L’ETAT ISLAMIQUE, ANATQMIE DU NOUVEAU CALIFAT

Tliomas FLICHY DE LA NEUVILLE

Avril 2015

L’avènement de l’État islamique est-il une surprise ?

Pas pour tout le monde. En 2004, le National Intelligence Council publiait Cartographie du futur global, un document envisageant plusieurs scénarii pour le monde en 2020. L’un deux était intitulé Le Califat. L’on ne peut qu’être frappé par la justesse des prévisions faites il y a dix ans. Quelques intuitions se sont révélées particulièrement justes : « En 2020, Al-Qaïda aura été détrônée par des groupes islamistes extrémistes d’inspiration similaire, qui s’opposeront à la mondialisation (…). Le cœur d’Al-Qaïda faiblira, toutefois d’autres groupes, inspirés par Al-Qaïda et fondés sur des bases régionales pourront continuer à mener des attaques ter­roristes (…). Le Nouveau Califat nous donne un exemple de la façon dont un mouvement global, nourri par le radicalisme religieux pourrait constituer un défi aux normes et valeurs occidentales (…). Une prise de pouvoir radicale dans un pays musulman du Moyen-Orient pourrait aiguillonner le terrorisme dans la région et redonner la confiance au populations en leur montrant que le nouveau Califat n’est pas simplement un rêve ». En effet, poursuit le rapport « les terroristes auront besoin d’un quartier général fixe afin de planifier et de mener leurs opérations ».

Toutefois, le National Intelligence Council s’était trompé sur deux points. En premier lieu, le Califat avait été imaginé comme une insurrection transnationale. Or, même s’il revendique l’effacement des frontières entre la Syrie et l’Irak, voire avec l’Arabie Saoudite, l’État islamique a bien pour spécificité de vouloir créer une construction territoriale stable. En second lieu, la puissance du Califat avait été surestimée. Celui-ci aurait interrompu le processus de mondialisation en accrois­sant les coûts liés à la sécurisation du commerce. Ce qui n’est bien évidemment pas le cas. Après tout, les organisations criminelles n’ont jamais empêché les grands empires de commercer : ce n’est pas la piraterie qui a empêché l’Empire romain de continuer à commercer avec la Chine. Bref, même si le Nouveau Califat, n’était qu’un scénario parmi quatre possibilités d’avenir fort différentes (Davos World, Pax Americana, Cycle of Fear), force est de constater que les prévisions s’avèrent au­jourd’hui fort exactes.

Quelle est la nature de l’État islamique ?

Le moins que l’on puisse dire c’est que l’État islamique fait l’objet d’interpréta­tions divergentes. Pour l’Union européenne et les États-Unis, l’EI une hydre auto-générée de criminels et de fanatiques sans aucun rapport avec l’Islam apparue pour conquérir des intérêts pétroliers avec la complicité de jeunes gens embrigadés sur internet. De nombreux pays arabo-musulmans voient dans l’EI une créature amé­ricaine permettant de déployer le chaos au Moyen-Orient et ainsi mieux capter ses ressources. Les Iraniens voient en revanche l’État islamique comme un création américaine visant à détruire le chiisme. Si les analystes ont du mal à poser une ana­lyse rationnelle c’est que l’État islamique recouvre une double réalité. Il se présente à la fois comme une construction politique et une représentation imaginaire. La dis­parition du dernier calife abbasside fit naître un rêve, celui de prendre une revanche sur les armées mongoles, persanes et chrétiennes qui avaient pris la ville califale. Ce rêve fut longtemps oublié, même par al-Qaïda. Il s’est aujourd’hui concrétisé.

Quels sont les fondements de l’État islamique ?

