L’EUROPE ET LA QUESTION TCHÉTCHÈNE UNE POLITIQUE DE COURTE VUE !

Mohammed Fadhel TROUDI

Juillet 2008

« Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire: ce n’est pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe »

Jean Jaurès

Le Caucase réunit toutes les conditions pour être une région agitée, tiraillée depuis des siècles entre la Russie (autrefois l’empire ottoman) et l’Iran ( autrefois l’empire perse). Traversée par des grandes chaînes de montagne qui s’étendent entre la mer Noire et la mer Caspienne, il est traditionnellement présenté comme un carrefour stratégique entre l’Europe et l’Asie. Même si l’on considère que la problé­matique de cette région du Caucase est davantage de l’Asie ou du Moyen-Orient, le Caucase est géographiquement européen. L’effondrement de l’empire soviétique laisse derrière lui une zone de turbulences, secouée de guerres civiles et de mouve­ments séparatistes. Les dix dernières années constituent une ligne de rupture stra­tégique essentielle qui justifie à elle seule l’enjeu majeur que représente cette région pour la sécurité européenne, alors que ni les Nations-Unies ni l’OSCE ne se sont suffisamment penchées sur cette partie dynamique du monde, avec ses ressources pétrolières et ses minorités musulmanes, où les tensions internes, régionales et mê­mes mondiales, sont exacerbées.

Le conflit tchètchène apparaît comme une «guerre orpheline», emblématique d’un conflit qui sollicite l’attention de la communauté internationale et notamment de l’Eu­rope sauf lorsqu’il peut être invoqué à l’appui de discours ou de stratégies des Etats autour des questions de nature géo-politiques, tel les hydrocarbures dans la région du Caucase, ou la question de l’impérative coalition anti-terrosiste ou encore la redéfini­tion des alliances entre diverses puissances.

Rappel historique:

La République tchétchène également nommée «Itchkérie» par les indépendantistes, est une république constitutive de la Fédération de Russie de 13 000 km2, située au nord-ouest du Caucase, elle est limitrophe des républiques du Daguestan, d’Ingouchie et d’Ossétie du Nord, toutes trois des républiques de la Fédération de Russie. Elle a également une frontière internationale commune avec la Géorgie au sud

Le peuple des montagnes

Les Tchétchènes appartiennent au groupe ethnique des Nord-Caucasiens, comme les Ingouches, dont ils sont proches. Dans l’Antiquité, le peuple dont les Tchétchènes sont issus (les Gargares), établi un peu plus au sud, affronte les légions de Pompée (en 66 av. J.-C.)

En dépit de sa supériorité militaire, Rome ne parvient pas à s’imposer dans la région, dont les habitants se retranchent dans les montagnes difficiles à atteindre.

Au XIIIe siècle, les Mongols, puis les khans de la Horde d’Or, ne parviendront pas plus à contrôler ce peuple montagnard et se contenteront d’une sujétion théo­rique. C’est aussi à partir du XIIIe siècle que les Tchétchènes s’islamisent, sous l’impulsion du Daghestan voisin.

De confession sunnite, ils se regroupent autour de plusieurs sectes soufies, in­fluentes dans tout le Caucase. C’est à partir de 1785 que la Tchétchénie est le cadre de plusieurs guerres de résistance contre la colonisation russe. L’islam qui s’est implanté dans cette République à la même période est d’origine soufie c’est à dire essentiellement mystique, il devient rapidement le fondement de l’identité natio­nale tchétchéne moderne. Par conséquent on peut affirmer qu’Islam et résistance coloniale sont intimement liés dans cette république nord caucasienne.

L’empire russe et la conquête du Caucase

La présence russe dans le Caucase du Nord remonte au XVIème siècle et se développe progressivement jusqu’au XIXe sècle. Parmi les vingt et une «républiques nationales» de Russie, la Tchétchénie est la seule qui s’est opposée de façon fron­tale au pouvoir fédéral. Les tchétchènes sont les seuls à avoir conserver leur statut de peuple majoritaire sur leur territoire en dépit de la politique de russification à outrance.

À partir du milieu du XVIIIe siècle, sous le règne de Catherine II de Russie, est entreprise la conquête systématique du Caucase. Entre 1829 et 1864 le peuple Tchétchène, réputé pour son caractère montagnard, rejetant toute domination ex­terne et notamment chrétienne, résiste vigoureusement à la pénétration russe, notamment sous l’impulsion de l’imam et grand chef de guerre Chamil originaire du Daghestan (1), qui doit cependant se rendre en 1859 mettant ainsi fin à une longue période de résistance farouche de ce peuple très résistant. Avec la reddition du chef musulman Chamil, la Tchétchénie va alors connaître une implacable action de russification accélérée non sans résistance et insoumission.

