Les relations latino-arabes : vers l’ébauche d’un pôle politique et économique sud-sud

Mohamed Fadhel TROUDI

Février 2006

Distants géographiquement, l’Amérique latine et les pays arabes ont pourtant des relations anciennes et une histoire partagée. L’influence arabe en Amérique du Sud remonte à l’époque de la conquête avec l’arrivée de colons imprégnés par des siècles d’occupation de la péninsule Ibérique.

Dès le XVe siècle, les Espagnols puis les Portugais introduisent la culture arabe. Sur le plan linguistique, les meilleurs exemples en sont sans doute le « Ojala » espagnol et le « Oxala » brésilien, hérités du « Inch’Allah » arabe, de même que pour l’agriculture avec l’utilisation des méthodes d’irrigation et les cultures de canne à sucre, du café, du blé et du riz. Sur le plan gastronomique, il est impossible d’imaginer la cuisine latino-américaine sans l’influence du safran, de l’huile d’olive, du clou de girofle et de la cannelle. En d’autres termes, la cuisine et les traditions culinaires sont également un trait d’union entre les deux cultures et qui constituent les points communs entre les deux civilisations. A ces multiples influences, il faudrait mentionner à partir de 1875, des vagues d’immigrants essentiellement des chrétiens provenant de la Grande Syrie, partent à la conquête de l’Amérique, ou l’Amrik, « l’autre Amérique », par opposition à celle du Nord. Cent trente ans plus tard, la communauté arabe d’Amérique latine compte 17 millions de personnes. Ils constituent le trait d’union des relations entre les deux régions, comme l’a souligné le président algérien dans son discours inaugural prononcé au sommet de Brasilia.

Ces immigrés « essentiellement des commerçants » ont fui la pauvreté, les persécutions et les discriminations de l’Empire ottoman. Appelés « Turcos » à cause des passeports turcs qu’ils exhibaient à leur arrivée, ils se sont rapidement adaptés aux sociétés latino-américaines.

A Brasilia, la belle exposition « Amrik », organisée par le ministère brésilien des Relations extérieures, est consacrée à leur histoire. Les Arabes s’intègrent et se fondent ainsi dans une société perméable à leurs coutumes. Pour Marcos Moussalem, conseiller culturel du consulat du Liban à Rio, rien de plus normal que cette assimilation sans drame : « la culture brésilienne, dit-il est anthropophage, elle avale toutes les autres. »1. Les descendants de Syriens et de Libanais mais également des Palestiniens (au Chili et dans le sud du Brésil) sont présents dans tous les secteurs : la politique (présidents Carlos Menem en Argentine dont les parents sont originaires de Syrie, Jamil Mahuad ou Abdalà Bucaram en Equateur qui sont tous les deux d’origine libanaise ou encore Tony Saca au Salvador). Aujourd’hui près de 20% des élus brésiliens sont d’origine arabe. Cette influence arabe en Amérique latine on la retrouve aussi dans la médecine, l’Université, la littérature et dans les affaires bien évidemment (à titre d’exemple, le mexicain Carlos Slim détient la plus grosse fortune de l’Amérique latine)2.

L’Amérique latine compte 225 millions de pauvres (43% de la population), et ses ajustements structurels (privatisation massives, réduction drastique des dépenses publiques) imposés par le FMI n’ont fait que s’aggraver. De son côté le monde arabe n’offre pas une meilleure image, dominée par une paupérisation et un échec économique désormais peu contesté après les rapports du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) ou du forum économique mondial. Malgré le pétrole, les pays arabes n’ont connu en moyenne qu’une croissance faible, parfois inférieure à leur fort accroissement démographique. Avec pour résultat une baisse de revenu par tête, dont l’Arabie Saoudite est le triste exemple. La paupérisation provoque d’Alger à Riyad, un chômage de masse qui touche particulièrement les jeunes.

Souffrant des mêmes problèmes, ces deux régions si distantes géographiquement, deux régions qui disposent d’importantes ressources naturelles tentent de créer un contre-poids économique et politique à la toute-puissance des Etats-Unis. Ils disent vouloir sortir de la dépendance des pays du nord.