D’abord religieux : parce que le projet baassiste se voulait laïc pour mieux fédérer des populations mélangées, la majorité shiite par réaction se révéla plus religieuse, voire piétiste. Les affidés de l’EI, qui se situent dans une surenchère religieuse, présentent le Califat comme le retour d’un sunnisme débarrassé du laï-cisme et du baasisme. Mais l’Irak est aussi une mosaïque de tribus arabes qui se reconnaissent comme héritières d’un ancêtre prestigieux. La structure tribale est apparue à l’époque mésopotamienne et a perduré malgré les invasions extérieures. Les Britanniques se sont d’ailleurs reposés sur les tribus afin de mettre en place leur administration indirecte, qui déléguait la distribution de l’eau et le contrôle des terres aux shaykhs, les chefs tribaux. Divisées en branches sunnites et shiites, minées par des intérêts divergents, les tribus irakiennes situées sur le territoire de l’État islamique ont une posture très opportuniste. Leur point de vue est celui de résistants à une oppression. Anciens officiers dégradés, élites bassistes provinciales écartées, classes populaires méprisées au quotidien, tous se retrouvent unis derrière les shaykhs tribaux pour mener ce qu’il faut bien appeler un nationalisme arabo-sunnite, nostalgique de l’ancien Irak. Pour eux, l’État islamique peut n’être qu’un moyen et ses membres de simples supplétifs à leur reconquête du pouvoir et de leur honneur. L’affaiblissement de l’EI passera, à terme, par le retournement de ces tribus et leur ralliement au gouvernement central de Bagdad, ce qui implique une réconciliation nationale ou, à tout le moins, une solution politique.

Quels sont les enjeux énergétiques du conflit ?

L’Irak est détenteur de l’une des plus imposantes réserves de pétrole au monde, avec environ 143 milliards de barils. Les compagnies chinoises (CPNC, Petro China et Sinopec) exerçaient un puissant lobby sur le pétrole irakien avant les débuts de l’attaque de l’État Islamique. Le conflit actuel menace clairement les immenses intérêts que la Chine a contractés depuis la fin de l’invasion de 2003. Profitant de la sous-exploitation de nombreux gisements, la Chine depuis 2008 a investi des dizaines de milliards de dollars dans le pétrole irakien. En outre, 10 000 travailleurs chinois sont présents sur les sites de gisement irakien. Devant l’escalade de la vio­lence, la Chine se retrouve paradoxalement aux côtés de son principal concurrent économique sur le territoire irakien que sont les États-Unis. Ambitionnant d’ici à 2035 de capter 80% du pétrole irakien, soit 8 millions de barils par jour, la Chine ne souhaite aucunement faire les frais d’une nouvelle guerre. Le Kurdistan irakien, quant à lui, restera préservé car ce territoire regroupe plus du quart des réserves pétrolières de l’État irakien, et ses ressources en gaz avoisinent les 5 000 milliards de m3. Non seulement le Kurdistan a entamé des négociations avec les compagnies pétrolières présentes sur son territoire – essentiellement occidentales -, mais il a aussi commencé à exporter du pétrole en son nom vers la Turquie, qui profite ainsi d’un pétrole moins cher que celui des Russes. Les États-Unis sont désormais indé­pendants d’un point de vue énergétique mais ils souhaitent empêcher la Chine de capter toutes les ressources irakiennes, d’où le coup d’arrêt donné l’été dernier à l’EI afin de protéger leur pétrole du Kurdistan.

Quelles différences avec Al-Qaïda ?