Sanglante, cette conquête coloniale notamment par l’installation de nombreux colons russes attirés par des terres fertiles des vallées du Caucase du Nord, s’accom­pagne de déportations des populations caucasiennes vers la Sibérie et de réimplan­tation d’autres populations tels les Cosaques, ou encore d’exils forcés vers la Turquie ou l’Arménie.

implantation du pouvoir soviétique et répression stalinienne

Après la révolution d’Octobre, la Tchétchénie proclame son indépendance (mai 1918) et combat les soldats blancs russes du général Denikine (opposés aux bolcheviks). Après la défaite des Russes blancs (1920), l’Armée rouge occupe la Tchétchénie, rencontrant une certaine résistance.

La fin des années 1920 et le début des années 1930, sont marquées par une réac­tion armée à la politique de collectivisation des terres. Les Soviétiques répriment cette guérilla, déportant les populations et procédant à de nombreuses collectivisa-tion des terres.

Différents statuts d’autonomie se succèdent toutefois et en 1934, Moscou unit la Tchétchénie et l’Ingouchie, avant de créer la République socialiste soviétique autonome de Tchétchéno-Ingouchie en 1936 ( RSSA de Tchétchénie-Ingouchie).

Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, les Tchétchènes sont mobilisés au sein de l’Armée rouge. À l’été 1942, la «Wehrmacht» lance une grande offensive sur Stalingrad, visant à s’assurer plus au sud, le contrôle des champs de pétrole du Caucase. Les Allemands occupent alors très brièvement le nord-ouest du Caucase, sans atteindre la Tchétchénie et ses gisements pétroliers.

Pourtant, Staline accuse les Tchétchènes de collaboration avec les nazis. À partir de janvier 1944, la population tchétchène est soumise à des déportations massives vers l’Asie centrale et précisément au Kazakhstan. La guerre de Tchétchénie à donc des racines dans les décennies de trahison de l’ancien régime stalinien à l’égard des aspirations sociales et démocratiques de la révolution d’octobre 1917.

Du fait de son rejet catégorique des principes internationalistes et égalitaires qui guidaient le Parti Bolchevik sous la direction de Lénine et de Trotsky, le stali­nisme est responsable des griefs nationaux et démocratiques périodiques du peuple tchétchène. L’une des pires atrocités commises par la bureaucratie stalinienne fut certainement la déportation en masse de 400.000 Tchétchènes et Ingouches en Asie centrale soviétique pendant la deuxième guerre mondiale et dont au moins 30% selon les estimations des historiens en sont morts.

La République autonome de Tchétchéno-Ingouchie n’est rétablie qu’en 1957, à l’initiative de Khrouchtchev qui œuvrait alors à la déstalinisation de l’URSS. Les populations déplacées se voient alors autorisées à rentrer chez elles. Ce passé de lutte contre la domination russe est aujourd’hui un élément important de l’identité na­tionale tchétchène. Beaucoup d’entre eux considèrent aujourd’hui la guerre contre l’armée russe comme le prolongement ou le recommencement d’une résistance sé­culaire contre l’envahisseur. La transmission dans la mémoire collective tchétchène des grands épisodes traumatisants, ce rapport très particulier au passé, raisonnent comme une des explications principales de l’étendue de la résistance tchétchène actuelle, bien plus que certaines caractéristiques propres aux sociétés caucasiennes traditionnelles tel le code de l’honneur, la loi du sang ou encore le culte de l’hé­roïsme et de la résistance acharnée.

La Tchétchénie: le réveil des conflits internes

Puisant de profondes racines dans l’histoire, la volonté tchétchène d’indépen­dance s’est manifestée bien avant l’effondrement de l’URSS.

En 1991, la Tchétchénie est un territoire quasi-inconnu notamment en Europe. Jusqu’à cette date, ce petit peuple montagnard a été durement opprimé par les di­vers régimes qui se sont succédés en Union soviétique hier et en Russie aujourd’hui. Des Tsars aux soviétiques en passant par les dirigeants de l’actuelle Russie, ont tous pressenti l’importance stratégique, minière et pétrolière de cette région montagneu­se. Pourtant quand l’URSS s’effondre, les puissances occidentales, lorgnaient sur ce territoire, au confluent de la Russie et du Moyen-Orient qui referme de substantiel­les ressources de pétrole et qui de par sa situation stratégique, permet le contrôle des ressources d’hydrocarbures de la mer Caspienne

