LES SYSTÈMES SOCIO-STRATÉGIQUES EN OCCIDENT

Jean Paul CHARNAY

Juillet 2008

Dossier complémentaire

Précisions méthodologiques

En 1990, je publiais chez Economica un ouvrage intitulé « Métastratégie : Systèmes, formes, et principes de la guerre féodale à la dissuasion nucléaire »1. La troisième partie, « Principes », analysait la réversibilité intervenue entre les classiques « principes de la guerre » et les nouveaux « principes de la dissuasion ». La seconde partie présentait les mutations morphologiques de la bataille, des différents échelons de l’action opérationnelle, tactique et stratégique : la bataille rangée, la manœuvre géostratégique, la grande guerre, la lutte révolutionnaire. La première partie répertoriait les « systèmes socio-stratégiques » européens des guerres féodales à la décolonisation et aux oscillations entre guerre froide et cohabitation pacifique.

Reposant sur les définitions philosophiques antérieurement proposées de la tactique (réification matérielle de l’adversaire) et de la stratégie (négation réciproque plus ou moins interne de l’Autre2), la succession des systèmes socio-stratégiques résulte d’une constata­tion historique :à savoir que ces systèmes ne coïncident ni avec les grandes époques des ci­vilisations, (Moyen Age, Renaissance, Age classique et baroque, Lumières, Révolution et nationalités), ni avec la chronologie des guerres stricto sensu. Car au cours d’une même guerre, les systèmes socio-stratégiques se remplacent, peuvent se chevaucher, s’imbriquer ; et sont de durées fort variables, de quelques décennies à quelques siècles.

Cette analyse systémique n’est pas linéaire mais pluridisciplinaire et multifacto-rielle. Elle ne saurait se borner à une seule dimension, telle que la stratégie militaire ou économique, la dissuasion ou la révolution. Elle est abstraite, donc réductrice, mais les instruments mathématiques, pour puissants qu’ils soient, ne peuvent ap­préhender les problèmes de sociologie concrète soulevés par la sociographie, l’histo­riographie et l’évolution au jour le jour, non pas simplement des armements, mais de la capacité qu’ont les militaires d’élaborer des doctrines d’emploi qui soient assez rapidement opératoires.

L’analyse systémique exige donc des batteries de critères qu’il faut définir à l’aide d’une sociologie empirique. Mais les variations non concomitantes des négations réciproques exigent que l’on établisse les échelles des moyens par lesquels s’exercent ces variations plus ou moins extensives et d’où une nouvelle distribution chronolo­gique détermine la survenance et la fin des systèmes socio-stratégiques.

  1. Divisions de l’axe historique. Les phases macrostratégiques

Cette première opération tend à intégrer d’un point de vue macrostratégique, les diverses phases des conflits induits par des transvasements démographiques, des bouleversements économiques, des conversions religieuses ou civilisationnelles et des idéologies de contestation formalisées (doctrines révolutionnaires, subversives, contre-révolutionnaires)

Aussi a-t-on divisé l’axe historique s’étendant de la fin de l’Empire romain d’Oc­cident , de l’Antiquité tardive à nos jours selon vingt-deux phases – seize étant révo­lues, et six en activité – auxquelles on ne saurait fixer de dates limitatives. Chacune est annoncée au cours des phases précédentes par des faits qui entreraient déjà en elle, mais qui demeurent trop incertains pour y faire chronologiquement rétroagir cette phase. Inversement toute phase se prolonge au-delà d’elle-même par de nom­breux phénomènes récurrents désormais trop affaiblis pour y projeter le système auquel ils appartiennent.

