LES ONG ET LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE DES ÉTATS-UNIS

Steven EKOVICH

Mai 2007

LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE DES ÉTATS-UNIS est le produit d’un processus d’élaboration complexe, le résultat de débats contradictoires tranchés par des ar­bitrages multiples. C’est là une conséquence du système constitutionnel américain qui prévoit une distribution et enchevêtrement des pouvoirs (checks and balances), donnant aux différents acteurs (présidence, Congrès, ministères, société civile, etc.) un pouvoir capable d’influer de façon très différenciée sur les relations internatio­nales des États-Unis. En fait, la politique menée par Washington est le résultat d’un compromis triangulaire entre les commissions du Congrès, les différents mi­nistères, et les groupes d’intérêts au sein de la société civile. Autrement dit, elle est largement issue de l’interaction entre l’État et la sphère non gouvernementale, qui elle-même se répartit en deux catégories : les ONG à but non lucratif et les entrepri­ses. Pour bien apprécier le rôle des ONG, il faudrait prendre en compte l’influence de ces deux catégories, mais on se limitera ici aux organisations à but non lucratif construites sur une base locale, nationale ou internationale.

Le rôle des ONG

Si l’on veut évaluer à sa juste mesure le rôle des ONG dans la politique étrangère des États-Unis, il convient de rappeler d’emblée la place centrale de la société civile dans la vie américaine, et en particulier dans la sphère politique. Au XIXème siècle, Alexis de Tocqueville observait déjà la forte propension américaine à la vie associa­tive. En effet, les groupes d’intérêts, et les ONG sont bien des groupes d’intérêts, constituent un vecteur puissant dans la prise de décision de l’État outre Atlantique. En régime démocratique, cette capacité d’influence passe par la constitution de tels groupes encadrés légalement, capables d’exercer une pression sur les pouvoirs légis­latif et exécutif. C’est le cas en France et beaucoup plus encore aux États-Unis, où les « lobbies » – les groupes d’intérêts appelés ainsi par leurs adversaires – parviennent à infléchir la diplomatie. Il faut admettre qu’en France le terme « lobby » revêt un

sens essentiellement péjoratif, évoquant un groupe de pression plus ou moins secret œuvrant pour contraindre les décisions politiques de façon non démocratique.1

Mais il faut laisser de côté la connotation française et considérer que les « lob­bies » – en réalité les groupes d’intérêts – ont une influence légitime, joignant leur voix au débat politique, y compris la politique étrangère. Cette influence s’est d’ailleurs régulièrement renforcée au cours des trois dernières décennies, particu­lièrement aux dépens des partis politiques. En bref, dans les démocraties, le « lob-bying » est plus formalisé et répandu que dans les régimes autoritaires et dans les pays en voie de développement, où celui-ci demeure largement informel, et où seul un petit segment de la société peut avoir accès au gouvernement.

On peut dénombrer à Washington trois types d’ONG investies dans la politique étrangère. Les « lobbies » qui représentent les intérêts économiques et civiques des américains ; les groupes représentant les mêmes genres d’intérêts mais au service des pays étrangers ; et les « think tanks », les instituts de recherches. Les trois types de groupes agissent directement sur les organes législatif et exécutif de l’État. Mais de telles ONG peuvent aussi avoir un impact direct sur la société civile ou sur d’autres ONG. Elles peuvent être également engagées dans toutes sortes d’activités dans les pays étrangers, qu’il s’agisse d’États ou de sociétés civiles. Leurs activités sont par­fois activement soutenues par Washington et sa diplomatie. Dans ce cas, les ONG se transforment, au moins partiellement, en vecteurs de l’influence américaine. À l’inverse, certaines d’entre elles opérant aux États-Unis peuvent être soutenues par des gouvernements étrangers qui cherchent à exercer une influence sur la diploma­tie américaine. C’est dire que les relations croisées entre les ONG et la politique étrangère américaine exercent un impact croissant et sont devenues extrêmement compliquées, dans un monde où la société civile transnationale connaît un essor considérable à tous égards, et où son rôle dans les affaires internationales est devenu une réalité incontournable.

Or, l’élaboration de la politique étrangère américaine devient de plus en plus complexe. Le nombre de participants s’est considérablement accru et comprend en dehors de nombreuses agences de l’exécutif et commissions parlementaires, le vaste univers des ONG/groupes d’intérêts. Il faut reconnaître qu’aujourd’hui les intérêts nationaux des États-Unis, qu’il s’agisse de politique étrangère, d’économie ou de sécurité, ne peuvent absolument pas être compris sans prendre en compte le poids de la multitude des groupes d’intérêts dans la société civile américaine, ainsi que les ONG étrangères ou internationales.

