été créé à la suite de l’invasion israélienne du Liban de 1982. Depuis le retrait israélien de 2000 -dont le succès lui a été attribué- le Parti a acquis une dimension de représentant de la population chiite, largement défavorisée, du sud du pays. En 2005, il intègre le système institutionnel libanais, en bénéficiant d’un allié chrétien de taille, le Courant patriotique libre de Michel Aoun. Cette guerre lui aura permis de recouvrer la stature de seule organisation militaire et politique capable de défendre le pays, en suscitant à la fois l’admiration mais aussi l’exaspération du reste de ses concitoyens. La nécessité de renforcer l’armée libanaise étant posée avant la guerre, elle l’est à nouveau durant la phase de post-conflit. Les négociations qui semblent s’amorcer pour l’échange de prisonniers entre Israël et le Liban pourraient offrir un tremplin pour la reprise du dialogue national et les discussions à venir sur le désarmement du Hezbollah et son intégration éventuelle dans l’armée régulière.

Les imbrications stratégiques régionales

Afin de désamorcer toutes réticences à ce sujet, ces négociations gagneraient à s’insérer dans une dynamique bilatérale et régionale, notamment sur la question des fermes de Chebaa, leur occupation par Israël et leur restitution dans le cadre d’un accord de paix global. Le tracé de la frontière, son imbrication avec la question épi­neuse de l’eau et son rôle dans le conflit israélo-arabe mériterait une étude en tant que telle. Elle s’imbrique aussi dans le dossier brûlant de la frontière entre le Liban et Israël, le Liban et la Syrie et Syrie et Israël. Les Nations unies avaient constaté l’exécution de la Résolution 425 du Conseil de Sécurité lors de ce qu’elles consi­déraient comme un retrait complet des troupes israéliennes, au-delà d’une ligne de frontière virtuelle appelée la «Ligne bleue», en considérant la libération du terri­toire libanais comme totale. Cette conclusion est remise en cause par les autorités libanaises et syriennes qui affirment la souveraineté libanaise sur les fermes situées sur la frange occidentale du Golan, même si elles furent occupées par Israël dans le cadre de la conquête du territoire syrien. D’où le récent appel du Premier ministre Seniora devant le Parlement européen à Strasbourg, pour la mise sous contrôle international du territoire dans l’attente d’un tracé des frontières.

Les recherches récentes du Dr. Asher Kaufman de l’Institut Truman de l’Uni­versité hébraïque de Jérusalem concluent, d’ailleurs, à la souveraineté libanaise sur cette partie du Golan, en se basant sur les archives officielles françaises de la période du Mandat. La question des droits hydrauliques dans la région occidentale des Fermes, notamment le fleuve Hasbani et son affluent le Wazzani, en représente un facteur additionnel de complication. Pour rappel, de très vives tensions avaient surgi en 2002, après la décision du Liban d’exploiter ses ressources du Wazzani, et la question refait surface aujourd’hui, avec les accusations du Liban selon lesquelles Israël profiterait de sa présence militaire sur le terrain pour détourner les eaux du Wazzani vers un village du Golan sous leur contrôle (une enquête est en cours par la FINUL).

Sur le Golan, outre un avantage stratégique de taille, Israël parvient à renverser sa situation de riverain dépendant en aval, sa nouvelle conquête territoriale lui permettant de contrôler toutes les sources du Jourdain. L’occupation et l’annexion en 1981 du Plateau Golan et de la partie supérieure du Mont Hermon coupent la Syrie de l’un de ses affluents majeurs du Jourdain, le Banyas. Depuis le retrait des troupes syriennes en avril 2005 et le débat sur le désarmement du Hezbollah, ces enjeux sont revenus au devant de la scène, avec l’adoption de la Résolution 1701 par le Conseil de sécurité qui appelle le gouvernement libanais à déployer ses forces ar­mées au sud du pays en parallèle d’une FINUL élargie, afin de contrôler la frontière avec Israël. Il s’agit d’œuvrer à renforcer la société politique et civile au sein d’un pays stable, mais la notion de recouvrement de la souveraineté libanaise acquiert une nouvelle dimension depuis la récente guerre, du fait de la présence continue des troupes israéliennes sur le sol libanais – celles-ci devant évacuer l’intégralité du territoire libanais au 1er octobre. Ces dilemmes domestiques ne peuvent donc être réglés séparément des enjeux régionaux.

Même si nombreux sont ceux qui souhaitent dissocier la situation du Liban et celle de la Palestine/Israël, ces problématiques restent liées. Près de 400 000 réfugiés palestiniens vivent sur le territoire libanais, dans des conditions souvent très difficiles. Le Hezbollah avait légitimé la capture des deux soldats israéliens sur la base d’une demande d’échange avec les quelques 10000 prisonniers, libanais et palestiniens, emprisonnés en Israël. Le bombardement continu de Gaza par Israël, depuis le début de l’année, a certainement pesé sur la décision de Hassan Nasrallah de lancer son attaque surprise, avec l’idée qu’une pression sur deux fronts amènerait le gouvernement israélien à dépasser sa stratégie d’opérations militaires unilatérales, menées depuis l’arrivée d’Ariel Sharon au pouvoir et récemment relayées par Ehud Olmert.

Un axe Hezbollah-Syrie-Iran ?