Il est pourtant indispensable de fixer dans le temps les apparitions et les dispa­ritions de chaque phase. On les a articulées sur des évènements importants, histo­riquement bien connus, et qui sont à la fois des évènements initiaux ou terminaux, et des évènements symboles. Ces évènements décrivent une durée temporelle, des plages macrostratégiques ouvertes ; ils ne délimitent pas une chronologie : les sys­tèmes se chevauchent

Systèmes révolus :

  1. Des royaumes romano-barbares à la pyramide féodale. Des Champs Catalauniques au début de la guerre de Cent Ans (451-1337)
  1. Renovatio imperii et royaumes temporels. De la déposition de Romulus Augustule à l’attentat d’Anagni (476-1303)
  2. Implantations ultramarines. Du sac de Paris par les Normands à la perte de Saint-Jean-d’Acre par les Croisés (845-1291)
  3. Déclin féodal et mouvement communal. Des dernières Croisades à la fin de la guerre de Cent Ans (1250-1475)
  4. Tumultes urbains et effrois paysans. De la Grande Jacquerie à la Grande Peur (1358-1789)
  5. Apparition de l’art de la grande guerre dans les royaumes temporels. Du traité de Troyes aux traités de Westphalie (1420-1648)
  6. Les dissociations de la Réforme. De la guerre des Paysans à la guerre des Camisards (1524-1705)
  7. Les guerres classiques entre grandes monarchies. De la guerre de Trente Ans aux partages de la Pologne (1618-1795)
  8. Lumières et   révolution   libérale.   Des   Encyclopédistes   aux Libertadores (1751-1826)
  1. Les guerres classiques entre Etats-nations. De la première Coalition à l’éclate­ment de la Triplice (1793-1914)
  2. La stratégie périphérique anglaise. De l’Invincible Armada à la première bataille de la Marne (1588-1914)
  3. La projection de l’Europe sur la planète. Les conquêtes coloniales de Christophe

Colomb à Mussolini (1492-1936)

  1. Les empires, les nationalités et les minorité La diagonale tragique de l’Eu­rope médiane Cap Nord – Bosphore. Des congrès de Vienne à l’Anschluss (1814-1938)
  2. Socialisme et Révolution prolétarienne. De la Constitution montagnarde aux purges staliniennes (1793-1936)
  3. La guerre totale manufacturière. De la guerre de Sécession à Hiroshima (1861-1945)
  4. La décolonisation. De l’insurrection à Saint-Domingue à la fin de l’Empire portugais et à la chute de Saigon (1801-1975)

Systèmes contemporains :

  1. Les dissuasions idéologico-nucléaires (depuis Hiroshima, 1945)
  2. Les guerres para-manufacturières dans le Tiers Monde (depuis la guerre israélo-arabe, 1948)
  1. Espaces de civilisation et para-guerre économique (depuis la Conférence de La Haye, 1899)
  1. L’infra-révolution dans les pays industrialisés (depuis la guerre d’Espagne, 1936)
  1. L’ultra-révolution dans le Tiers Monde (depuis le congrès de Bakou, 1920)
  2. Pulsions idéo-raciales, antagonismes ethno-culturels (depuis les camps nazis, 1933)

En chacune de ces phrases, il faut évaluer « l’intensité des négations récipro­ques » : dilemme de l’identification, de la coexistence, de la symbiose avec ou de la destruction de l’Autre, évaluation, dans les divers systèmes passés et à venir, de la reconnaissance que l’on veut accorder à l’Autre, et lui à Soi. Le problème est d’autant plus intéressant que, souvent, ces négations réciproques ne coïncident pas entre elles. Un adversaire voudra simplement reprendre une province ou réintro­duire une population dans telle province (Kosovo) ; tandis que son vis-à-vis voudra véritablement sa « mort » ou sa défaite absolue, ainsi de la reddition sans condition de l’Allemagne nazie après la Seconde Guerre mondiale.

 

  1. Variations de l’intensité de la négation. Ses degrés

Parallèlement aux contestations et aux pulsions idéo-raciales, l’élaboration des conduites stratégiques subit l’influence du rapport destruction-reconstruction.