Les ONG, l’économie et les relations internationales

Il existe aux États-Unis bien plus d’un million d’ONG représentant de multiples confessions, groupes culturels, organisations écologiques, groupements de service social et associations professionnelles, associations d’entreprises, etc. Cependant, la plupart des groupes d’intérêts se situent dans la sphère économique, représentant le plus souvent un secteur spécifique comme le pétrole, l’agriculture, l’industrie aéronautique, l’industrie du spectacle ou les puissants syndicats ouvriers. Les in­térêts stratégiques des États-Unis étant étroitement liés à leurs intérêts économi­ques, ces groupes jouent un rôle croissant. Compte tenu de la mondialisation, la prospérité des États-Unis est inextricablement liée à celle de la planète. Il ne serait pas exagéré de dire qu’en politique étrangère, il existe peu de menaces aussi graves qu’une crise financière internationale. Mais les questions économiques affectent surtout les relations avec les autres grandes puissances : Europe, Japon, Chine et Russie. Elles occupent, donc, une place croissante dans les démarches internationa­les des États-Unis, allant par exemple de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) à la législation fast track (procédure accélérée de négociation des accords commerciaux), en passant par la crise financière asiatique et l’admission de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Ce sont clairement les relations avec l’Union Européenne qui priment dans les liens économiques transatlantiques – mais aussi des relations moins institutionna­lisées, par exemple le Transatlantic Business Dialogue (TABD). Le TABD offre un cadre de coopération entre les milieux d’affaires transatlantiques d’une part et les gouvernements de l’Union Européenne et des États-Unis de l’autre. Formellement, il s’agit d’une coalition de chefs d’entreprises provenant pour une large part de so­ciétés multinationales, mais qui opère à travers un processus informel par lequel les entreprises européennes et américaines ainsi que les syndicats patronaux élaborent des propositions de politique commerciale conjointes. Le TABD illustre la volonté américaine d’accorder un poids particulier à la société civile, notamment dans la sphère des affaires, où l’objectif premier consiste à renforcer le commerce et l’inves­tissement transatlantiques par la suppression des différentes barrières réglementai­res. Mais les relations économiques servent aussi de leviers dans les relations straté­giques des États-Unis, comme, par exemple, les sanctions économiques américaines contre Cuba, l’Iran et la Libye. Tous ces accords et sanctions ont étés encadrés par des actions des ONG.

Toutes choses qui paraissent désormais évidentes, si l’on considère que le monde des affaires dépasse aisément les frontières étatiques. Les communications et l’infor­matique transforment la façon dont fonctionnent les économies post-modernes et créent entre les particuliers de tous pays et les entreprises des liens d’une densité sans précédent. L’intégration de la production et de la commercialisation des biens et services au-delà des frontières modifie à la fois la structure du secteur privé ainsi que la géopolitique classique. On assiste tous les jours à de nouvelles fusions d’entrepri­ses, à la formation de réseaux et d’alliances trans-frontalières. Cela rend floue la por­tée des groupes d’influence économiques, même lorsqu’ ils œuvrent supposément à « l’intérieur » des États-Unis. Sur le plan de la politique économique étrangère, le point de convergence des activités gouvernementales peut évoluer entre le départe­ment d’État, les ministères des Finances, du Commerce, de l’Energie et de l’Agri­culture, et le Bureau du représentant des États-Unis aux négociations commerciales internationales, pour ne citer que quelques-uns des organismes appelés à y partici­per. En ce qui concerne le financement du FMI et de la crise asiatique, par exemple, le ministère des Finances a joué un rôle de premier plan. Et chacun de ces ministères sont entourés d’une galaxie d’ONG s’occupant des intérêts économiques.

Les ONG d’action civique et humanitaire

Mais les ONG d’action civique et humanitaire jouent aussi un rôle dans la nouvelle géo-économie. Le monde des affaires est facilité par la promotion de l’État de droit, qui procure prévisibilité et stabilité ainsi que les institutions et valeurs de l’économie de marché et de la démocratie. La promotion de l’éducation est aussi primordiale pour le bon fonctionnement des économies post-modernes basées sur le savoir et la communication. Bien évidemment, il importe que la mondialisation ne soit pas vécue par un grand nombre de gens comme un phénomène imposé par les élites économiques privilégiées du monde développé au reste de la population mondiale, sans offrir à cette dernière protection et assistance quand c’est nécessaire, ainsi qu’un avenir et des possibilités d’autodétermination.

