Les droits de l’Homme dans la loi fondamentale saoudienne

Safa Ben SAAD

Enseignante à l’Institut de droit comparé de l’Université Toulouse-II

La problématique des droits de l’homme est avant tout une question juridique. Il est vrai que le berceau de cette doctrine est philosophique, que ses ramifications aujourd’hui sont multiples, mais c’est bien à la norme juridique qu’incombe la responsabilité de l’expression légale du droit. C’est aussi principalement une question constitutionnelle. La constitution en tant que norme suprême de l’État assure la suprématie des droits de l’homme et impose leur respect par toute norme inférieure. C’est pourquoi, lorsque l’Arabie saoudite s’est dotée d’une loi fondamentale, une nouvelle ère d’analyse juridique des droits de l’homme en Arabie saoudite a commencé. Depuis 1948, date d’adoption de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme et date de son rejet par le royaume, le cas saoudien a toujours été évoqué par les juristes pour confronter l’universalisme des droits de l’homme au relativisme religieux principalement axé sur la question pénale des sanctions (hudûd) et la condition de la femme. Ce texte adopté en 1992 et assimilé à une constitution pose quelques problèmes théoriques à son analyse. Certains juristes ne dissocient guère une norme de son cadre réel, il est alors vain pour eux d’étudier les lois relatives aux droits de l’homme si le pays en question présente des carences visibles dans sa pratique ou sa politique des droits. Nous ne partageons pas cet avis, d’une part, car la loi est en soi une garantie qui permet au citoyen d’opposer à l’État ses droits. S’il n’y a pas de règle, il n’y a pas de référence, aucun droit ne peut être invoqué. D’autre part, dans le cas saoudien, la loi fondamentale est en soi l’aboutissement d’un long débat sur la réforme. Elle est donc, de ce point de vue un premier pas vers l’édification d’un système juridique de protection des droits de l’homme (I). C’est pourtant une avancée limitée (II).

i/ La loi fondamentale comme avancée de consécration

des droits de l’homme

L’unification du royaume a fait ressentir une obligation d’adoption d’une constitution, un décret du 16 septembre 1932 prévoyait dans son article 6 la rédaction d’une constitution pour le pays. La proposition a été mise à jour sous le règne du roi Saoud[1]. (1953-64) qui, suite à la crise économique des années 50 et l’avis favorable d’un certain nombre de la famille royale, a décidé de former une assemblée nationale qui sera aussi chargée de l’adoption d’une constitution pour le pays. Le désaccord des membres de la famille royale a empêché la formation d’un consensus sur la forme constitutionnelle. Le débat reprend plus tard pendant la crise entre l’Arabie Saoudite et l’Egypte de Nasser, le prince héritier Fayçal promet une constitution pour le pays. Dans un discours qui date de Novembre 1962, il déclare que « le temps est arrivé pour la promulgation d’une loi fondamentale pour le gouvernement, basée sur le Livre de Dieu (traduire le Coran), la Shari’a de son prophète et les enseignements de ses successeurs »[2]. La loi fondamentale adoptée le 1er mars 1992, est alors le premier texte juridique du royaume incluant une déclaration de droits. La loi fondamentale se veut alors acte fondateur d’une nation et non pas de l’État au sens formel du terme, car l’État existe et il est reconnu en tant que tel. Le mérite de ce processus, c’est la fondation juridique de la nation saoudienne et sa reconnaissance constitutionnelle, il s’agit de ce passage de la notion religieuse de l’Umma islamique à la notion constitutionnelle de l’Umma islamique saoudienne. Le texte s’inscrit dans un esprit de réforme.

  1. Appropriation des droits de l’homme

Le chapitre cinq (articles 23 à 43), intitulé Droits et devoirs, est totalement consacré à l’énumération d’un ensemble de droits. C’est bien une manifestation de la consécration d’un État de droit que d’énoncer la responsabilité de l’État à protéger les droits de l’homme, ce que l’article 26 énonce. C’est d’ailleurs ce chapitre qui permet d’assimiler le texte à une constitution et non pas un simple texte d’organisation des pouvoirs. On y retrouve des formulations classiques concernant l’inviolabilité du domicile (article 37), l’inviolabilité des correspondances (articles 40) ainsi que le principe de la légalité des délits et des peines. Nous pouvons même relever la reconnaissance d’un droit au travail, à l’accès aux soins médicaux, l’État s’engage aussi à protéger l’environnement[3] ainsi que la culture[4], l’éducation[5] et la recherche scientifique.