Cette capacité de destruction ne peut être objectivement déterminée : les erreurs successives sur la puissance de feu, entre offensive et défensive, sur le pouvoir de l’aviation, les hésitations actuelles quant aux effets véritables de l’arme nucléaire sur les divers « terrains » (ville en dur, bois, pays marécageux, usines enterrées, systèmes de transmission, opinions publiques, génome humain) ou quant aux capacités réel­les des armes antimissiles, les méprises historiques sur le pouvoir de redressement des nations (France de 1815, de 1870 ; Allemagne de 1919, de 1945 ; Japon après Hiroshima, etc.) montrent que ce rapport destruction-reconstruction n’est appré­hendé que d’une façon subjective.

Ce rapport varie aussi en fonction du préjudice définitif (à l’échelle humaine) que chaque adversaire veut ou peut faire subir à son ennemi, et dont l’intensité sera différente selon que les deux antagonistes, ou l’un seulement, admettent, ou non, les cadres sociopolitiques existants.

Les atteintes sont de plus en plus profondes, du développement de toutes les communautés dans la paix totale (0), à la diminution des chances de survie de l’humanité (7), en passant par la mise hors de combat de la force organisée adverse (la destruction de l’instrument de lutte) (1), l’anéantissement de la volonté de lutte adverse : victoire « définitive » dans le conflit envisagé (2), la conquête partielle : territoriale, économique…(3), la déstructuration des structures sociales et des va­leurs adverses, donc la constitution d’un nouvel ordre, éthique et institutionnel (4), la destruction du groupe humain, liquidation physique et « conversion » ou dispersion des rescapés (5), l’atteinte réciproque aux potentialités de croissance de la civilisation industrielle, c’est-à-dire le risque de recul ou de mutation dans l’état actuellement atteint par l’humanité si les principaux pôles porteurs de ce progrès subissaient des dégâts irréparables (6), et enfin l’atteinte aux chances de survie de l’humanité (7).

Une précision s’impose. Les variations de l’intensité de la négation de l’Autre ne résident pas uniquement dans sa déstabilisation, sa destruction radicale – à la limi­te : le génocide – mais inversement dans la recherche d’une alliance, d’une union, voire d’une symbiose avec lui (— 1). Ce qui pose le problème de l’harmonisation des valeurs et structures de l’Autre avec les siennes propres. Or, en logique sinon en pratique, tout effort de persuasion en vue d’une meilleure amitié ou union… consiste en une volonté de changement d’une situation antérieure ; donc en une contrainte exercée sur l’Autre. Ainsi les stratégies non violentes se situent sur le quatrième degré : construction des structures et des valeurs.

 

Imbrications des systèmes

Les conflits peuvent être regroupés en deux grandes catégories : ou opposant des sociétés extérieures les unes aux autres (tribus, nations, empires, confessions…) : luttes verticales ; ou opposant des strates sociales différenciées à l’intérieur d’une même société (clans, ordres, classes…) où entre elles : luttes horizontales. En prati­que les interférences sont nombreuses et renvoient alors aux phénomènes de per­mutation, qui exigent une certaine vision, non simplement de l’histoire passée, pour autant que l’on puisse la rétablir, mais également de l’histoire à venir, ce que l’on peut appeler la prospective, oscillant entre la prévision et l’utopie dans l’évolu­tion des épidémies idéologiques, théologiques, philosophiques, dont il faut perce­voir les mutations qui obligent telle communauté, telle nation, telle alliance, à un certain moment, à élaborer des modes d’action qui lui permettront de mobiliser les esprits et les corps. Il faut également tenir compte des évolutions des technologies de contraintes.

 

  1. Echelle de la contrainte. Les paliers du volume social stratégique

Ces paliers ont été déterminés en fonction du phénomène stratégique, et non en fonction de l’histoire politique, économique ou sociale.