La stratégie du Brésil

Le président Lula (les Brésiliens l’appellent ainsi) représente la plus grande victoire de la gauche latino-américaine depuis le président chilien Allende du moins sur le plan de l’impact politique continental. Onzième économie mondiale et première puissance sud-américaine comptant 170 millions d’habitants, le Brésil à travers le président Luiz Inacio Lula da Silva se présentait comme l’amphitryon du premier sommet du genre entre les 12 pays sud-américains et les 22 pays arabes. « Nous sommes devant une occasion historique de poser les jalons d’une forte coopération entre Amérique du Sud et monde arabe », a déclaré le président dont l’objectif est de « travailler au rapprochement de deux régions lointaines ».Ce rapprochement a marqué un renouveau dans les relations entre les pays arabes et latino-américains. Il faut rappeler les anciens liens méconnus entre les deux régions: cent cinquante ans d’immigration arabe, surtout syro-libanaise en Amérique latine et rien qu’au Chili, on compte près de 400.000 Palestiniens. Les deux blocs ont déclaré vouloir s’allier politiquement, notamment à travers une « Déclaration finale », qui apporte un soutien unanime à la cause palestinienne, critique Israël et l’unilatéralisme américain vis-à-vis de la Syrie, tout en insistant sur le rôle primordial des Nations unies.

Cette initiative brésilienne s’inscrit dans le droit fil d’une opposition idéologique entre les deux Amériques du sud et centrale. Tandis que l’Amérique centrale (Honduras, Guatemala, Nicaragua, Salvador, Costa Rica et la République dominicaine) qui cherchent à aider le président Bush à obtenir du Congrès l’approbation du CAFTA (Central American Free Trade Agreement), le traité de libre-échange entre les Etats-Unis et l’Amérique centrale, les dirigeants sud-américains se distançaient de la stratégie « anti­terroriste » et « unilatérale » des Etats-Unis. Tandis que l’Amérique centrale a les yeux fixés sur le Nord, l’Amérique du Sud regarde de tous les côtés. Le Brésil, le Mercosur (marché commun sud-américain regroupant le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay) et le centre gauche qui a conquis le pouvoir dans plusieurs pays de la région font pression pour unir l’Amérique du Sud au sein d’un marché régional autonome par rapport aux Etats-Unis.

Un marché appelé aussi à négocier avec l’Europe, la Russie, la Chine, la ligue arabe et l’Asie.

Alors que le Sud réclame un monde multipolaire, débarrassé de toutes les formes de l’hégémonie politique militaire ou économique, pendant que le Sud, et à sa tête le Brésil, critique la guerre en Irak, nombre de gouvernements centre-américains appuient cette intervention et cherchent à s’abriter sous le parapluie économique et politique des Etats-Unis.

Les alternatives en Amérique latine se définissent entre deux pôles: la voie centre-américaine tend à s’insérer dans la sphère économique et politique des Etats-Unis, tandis que l’axe sud-atlantique avec à sa tête le Brésil fait pression en faveur de la création d’un bloc autonome dans le processus de globalisation.

Le président brésilien a fait du renforcement des liens Sud-Sud l’un des axes majeurs de sa politique étrangère. Le Ier sommet Amérique du Sud – Pays arabes s’inscrit dans un virage stratégique impulsé par le Brésil. Il s’agit du plus important événement international qu’ait présidé Luiz Inacio Lula da Silva. Cette initiative brésilienne n’est pas étrangère aux nombreux enjeux politiques, stratégiques, diplomatiques que suscite la réforme du Conseil de sécurité. Il est un élément de sa stratégie visant à obtenir pour le Brésil un siège permanent au Conseil de sécurité, principal organe des Nations unies, aujourd’hui devenu un lieu de pouvoir exclusivement occidental « trusté » par des pays riches et plus que jamais confronté au défi de la mondialisation, c’est à dire à l’ouverture à de nouveaux acteurs de la vie politique internationale qui en furent longtemps tenus à l’écart, ou dont le rôle a été jusqu’ici marginal ou marginalisé.

L’enjeu étant la lutte contre l’unilatéralisme américain qui passe par une réforme et une démocratisation du Conseil de sécurité pour avoir non plus la géographie politique de 1945 mais celle de 2005. En jetant les bases d’une coopération Sud-Sud, le président est il porteur d’une « alterdiplomatie »? Ou bien se contente-t-il d’évoquer l’esprit de Bandung pour favoriser la montée en puissance du Brésil sur la scène internationale en prenant soin de rassurer ceux qu’ils fustigent, comme il l’a fait avec un certain succès notamment le FMI qui a salué son réalisme économique. Le Brésil veut en somme prendre la tête d’un bloc sud-américain favorable à un monde multipolaire.