L’Arabie saoudite a la spécificité de consacrer un vrai constitutionnalisme divin, en s’attachant au Coran comme seule constitution du pays. L’adoption d’une loi fondamentale s’inscrit dans le cadre d’un mimétisme constitutionnel de ce que la doctrine appelle « La nouvelle vague de constitutionnalisation » mais se présente paradoxalement comme une confirmation de la résistance. C’est cette résistance qui confirme l’identité saoudienne. Le texte a été intitulé « l oi fondamentale de gouvernement », seul le Coran mérite le nom d’une constitution. L’adoption tardive du texte reflète une difficulté d’adoption et les échecs du débat. La loi fondamentale réaffirme son identité par rapport au monde « occidental » exportateur des idéologies.

L’adoption d’un ensemble de droits de l’homme par la loi fondamentale s’inscrit dans une démarche d’appropriation de cette doctrine. Loin de rejeter les droits de l’homme en tant que pure « importation » occidentale, ou de suivre la trace des réformistes musulmans appelant à une conciliation entre droits de l’homme et islamisme politique, c’est bien une sorte d’islamisation des droits que reflète la loi fondamentale. Cette démarche est la conséquence d’une doctrine selon laquelle l’Islam formerait un système complet susceptible de fournir un cadre de réflexion exhaustif à tout sujet y compris les droits de l’homme. La réflexion se présente dans quelques cas sous une forme plus développée de « supériorité musulmane » faisant de l’Islam l’origine de tout principe politique moderne.

Les droits cités trouvent leurs origines dans les préceptes de l’Islam. Cela commence dans un cadre politique général, par le choix d’un lexique équivalent pour remplacer le lexique classique du droit constitutionnel (shoura /démocratie – Loi fondamentale/ constitution – Umma [communauté religieuse]), l’État veille par exemple sur l’équilibre familial sans qu’un droit, franc, à la vie familiale ne soit prononcé. La terminologie joue à cet effet un rôle créateur et « différenciateur », par la conceptualisation de droits trouvant leurs origines dans le livre saint et la tradition du prophète. Le mérite de cette catégorie de droits est qu’elle ne soit pas conditionnée dans son application. Au-delà du texte de la loi fondamentale, l’appropriation islamique des droits de l’homme est visible dans un autre texte, resté au stade du simple projet, appelé le mémorandum du Gouvernement d’Arabie saoudite relatif au dogme des droits de l’homme en Islam et à son application dans le royaume. Dans ce document présenté comme l’approche saoudienne des droits de l’Homme, chaque droit reconnu est associé à une citation coranique, éventuellement, un hadith[6].

La démarche d’appropriation paraît sous la forme d’un bricolage. Loin de la création d’un système propre, elle ne peut échapper à un caractère souvent artificiel et forcé ni au piège particulariste et ethnocentrique auquel étaient jadis confrontées des recherches chrétiennes[7]. Les droits puisent leur légitimité dans « les principes fondamentaux de l’Islam » qui sont « à l’origine un idéal ». C’est ainsi que la loi fondamentale sans réserve les principes de justice et de la dignité humaine. Il en découle, non pas simplement un idéal théorique que la doctrine qualifie d’humanisme musulman, mais aussi un vrai droit constitutionnellement reconnu à la justice, à l’égalité et à la dignité.

L’idée de justice est omniprésente dans la religion et anime la volonté d’adhésion et de croyance. Ce n’est pas une spécificité musulmane, la justice incarne une valeur éthique prônée par la prédication mohammadienne. Le souci de la justice est très clair dans le texte coranique, où il se présente comme d’abord une qualité divine, c’est même un des noms divins « A ‘dl », une qualité suprême que l’homme est invité à copier sur terre. La justice divine est alors la source et l’inspiration de la justice humaine. Le droit à l’égalité trouve origine dans l’esprit d’adhésion à la religion que traduisent le sens du terme Islam en arabe et l’appel coranique solennel. Il serait plus aisé, selon certains, de convaincre le musulman que les êtres humains sont les titulaires d’une dignité inhérente à leur nature humaine en se basant sur cet argument. Cette approche « psychologique » est certes subjective, mais n’est pas loin d’être vérifiée dans la facilité d’adoption chez le public musulman de règles déclarées islamiques.