Dès 2008, le mouvement opère une mutation stratégique dont le but est l’instal­lation durable sur un territoire. Ce nouvel objectif entre en contradiction avec toute la politique djihadiste d’al-Qaïda qui vise la déstabilisation et non l’étatisation. Le 29 juin, l’EIIL opère sa mue symbolique : le Califat est rétabli. L’État islamique s’inscrit désormais dans la durée. Soutenu par la majorité des tribus sunnites, perçu comme un mouvement de résistance victime d’un vaste plan d’élimination orches­tré par les États-Unis, l’EI n’a pas perdu ses alliés malgré la fragilité de leurs points d’accord. L’étatisation du djihadisme, outil d’une certaine revanche religieuse pour les uns, nationale pour les autres, est devenue une réalité incontournable. Si le djia-hdisme de l’EI est parfaitement fidèle à la tradition médiévale sunnite, il a recourt aux recours aux attentats-suicides avec plus de pragmatisme qu’al-Qaïda en Irak. En effet, son but n’est pas la déstabilisation générale, mais l’implantation territoriale, si bien que les attentats se fixent plus souvent sur des cibles militaires, tandis qu’al-Qaïda cherche d’abord le nombre de victimes. Malgré leurs ressemblances et des passerelles de recrutement entre eux, l’État islamique et al-Qaïda sont des concur­rents. Ils se présentent comme deux faux-jumeaux en compétition, ce qui explique la surenchère dans une barbarie légitimatrice. Contrairement à la « vieille » al-Qaï-da, pyramidale, secrète, autoritaire, transnationale, Daesh se veut moderne, ouvert, enraciné et urbain. Pour al-Zawahiri, chef d’al-Qaïda, les membres doivent rester dans leur pays pour constituer une branche terroriste qui déstabilisera la société et contraindra les musulmans à se radicaliser. L’EI en revanche veut promouvoir l’émi­gration dans la nouvelle terre sainte. Les cadres d’Al-Qaïda sont généralement issus des élites sociales de leurs pays, contrairement à l’EI où l’ascension est plus rapide, et la base plus populaire. Autant Al-Qaïda était soluble dans la mondialisation, autant l’État islamique a eu l’intuition que le monde de demain serait composé de nations. En renouant avec le passé, il a pris un temps d’avance.

Quelles sont les racines historiques de l’État islamique ?

S’il parvient à se pérenniser, malgré ses puissants ennemis et la fidélité incer­taine des tribus sunnites, Daesh pourra quitter le stade du proto-État pour éclore enfin comme le premier système totalitaire islamique de l’époque contemporaine. La proclamation du califat, de même que la foudroyante réussite des membres de l’EI, apparaît comme la victoire des populations arabes sunnites, vaincues depuis cinq siècles. Cet avènement se présente comme la réponse à une humiliation. À la mort du prophète Muhammad, en 632, Abû Bakr prend le titre de Khalifa, « suc­cesseur ». Les soldats de l’EI sont imprégnés de ce modèle médiéval. La résurgence du titre califal par l’État islamique est plus qu’un rappel, elle est un programme d’action politique assorti d’une légitimation religieuse. Depuis l’effondrement du califat en 1258, le monde arabe sunnite semble avoir perdu la maîtrise de son des­tin. À partir du XIIIe siècle, la domination politique en islam échappe aux tribus et aux populations arabes au profit des Turcs seldjouqides, des mongols ilkhâns, puis des Mamlûks et enfin des Turcs ottomans qui, à compter du XVIe siècle, dominent les terres d’islam. À la fin du Moyen Âge, le monde sunnite arabe perd la maîtrise des trafics commerciaux et maritimes en Méditerranée au profit des ports euro­péens. Les terres shiites d’Iran, en revanche, parviennent à conserver leur liberté et leur puissance économique. La double humiliation par l’Occident et le monde shiite va profondément s’enraciner dans les mentalités, sans trouver aucun récon­fort dans la puissance de l’empire turc, lui-même oppressif envers ses sujets arabes, et opportuniste en matière religieuse. En quelque sorte, l’État islamique ne nie pas l’Histoire du Proche Orient, il s’y réfère et y retourne en permanence. En revanche, il veut clairement venger les affronts du XXe siècle et briser l’Irak centralisé créé après la Première Guerre mondiale. On peut ajouter une deuxième explication. Sa violence se présente également comme la réponse désespérée à une stérilisation de l’innovation. Le sunnisme a en effet bridé l’innovation technologique. Dans son prône du vendredi 4 juillet, le « calife Ibrâhîm » expliqua pourquoi le djihâd était indispensable : « Les pires choses sont les nouveautés en religion, toute nouveauté est une innovation, toute innovation est un égarement… ».

Qui est Abû Bakr al-Baghdâdî, chef du mouvement ?