Alors, le soutien aux ONG et aux programmes d’échange dans le cadre des­quels des étudiants et de futurs dirigeants étrangers viennent aux États-Unis et des Américains vont dans d’autres pays, et l’aide à la formation de juges, élus, avocats et fonctionnaires dans le but de renforcer l’État de droit et la responsabilisation des gouvernements sont autant d’actions qui épaulent à la fois les valeurs démocrati­

ques et les intérêts partagés. D’après Lee Hamilton, directeur du Woodrow Wilson International Center for Scholars, ancien membre de la Chambre des Représentants, et célèbre co-auteur du Rapport Baker-Hamilton « Toutes ces activités servent les objectifs de notre politique étrangère qui consistent à promouvoir la prospérité, la démocratie et la coopération économique et politique internationale.»2 Selon Hamilton, le partenariat entre les secteurs public et privé offre le meilleur espoir d’améliorer le niveau de vie des pays pauvres, tout en servant les intérêts politiques, stratégiques et économiques des États-Unis. Et quiconque parle du secteur privé doit aussi évoquer les ONG. Par exemple, très impliqué dans la démocratisation de l’Est européen, le German Marshall Fund (GMF, organisation américaine créé dans les années 70) a sélectionné et envoyé aux États-Unis des dizaines de personnalités d’avenir à titre de boursiers. C’est un programme relativement peu coûteux (20,000 dollars par personne) mais dont « le retour sur investissement s’est avéré colossal en termes d’influence », estimait le directeur du GMF à Bruxelles, Ron Asmus.3

Les ONG et les agences gouvernementales

Comment les ONG travaillent-elles avec le département d’État américain et les autres agences gouvernementales dans le domaine de la politique étrangère ? Prenons un exemple typique. L’Agence des États-Unis pour le développement inter­national (USAID) est dotée d’un conseil consultatif expressément chargé de l’aide aux ONG à l’étranger. Celui-ci existe depuis les années 1950 et donne aux organi­sations privées et aux particuliers le moyen de se renseigner sur les programmes pu­blics d’assistance et de conseiller les responsables dans ce domaine. Pour prendre un autre exemple, au sein du « Bureau de la population, des réfugiés et des migrations » du Département d’État, les diplomates consacrent environ le tiers de leur temps à des réunions avec les organisations non gouvernementales. D’après le témoignage d’une ancienne secrétaire d’État adjointe, celles-ci s’avèrent être de véritables parte­naires dans la fourniture de secours internationaux aux réfugiés ainsi que dans l’aide à ceux d’entre eux qui se réinstallent aux États-Unis .4

Mais cet encadrement officiel pourrait aussi mener à l’imposition de contraintes sur les ONG. Par exemple, en janvier 2001 le gouvernement du président Bush a imposé des restrictions aux organisations non gouvernementales (ONG) étrangè­res récipiendaires de fonds américains en matière de planning familial si celles-ci fournissaient des aides à l’intervention volontaire de grossesse ou pratiquaient du

« lobbying » auprès de leurs propres gouvernements en vue de légaliser l’avorte-ment Toute dérogation à cette règle devait entraîner l’arrêt de l’aide attribuée par l’USAID. Pour la plupart des ONG, l’indépendance, l’impartialité et la neutralité constituent les principes de base sur lesquels reposent leurs actions. Cependant de nombreuses ONG américaines et internationales dépendent d’un financement de Washington. Par le passé, le gouvernement transférait directement les financements aux ONG, qui se chargeaient ensuite de hiérarchiser les besoins et de répartir les fonds. Mais désormais le gouvernement américain finance essentiellement des pro­jets soumis à des conditions spécifiques, ce qui réduit considérablement la marge de liberté des ONG. En conséquence, la plupart d’entre elles se sont trouvées confron­tées à des dilemmes moraux, récemment par exemple pour décider s’il fallait ou non accepter des fonds gouvernementaux pour mettre en œuvre des programmes en Irak. Certaines ONG ont considéré que le fait d’accepter des fonds provenant de l’un des belligérants et de coopérer avec lui compromettait dangereusement leurs valeurs et leur indépendance. Par ailleurs, un nombre croissant d’ONG sont à la recherche de ressources financières. C’est la raison pour laquelle elles entrent en concurrence afin de trouver d’autres sources de financement, auprès d’organismes internationaux, d’entreprises privées, mais aussi auprès de l’armée américaine qui consacre des budgets de plus en plus substantiels aux actions humanitaires.

Les ONG internationales et Washington

Les ONG internationales font aussi pression sur Washington pour infléchir sa diplomatie. C’est le cas de celles qui militent dans un but précis, comme

Amnesty International, Greenpeace, Human Rigths Watch, etc. Une des réussites les plus éclatantes de ce genre d’influence est la Convention d’Ottawa, qui interdit l’emploi des mines antipersonnel. D’importantes organisations et ONG internatio­nales, l’International Campaign to Ban Landmines (ICBL – Campagne internationa­le pour l’interdiction des mines au sol), ont collaboré à la rédaction et la ratification de cette convention. Elles ont établi un réseau international de messagerie électro­nique pour obtenir la signature de pétitions, mettre au point un message efficace et concevoir une stratégie. Cette initiative sur l’interdiction des mines antipersonnel a révolutionné la façon de penser d’une grande partie de la population mondiale sur ce sujet, notamment en ce qui concerne la nécessité de s’occuper des victimes et d’interdire l’utilisation de ces engins.