A la base se situe l’instrument classique de la stratégie : la force armée organisée (a), dont le caractère plus ou moins régulièrement militaire et l’importance varie selon les sociétés. En (b) apparaît la parade la plus élémentaire à toute attaque : la défense par l’organisation de l’habitat et, plus largement, de l’urbanisme : mai­sons fortes, villes fortifiées, camp retranché. La liaison cohérente des systèmes de fortifications dans l’espace géographique entraîne l’organisation de cet espace (c), en rapport avec les accidents naturels de la région, à l’échelle du théâtre de guerre qui a lui-même varié en fonction des extensions permises par la technologie. Cette organisation de l’espace géographique recouvre depuis longtemps la surface de la mer, puis les étendues sous-marines et aériennes, et maintenant spatiales. Ces trois éléments a, b, c, constituent le « milieu » normal de la « grande guerre ».

Les trois suivants constituent plutôt le domaine de la stratégie indirecte. En d apparaît la protestation individuelle qui, propagande, subversion, terrorisme, etc., suscite une multitude de refus, qui finiront par s’institutionnaliser. D’où, en e, la lutte au niveau des structures sociopolitiques, leur remodelage pour accroître la capacité de combat (Assyrie, dictature romaine, comités révolutionnaires et « Patrie en danger », systèmes de mobilisation, etc.). Puis l’organisation économique qui se rationalise pour supporter l’effort de guerre, ou simplement la course aux arme­ments ou la compétition pour les débouchés, les matières premières ou le prestige scientifico-technique. On se transforme sous la pression des luttes sociales (f).

 

Apparaissent au-dessus les deux paliers, qui atteignent aux extrêmes de la vie sociale : l’individu, l’ordre international. Réification de l’individu (g), qu’il s’agisse de massification psychologique ou de mouvements démographiques dans lesquels la plus grande partie des virtualités de la personne humaine, multipliée par le nom­bre, est rassemblée pour constituer un instrument de lutte. Toute société close – la cité antique, la religion exclusiviste, la dictature du parti – contribue à une relative réification. Celle-ci se développe aussi par la régulation de la répartition démogra­phique : de la suppression de la liberté individuelle (otages…) aux migrations ou encerclement de populations.

Enfin, dernier palier – la refonte de l’ordre international (h) combinant les di­verses communautés humaines selon une hiérarchie et des règles prédéterminées par l’un des adversaires ou pas un accord multilatéral.

En 1990, Métastratégie explicitait les systèmes de la fin du Moyen Age à nos jours. Cette nouvelle série d’études présente les notices de trois systèmes antérieurs, de l’Antiquité tardive à la guerre de Cent Ans, soit :

« Des royaumes romano-barbares à la pyramide féodale » « Renovatio imperii et royaumes temporels

« Implantations ultramarines, normandes en Occident, franques en Orient »

Elle sera suivie par la mise à jour des notices relatives aux systèmes actuellement vivants, et s’interrogera sur l’apparition actuelle, ou non, de nouveaux systèmes.

 

 

Bibliographie

 

CHARNAY (J.-P.), Stratégie générative, Paris, PUF, 1992.

DE MONTBRIAL (Thierry) (éd.), Observation et théorie des relations internationales, « L’analyse systémique dans les rapports de puissance », Paris, IFRI, 2001.

 

Notes

  1. CHARNAY (J.-P.), Métastratégie : Systèmes, formes, et principes de la guerre féodale à la dissuasion nucléaire, Paris, Economica, coll. « bibliothèque stratégique », 1990.
  2. CHARNAY (J.-P.), Essai général de stratégie , Paris, Champ Libre, 1973 ; explicité dans Critique de la stratégie, Paris, L’Herne, 1990.

Après le désastre de Varus (9 apr. J.-C.), la frontière de l’empire romain suivait approximativement le Rhin et le Danube. Ligne extensive complétée en Bretagne insulaire par le mur d’Hadrien contre les Ecossais, le limes contre les peuples ger­maniques avec ses palissades et ses fossés, ses fortins et ses points de passage, filtrait les voyageurs et les marchandises.