Notons en revanche l’existence d’une ambiguïté quant au sens du religieux. C’est l’anthropologie juridique qui permet de relever que tout ce qui est déclaré islamique, ne l’est peut-être pas. L’apport normatif de la religion doit alors être relativisé ; « dans la majorité des cas, le droit musulman est réduit à une portion congrue dans les législations actuelles et (…) même, pour les pays réputés pour leur attachement à la loi islamique comme l’Arabie Saoudite ou l’Iran, rien ne prouve que leurs codifications actuelles soient véritablement « islamiques »[8]. La règle juridique présente en effet une inter-normativité des plus complexes. Il serait alors absurde de soutenir une réelle origine religieuse des droits de l’homme ou une base islamique qui motive l’appropriation.

L’Arabie saoudite présente un spécimen exceptionnel dans les pays musulmans, en ce sens que le pays présente une structure uniforme très peu touchée par le phénomène minoritaire ou encore d’importants événements historiques. Juridiquement, deux éléments essentiels sont à prendre en considération dans l’étude du modèle saoudien, il s’agit de l’Islam Wahhabite et la structure tribale. Pour des raisons multiples, notamment historiques, l’Arabie saoudite semble être un pays musulmans à part ; où même la pratique de la religion est contrôlée par l’appareil étatique. Ghassan Salamé résume : « la vie quotidienne en Arabie Saoudite est celle d’un pays où l’islam est, à tout moment, la référence de choix, le critère infaillible du comportement, la Règle, la Voie »[9].

Certes les droits de l’homme puisent leur origine dans la notion du « bien ». C’est d’ailleurs assez aisé de retrouver les fondements communs des droits de l’homme dans les religions monothéistes suivant ce raisonnement, de retracer la « trajectoire morale du Coran ». La confusion tourne alors autour de la conception de la Valeur dans tous ses états. C’est dans ce sens que la réflexion musulmane revêt la forme d’une idéologie, non pas parce qu’elle est destinée à régir la vie des musulmans, y compris la vie politique, mais car elle produit son propre système de valeurs « Universelles ». La notion du bien amène à une autre, encore plus morale, celle de la responsabilité ou la conscience, une notion qui appelle divers phénomènes normatifs.

S’il est clair que les droits de l’homme trouvent leurs chemins vers l’esprit musulman par le biais de la conception morale, il est intéressant de relever deux constats ; le premier est que cette conception reflète une éthique sociale ancrée dans le contexte islamique. Elle ne peut constituer un fondement ou une composante d’une « morale universelle » au sens du droit naturel. La preuve est la réception sélective des droits, seules les valeurs reconnues dans les sociétés musulmanes sont consacrées. Cette même morale s’opposera à toute autre valeur étrangère, elle y sera la limite. Le second constat concerne l’ambiguïté de la classification entre ce qui est religieux et ce qui est moral.

2.aux droits de Dieu ! : des droits de l’Homme

De point de vue formel, le texte initie le pays aux droits fondamentaux, des droits de différentes générations sont consacrés, quantitativement, vingt articles leurs sont dédiés. Il est cependant clair que, confrontée aux standards internationaux des droits de l’homme, la loi fondamentale saoudienne est insuffisante. Non seulement plusieurs droits fondamentaux ont été ignorés, mais en plus, le droit humain le plus fondamental- le droit à la vie- en est totalement absent.

Il est certain que l’adoption d’une doctrine religieuse n’est pas sans conséquence sur la conception que le droit d’un État pourrait avoir des droits de l’homme. Sur le plan purement théorique, l’analyse du rapport entre le droit religieux et les droits de l’homme montre qu’il n’existe pas un réel déni des droits de l’Homme. La conséquence en est un « Bill of Rights religieux ». Si dans les systèmes « ordinaires » les devoirs sont la « contrepartie » d’un droit citoyen, ils sont dans le cadre islamique la balance à un droit de l’homme, il s’agit en effet d’un devoir sacré et non citoyen, tel le devoir inscrit à la Loi Fondamentale saoudienne de protéger l’islam.