En 1991, le Général Doudaev, ancien pilote de chasse de l’armée rouge, déclare l’indépendance de la Tchétchénie avec la bénédiction de l’ancien président russe Boris Eltsine, préoccupé il est vrai par d’autres dossiers plus importants. Une grande ferveur nationaliste s’empare alors de ce pays, qui demande l’aide internationale pour se faire reconstruire avec en échange de substantielles retombées pétrolières pour les partenaires qui s’engagent à aider le président Doudaev. Pays en ruine après tant d’années de pillages continus de ses ressources, ont laissé un Etat exangue, inadapté à l’économie de marché. Mais la volonté est grande chez les tchétchènes d’ouvrir le pays sur des partenariats extérieurs qui n’en manquaient pas.

La Tchétchénie commence à entrevoir un avenir meilleur, espère ainsi l’arrivée de l’aide internationale et du soutien politique pour garantir l’indépendance de ce petit territoire. Le principe est d’aider la Tchétchénie à se reconstruire. L’objectif du général Doudaev est de (re)construire les infrastructures (hôpitaux, écoles, moyens de transport), d’atteindre une autarcie alimentaire, et de trouver des débouchés pour son pétrole.

Dans le même temps, les Tchétchènes essayent également de prendre le contrôle de l’oléoduc Bakou-Novorossisk, alors unique axe de transport du pétrole de la mer Caspienne qui trouve ses débouchés en Russie. C’est le geste de trop pour la Russie qui décide, le 11 décembre 1994, d’attaquer la Tchétchénie. Le pays n’aura connu, en tout et pour tout que deux ans de relative indépendance.

Les raisons évoquées ci dessus pour justifier l’attaque de la Tchétchénie par les Russes, ne sont pas les seules qui expliqueront deux guerres et des dizaines de milliers de morts. Nous allons essayer, au cours de ce travail, de nous pencher sur les raisons des guerres incessantes qui ensanglantent cette petite république depuis maintenant plus de dix ans.

Ainsi, dans un premier temps, je vais tenter une présentation de la Tchétchénie, en essayant d’insister sur ses ressources en hydrocarbures et sa situation stratégique dans le transport du pétrole de la Mer Caspienne. Dans une seconde partie, je me pencherai sur l’étude des deux guerres qui ont lieu dans ce pays et je tenterai d’en dégager les principales causes. En troisième partie, je m’attacherai à analyser la po­litique de l’Europe en vers la Tchétchénie et tenter de comprendre les raisons du silence complice de l’Occident par rapport aux évènements tragiques qui secouent cette république caucasienne. En somme je vais tenter de rattacher la question tchétchène à plusieurs des grandes questions actuelles de la politique internationale: la question du droit d’ingérence face aux massacres et aux violations des droits de l’homme, la politique étrangère de l’Union européenne et la nature de l’évolution de la fédération de Russie.

 

Les enjeux du conflit: le caucase, zone stratégique capitale pour la Russie et l’Europe

La Tchétchénie est comprise dans une zone géographique capitale. Sur son sol passe l’ensemble des oléoducs qui alimentent la Russie en pétrole et en gaz naturel en provenance du Kazakhstan, du Turkménistan et de l’Azerbaïdjan. Cette situa­tion géographique névralgique est importante pour plusieurs raisons :

  • La Petite république tchétchène est riche en pétrole et concentre de nom­breuses raffineries autour de Grosny, ce qui est une véritable manne d’argent pour les russes. En effet beaucoup d’intérêts économiques sont en jeu. Et si la guerre se poursuit, c’est aussi parce que les forces russes présentes sur place en tirent de nombreux profits économiques. Nombreuses activités rémunératrices impliquant aussi les tchétchènes qu’ils soient pro-russes ou pas, notamment le contrôle de la production locale de pétrole, le détournement d’une part importante des sommes allouées à la reconstrcution de la Tchétchénie, les pillages importants lors des rafles faites par l’armée russe, ils représentent une activité importante qui est parfois la principale motivation des opérations militaires russes.
  • Aussi parce que la Russie dépend en partie de ces oléoducs pour son appro-vionnement en pétrole et en gaz
  • Les compagnies pétrolières payent un droit de passage à la Fédération de Russie pour ces oléoducs et Moscou n’accepte pas d’être privée de cette manne.
  • La Russie faut-il le rappeler est en concurrence avec la Turquie qui a le soutien des Américains, qui préférerait un passage des oléoducs sur son territoire via Bakou et la Géorgie
  • Par voie de conséquence, la Russie craint tout simplement de voir sa supréma­tie sur le pétrole remise en cause par les Occidentaux.