Al-Baghdâdî, surnommé « le fantôme » (al-shabah), est connu pour sa grande discrétion. Numéro trois de la liste des terroristes les plus recherchés par les États-Unis, sa tête fut mise à prix pour 10 millions de dollars. Déjà repéré par l’armée américaine, il est la cible d’une frappe aérienne en octobre 2005 et se fait arrêter la même année. Maintenu en détention, il se radicalise en prison et noue des contacts avec des proches du groupe d’Abû ‘Umar. Sa libération en 2009 suscite bien des interrogations : pourquoi laisser partir un personnage déjà réputé comme dange­reux ? Était-ce un geste d’apaisement du gouvernement ? Les États-Unis voulaient-ils s’en servir en Syrie contre al-Assad ? Son érudition religieuse, sa piété et surtout son intransigeance font de lui un redoutable leader. Intraitable dans ses actes, il empreinte aux chroniques médiévales les actes de cruauté qu’on lui prête et qui sont la marque des anciens califes : crucifixion d’opposants, lapidation d’une femme pour avoir ouvert un compte Facebook, exécution devant ses parents d’un ado­lescent s’amusant à se moquer du prophète. L’homme cultive aussi le secret, qui lui évite les frappes aériennes, mais surtout parce que le calife abbasside vivait dissimulé aux yeux du monde, caché derrière un voile lors des cérémonies publiques. Le mys­tère du successeur du prophète participe du même mystère que la toute-puissance divine. Comme les Abbassides, il n’apparaîtra que pour les grandes fêtes religieuses et lors du prêche du vendredi. En voulant réunifier les musulmans, le calife Ibrâhîm a provoqué une nouvelle fitna au sein même de l’islamisme sunnite.

Un djihadisme 2.0 ?

La publicité des exactions constitue la partie la plus glaçante et la plus connue de la médiatisation de Daesh. En s’adressant à ses adversaires, l’organisation les discré­dite et crée une terreur qui précède son action militaire. Après le sentiment d’hor­reur, le spectateur ne peut que s’interroger et douter de la capacité de l’Occident démocratique à lutter contre Daesh. L’incrédulité précède l’indécision, qui est déjà un embryon de défaite. Les moyens techniques utilisés relèvent d’une communica­tion efficace dont la portée couvre tout le monde musulman. Les jeunes générations – potentiellement candidates au djihâd – sont réceptives à la « connectivité » de Daesh, qui se sert de techniques de production d’images supérieures aux montages de basse qualité de la plupart des groupes terroristes. À côté, al-Qaïda paraît rin-gardisée. Les campagnes hashtags sont particulièrement diffusées et la multiplica­tion des sous-titres anglais sur les vidéos permet de s’adresser aux sympathisants non-arabophones. Al-Djazeera (chaîne qatarie) se présente comme une courroie de transmission de la communication de l’État islamique. En effet, en voulant le dénoncer, elle le sert indirectement. La plupart des réseaux sociaux utilisés par l’EI, Twitter, Facebook, ont un impact mondial et des failles légales sur lesquelles jouent les propagandistes. C’est le cas de Twitter, site public à surveillance limitée, dont le contenu est supprimé uniquement sur requête des utilisateurs lorsqu’il vise une entité précise. Ceci explique la lenteur de la réaction de ses administrateurs lorsqu’il s’agit de bloquer les comptes de djihadistes ou de partisans. L’État islamique compte également sur ses moyens propres, puisqu’il dispose depuis 2007 de son propre label de vidéo-production, Al-Furqan Media Production. Cette plateforme propagandiste a été capable d’envoyer 40 000 tweets en une journée lors de la prise de Mossoul. L’État islamique utilise un internet qu’il ne peut contrôler. Pourtant, Barack Obama a renoncé à lui couper ses communications et ses plateformes médiatiques, à la fois pour faire de la géolocalisation et laisser l’EI se décrédibiliser auprès des musulmans modérés.

Une organisation fanatique ?