Le message est parfois clair, expressément conforme à la norme suprême, la Sharia, et expressément contraire à l’esprit du constitutionnalisme libéral. Deux volets principaux permettent de relever le choc des références conséquence de l’hésitation entre un modernisme libérateur et une tradition limitatrice; il s’agit des principes de base de la doctrine des droits de l’homme; l’égalité et la liberté.

L’égalité des droits découle dans la loi fondamentale d’une égalité de devoirs dont les obligations religieuses, ce qui permet toute distinction entre des catégories de personnes, par exemple le non musulman qui n’est pas tenu par les devoirs religieux ne peut prétendre à une parfaite égalité. Constitutionnellement, seul un principe d’égalité entre les « citoyens » est reconnu, mais semble être volontairement mis en valeur. Pourtant, le principe coranique d’égalité ne reconnaît pas le concept de citoyen et semble s’adresser à tous les Hommes. L’égalité devant la loi, qui, faut-il le rappeler est un droit politique que reconnaît l’État, est absente du texte, ce qui un résultat assez logique vu l’appropriation religieuse des principes de droits et des libertés.

Cette situation se vérifie dans le système de classification religieuse de « dhimmas » en droit musulman que consacrent les législations positives depuis le système des Millat sous l’Empire Ottoman. Le double devoir Étatique de respecter la constitution confessionnelle et de garantir l’égalité de chaque groupe/communauté devant son droit et non pas le droit de l’État. Autrement dit, il est inconcevable que l’État soit investi d’une fonction protectrice contradictoire ayant pour objet d’imposer le respect de la loi religieuse générale et celles particulières ou minoritaires. Le droit des minorités n’est pas seul à être touché, mais le rôle étatique de protection de la religion implique une ingérence étatique inévitable, car le système confessionnel a tendance à l’imposer. Quant aux droits des femmes, la loi fondamentale saoudienne reste assez silencieuse, c’est l’interprétation du texte qui favorise la discrimination.

II/ LES LIMITES AUX DROITS DE l’hOMME QUE POSE LA LOI FONDAMENTALE

Abstraction faite de la question religieuse, les institutions de la loi fondamentale ne peuvent pas prétendre à garantir l’application et le respect des droits de l’homme (1), le texte présente aussi des limites juridiques claires (2).

  1. Limites institutionnelles et difficultés du « constitutionnalisme » saoudien

Le concept de l’État de droit est pratiquement absent de la littérature juridique saoudienne, pourtant, le texte de la loi fondamentale saoudienne consacre quelques principes, certes limités. Essentiellement, l’idée de la soumission de l’État de droit ne peut être acceptée car la soumission de l’État au droit est synonyme de sa soumission aux règles de l’Islam

L’exemple saoudien conforte l’hypothèse de l’incompatibilité entre la forme du constitutionnalisme et le caractère religieux du droit de l’État. En effet, en plus de l’absence d’un texte conforme à la forme du constitutionnalisme moderne, il n’est pas expressément prévu un contrôle de n’importe quelle nature de conformité des normes inférieures à la Loi fondamentale à celle-ci. Principalement, car l’Arabie saoudite est le seul pays à avoir adopté une simple loi fondamentale dont elle ne cesse de rappeler l’infériorité à la constitution divine. Il est alors plus question de contrôle d’islamité que de constitutionnalité ou de conformité à la loi fondamentale. La conséquence constitutionnelle de l’adoption d’une loi religieuse est le principe de conformité. L’élection d’une religion unique pour l’État implique alors cette annonce de conformité de différentes manières ; la Loi fondamentale saoudienne n’éprouve pas le besoin d’une telle affirmation car son article premier rappelle que la Constitution de l’Arabie saoudite est le Coran et la Sunna. À la place de jouer le rôle du maillon inutile entre les lois ordinaires et la loi religieuse, la loi fondamentale reconnait un principe de constitutionnalité basé sur la religion, la véritable constitution. Ce n’est étrangement pas le cas, car la loi fondamentale prend le soin de rappeler à plusieurs reprises le principe de conformité à la Sharia sans spécifier la conformité des lois et la conséquence du non-respect du principe. Articles 6, 7 et 8 sur la conformité à la Shari’a des actes du gouvernement ; Art. 23 : « l’État protège l’Islam, L’établissement de la Sharia, il ordonne à la population de faire du bien et éviter le mal, Il assure ses devoirs selon la volonté de Dieu ».