Mais au delà de la question à proprement parler des hydrocarbures, la Tchétchénie est un carrefour capital dans le Caucase et le contrôle de ce territoire, permet assurément à Moscou de bénéficier d’une ouverture sur le Proche-Orient et sur la Mer Méditerranée via la Mer Noire. Autant de facteurs qui vont pousser la Russie à déclarer deux guerres à la Tchétchénie en 1994 et en 1999.

 

La première guerre de Tchétchénie

La crise et la dissolution de l’Union soviétique, sortie affaiblie de la campa­gne militaire d’Afghanistan, et qui doit faire face aux revendications autono­mistes des républiques caucasiennes, sont le point de départ des deux guerres de Tchétchénie.

 

En 1990-1991, les velléités indépendantistes sont nombreuses au sein de l’ex-URSS.

La république de Tchétchénie-Ingouchie fait partie de celles qui restent au sein de la Fédération de Russie. En réalité la Tchétchénie alors séparée de l’Ingouchie en 1991, va rapidement se distinguer, quand le nouveau président élu D. Doudaev déclare l’indépendance de la petite république de Tchétchénie le 4 novembre 1991. La Russie refuse cette revendication, l’affrontement devient inéluctable. De 1994à 1996, se déroule une guerre qui s’inscrit dans un processus de décolonisation de l’Union soviétique. La guerre se fonde sur des motifs géopolitiques classiques: la peur de la contagion dans le Nord-Caucase, la volonté russe de ne pas perdre pied dans ce qu’elle considère son pré-carré et l’impérieuse nécessité pour la Russie de continuer à contrôler es voies d’évacuation des hydrocarbures du bassin caspien.

Depuis 1994, deux guerres d’une rare violence ont dévasté la Tchétchénie: des centaines de milliers de victimes, une capitale de 400.000 habitants rasée, des in­frastructures totalement détruites. La population restée dans le pays vit sous un régime de terreur policière et militaire dans l’indifférence quasi générale.

Est-ce le prix à payer par cette république du Nord-Caucase pour sa volonté d’indépendance envers la Russie ? Ou les conséquences de la lutte contre le terro­risme et le fondamentalisme islamiste, comme les autorités russes l’affirment à une communauté internationale plus complaisante que jamais depuis le 11 septembre 2001 ?

Les causes et la réalité de la guerre actuelle sont d’autant plus difficiles à cerner qu’elle se déroule à huis clos, journalistes et humanitaires ne pouvant s’y rendre qu’au compte-gouttes. Plusieurs questions se posent aussi importantes les unes que les autres: Que reste-t-il de la la petite République de Tchétchénie?; pourquoi ce peuple montagnard se bat-il?, que vaut la thèse russe de lutte contre le fondamen­talisme islamiste?, fait-on la guerre pour les richesses pétrolières de la la petite ré­publique et pour sa situation stratégique comme point de passage de l’or noire?, pourquoi Moscou organise le huit clos et la désinformation avec l’appui de la com­munauté internationale manifestement insensible aux malheurs des tchétchènes? Et pourquoi une aussi grande indifférence de la société internationale et notamment en Europe par sa démission face à ses responsabilités internationales?.

En décembre l’armée russe rentre en Tchétchénie et conquiert rapidement la capitale Grosny, la résistance s’organise et les rebelles déterminés parviennent à reprendre la ville en août 1996. La Russie est contrainte de signer un accord de paix ( accord de Khassaviourt) confirmé en 1997. C’est à l’occasion de cette première guerre que le la doctrine wahabite d’un Islam rigoureux, se développe en Tchétchénie par le biais de groupes armés financés par l’étranger notamment par l’Arabie saoudite.

La fin de la première guerre(décembre 1996) débouche sur une période très instable.

La Tchétchénie jouit d’une indépendance reconnue par la Russie, mais pas par la communauté internationale alors divisée sur cette question crutiale pour les tchétchènes.

La Tchétchénie élira son premier président lors d’une élection libre sous le contrôle de l’OSCE en la personne de M. Aslan Maskhadov élu avec une large majorité. Homme de modération et de compromis, le président élu s’attache alors à concilier les diverses forces de la résistance tchétchène, en intégrant notamment les tenants du courant wahhabite aux structures étatiques. Néanmoins des tensions subsistent et des affrontements apparaissent entre partisans d’un Etat laïc d’un côté et islamistes radicaux de l’autre.

 

Il n’en faut pas plus à la Russie, qui va instrumentaliser cette situation en décla­rant une nouvelle guerre à la Tchétchène.