Il serait trop simple que les hommes de l’EI soient des fous, des illuminés ou des victimes d’un embrigadement. Leur détermination n’est pas celle du psychopathe, mais de l’homme de foi qui sait que la vie de l’au-delà l’emporte sur celle du monde. Si l’État islamique intègre des déséquilibrés ou des déclassés sociaux, il attire d’abord des croyants sincères qui ont lu, ou au moins parcouru, les grands érudits rigoristes du Moyen Âge, et surtout Ibn Taymiyya. Al-Baghdâdî n’a rien d’un exalté aux pro­pos délirants. L’homme est froid, intelligent, cultivé. L’État islamique soumet toute son action à un impératif : la victoire de Dieu. Au-delà de cet objectif conscient, rationnalisé, il fonde ses revendications dans le takfirisme. Cette tendance médiévale est réapparue à la fin des années 1970, prônant non seulement un retour à l’islam des origines mais aussi une utilisation de la violence légale contre les kufar, les « infidèles » (takfir signifie « anathème »). La plupart des médias iraniens identifient les hommes de l’EI au courant takfiriste, et l’IRIB, l’organe d’information officiel de Téhéran, ne les appelle que sous la formule : « les Takfiris de Daesh ». L’EI se présente, en fin de compte, comme une structure eschatologique dans l’islamisme : les sujets du calife sont les annonciateurs du Jugement. Sur les images tournées par Medyan Dairieh pour Vice News, des gardes-frontière sont enchaînés dans un pick-up. Un homme leur annonce qu’ils vont être exécutés au sabre, puis il ajoute : « Vive l’État isla­mique ! Allah akbar ! » Et les futures victimes de reprendre : « Vive l’État islamique ! Allah akbar ! » Seuls les systèmes totalitaires, parce qu’ils sont froids et rationnels, sont capables d’annihiler ainsi toute résistance intérieure de l’individu, jusqu’à lui faire acclamer son propre bourreau. L’EI a, de toute évidence, déjà dépassé le seuil du crime contre l’humanité et imite, dans ses méthodes et ses objectifs, les meurtres de masse des Einsatgruppen nazis en Ukraine et Russie : dans la province de Salah al-Dîn, des centaines de soldats de l’armée irakienne ont été exécutés, à genoux, d’une balle dans la nuque. C’est le principe même de la « Shoah par balle ».

Quel accueil les populations locales font elles à l’État islamique ?

L’EI rallie à lui un nombre croissant de musulmans auprès desquels il apparaît comme un régime tout à fait respectable : « J’ai l’impression d’avoir à faire à un État respecté, pas à des voyous », déclare un artisan syrien. Voulant se montrer respon­sable, l’État islamique œuvre pour que son implantation territoriale soit durable. Contrairement aux djihadistes d’al-Qaïda, Daesh veut être un État à part entière, c’est-à-dire associer un territoire, une population et une administration. La vitesse à laquelle les institutions se sont transformées est d’ailleurs remarquable. Pour cela, il convient d’éviter le chaos et tout dérèglement de la vie quotidienne. Lors de leur entrée à Mossoul, les combattants ont exigé que les fonctionnaires et les ouvriers se rendent à leur travail, que la distribution de l’eau et de l’électricité soit assurée, que les services municipaux fonctionnent (ramassage des ordures, police urbaine). Des hommes ont été placés aux carrefours pour régler la circulation. Les maires conci­liants ont été maintenus. Les pratiques de corruption généralisée ont été remplacées par une taxe de dix dollars par mois sur les commerçants, en échange de la sécurité et des approvisionnements courants. Les villes doivent vivre aussi bien qu’avant pour ne pas menacer la popularité de l’EI.

Combien de combattants ?

L’État Islamique dispose d’un nombre de combattants difficiles à estimer car il est en constante évolution. Le chiffre le plus stable avant l’été 2014 s’élèverait à une dizaine de milliers d’hommes, dont 6 000 pour l’Irak et 5 000 en Syrie. Mais cette base se serait accrue jusqu’à 20 000 durant les grandes opérations de juin-juillet qui ont permis de libérer des prisonniers djihadistes dans le centre et le nord du pays. La moitié des combattants sont donc étrangers à la région. L’État islamique bénéficie depuis juin d’un afflux croissant de volontaires étrangers – environ 3 000 – arrivant par la frontière entre la Turquie et la Syrie. Les candidats au djihâd viennent de l’ensemble du monde musulman, poussés par les succès de l’EI, ses vidéos et ses tracts. Au Pakistan et en Afghanistan, la popularité de l’EI augmente, d’autant que la structure de l’ancienne organisation des Talibans a été détruite. On se rallie désor­mais à l’EI. Les étrangers sont des Algériens, des Tchétchènes, des Saoudiens, des Tunisiens, des Libyens issus de l’implosion du pays après la mort de Kadhafi (août 2011). Engagés initialement pour le front syrien, ils sont passés en Irak avec Daesh. Enfin, l’EI profite d’un ou deux milliers de djihadistes européens, et même d’une poignée d’Américains. On compte autour de 900 français, issus de l’immigration ou convertis. Par une résurgence de l’Histoire dont Daesh est coutumière, le Califat recrute ses mercenaires à l’étranger, exactement comme les Abbassides le firent à par­tir du IXe siècle. Méfiants envers leurs troupes arabes, les califes prirent l’habitude de faire venir des esclaves turcs, islamisés et affranchis, puis des slaves et des grecs. Les objectifs sont Bagdad, Damas, Médine, les objectifs militaires de l’État islamique se présentent comme une remontée dans le temps, d’une capitale califale à une autre.