 

La friction des civilisations s’opposaient, se juxtaposaient :

  • La romaine, fondée sur le pain, le vin et l’huile, produits sur grands domaines campagnards (villa) vivifiés par la proximité de cités administratives édilitaires et épiscopales, ludiques et artisanales, reliées au pouvoir central par des voies stra­tégiques et commerciales protégées par des garnisons légionnaires et des cohortes auxiliaires en partie déjà recrutées chez les Barbares, pratiquant un art militaire fondé sur un ordre de bataille rangé, serré, autorisant l’emploi du glaive court. La population dichotomisée entre citoyens et esclaves, romains et pérégrins se renou­velait par les affranchissements et l’accession à la citoyenneté.
  • La germanique fondée sur la viande, le beurre et la culture sur terrains plus limités, clairières ou plaines alluviales où alternent les friches ; une population clair­semée par hameaux et chefferies tribales de libres paysans-guerriers usant en des combats de mêlée (pouvant se dissoudre en combats singuliers) de la longue épée de fer d’Austrasie ou de la francisque.

La romaine postulant le maintien d’une paix permanente à l’intérieur de l’Em­pire, la guerre étant repoussée sur les marches extérieurs, la germanique pratiquant des guerres ethniques de voisinage et de razzias quasi permanentes et des poussées locales de plus en plus profondes au-delà des limes de l’Empire.

Mais suscitées par l’attrait de terres chaudes sous les premières avancées des pays d’Asie centrale, au fil des décennies des IVe et Ve siècles, les « grandes invasions » déterminent la diffusion démographique des peuples caucasiens, scandinaves et ger­maniques vers les provinces de l’empire d’Occident : Alains, Alamans, Chérusques, Burgondes, Francs, Danois, Chattes, Gépides, Hérules, Jutes, Lombards, Saxons, Suèves, Ostrogoths, créent ces royaumes romano-barbares aux souverainetés et aux territoires fluctuants : Neustrie, Austrasie, Aquitaine, Bourgogne, Ravenne, Arles et Provence, Espagne wisigothique ; et dans la future Angleterre, Wessex, Sussex, Kent.

En cette « Antiquité tardive », Alaric 1er, roi des Wisigoths, ravage Rome en 410 ; Genséric, roi des Vandales, passe en Afrique par Tanger en 429 et revient ravager Rome en 455.

Pourtant dissocié par les luttes entre sectes et hérésies (arianisme), ces royaumes poussent leurs guerriers et les missionnaires mandatés par les évêques vers les terres encore païennes de l’est européen (Saxe, Thuringe au IXe siècle) et en Scandinavie (Suède, XIe siècle, Finlande, XIVe siècle). La Pologne et la Hongrie se constitueront boucliers catholiques contre l’orthodoxie byzantino-slave.

 

Au VIe siècle, Grégoire de Tours (Histoire des Francs) et Jordanès (Origine des Goths) décrivent ces sociétés hétérogènes où les idiomes et les coutumes coexistent, où la loi de chacun, droit romain, coutumes germaniques, découle de son origine ethnique.

 

Symbole éclatant pourtant : aux Champs Catalauniques (451), au bout de sa longue chevauchée – des ses lignes de communications – Attila est battu par le Romain Aetius, le Franc Mérovée et le Wisigoth Théodoric 1er. Les Barbares premiers arrivés, se dressaient contre les vagues suivantes, hétérogènes pour eux-mêmes. Mais en même temps, ils séparent de l’Italie, de l’empire d’Occident, ses provinces extérieures largement romanisées : Basse Germanie, Grande-Bretagne, Gaule, Espagne, Afrique septentrionale. Alors, du Ve au Xe siècles s’approfondit la lente transformation des royaumes romano-barbares en seigneuries féodales, et l’articulation entre provinciaux citoyens romanisés et libre guerriers germaniques dont les chefs se répartissent en comtés sous les premiers rois mérovingiens ou lombards.