Déclenchement de la seconde guerre en Tchétchénie: le prétexte de la lutte « anti-terrosiste »

La période qui suit la victoire militaire tchétchène et les accords de Khasaviourt en 1996 porte en son sein les germes de la seconde guerre. Le 30 septembre 1999 débute la deuxième guerre de Tchétchénie. Les Russes ne reconnaissant plus le pré­sident Aslan Maskhadov pourtant démocratiquement élu, lançent 50.000 hommes qui envahissent la Tchétchénie dans ce qu’ils appellent une opération «anti-ter­roriste» en référence aux attentats orchestrés par les Tchétchènes en Russie et aux différents enlèvements de représentants de Moscou à Grozny. La voie est ouverte pour déclarer une nouvelle guerre contre les « terroristes » et les « bandits » que sont les Tchétcéhnes pour reprendre la terminologie russe.

Le pouvoir russe a été grandement aidé par l’adhésion de l’opinion publique à la reprise de la guerre qui contraste d’ailleurs nettement avec la première guer­re 1994-1996. Les leçons ont été tirées et en 1999 la guerre de l’information a précédé les opérations militaires. Les attentats meurtriers ont renforcé l’image du Tchétchène barbare et sanguinaire même si l’identité des auteurs restait jusqu’à lors inconnue.

Du côté tchétchène, l’évolution interne et l’incapacité des autorités tchétchènes à endiguer la criminalité, ont contribué à rendre la cause tchétchène peu populaire. Après l’espoir suscité par la signature de l’accord de 1997 entre les deux présidents Eltsine et Maskhadov en mai 1997, qui mettait un point final au premier conflit ouvrant la voie vers la reconnaissance de l’indépendance et la normalisation des relations avec la Russie, tout les espoirs se sontr évaporés par le déclenchement de la seconde guerre. Ce nouveau conflit va avoir un rôle décisif dans la construction de l’image et de la popularité du nouveau président élu V. Poutine. Il faut dire que les enjeux de politique intérieure russe ont été décisifs dans le déclenchement de la guerre et on se demande jusqu’où l’instrumentalisation de la guerre a été poussée. Il est certain que la guerre a eu un rôle important dans la consolidation nationale et la prise en main du pays par le le nouveau président Poutine. Elle a permis de construire une double figure de l’ennemi: le Caucasien en tant qu’ennemi intérieur et le terroriste islamiste international comme ennemi extérieur. L’échec politico-militaire lors de la première guerre, illustre et explique en partie la profonde crise d’identité qui touche la société russe et particulièrement ses forces militaires et ses élites.

 

L’ex-empire est en grande déliquescence

L’adhésion des pays Baltes à l’OTAN, l’Ukraine regarde ostensiblement à l’Ouest, le sud du Caucase cherche à se défaire d’une tutelle trop pesante, l’opéra­tion militaire de l’OTAN au Kosovo et la volonté américaine d’installer en Pologne un système anti-missile, sont les gouttes d’eau qui ont fait déborder le vase en cristallisant tous ces ressentiments latents. Comme un mouvement de balancier, la société russe est conditionnée pour qu’elle accepte de venger la défaite de 1996.

En somme a question identitaire s’est rapidement focalisée sur la question tchét­chène en ce qu’elle renvoie à d’autres thèmes considérés comme centraux en Russie: la crainte d’une dislocation totale de l’ex-République socialiste fédérative soviétique de Russie, par un effet de «dominos» dans la région du Caucase.

Du côté tchétchène, les divisions aus sein même de la résistance, ont fait appa­raître l’idéologie wahhabite sur la scène tchétchène qui prendra lieu et place d’un islam soufi et confrérique, plutôt ouvert et tolérant. Ceci a eu pour conséquence immédiate, l’incapacité du gouvernement tchétchène à mettre en place un Etat viable dans la période intérimaire qui a suivit la fin de la première guerre.

La Russie va alors s’appliquer à mettre en place les conditions qui lui avaient tant fait défaut lors du premier conflit à savoir :

– garantir l’unité de la direction politique afin d’éviter les atermoiements de la première guerre

  • obtenir l’adhésion de l’opinion publique russe en cultivant soigneusement et avec du succès, l’image terroriste et barbare du tchétchène notamment après les attentats perpétrés durant l’été 1999 en Russie et dont les auteurs restent encore à élucider.
  • faire de la Tchétchénie un territoire fermé aux médias russes et étrangers
  • adopter une stratégie militaire différente en évitant la confrontation directe avec les résistants tchétchènes en privilégiant l’encerclement des troupes adverses, les frappes d’artillerie et les bombardements aériens dont les dommages collatéraux sont nombreux.
  • miner la résistance ennemie en jouant sur les divisions au sein des tchétchènes et en s’appuyant sur des supplétifs locaux en particulier les «Kadydrovtsis, les mili­ces de Ramzan Kadyrov ».