La Convention d’Ottawa a établi, en effet, une nouvelle norme internationale. Même les États-Unis, qui n’ont pas encore signé la convention (comme la Russie et la Chine) ont pris des mesures concrètes pour mettre fin à la dévastation hu­maine causée par les mines. Washington n’était pas signataire essentiellement afin de conserver les mines dans la zone démilitarisée entre les deux Corées. De plus, les américains estiment aussi que tant que des solutions de remplacement aux mines anti-personnel n’auront pas été trouvées, ces dernières restent nécessaires à la gestion des champs de bataille. Dans ce but, les États-Unis se réservent le droit d’utiliser des mines comportant un dispositif d’autodestruction ou d’autodésamorçage afin de ne pas laisser des mines activées après cessation des hostilités. Par ailleurs, depuis 1992 les États-Unis observent un moratoire sur les exportations de mines antipersonnel et n’en fabriquent plus depuis 1997. Le gouvernement américain a déjà investi plus d’un milliard de dollars dans l’action anti-mines, de loin plus qu’aucun autre pays. Les mines terrestres qui sont éliminées dans le cadre de ce programme ont presque exclusivement été fabriquées et posées par d’autres gouvernements ou régimes, es­sentiellement la Chine et la Russie. Par comparaison, la France est le 17ème dona­teur dans l’effort de déminage international avec une contribution de 28.6 million de dollars. Les américains, gouvernement et ONG, sont en tête de l’aide apportée aux victimes des mines. Grâce à une mobilisation de l’opinion publique interna­tionale, les ONG ont créé une nouvelle volonté politique en mesure d’interdire les mines antipersonnel. Cette action a eu pour effet d’inciter un non signataire, les États-Unis, à en circonscrire l’usage et à entreprendre le plus important effort international en matière de déminage et d’aide aux victimes.5

Cet exemple, parmi bien d’autres, montre que si une question intéresse un grand nombre d’organisations non gouvernementales, si ces institutions reflètent véritablement la conscience d’une collectivité, et si les ONG utilisent leurs réseaux et contacts à l’étranger, leur influence se fera sentir non seulement sur la politique des États-Unis, mais aussi sur celle de l’Europe et d’autres régions du monde. Les gouvernements, surtout les gouvernements démocratiques, les écoutent car elles sont l’émanation d’une population politiquement engagée.

Ethnicité, politique étrangère et ONG

La diversité ethno-raciale de la société civile américaine est une autre de ses ca­ractéristiques qui fournit un terrain fertile pour les actions des ONG. Le multicul­

turalisme des États-Unis incite certains groupes ethniques et membres de diasporas à se doter d’une structure organisationnelle afin d’influer sur la politique étrangère. Les diasporas parviennent parfois à influencer la politique extérieure de leur pays d’accueil envers leur foyer d’origine. Elles réussissent ainsi à promouvoir et défendre leurs communautés ethniques et religieuses. Dans une démocratie, et en particulier aux États-Unis , elles y parviennent par le biais de quatre méthodes : le vote, afin de l’orienter dans une direction qui entend promouvoir ses intérêts ; le financement des campagnes électorales des candidats disposés à œuvrer et légiférer en leur faveur; un travail continu des relations avec les élus et les commissions du Congrès ainsi que d’autres groupes de pression ; et des travaux de recherche permettant de rendre disponibles des études et une documentation ayant trait à la communauté et à ses intérêts.6 Cependant, toutes ces actions font l’objet d’un encadrement juridique. La législation américaine oblige tous les individus qui reçoivent un financement d’un pays étranger – à l’exception du personnel diplomatique – à se déclarer auprès du Département de la Justice et à en informer la Chambre des Représentants et le Département d’État.

Aux États-Unis les « lobbies » représentant des diasporas sont très nombreux. On peut citer par exemple : lArab American Institute (AAI), XAmerican Lebanese Public Affairs Committee (ALPAC), le American-Arab Anti-Discrimination Committee (ADC), le lobby grec American Hellenic Institute of Public Affairs (AHIPAC), le Cuban American National Foundation, l’Armenian National Committee of America (ANCA), et le « lobby » qui est probablement le plus connu, l’American-Israeli Political Action Committee (AIPAC) – le soi-disant « lobby juif ». Arrêtons-nous sur les deux derniers.