 

Sous l’éclatement de l’Empire demeurait une organisation et un savoir : ceux de l’Eglise dont les évêques souvent issus de l’aristocratie gallo-romaine maintenaient les cités. Démolissant leurs thermes, leurs portiques et leurs théâtres pour se ceindre de murailles, elles constituaient des îlots de romanité latine dans un monde en voie de ruralisation.

 

L’influence récurrente des domaines romains et des monastères reconstitue des ensembles de culture autour du palatium du roi ou du chef, qui se transforme en château fortifié. L’esclavage disparaît vers l’an mil, du moins pour les chrétiens ; les esclaves, devenant trop onéreux par leur nourriture, se mêlent peu à peu à l’an­cienne paysannerie libre obligée de se ranger sous la protection d’un chef et de ses guerriers. Ainsi se généralise le servage.

 

Les guerres se poursuivent sur des terres gastes (marais, landes, forêts) séparant les seigneuries limitrophes. Mais les défrichements poursuivis par les cultivateurs pour enrichir les seigneurs et par les monastères restreignent les zones de bataille. La guerre devient de moins en moins rentable entre des fiefs et seigneuries équili­brés. La prise d’esclaves se transforme en rançon pour prisonniers, ou exige de trop longues expéditions vers les confins de la chrétienté où l’on peut encore capturer des païens.

 

Une strate professionnelle de guerriers spécialisés apparaît donc : la chevalerie, qui poursuivra surtout des campagnes estivales. Les guerres ethniques deviennent des guerres féodales.

 

Une articulation s’établit entre la strate seigneuriale et l’Eglise, celle-ci sacrali­sant le pouvoir de celle-là sur la masse servile et légitimant la ponction effectuée sur la production agricole de cette masse qui sera réduite à se soulever d’une manière intermittente en jacqueries sans espoir.

 

L’Eglise, par contre, édicte ses interdits sexuels (Innocent III impose à Philippe Auguste de se séparer d’Agnès de Méranie et de reprendre son épouse indûment répudiée, Isambour – Ingelburge – de Danemark), économiques (interdiction de l’usure donc spécialisant dans le commerce de l’argent de franges sociales : Juifs, Frisons, Lombards – plus aisément contrôlables et pressurables). Elle limite l’es­calade guerrière (respect des temps liturgiques : fêtes, paix de Dieu), sacralise cer­tains espaces (proximité des églises et monastères, droit d’asile) et prêche pour la chevalerie la protection des faibles, femmes, enfants, contre lesquels est interdite la violence, dérivée vers les confins extérieurs de la chrétienté : les infidèles.

 

Cette dérivation coûte cher à la seigneurie féodale qui, ne pouvant ponctionner davantage la paysannerie en progression démographique (au risque d’explosions), rend à la masse servile ses premières libertés : rachats de rente, vente aux commu­nes bourgeoises des chartes de franchise. Ces ventes sont favorisées par l’afflux de monnaie nouvelle dû aux pillages des métaux précieux opérés par les Vikings non encore christianisés, dans les églises et les monastères, et aux prises faites sur les musulmans d’Espagne.

 

Les villes reprennent de l’importance par le renouveau du grand négoce arti­sanal (foires) qui suit moins les anciennes routes terrestres non remises en état de par la fragmentation des dominances terrestres, que les voies d’eau ; et par la foi qui entraîne en faveur des églises épiscopales et des monastères une thésaurisation caritative, funéraire et artistique de la part des grands féodaux. Les principaux s’ap­puient sur les villes -ponts ou les villes-confluents, qui deviennent capitales des rois et des grands apanagistes et feudataires. Alors s’élèvent ces ensembles palatiaux for­tifiés qui deviendront les symboles architecturaux des pouvoirs politiques majeurs : Louvre, Vincennes, Bastille, Tour de Londres, Château Saint-Ange (ex-Mausolée d’Hadrien à Rome), Palais des Papes en Avignon.