Il faut dire que la Russie a bien réussie à cantonner ce conflit dans ce que les russes désignent par «opération antiterroriste», ce qui illustre bien le registre séman­tique, émotionnel et politique dans lequel le Kremlin entend enfermer cette guerre. C’est ainsi que rapidement les tchétchènes de rebelles sont relégués rapidement au rang d’abord de bandits et puis de terroristes islamistes à la solde des puissances étrangères au fur et à mesure des évènements. On assiste par conséquent à des dis­cours de plus en plus violents de la part des officiels russes. Il faut s’en rappeler ce que disait Poutine qui jure je cite de «botter ter les terroristes tchétchènes jusque dans les chiottes». Parallèlement à cette avantage russe, les tchétchènes perdent pro­gressivement les atouts qui avaient été les leurs lors du premier conflit. L’asymétrie militaire est cette fois largement en leur défaveur (2).

 

Pire, ils n’arrivent plus à exporter médiatiquement leur souffrance et leurs re­vendications politiques. Il faut dire que les attentats de Moscou et Volgodonsk, injustement attribués ont gravement entamé leur crédit moral auprès de l’opinion publique internationale et notamment auprès des dirigeants européens. Acculés militairement, isolée politiquement, la résistance tchétchène prend un tout autre virage, avec l’influence grandissante des groupes se réclamant du wahhabisme et réclamant une résistance accrue contre la présence russe.

Cette présence auprès des résistants tchétchènes, des volontaires arabes issus de « l’internationale djihadiste » a été largement instrumentalisée par le pouvoir russe pour faire de la Tchétchénie un lieu d’affrontement avec les salafistes djihadistes, en occultant totalement la dimension indépendantiste des tchétchènes. L’irruption du volet religieux dans le discours officiel russe, permet de donner une crédibilité à la représentation russe du conflit, à savoir que la Tchétchénie n’est qu’un des aspects d’un terrorisme international qui vise à saper selon la rhétorique russe , américaine et occidentale les bases de la civilisation judéo-chrétienne.

En somme les russes ont réussis à faire en sorte que les dirigeants occidentaux et l’opinion publique internationale pourtant sensible au début à la cause tchétchène, ne retiennent que les images des enfants assassinés de Beslan ou encore celles des veuves noires du théâtre de la Doubrovka. Il faut néanmoins souligner que cette re­présentation géopolitique russe ne s’impose lentement que parce qu’elle a bénéficié et bénéficie encore aujourd’hui d’une série de rupture dans le champ des relations internationales au rang desquelles on retrouve bien évidemment le choc du 11 sep­tembre 2001, et puis le choc du 11 mars 2004 de Madrid, du mois de juillet 2005 londonien. C’est dans ce contexte que va évoluer la position européenne sur ce conflit vers un silence de plus en plus insupportable des dirigeants européens qui mesurent ainsi l’importance économique et géopolitique de la Russie. L’Europe a par conséquent choisit de préserver ses intérêts économiques et ou géostratégiques, adoptant ainsi une politique de courte vue qui consiste depuis le 11 septembre à ménager à tout prix le président russe. Chemin faisant, elle se contente de faire timidement pression pour que la Russie emprunte le chemin d’une solution négo­ciée donc politique du conflit. Quant au rôle de l’OSCE en Tchétchénie, il est tout simplement insignifiant.

 

L’échec de l’OSCE en Tchétchénie

L’OSCE est la seule institution internationale de sécurité qui a été autorisée à intervenir en Tchétchénie. Ce privilège s’explique par l’importance particulière qu’attache la Russie à cette organisation. En effet, la Russie voulait promouvoir cette organisation dans l’objetcif affiché de contrer les desseins expansionnistes de l’OTAN dans ce que la Russie considère comme son pré-carré et par conséquent légitimer sa sphère d’influence dans les pays de la CEI « Communauté des Etats Indépendants ». Quant à l’OSCE, l’enjeu était de prouver qu’elle était à même de jouer un rôle dans l’après guerre froide. Le succès de sa reconversion, serait essentiellement jugé sur sa capacité à gérer les conflits éclatants dans l’ancien bloc de l’Est. Pour bien réussir ce rôle, l’OSCE a besoin du soutien de la Russie. Ce pourquoi, s’est établi un mariage de connivence entre les deux entités, du donnant donnant en quelques sortes. C’est la crise tchétchène qui va mettre à l’épreuve les deux partenaires. Le test est d’une importance capitale pour les deux parties : pour l’OSCE qui véhicule les valeurs et des idéaux défendus dans toute l’Europe de démocratie libérale et de respect des droits de l’homme, quand à la Russie, elle se veut un pays en transition vers ces mêmes valeurs de démocratie et de protection des droits de l’homme.