Malgré des coûts humains et matériels considérables, la victoire stratégique incombe au Hezbollah, et plus directement à son chef, le Sheikh Nasrallah. La politique de l’Administration Bush en Irak, relayée par les incursions israéliennes en territoires palestiniens, aura eu pour conséquence de renforcer l’alliance d’opportunité qui unit le Hezbollah chiite au Hamas sunnite, à une Syrie laïque et à une puissance régionale iranienne, dont le rayonnement à l’intérieur de l’Irak n’est plus à démontrer. Le rapprochement opportuniste entre la Turquie et la Syrie, et le renforcement de l’alliance vieille de vingt ans entre l’Iran et la Syrie avait ouvert des perspectives de concertation importante. Car tous trois restent soucieux des re­tombées potentiellement déstabilisatrices des bouleversements en Irak. Les récentes accusations envers ces trois pays et leur «rôle» en Irak, par le Président irakien Jalal Talabani, s’inscrivent dans ce cadre.

S’il est réducteur de ne voir dans le Hezbollah qu’un simple relais des intérêts de la Syrie et de l’Iran au Liban, il apparaît aussi évident que le Parti ne peut avoir lancé cette action sans consultation préalable de ses alliés régionaux. La Syrie se renforce de la puissance avérée du Hezbollah, en gardant la pression vive pour la restitution du Golan, en échange de la paix. Quant à l’Iran, la puissance du Hezbollah freine les velléités israéliennes d’attaque de ses centrales nucléaires. Les risques pris par la Syrie et l’Iran auront été considérables, mais les avantages stratégiques sont désormais supérieurs. Précédent la publication du Rapport Bremmertz, la visite de Kofi Annan en Syrie a rétabli le pays comme interlocuteur incontournable de tout règlement du conflit. Il en est de même pour l’Iran, dans son bras de fer avec les Etats-Unis sur le nucléaire. D’aucuns, parmi les régimes arabes dits modérés, ont pu y voir, pour des raisons de rivalité religieuse et stratégique dans le Golfe arabo-persique, l’opportunité de marginaliser le parti chiite et, au-delà du Liban, porter un revers à la stratégie iranienne en Irak et au Moyen-Orient. Le fait que le Hezbollah ait pris l’initiative de l’attaque y a contribué. Mais les réactions populaires à ce qui était perçu comme une passivité ou même une complicité tacites de certains gouvernements avec l’agression israélienne ont rapidement opéré un changement des positions officielles.

Quel après-guerre ?

Le changement des rapports de force n’est certes pas structurel. Israël reste l’armée la plus puissante de la région (et la quatrième armée du monde), ainsi que la seule puissance nucléaire. Mais la puissance étant aussi une affaire de perceptions et de marges de manoeuvre, Israël est aujourd’hui confronté à un interlocuteur imprévisible qu’il n’a pu réduire à néant et dont il devra tenir compte. La récente guerre aura mis à jour les limites de sa stratégie de retraits unilatéraux, en lieu et place d’un processus de paix. Deux scénarios peuvent en résulter: un durcissement des positions israéliennes, avec un nouveau gouvernement jusqu’au-boutiste qui souhaitera raviver le conflit pour annihiler définitivement le Hezbollah, ou l’amorce d’une nouvelle relation stratégique entre Israël et ses voisins qui lancerait une dynamique de négociations sur un pied nouveau. Une nouvelle dialectique oppose désormais le Plan Abdallah de 2002, appelant à la reconnaissance d’Israël en échange d’un retrait complet des territoires arabes occupés et la création d’un Etat palestinien, à la feuille de route, restée jusque là moribonde et remise en avant les Etats-Unis. On sait, en outre, que la pression monte au sein des cercles dits néo-conservateurs de l’administration Bush pour un engagement du Président à bombarder l’Iran, en cas de poursuite du programme d’enrichissement nucléaire. Pour les Etats-Unis, cette guerre aura aussi fait preuve de la détermination de l’Iran à maintenir sa position de puissance régionale et sa volonté de résister aux projets américains de «nouveau Moyen-Orient». En conclusion, l’Union européenne aurait une influence certaine à déployer, non seulement dans le cadre des négociations sur le nucléaire mais aussi en faveur de la résolution des crises nombreuses du Moyen-Orient.

* Docteur en science politique de l’Institut universitaire des Hautes Etudes Internationales de Genève (HEI) et chercheur FNSRS auprès du Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (Sciences Po, CNRS). Elle enseigne les enjeux de sécurité et identité au Moyen-Orient, la né­gociation internationale et les conflits de l’eau au sein du département de Science Politique de l’Institut des Hautes Etudes Internationales. Son livre sur «Le partage des eaux entre la Syrie, la Turquie et l’Irak, négociation, sécurité et asymétrie des pouvoirs » (CNRS Editions, 2005) a obtenu le Prix Ernest Lémonon 2005 de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, Institut de France. Ses récentes publications sont « Le long chemin de Damas, la Syrie et les négociations de paix avec Israël », Les Etudes du CERI, No. 119, 2005 et «Transboundary Water Cooperation as a Tool for Conflict Prevention and Broader Benefit-Sharing» (co-auteur), Global Development Studies No. 4, Ministère des Affaires Etrangères, Suède, 2006.

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