En bref, passé l’an mil, la romanité impériale se mue en une construction étati­que de quelques grands pouvoirs centraux guerriers légitimés par l’Église.

  • La romanité linguistique se mêle aux langues « barbares » pour donner nais­sance aux futures langues nationales : italien, espagnol, occitan (langue d’oc), fran­çais (langue d’oïl).
  • La romanité judiciaire recule devant les droits des fiefs seigneuriaux et le droit canonique.
  • L’enclave domaniale autarcique prend place peu à peu dans la pyramide féo­dale, perpétuant des continuités dynastiques, en fonction conjuguée de la puissance des armes et de la capacité (richesse) à battre une « bonne » monnaie. La chrétienté latine se restructure par ses villes épiscopales et ses cathédrales, ses routes marchan­des et ses liens complexes de suzeraineté et de vassalité : le droit feudataire.

 

– En droit et éthique, la temporisation de la force, déjà agie par l’Eglise, se poursuit par une sacralisation de la fonction guerrière : banalisation première du guerrier laïc par l’adoubement ouvrant accès à la chevalerie ; sacralisation renforcée par la création de la Nova militia : le Temple dont la règle dérive de Saint Bernard de Clairvaux (1199). Dans les ordres religieux et militaires (Hôpital, Teutonique…) le clerc lui-même devient guerrier pour garder le Saint-Sépulcre. Mais la crux trans­marina se double par Innocent III de la crux cismarina : contre le catharisme. Néo­manichéisme issu des Bogomiles bulgares, s’épandant en Lombardie, en Rhénanie, en Bourgogne, en Haut Languedoc, les Albigeois professaient une double création : un monde de lumière par Dieu, et le monde profane où vit l’humanité par un dé­miurge, monde dont il faut s’échapper par l’ascète et le refoulement du magistère sacramentaire ecclésial. Innocent III procéda d’abord par persuasion (prédication de Dominique), puis lança les barons du nord en croisade. Le droit féodal surmonta le pouvoir ecclésiastique (1208-1244) : en définitive le comté de Toulouse fut direc­tement rattaché à la couronne de France. Mais cette croisade fit évoluer le droit de la guerre juste. Fondée par Saint Thomas d’Aquin sur la troisième vertu théologale, la charité, car améliorant l’agresseur en réprimant son injustice, l’Inquisition reprit le compelle intrare de Saint Augustin, basé sur la parabole du banquet forcé : un homme ayant essuyé les refus de ses invités, envoie ses serviteurs sur les places et les chemins pour contraindre les miséreux à entrer (Luc, XVI, 15-24).

 

Mais la fin de ce XIIIe siècle meurent les dernières croisades, assemblages bigar­rés de rois féodaux, de grands feudataires, de vassaux locaux, de piétaille hétérogè­ne. sous une papauté qui ne peut plus soulever d’un seul élan la chrétienté latine. Car les principaux royaumes s’affermissent dans leur territoire et leur administra­tion, leur esprit et leur politique. Ils se lèvent aussi des bandes de routiers, brigands, écorcheurs, condottes.dont certains chefs heureux accèderont à la chevalerie ; dont d’autres entreront plus tard dans les compagnies d’ordonnance soldées par la fiscalité croissante des administrations royales. D’où une mutation de la guerre : sièges de villes et de châteaux, rançons plus que massacres. La cavalerie cuirassée, le chevalier en armure, atteignent leur apogée. Mais l’esprit de la guerre se désacralise alors l’art de la chevalerie se magnifie et se ritualise, alors que le Roman de Renart (XIIe siècle) parodie les guerres privées.