Deux études de cas

L’Armenian National Committee of America (ANCA), même s’il n’est pas en­core parvenu à faire voter un texte reconnaissant le génocide arménien, comme en France, peut porter à son actif le vote de substantiels crédits consacrés au dévelop­pement économique de l’Arménie – qui devient, après Israël, le pays le plus subven­tionné par le gouvernement américain par tête d’habitant. L’ANCA surveille aussi de très près la diplomatie américaine envers la Turquie. Mais l’aide dispensée par le gouvernement américain ne constitue qu’un seul volet de la réussite de la diaspora arménienne aux États-Unis. Les associations privées de la société civile ont joué un

rôle de premier plan dans la collecte, le transfert et la distribution des ressources financières et techniques en Arménie.7

Mais aucun groupe de pression dans le domaine de la politique étrangère des États-Unis ne suscite autant de controverses, distorsions et susceptibilités que le « lobby juif ». John Mearsheimer et Stephen Walt, deux professeurs renommés de science politique, en ont fait l’expérience en publiant fin mars 2006 une étude sur l’influence du « lobby pro-israélien » dans la politique étrangère des États-Unis.8 Sur un ton délibérément polémique, les auteurs soutiennent que « depuis plusieurs décennies, et spécialement depuis la guerre des Six-Jours en 1967, la clé de voûte de la politique américaine au Proche-Orient est sa relation avec Israël. » Or, esti­ment-ils, l’État juif «ne se comporte pas en allié loyal», au point d’être devenu «un fardeau stratégique». Meirsheimer et Walt attribuent largement cette orientation de Washington aux groupes de pression pro-israéliens – thèse très discutable. Leurs critiques ont provoqué une véritable levée de boucliers et de nombreux spécialistes ont rapidement rétorqué que réduire la diplomatie américaine au Moyen Orient à une sorte de manipulation qui aurait permis de « prendre en otage » la politique étrangère américaine relève de la simplification outrancière. Même si les auteurs adoptent une définition extensive de ce groupe de pression en y incluant tous les partisans d’un soutien indéfectible à Israël (les organisations représentatives de la communauté juive aux États-Unis, comme l’AIPAC, aussi bien que les chrétiens évangéliques) on a noté que leurs thèses négligent des pans entiers des intérêts stra­tégiques de Washington dans la région tels que le pétrole ou la relation avec l’Arabie saoudite. L’essai de Mearsheimer et de Walt omet surtout d’analyser le consensus national américain qui est au coeur de l’alliance avec Israël, qui est un attachement profond, aux dimensions à la fois historiques, idéologiques et affectives. Certes, l’AIPAC se proclame fièrement «lobby pro-Israël» et se flatte, avec ses 100 000 membres actifs, d’être classé «parmi les groupes d’intérêts les plus puissants d’Amé­rique». Mais il s’agit plutôt de la manifestation d’une tendance normale de tout groupe d’intérêt à vanter son influence – bien au delà de son impact réel.

Plusieurs commentateurs ont répondu aux pourfendeurs du « lobby israélien ». Sur le site Internet de la faculté de Harvard, l’avocat vedette et professeur de droit Alan Dershowitz déplore «l’approche illogique et la démarche de conspirateurs» de ses collègues, qui « devaient savoir que leur compilation de vieilles assertions ferait le miel des antisémites ». Il est vrai qu’aux États-Unis les accusations d’antisémi­tisme sont très promptes à être brandies. Mais David Gergen, ancien conseiller

 

de quatre présidents, proteste « n’avoir jamais vu une seule décision prise dans le Bureau ovale pour orienter la politique étrangère en faveur d’Israël au détriment des intérêts américains ».9

 

Il faut dire que l’AIPAC est loin d’être le seul « lobby » représentant les intérêts d’un gouvernement étranger. À Washington, de nombreux gouvernements étran­gers ont crée des associations qui défendent leurs intérêts. Ainsi les ambassades re­connaissent l’importance des groupes d’intérêts sur la scène américaine. En mettant sur pieds leurs propres « lobbies », ils manœuvrent en dehors des canaux classiques de la diplomatie. Quelquefois, ces « associations » comme le Korea-U.S. Exchange Council ou le U.S.-Malaysia Exchange Association, ont été trop loin dans leur re­cherche d’exercice d’une influence et ont entraîné quelques membres du Congrès et leurs staff’dans des accusations de corruption.10

 

Mais à l’instar de tout lobby ethnico-religieux ou étranger leur influence s’arrête là ou les intérêts nationaux plus larges entrent en jeu. La géostratégie prime tou­jours sur la politique de pression des groupes d’intérêts. L’exemple de la politique étrangère américaine ne déroge pas à cette règle.