Quel armement ?

Outre son recrutement, les succès militaires de l’EI tant en Syrie qu’en Irak s’expliquent par la surprenante quantité d’armement dont il dispose et qu’il pré­sente fièrement lors de ses défilés à Raqqa. Daesh a récupéré de l’armée d’al-Assad une trentaine de chars soviétiques T-55 ainsi que quelques T-72 dont l’usage est avéré. En outre, des véhicules blindés type Hummvees et MRAP ont également été pris au gouvernement irakien, ainsi que 52 canons M-198 de 155 mm, et, plus inquiétant, des missiles SCUD dont le nombre et l’état restent inconnus. Toutefois, sans les compétences associées dans le téléguidage, leur dangerosité se limite à une simple opération de communication durant les défilés militaires de Daesh. Les pro­jets d’attaques chimiques et biologiques sont du même ordre. Plus intéressant, son arsenal comporte des missiles antichars guidés (TOW, Kornet, HJ-8) qui, avec des lance-roquettes antichars plus classiques (RPG-7, M-70 OSA), lui permet de lutter efficacement contre les blindés syriens et irakiens. Enfin, l’EI aurait des missiles anti­aériens de courte portée en quantité inconnue (SA-18, SA-24, FN-6)1. Une question

  1. Thomas Gibbons-Neff, « Islamic State might have taken advanced MANPADS from Syrian airfield », Washington Post, 25/8/2014.

reste sans réponse, comment l’EI a t’il pu s’emparer de 6 divisions dont 4 blindées sans coup férir ?

Quelle longévité financière pour l’État islamique ?

Depuis l’été 2014, le trésor de guerre de Daesh serait passé de 800 millions à deux milliards de dollars, dont un milliard tiré du pétrole en Syrie et en Irak, 430 millions venant du pillage des banques de Mossoul et du Conseil provincial, 100 millions pour la fabrication de fausse monnaie et de billets dépréciés, et 40 mil­lions du trafic d’Antiquités et d’œuvres d’art issues des musées irakiens. On ne sait combien rapporte l’esclavage. Sept cents femmes yézidies ont été payées 150 dollars « la pièce ». Le Califat est la plus riche organisation terroriste du monde. Bien placé, l’argent volé ou reçu pourrait permettre à l’EI de continuer sa conquête. Mais une aubaine comme les fonds bancaires de Mossoul ne pourra plus se reproduire avant longtemps, aussi Daesh doit-elle améliorer son auto-financement. Avec la conquête d’une assise territoriale, l’EI peut désormais compter sur des impôts, des revenus publics, des taxes, des péages aux frontières avec la Turquie et sur une population, mais celle-ci est instable et les tribus peuvent se retourner contre leur nouveau maître. Pour se développer, l’État islamique peut surtout compter sur la manne pétrolière qui rapporte huit millions de dollars par mois.

Quel est le jeu des puissances régionales ?