 

Comprendre les raisons de la coopération Russie-OSCE

En avril 1995, la Rusie accepte une mission de l’OSCE avec un mandat assez large. Cette coopération première du genre a été interprétée comme un acte sans précédent de la part d’une puissance mondiale, de laisser une organisation inter­nationale, s’occuper ou s’immiscer dans une affaire que la Russie considère comme strictement interne.

Pour bien saisir les raisons sous-jacentes à cette coopération, il faut retracer un bref historique des relations OSCE-Russie et dégager l’intérêt de chacun dans ce mariage de connivence. Ouvert en 1973, le processus d’Helsinki, concrétisait une vieille idée russe de réunir tout le continent européen sous l’égide d’une seule et même organisation. La toute première conférence sur la sécurité et la coopération en Europe avait été convoquée par les Soviétiques en 1954 à la suite de la signature des accords de Paris.

Sous l’ère Gorbatchev, période caractérisée par la «Perestroïka» latéralement transparence, la diplomatie soviétique s’est attachée a présenter l’OSCE comme le fondement de la «maison commune européenne» prônée alors par le premier Secrétaire général du parti communiste de l’URSS, Gorbatchev. Conçue initiale­ment pour servir de dessein en vue d’une Europe soviétique, l’OSCE est devenue finalement une institution visant à encourager l’URSS à devenir plus européenne. Jusqu’à son entrée dans le Conseil de l’Europe en 1996, l’OSCE est le seul forum européen dans le quel la Russie peut se prévaloir d’une place incontestable. A par­tir des années 1993-1994, la Russie a vivement cherché a donner plus de poids à l’OSCE, le but recherché est bien évidemment l’affaiblissement à long terme de l’OTAN et d’empêcher à court terme son élargissement aux anciens pays du pacte de Varsovie. Elle veut en somme rattacher puis subordonner les actions de l’OTAN à l’OSCE notamment en matière de sécurité collective européenne. Les proposi­tions russes notamment de faire de l’OSCE un véritable partenaire de l’ONU à tra­vers des arrangements ad hoc et de doter l’OSCE d’une force d’intervention rapide, ou encore de transformer l’OSCE en une véritable organisation internationale ne furent accueillis que très timidement.

ll s’avère rapidement que la tâche est bien difficile. D’abord pour l’OSCE qui opère ainsi pour la première fois sur le territoire d’une puissance mondiale peu encline à jouer la règle de la transparence en somme à changer. En effet, la Russie puissance caucasienne depuis environ deux siècles, ne peut renoncer à défendre ce qu’elle considère comme son pré-carré notamment face aux deux autres puis­sances régionales que sont la Turquie et l’Iran. . Qu’il s’agisse d’un axe Ouest-Est (Caspienne, mer Noire) ou Nord-Sud (Russie continentale, accès aux mers chau­des), la Russie ne semble pas abandonner la région du Caucase, qui représente pour elle une zone tampon, un couloir de communication vitale dont elle entend fermement garder le contrôle.

Pour y parvenir, la Russie a joué sur plusieurs tableaux simultanément: po­litiquement, il s’agissait d’obtenir à travers notamment la Communauté des Etats Indépendants (CEI), une sorte d’auto limitation des indépendances. Economiquement la Russie s’emploie à maintenir la dépendance des Etats consti­tuants la CEI. Dans le domaine militaire, elle a maintenu une présence acceptée notamment en Arménie, d’ailleurs le soutien de la Russie a été déterminant pour l’occupation d’une partie de l’Azerbaïdjan, autour du Haut Karabath par l’Arménie. Néanmoins la présence militaire russe en Géorgie a été source de fortes tensions, Tbilissi comme Bakou, n’a jamais accepté le traité de Tachkent (traité de sécurité collective signé le 15 mai 1992). Un autre levier et non des moindres, dont a usé la Russie est le maintien d’une manière délibérée de foyers de confrontation dans la région caucasienne notamment en Tchétchénie en dépit de l’intérêt que pourrait avoir Moscou à une stabilisation de la région.