 

Think Tanks

 

Si les instituts de recherche (« les laboratoires d’idées » – think tanks en anglais) relèvent d’un phénomène mondial depuis quelques années, ceux qui sont établis aux États-Unis se distinguent des organismes qui leur font pendant à l’étranger par leur capacité à participer directement et indirectement à la formulation de la politi­que générale et par le fait que les décideurs n’hésitent pas à solliciter leurs conseils.11 Les think tanks aux États-Unis font maintenant partie intégrante du paysage poli­tique, et c’est la raison pour laquelle les décideurs du Congrès, du pouvoir exécutif et de l’ensemble de la bureaucratie fédérale sollicitent souvent leurs conseils. L’essor des think tanks modernes a coïncidé avec la montée de la puissance américaine sur la scène mondiale. Ils ont fait leur apparition il y a un siècle dans le cadre d’un mouvement de réforme en faveur de la professionnalisation du gouvernement. Leur mission était, de leur propre aveu, essentiellement apolitique : elle consistait à servir l’intérêt général en fournissant aux responsables publics des conseils impartiaux ayant un rapport avec la politique.

 

Les think tanks ont pour mission de formuler et de promouvoir des idées et, à l’instar des sociétés du secteur privé, ils consacrent des ressources considérables à la commercialisation de leurs produits. Mais contrairement à celles-ci, ils mesurent leur succès à l’aune non pas de leur marge bénéficiaire (après tout, ce sont des organismes indépendants et sans but lucratif), mais à celle du degré d’influence qu’ils parviennent à exercer sur l’opinion publique et la formulation de la politique générale. À cet égard, ils ressemblent aujourd’hui aux groupes de pression qui se disputent pouvoir politique et prestige dans le secteur des autres organisations non gouvernementales. En dépit des différences notables qui existent entre ces deux groupes, leurs caractéristiques spécifique finissent par s’estomper.

 

Mais les think tanks fournissent plus que des idées nouvelles à l’intention des hauts responsables gouvernementaux. Ils constituent aussi une réserve riche d’experts pour les gouvernements et parlementaires. Ce rôle revêt une importance capitale dans le ré­gime politique américain. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres démocraties évoluées, en France ou au Japon par exemple, où les nouveaux gouvernements peu­vent compter sur un important corps permanent de fonctionnaires, aux États-Unis, chaque transition entraîne le remplacement de centaines de hauts fonctionnaires et cadres intermédiaires de l’exécutif. Les think tanks aident les présidents et les ministres à pourvoir les postes. S’ils fournissent des experts aux nouveaux gouvernements, ils mettent aussi à la disposition des hauts fonctionnaires sortants un cadre institution­nel dans lequel ils peuvent partager leur expérience des affaires publiques, continuer à participer aux grands débats sur la politique étrangère et constituer un « establishment » officieux. Au-delà de leur fonction de constitution d’un vivier d’élites, les think tanks enrichissent la culture civique américaine en éclairant le public sur les rouages de prise de décision à Washington, et les enjeux nationaux et internationaux.

 

La diplomatie non officielle

 

Les think tanks peuvent assumer un rôle plus direct et actif en politique étran­gère en organisant des dialogues de sensibilisation et en offrant leurs services de médiateurs aux parties à un conflit, ou à un contentieux commercial. Les initiatives officieuses de ce genre sont très délicates, mais très utiles et parfois déterminantes. Elles peuvent offrir des possibilités d’établir la paix et la réconciliation dans les régions sujettes aux conflits et dans les sociétés déchirées par la guerre, soit en com­plément des efforts du gouvernement américain, soit pour s’y substituer quand une présence américaine officielle est impossible ou impraticable. Cette diplomatie non officielle, parfois appelée la diplomatie du Track II, a été employée en fait durant des siècles pour communiquer discrètement entre États. Dans certains cas, comme en­tre les États-Unis et la République populaire de Chine, une grande part de la diplo­matie s’effectue à partir de canaux semi formels en utilisant des interlocuteurs tels que des universitaires, des groupes de réflexion ou des instituts de recherches. Ceci se produit dans des situations où les gouvernements souhaitent exprimer leurs in­tentions ou suggérer des méthodes de résolution d’un problème diplomatique, mais ne souhaitent pas exprimer une position officielle. La diplomatie du Track II est un genre spécifique de diplomatie informelle, dans lequel les non officiels (universi­taires, fonctionnaires civils et militaires retraités, personnalités publiques, militants sociaux) engagent un dialogue, avec pour objectif la résolution d’un différend, par une mise en confiance. Il arrive que les gouvernements financent de tels échanges du Track II. Mais parfois ceux-ci peuvent être parfois sans aucun rapport avec les gouvernements, ou même agir à leur encontre.