Ce bloc devrait jouir d’une certaine autonomie à l’égard de Washington et tisser des liens bilatéraux avec la Russie, l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Avec la Chine et l’Inde, Lula veut organiser un axe de trois colosses géographiques du Sud. L’idée du sommet est venue du président brésilien lui même, dont le pays compte près de 12 millions de ressortissants d’origine arabe (sur les 25 millions qui vivent en Amérique latine), un apport humain non négligeable que le Brésil au travers de ce sommet cherche à capitaliser. Résolument hostile à la mondialisation sauvage et incontrôlée, il a été élu en octobre 2002 sur un programme alter-mondialiste militant. Lula da Silva est également un tiers-mondiste convaincu, adepte de la coopération Sud-Sud entre les trois continents : l’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique.

Ses idées ont trouvé un écho favorable chez le président algérien Bouteflika dont le combat pour un nouvel ordre mondial faisait déjà partie des priorités quand il dirigeait la diplomatie algérienne dans les années soixante et soixante-dix sous Boumediène. A l’époque, Alger était la capitale de tous les mouvements de libération nationale dans le monde et notamment en Amérique latine. Ainsi les victimes de la dictature de Pinochet étaient nombreuses à bénéficier de l’asile politique et des aides multiples que leur offrait l’Algérie pour réaliser les changements politiques chez eux.

 

Le renouveau arabe passera-t-il par Alger ?

Sur les 22 Etats que compte la Ligue arabe, six dont l’Algérie étaient représentés au plus haute niveau (Irak, Qatar, Palestine, les Comores et Djibouti), trois (Syrie, Liban et Mauritanie) par leur premier ministre et le reste comme l’Egypte par leurs ministres des Affaires étrangères. Pour certains observateurs cette faible présence des chefs d’Etats arabes s’explique par des fortes pressions américaines et israéliennes pour qu’ils ne se rendent pas au Brésil.

 

Les Etats-Unis tout en se félicitant par la voix de Richard Boucher, porte parole du Département d’Etat, de l’initiative de Lula et de Bouteflika, ne cachent pas leurs inquiétudes de voir ce forum dont le prochain est prévu en 2008 au Maroc, marquer un tournant dans le rapprochement des ensembles arabe et latino-américain et dénoncer leur politique au Moyen-Orient.

Bouteflika veut renouer avec la tradition algérienne d’une diplomatie offensive et bien présente sur la scène mondiale comme ce fut le cas sous le règne de Boumediène alors qu’il était ministre des Affaires étrangères. Le président algérien se veut l’instigateur du renouveau de l’ambition arabe que des millions d’arabes appellent de leurs voeux.

À l’heure des regroupements régionaux pour affronter les défis de la mondialisation, le monde arabe continue de se donner en spectacle au reste du monde et de s’entredéchirer. On ne désespère pas de voir dans les années à venir le « retour de l’enthousiasme arabe pour galvaniser les énergies arabes » disait Boouteflika dans un message adressé à la Ligue arabe qui commémorait le 50eme anniversaire du déclenchement de la Révolution algérienne du 1er novembre 1954. Pour l’Egyptien Oussama Al Baz, conseiller politique du président Moubarak « les Arabes ont encore des points forts qui leur permettent de faire face aux défis, malgré les obstacles ». L’Algérie se veut l’initiateur du devenir arabe, consciente que si le colonialisme traditionnel s’est terminé, il a été remplacé par le néo-colonialisme à travers la mondialisation qui a inaugurée une colonialité nouvelle.

Cette rencontre au sommet de Brasilia, bien qu’elle rappelle le projet de Tricontinentale caressé par les militants tiers-mondistes des années soixante dont Mehdi Ben Berka et Che Guevara, n’est pas résolument anti-américaine et n’est dirigée contre aucun bloc de pays contrairement à la première Conférence tricontinentale tenue à la Havane en 1965.

Le président algérien qui a représenté à la fois l’Algérie et la Ligue arabe se veut « l’initiateur d’un nouveau monde basé sur le respect du droit international, sur la validité du multilatéralisme et sur la quête d’un monde multipolaire, régi par un système international plus juste et plus équitable, fondé sur le développement et sur une prospérité mieux partagés » disait Bouteflika. L’Algérie dont l’action a apporté au combat anticolonialiste et anti-impérialiste une contribution historique remarquable depuis ces premières années d’indépendance, voulait à travers ce sommet briser l’isolement du monde arabe qui leur était imposé par les Etats Unis et Israël. Bouteflika s’est-il bien acquitté de la délicate mission de maintenir la cohésion du monde arabe ?

A la lumière de la situation actuelle du monde arabe, il est permis d’en douter. En effet, le rapprochement entre le monde arabe et le continent latino-américain semble être une opportunité stratégique pour les deux parties. Or dans un monde qui se globalise et se régionalise, l’un des deux partenaires a pris plusieurs longueurs d’avance.