Du point de vue institutionnel, les principes fondamentaux du constitutionnalisme restent timidement reconnus, le détenteur de la souveraineté dans l’État n’est autre que le roi. Dans un processus démocratique de l’édification constitutionnelle que la suprématie de la norme constitutionnelle découle de l’expression de la volonté populaire au moment constitutif, ce n’est point le cas au Royaume. De plus, la séparation des pouvoirs n’est pas nette, l’exécutif est omniprésent.

En Arabie saoudite, il existe désormais une constitution mais point de constitutionnalisme car les traditions et pratiques peuvent avoir le dessus de la loi fondamentale et le roi en tant que chef de l’exécutif dispose de pouvoirs illimités, ce qui remet en question la supériorité du texte constitutionnel. Ce qui explique les revendications de nouvelles réformes. La doctrine parle d’une mauvaise importation du modèle de l’État de droit qui nécessite la précompréhension du modèle et l’établissement d’une constitution écrite avec le système judiciaire adapté mais aussi, l’appropriation du modèle suppose une assimilation progressive du concept et la reformulation adaptée au contexte.

Il serait donc légitime de se demander si l’assimilation faite par la doctrine de la loi fondamentale saoudienne à une constitution emprunte la bonne voie. Il ne s’agit pas d’une simple forme de constitution octroyée, mais d’un texte prétendant être la loi fondamentale du gouvernement, alors qu’il stagne juridiquement dans le rang d’un décret. A ce titre, aucun débat juridique n’a été engagé en vue de voter le texte de la loi de 1992, dans ce sens, le roi saoudien prend le pouvoir constituant sous contrôle clérical. L’évolution historique antérieure à 1992 ne s’avère pas meilleure, d’abord car le décret royal a toujours été envisagé et puis car l’idée d’une loi fondamentale correspondait toujours à une organisation de la gouvernance, en témoignent les dits du roi Abd Al-Aziz : « notre actuel conseil de députés doit immédiatement commencer la préparation d’une loi fondamentale de la gouvernance du royaume, une loi sur la succession au trône et une loi sur l’organisation gouvernementale. » Il n’a jamais été question d’une assemblée constituante, le conseil des députés est en réalité l’équivalent du conseil des ministres. Les tentatives ultérieures n’ont pas été meilleures.

Il serait alors logique que le texte édité n’ait pas la place qui lui est réservé normalement, la suprématie constitutionnelle tire sa légitimité aussi de la suprématie juridique et symbolique de l’organe constitutive et la spécificité de la procédure de sa production. Cet élément est certes défaillant en Arabie saoudite. On retiendra néanmoins une expression qui résumera le mieux l’esprit de cette loi fondamentale et remet en question toute tentative d’analyse constitutionnelle basée sur la conception moderne du constitutionnalisme. Al-Fahd décrit le document comme faible mais « honnête » car ne ment pas sur ses objectif et ne prétend pas être l’expression d’une volonté nationale reflétant des aspirations et reconnaissant de nouveaux droits, ni de présenter un nouveau constitutionnalisme. En réalité, la loi fondamentale ne prétend pas non plus être une constitution, une norme suprême, ou même une norme parallèle à celle religieuse.

La confusion droit divin-droit constitutionnel a deux conséquences essentielles dans la plus part des cas, d’abord le passage de l’interprétation juridique positive à l’interprétation religieuse « Ijtihad », l’établissement de cette forme religieuse d’exercice juridique, mène à confier la tâche aux personnes compétentes, ce qui implique une emprise du clergé sur l’entreprise judiciaire et le fonctionnement constitutionnel de l’État. C’est une des raisons de la carence de l’indépendance du pouvoir judiciaire.