Les think tanks se sont incontestablement affirmés comme des atouts précieux pour la formulation de la politique étrangère des États-Unis. Les questions que les chercheurs continuent de se poser portent sur l’ampleur de leur influence et les caractères précis de leurs interventions. Les think tanks qui travaillent avec les or­ganismes de défense et de renseignement se concentraient autrefois exclusivement sur des sujets régionaux et fonctionnels. Aujourd’hui, on fait aussi appel à leurs services pour aider les forces armées à relever les nouveaux défis du terrorisme et de la sécurité du territoire. Par exemple, les chercheurs du célèbre et influent think tank la RAND Corporation, qui étudient le terrorisme depuis plus de 30 ans, aident à présent les décideurs à élaborer une approche analytique globale pour parer aux attaques terroristes et mènent simultanément des recherches de plus en plus nom­breuses sur d’autres dossiers pour le compte de gouvernements du monde entier.12 Le débat sur l’élargissement de l’OTAN au début des années 1990 s’est inscrit dans cette logique. Au cours des vingt dernières années, un autre think tank de poids, la Heritage Foundation, a employé toute une gamme de moyens pour influencer le processus politique à Washington en matière de défense antimissile.

 

Transnationalisation des ONG

 

On assiste aujourd’hui à la transnationalisation du mouvement en faveur des think tanks, souvent encouragé et financé par la communauté internationale, les

 

gouvernements, et les fondations privées aux États-Unis, en Europe et au Japon. En effet le caractère international des flux de capitaux s’est accompagné de l’interna­tionalisation du personnel des think tanks. Il est à noter que ces derniers, aux États-Unis, n’hésitent pas à exporter leurs experts, leurs méthodes d’analyse politique et leurs structures organisationnelles. L’amélioration des systèmes d’information et des télécommunications a considérablement élargi l’ampleur et la portée de la collaboration entre les institutions et les experts. Les forums, conférences et débats d’envergure planétaire sont aujourd’hui monnaie courante sur le net. Les projets de recherche auxquels collaborent des chercheurs d’une vingtaine de pays sont désor­mais monnaie courante.

 

Par exemple, spécialisées dans l’aide à la démocratisation et au renforcement de la société civile, les ONG américaines du type think tank – Freedom House, National Endowment for Democracy, Open Society, German Marshall Fund, etc. – ont labouré le terrain porteur de l’Est européen. Une myriade de fondations privées a contribué à préparer ce qui allait dix ans plus tard devenir les « révolutions de velours ». Dans les pays où il n’existe pas de véritable infrastructure gouvernementale, les ONG elles-mêmes jouent souvent un rôle quasi-gouvernemental. On assiste donc à une prolifération d’ONG, même dans les sociétés qui ne sont pas habituées à ce genre d’institutions, comme les États de l’ancienne Union soviétique. La principale contri­bution de ces ONG a été de former un réseau de nouvelles élites occidentalisées, qui à leur tour ont mis sur pied leurs propres ONG. « Cette véritable captation d’élites donne aussi un avantage colossal à l’Amérique sur l’Union Européenne dans toute l’Europe de l’est » note Jacques Rupnik, spécialiste de l’Europe centrale.13 Alors que Bruxelles dépensait des centaines de millions de dollars pour ses programmes d’aide Tacis, lourds et inefficaces parce que gérés par les gouvernements, les ONG amé­ricaines, plus souples, s’attaquaient aux projets concrets tels que la formation à la surveillance des élections. La toile humaine tissée par les ONG américaines s’avère efficace parce qu’elles sont un mélange d’initiatives privées et publiques très souple – qui fait l’originalité et la force de la méthode américaine.

 

Mais il ne faut pas non plus réduire les jeunes révolutionnaires de l’Europe orientale et de l’ex-URSS à autant de pions d’un grand jeu de Washington qui viserait à étendre le pouvoir américain au nom de la démocratie. Voir dans le sou­lèvement de millions de personnes la main de la CIA peut être séduisant pour les adeptes de la théorie du complot, mais une telle interprétation escamote la volonté des peuples pour la liberté et les mouvements tectoniques des masses. Mais néan­moins, Pierre Hassner remarque : « Ce que je retire de tout ça c’est que tous ceux qui avaient glosé sur l’absence de soft power américain se sont trompés. Dans le monde, l’Amérique dispose tout à la fois de la force des chars et de influence des ONG. Elle a ce qu’on appelle la puissance avec un grand P. ».14

 

À notre époque de mondialisation, la diplomatie hâte le pas tandis que les gou­vernements sont de moins en moins capables d’envisager le long terme et de pren­dre une hauteur de vue stratégique. Cette tendance se trouve aggravée aux USA par l’insuffisance chronique du financement du département d’État. Sur le plan pratique, cela signifie que les ressources qui pourraient être allouées à la planifica­tion stratégique à long terme sont plutôt affectées à l’accomplissement des tâches quotidiennes. La sphère stratégique, délaissée par l’État, est de plus en plus prise en charge par les think tanks et autres ONG. Reste à savoir dans quelle mesure des or­ganisations issues de la société civile sont mieux armées pour assumer cette respon­sabilité et ces missions. Mais il est certain que dans la culture politique américaine où subsiste une forte méfiance envers l’État, la société civile et ses ONG garderont un rôle central dans l’élaboration des politiques et dans le rayonnement des valeurs et intérêts américains.