 

En partie contre la pyramide féodale commence la guerre de Cent Ans : les souverains anglais s’efforçent de soustraire leur fiefs continentaux à la suzeraineté du roi de France, tandis que les Français « inventent » la loi salique : exclusion des fem­mes de la couronne pour que celle-ci ne soit pas dévolue au roi anglais. En 1328, le Plantagenêt Edouard III est évincé au profit du Valois Philippe VI. En 1337, il revendique la royauté. Alors se nationalisent les grandes monarchies et s’effrite un système socio-stratégique de très longue durée, passant par mutations insensibles de sociétés géographiquement, culturellement, sociologiquement fragmentées à la constitution d’enclaves de sûreté (seigneureries, villes, monastères) ; de l’irruption/ intégration des tribus barbares dans le monde romanisé à l’élaboration de la guerre féodale, à la fois brutale, ponctuelle dans ses batailles, discontinue dans sa durée. Le premier phénomène se constitue en lutte horizontales opposant d’une manière plus économique et sociale que militaire les guerriers qui vont devenir les seigneurs et la masse de la paysannerie. L’Église privilégie la retenue et l’aumône sur la lar­gesse et la fierté ostentatoire du combattant mais esthétise sa morale de la guerre. La joute est amoureuse ou armée. Le culte marial se développe parallèlement au service de la Marie dont il faut, comme d’une forteresse, faire le siège, lors même que l’adultère est le but (Lancelot et Guerrière, Tristan et Yseult). La prouesse en tournoi ou en bataille correspond à l’ardeur et à la ruse en vénerie (prestige des saints chasseurs : Saint Hubert, Saint Gilles). Les ordres militaires et religieux ont perdu la Terre Sainte ; Philippe le Bel détruit le Temple et les rois ibériques se su­bordonnent Calatrava, Santiago et Aviz pour la Reconquête. L’imaginaire guerrier magnifie le rêve du roi Arthur et des chevaliers de la Table Ronde recherchant le Saint-Graal contenant le sang du Christ et évoque les Neuf Preux : Josué, David, Judas Maccabée,

 

Hector, Alexandre, César, Arthur, Charlemagne, Godefroy de Bouillon. Parallèlement, au-dessus du servage dans les campagnes se structure une société d’ordres : clergé (orantes), nobles (bellatores), marchands (negociatores) qui amorcent le mouvement communal bourgeois des cités. Les luttes verticales entre seigneuries sont tempérées ou exploitées par les liens de suzeraineté et de vassalité et remontent jusqu’au roi, sommet de la pyramide. Mais celui-ci acquiert par le sacre du pou­voir thaumaturgique, et par sa puissance temporelle, une souveraineté législative : sa personne incarne la loi et la justice. Alors se heurtent les grands royaumes déjà constitués, et les rivalités féodales se muent en chocs dynastiques.

 

D’où les paliers du volume social stratégique. Un usage constant mais limité dans le temps et l’espace de la force armée. Une réorganisation de l’espace géo­graphique tenant d’abord à la ruralisation et à l’enfermement des cités en déclin démographique et intellectuel se fortifiant dans les anciennes provinces romaines,

 

puis engendrant de nouveau circuits commerciaux (foires), de nouvelles hiérarchies politiques et sociales atteignant à la réification de l’individu : le servage. D’où les variations de l’intensité de la négation qui par des espoirs de conquête partielles (territoire, économie) alternent la mise hors de combat de la force organisée adverse et la destruction/reconstruction d’institutions et de valeurs combinant la montée en puissance de quelques grands royaumes avec les vertus de pauvreté évangélique et de chevalerie.

 

* Islamologue, fondateur et président du Centre de Philosophie de la Stratégie de la Sorbonne, auteur de plusieurs publications sur les doctrines et les conduites stratégiques, sur le droit musulman, l’Islam et la pensée politique arabe contemporaine, notamment son dernier ouvrage, Esprit du Droit musulman, Paris : Dalloz, 2008.

 

 

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