La loi fondamentale saoudienne de 1992 s’est alors présentée comme une simple codification des règles d’organisation gouvernementale déjà existantes. Le déni de l’appellation n’est que la manifestation formelle du déni de la norme. La loi fondamentale est venue combler les voix demandant une constitution écrite pour le pays, seulement elle n’en était pas une ! Le choix du compromis a pesé lourdement sur la conception même du document, qui s’est présenté « honnêtement » comme la Loi Fondamentale du Gouvernement. Il en découle une réalité qui dépasse le seul contexte religieux, la loi fondamentale ne serait être une Grund norm même en l’absence d’une norme supérieure, en l’occurrence, le Coran et la Sunna du prophète. Le déni profite aux textes religieux authentiques ; le Coran et la Sunna définis comme La Constitution du royaume par l’article premier de la loi fondamentale.

Il n’existe pas dans le système juridique saoudien des normes au rang législatif ou autre, seul les décrets émis par sa majesté «Nidham» constituent l’essentiel de la législation et se doivent la conformité avec la Sharia, c’est d’ailleurs un décret royal qui annonce la loi fondamentale de 1992. La suprématie de la loi religieuse s’applique même au roi à qui le clergé avait refusé une qualité divine ou sacré. À ce titre, la suprématie de la Sharia rend possible le recours contre le gouvernement grâce au système des Diwan Al-Mazalim, une sorte de tribunal administratif répondant à la logique de la légalité des actes de l’administration, il s’agit d’une institution maintenue du système précédent la loi fondamentale de 1992.

  1. Limites posées par le texte

Le Texte de la loi fondamentale, comprend des limites qu’on peut qualifier de « classiques ». La portée des articles relatifs aux droits de l’homme se trouve très souvent limitée par des décrets d’application faisant office de lois. Aussi, La constitution saoudienne prévoit des mesures d’exception susceptibles de suspendre les droits, le recours aux dites mesures est inexistant sinon rare. Cette réalité amène à lire le rôle éventuel que pourrait avoir un tel recours sur les droits de l’homme. Mais la limite la plus manifeste concerne le concept très flou d’ordre public.

Le terme « ordre public » est étranger au droit musulman. Le concept est ambigu, ce qui explique une différence de définition et une certaine souplesse d’adaptation aux systèmes juridiques aussi différents que complexes. L’ambiguïté du concept a aussi laissé la porte ouverte devant une interprétation occasionnée et étendue permettant de ranger les principes de la société et la moralité. Un mal nécessaire diraient les défenseurs de l’ordre public, un mal car une interprétation abusive serait liberticide, et nécessaire car une réserve de principes devraient exister pour remédier à une éventuelle absence de règles précises traitant du cas en question.

Islamiser l’ordre public serait d’abord une manière de confirmer à chaque niveau l’appartenance islamique du texte constitutionnel, c’est aussi un moyen de prouver l’existence d’un vrai droit public en Islam. En effet, il existe en Islam des concepts qui rendent compte du sens des limites. Al-Sanhoury considère par exemple qu’au terme ordre public, correspond en Islam le droit de Dieu (Haq Al-Allah) qui s’oppose au droit individuel (Haq Chakhsi), un droit imprescriptible et irrévocable.

Le concept d’ordre public a par d’ailleurs une traduction en langue arabe qui est celle de al-Nidham al-A’am, un terme utilisé par la Loi fondamentale saoudienne sans aucune référence à l’Islam, mais ne devant être expliqué que dans ce cadre. Il s’agit en effet de l’ensemble des limites non juridiques à la garantie d’un droit. La loi fondamentale saoudienne développe un autre concept mêlant obligations et religieuses et obligations morales, basé sur la doctrine wahhabite, l’article 23 de la Loi fondamentale stipule : « L’État protège la croyance Islamique et applique sa Shari’a, il ordonne le bien et bannit le mal et appelle à [la croyance en] Dieu. » L’obligation d’ordonner le bien et interdire le mal A’mr bel ma’ârouf wa Al-nahi’î âan al-monkâr est souvent utilisée comme synonyme de protection de l’ordre public islamique, c’est ainsi que fût créé dans le royaume un organisme spécifique chargé de contrôler la bonne application — par le citoyen — des règles de l’Islam selon la doctrine adoptée par l’État mais aussi toute la moralité sociale, la police religieuse appelée officiellement Comité pour la Promotion de la vertu et la prévention du vice Hay’ât al-a’mr bel maârouf wa alnahi’y a’ân al-monkar, ne dispose d’aucune limite légale à sa fonction et s’offre un pouvoir discrétionnaire sur la définition et les critères de distinction entre le bien et le mal. Même si l’expression est coranique, l’institution est propre au royaume saoudien et a été à plusieurs reprises critiquées pour non-respect des droits de l’homme. Des développements récents ont permis de limiter son champs d’action.