 

* Professeur de sciences politiques à l’Université américaine de Paris.

 

 

 

Notes

  1. Pour une étude comparative voir Frank R. Baumgartner, « Public Interest Groups in France and the United States », Governance, 9, n°1 (January 1966), pp. 1-22. Une étude disponible en français : Guillaume Courty, « La science politique améri­caine à la découverte des représentants d’intérêt : novations conceptuelles, découver­tes statistiques et traditions d’analyse » Groupe d’analyse politique Université Paris X Nanterre. Disponible sur www-iep.u-strasbg.fr
  2. Lee H. Hamilton, « Les questions économiques internationales et la politique étran­gère des États-Unis », Objectifs de politique étrangère, mars 2000, disponible sur http://usinfo.state.gov/journals/itps/0300/ijpf/frhami.htm
  3. Cité dans Laure Mandeville, « Les ONG américaines démocratisent l’ex-URSS » Le Figaro (6 avril 2005), p. 10.
  4. Entretien avec Mme Julia Taft, secrétaire d’État adjointe à la population, aux réfugiés et aux migrations, « Les organisations non gouvernementales : la voix du peuple »

 

in Objectifs de politique étrangère, mars 2000, disponible sur http://usinfo.state.gov/ journals/itps/0300/ijpf/frtaft.htm).

  1. « Fiche analytique sur l’interdiction des mines antipersonnel » Les Objectifs de po­litique étrangère des États-Unis in Revue électronique de l’USIA, volume 2, nu­méro 3, août 1997 ; « L’utilisation de mines antipersonnelles est en recul en 2005 », Communiqué de Presse de Human Rights Watch, disponible àhttp://hrw.org/french/ docs/ 2005/11/21/global12077.htm ; « New United States Policy on Landmines: Reducing Humanitarian Risk and Saving Lives of United States Soldiers », Bureau of Public Affairs, U.S. State Department (February 27, 2004), disponble à http://www. state. gov/t/pm/rls/fs/30044.htm
  2. Daniel Sabbagh et Justin Vaïsse, « Ethnicité et politique étrangère aux États-Unis » Critique internationale n°11 (avril 2001).
  3. Steven Ekovich, « La géosociologie de la diaspora arménienne », Géostratégiques (n° 12, Avril 2006).
  4. «The Israel Lobby», London Review of Books (23 mars 2006).
  5. Pour suivre la polémique en français voir Philippe Gélie, « L’impossible débat sur l’influence d’Israël dans la politique étrangère américaine », Le Figaro, 22 avril 2006, (Rubrique Opinions)lefigaro.fr/debats et Justin Vaisse, « Les lobbies ne font pas leurs lois », Libération (11 avril 2006). Voir récemment « Taming Leviathan », The Economist (17 mars 2007), p.56.

 

  1. Voir par exemple James Grimaldi et Susan Schmidt, « Foreign Lobbies Took the Guise Of Nonprofits », Washington Post (3 novembre 2006).
  2. Voir M. Donald Abelson, professeur de sciences politiques à l’université de Western Ontario et auteur de deux livres sur les think tanks : Donald E. Abelson, A Capitol Idea: Think Tanks and US Foreign Policy (McGill-Queen’s University Press, 2006); Abelson, Do Think Tanks Matter? ((McGill-Queen’s University Press, 2002). On trouvera un excellent résumé en français sur le sujet dans « Le rôle des laboratoires d’idées dans la politique étrangère des États-Unis », Revue électronique du dépar­tement d’Etat des Etats-Unis, Volume 7, numéro 3, novembre 2002. Disponible à http://usinfo.state.gov/journals.
  3. Voir l’article sur la RAND Corporation dans « Le rôle des laboratoires d’idées dans la politique étrangère des États-Unis », cit.
  4. Cité dans Mandeville cit.

 

 

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1 commentaire

  1. nous avons tous un sang rouge.pour dire que nous sommes tous victime de la mort.alors, pourquoi nous entretuer?presentement,nous qui vivons à cette année,nous ne verrons jamais l’année 3000.alors,pourquoi nous battre.riche ou pauvre,on sera cadavre.aimons-nous les autres.

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