Pour comprendre ce jeu et ses faux-semblants, il convient de raisonner non pas en fonction des postures médiatiques des États mais de leurs intérêts. L’Arabie saou­dite a joué la carte du salafisme politique en Syrie et en Irak pour mieux contrer le rapprochement mis au point depuis 2003 entre l’Iran, l’Irak d’Al-Maliki et la Syrie de Bachar-al-Assad, réseau noué avec la complicité de la Russie, voire de la Chine. Dans cet affrontement, l’Arabie saoudite a été soutenue par la Turquie, Israël et les pays du Golfe, c’est à dire l’ensemble du bloc rallié aux États-Unis. Toutefois, l’EI représente une menace pour ce pays. Autant l’État islamique sera bloqué par Ankara et Téhéran, autant l’Arabie pourrait représenter un réservoir de conquête. Ryad pro­fite actuellement de la désorganisation de la production pétrolière irakienne, qui lui offre de nouveaux débouchés. Un apaisement de la crise risquerait de relancer la concurrence pétrolière. À vrai dire, la véritable menace pour l’Arabie Saoudite est l’Iran et non pas l’État islamique. Le Qatar, allié des États-Unis et par lequel sont passées une partie des armes à destination des rebelles syriens est désormais l’objet de toutes les méfiances pour son soutien non prouvé au djihadisme. Contrairement au wahhabisme, centré sur le royaume saoudien, les Qataris professent un salafisme qui a vocation à s’étendre. Leur engagement présente les mêmes ambiguïtés que celui de l’Arabie Saoudite. En outre, le Qatar héberge des organisations qui sou­tiennent la « révolution irakienne ». La Turquie, pratique le louvoiement dans les affaires moyen-orientales. Membre de l’Otan, elle appuie l’EI. Le PYD, parti kurde de Syrie, a joué une fine partition en se désengageant du conflit dès 2012 après avoir négocié l’indépendance de ses enclaves de la frontière turque. Or la stratégie auto­nomiste kurde est très dangereuse pour Ankara qui a joué la carte salafiste en Syrie. De son côté, Bachar-al-Assad n’a pas hésiter à relâcher des islamistes de ses prisons afin d’exacerber l’opposition entre al-nosra et l’EI. Israël, très fragilisé, n’a pas intérêt à un État islamique fort, ni à régime de Bachar-al-Assad fort. Les États-Unis sont pris aux piège de leurs contradictions. Après avoir sponsorisé l’opposition syrienne, ils découvrent qu’ils ne peuvent lutter contre l’EI sans l’appui de Bachar-al-Assad. Toute éradication de l’EI suppose en effet que ses bases arrières syriennes soient éradiquées. Les États-Unis ménagent toutefois leurs mauvais alliés saoudien, qatari et turc. La grande coalition de 25 pays mise sur pied au sommet de l’OTAN n’a pas réussi à mobiliser un seul pays musulman pour la partie militaire. En revanche, la partie humanitaire, c’est à dire la moins coûteuse et la plus prestigieuse auprès des populations, sera conduite par l’Arabie Saoudite, le Koweït et la Turquie. Les adversaires inconditionnels de Daesh restent aujourd’hui l’Iran, la Syrie et surtout la Russie. À ce propos, pourquoi les Russes n’ont ils pas ouvert le feu sur les avions américains se hasardant en Syrie ? Un accord aurait il été passé au préalable sur les zones survolables ? Quant à la France, elle a montré plus d’hésitation à bombarder en Syrie. Peut être parce que la Russie l’aurait traitée différemment.

Comment venir à bout de l’État islamique ?

Pour venir à bout de l’État islamique, il convient de revenir aux deux fonde­ments de la politique française : la modération et l’équilibre. Il convient d’associer l’ensemble des acteurs régionaux aux solutions de pais, en particulier, ceux qui ont le plus intérêt à la destruction de cette organisation terroriste. Il s’agit au premier rang de la Syrie de Bachar-el-Assad et de l’Iran, et en second lieu de la Russie et de la Chine. Sans cette inflexion pragmatique de notre politique étrangère, la guerre contre Daesh restera une illusion.

Pour aller plus loin

Olivier Hanne et Thomas Flichy de la Neuville, L’État islamique, anatomie du Califat, Bernard Giovanangeli, 2014

Olivier Hanne und Thomas Flichy de la Neuville, Islamischer Staat, Anatomie des Neuen Kalifats, Vergangenheitsverlag, 2015

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