Le terme Ordre public se trouve écarté au profit d’une terminologie équivalente en Islam ou utilisé d’une manière apparemment neutre, mais avec dimension islamique à l’interprétation. L’ordre public se présente comme une réserve de règles politiques, morales ou religieuses non codifiées et susceptible d’être interprétés d’une manière étendue chaque fois que le besoin se fait sentir de limiter un droit ou une liberté sans que la loi ne le fasse explicitement. Un enjeu certes classique pour ce concept, mais ayant la spécificité de ne pas être soumis à un contrôle, les différents textes constitutionnels restent silencieux sur la question et l’absence désolante de toute désignation de détenteur du pouvoir de considérer un acte comme contraire à l’ordre public ou menaçant l’intérêt général.

Si la Loi fondamentale saoudienne ne pose aucun problème particulier quant à la procédure de sa révision en raison de la nature juridique du texte la publiant, elle n’a pas omis de rappeler dans son dernier article que la révision se fera selon la procédure d’adoption. Il est à noter que si plusieurs voix s’élèvent pour demander une réforme aujourd’hui indéniablement nécessaire, il n’a jamais été question de réécrire la loi fondamentale, juridiquement, aucune initiative ne peut être et n’a jamais été faite. Les droits octroyés par la loi fondamentale se trouvent réellement bloqués par l’omniprésence d’un souverain garant d’une doctrine religieuse qui stagne.

[1]LONG E. (D), The Kingdom of Saudi Arabia, University Press of Florida, 1997, p. 40

[2]Cf. Les discours du prince Fayçal, Ministère de l’information du royaume de l’Arabie Saoudite, 1er décembre 1962, en arabe.). Les réformes n’aboutissent guère en raison du changement radical de la situation du pays grâce au développement de son économie grâce aux revenus pétroliers. ABA-NAMAY (R), « The Recent Constitutional Reforms in Saudi Arabia„, International and Comparative Law Quarterly, vol. 42, pp. 296-297; MADAWI(R), A history of Saudi Arabia, Cambridge University Press, 2002.

[3]Article 32 : L’État assure la préservation, la protection et l’amélioration de l’environnement et la prévention de la pollution.

[4]Article 29 : L’État sauvegarde la culture, la littérature et la science ; il encourage la recherche scientifique ; il protège l’héritage arabe et islamique et contribue à la civilisation arabe, islamique et humaine.

[5]Article 30 : L’État pourvoit à l’éducation publique et s’engage à combattre l’analphabétisme.

[6]Colloque de Riyad (Arabie saoudite). « Le Mémorandum » du gouvernement du Royaume d’Arabie saoudite relatif au dogme des droits de l’homme en Islam et à son application dans le Royaume, adressé aux Organisations internationales intéressées, in Colloque de Riyad, de Paris, du Vatican, de Genève et de Strasbourg sur le dogme musulman et les droits de l’homme en Islam, éd. (Dar al-Kitab al-lubnani), Beyrouth (s.d), p. 57.

[7]Mohamad Arkoun relève qu’une démarche semblable a été suivie par un intellectuel néo-thomisme qui rappelle l’existence dans la foi chrétienne d’un « humanisme intégral » nourrie par « les vertus théologales la foi, la charité et l’espérance ».

[8]Pour Bernard Botiveau, « dans les sociétés actuelles, il n’existe pas de droit positif correspondant au droit islamique mais des droits positifs validés par des États et tenant compte de cette culture juridique sans en être totalement dépendant », BOTIVEAU (B), Loi islamique et Droit dans les Société Musulmanes, Kartala-IREMAM, 1993, p 312 et ss.

[9]Salamé (G), Pouvoirs, n° 12 : Les Régimes Islamiques, 1983, Paris, PUF, p. 126.

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