Si l’Amérique latine dispose d’un projet d’intégration et une conception claire de la façon d’y parvenir, ainsi son efficacité n’a pas échappé aux grandes puissances qui se sont empressé de se rapprocher d’un continent qui a abandonné les discours populistes comme moyen de sortir du sous-développement. Les Arabes donnent encore au monde le spectacle d’une région divisée, sans aucun dessin politique commun, incapables de s’unir autour des sujets d’importance majeure, qui engagent l’avenir des peuples de la région.

Dommage car le monde Arabe et l’Amérique latine malgré leurs différences et leur éloignement, formant deux entités ne manquent pas de points communs du point de vue de l’homogénéisation, toutes deux ont en leur faveur une unité civilisationnelle bien ancienne.

Cependant la donne américaine (qui considère cette région comme son pré carré ou son arrière- cour) est loin d’être le seul obstacle à l’émergence d’un pôle arabo-latino-américain. Car si le bloc latino-américain est définissable tant géographiquement qu’économiquement, le bloc arabe n’a d’autre réalité que le nom. Du moins pour le moment.

 

Conclusion

Les Etats-Unis ne voient pas le rapprochement entre le continent latino-américain et le monde arabe d’un bon œil. Il constitue pour eux une tentative nouvelle pour rapprocher des pays du sud, qui servira d’une tribune d’opposition à la politique étrangère américaine notamment au Moyen-Orient. Pour le Brésil, pays organisateur, l’ambition est « de rapprocher ces deux régions dans une stratégie plus large pour assurer l’élargissement des relations économiques, commerciales, culturelles et politiques de l’Amérique du Sud ».

 

Le paradoxe de ce rapprochement latino-arabe est saisissant. En Amérique latine, on assiste à l’émergence de gouvernements de gauche, dans une posture au moins critique avec les Etats-Unis, les Etats arabes eux sont confrontés à la stratégie de Grand Moyen-Orient développé par George W. Bush dans un climat de sous-développement voire d’appauvrissement en l’absence de politiques économiques efficaces et de marché commun à même de contenir les effets dévastateurs d’une mondialisation galopante.

 

Pis, les alliés des Etats-Unis notamment les pays du Golfe, dépendant de la manne commerciale de Washington, ont une marge de manœuvre est des plus faibles. Ils n’ont jamais remis en cause la mondialisation libérale mais tentent de l’accommoder à leur profit et à celui d’une élite souvent formée aux Etats-Unis. Ce pourquoi ce rapprochement est pour les Arabes une opportunité historique de briser leur isolement et le carcan dans lequel ils se trouvent enfermés. En un sens, ces relations nouvelles pourraient constituer un levier, un stimulant pour les Arabes pour s’afficher de nouveau sur la scène internationale et avec une chance d’y parvenir. Mais il y a fort à parier que la Maison-Blanche en décide autrement.

 

* Mohamed Fadhel TROUDI est chercheur à l’Université de Paris XII- Val-de-Marne et vice-président du Centre d’Etudes et de Recherches Stratégiques du Monde Arabe-Paris.

Note

  1. Selon Les chiffres du consulat brésilien au Liban, la communauté brésilienne d’origine libanaise compterait entre 5 et 7 millions de personnes, concentrée à Sao Paulo, à Rio et à Belo Horizonte. Elles sont pour la plupart les enfants d’une immigration déjà ancienne, venue au début des années 1910 pour échapper à la domination turque du Levant.

Une deuxième vague est arrivée dans les années 1940 et une troisième enfin pendant la guerre civile libanaise à la fin des années 1970. La communauté libanaise est très influente. Si la plupart sont commerçants, on y trouve des hommes très brillants dans d’autres domaines, comme la politique, la médecine ou les arts.

  1. À 63 ans, après avoir transmis à ses fils la gestion quotidienne de ses entreprises, il utilise sa fortune pour faire valoir ses idées quitte à donner un coup de pied dans la fourmilière. Militant inattendu d’une « autre voie » pour le continent, il partage les vues du président brésilien Lula sur les méfaits du modèle néolibéral en Amérique latine. Il se place un peu plus à gauche sur l’échiquier politique latino américain. Il s’affiche ouvertement aux côtés du leader de la gauche mexicaine, Manuel Lopez Obrador, maire de Mexico et favori des sondages pour l’élection de 2006. Si ce dernier devient effectivement le prochain président du Mexique, cela pourrait se révéler un excellent calcul politique pour le milliardaire Carlos Slim.

 

 

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