On pourrait penser que le rapprochement de la Russie et de l’OSCE avec ce mariage contre nature, procède de la même logique. Si elle s’est rapproché de l’Europe, c’est pour bien s’assurer son silence au mieux son soutien dans la gestion de la crise tchétchène au nom de la lutte anti-terroriste très en vogue aujourd’hui. Comme en témoigne les desseins qu’avaient les russes pour l’OSCE et leur souhait de lui donner plus de poids dans le seul objectif de saboter l’action de l’OTAN et d’empêcher ainsi son élargissement vers les pays de l’ancien bloc de l’Est.

L’analyse de la dynamique des relations entre l’OSCE et la Russie induite par le conflit tchétchène, montre que ces deux acteurs loin de converger vers une coopéra­tion productive, bien au contraire, les divergences ont pris le dessus sur une possible entente en vue d’un règlement pacifique et négocié de la crise tchétchène.

L’échec de l’OSCE en Tchétchénie s’explique par le «mariage de connivence» avec la Russie. Si elle peut se prévaloir d’avoir été la seule organisation internatio­nale de sécurité présente pour un temps limité en Tchétchénie, les résultats de son action son bien maigres. Les accords de paix qu’elle a élaborés en 1995, n’ont pas résisté à la réalité du terrain et c’est sans une grande implication de sa part qu’il y a eu la signature des accords de Kassaviourt. Par ailleurs, elle n’a guère réussi à empê­cher la rapide dégradation de la situation dans les années 96-99 et n’a pu qu’assister impuissante au déclenchement du deuxième conflit tchétchène. Si l’organisation peut se prévaloir d’une relative réussite dans les autres aspects de son mandat no­tamment sur le plan humanitaire, ses résultats sont dérisoires en comparaison des succès que l’OSCE a pu réaliser dans d’autres régions.

L’OSCE se cantonne aujourd’hui volontairement à un rôle humanitaire pour ne pas susciter la méfiance des russes et avoir un semblant droit d’accès au territoire tchétchène. Cette stratégie défaitiste, ne peut apporter aucun résultat concret, aussi l’organisation serait mieux inspirée de repenser sa stratégie d’action en Tchétchénie, si elle ne veut pas rester cantonner à un rôle de figurant voire à une chambre d’en­registrement des crimes commis encore aujourd’hui en Tchétchénie.

S’agissant de la Russie, elle a montré avec véhémence qu’elle n’a pas changée, les espoirs suscités par l’établissement très court du mandat de l’OSCE, l’idéalisme et l’apparente entente des débuts se sont rapidement envolés. Sur fond de crise économique, démographique, politique, d’identité et de corruption généralisée, la Russie s’est retournée vers ce qu’elle sait faire de mieux : le repli sur des réflexes nationalistes. Le divorce est entier et la rupture est totale avec l’OSCE.

 

Le silence de l’Europe

Les opposants du président russe affirment que Poutine avait besoin de la guerre en Tchétchénie pour justifier un pouvoir autoritaire, ils dénoncent même parfois le rôle trouble du FSB ( ex-KGB) dans le conflit actuel. Selon l’opposition russe, Poutine utilise la menance du terrorisme tchétchène comme prétexte pour renforcer les dispositions de sécurité nationale, souvent au détriment des libertés individuelles, telles que la liberté d’expression. L’adoption d’une loi restreignant les activités des ONG, ajoute une nouvelle dose de cynisme au comportement de Moscou. Conséquence, bien peu de responsables internationaux osent évoquer cette sale guerre face à un Poutine arrogeant et sûr de sa politique d’extermination à l’égard du peuple tchétchène. La tchétchénie reste malheureusement une affaire intérieure russe.

Pendant ce temps, l’Europe adopte une politique de courte vue en fermant les yeux sur des violations flagrantes des droits les plus élémentaires de la personne humaine dans la petite république caucasienne. Il convient donc de parler de non-réaction européenne tant l’Occident réagit faiblement. C’est ainsi qu’au lendemain de la deuxième attaque russe en Tchétchénie, les pays de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe) protestent seulement verbalement contre Moscou et ne décident aucune sanction économique afin dit-on de ne pas « aggraver les difficultés du peuple russe ».

Cette absence de réactions occidentales s’explique par plusieurs raisons: d’abord parce que la Russie est une très grande puissance militaire, ce qui inquiète les Occidentaux c’est plutôt d’assister à une déstablisation de la Russie. Ils ont fait le choix de voir sans doute le peuple tchétchène se faire écraser et mourir lentement que de voir l’instabilité du Caucase s’accentuer. La meilleure illustration de cette politique de courte vue, est sans doute, la décision du Conseil de l’Europe datant du 25 janvier dernier de rétablir le droit de vote à la délégation russe, après lui avoir suspendu le 6 avril 2000 suite aux exactions russes en Tchétchénie.

Les gouvernements européens font passer la «Real Politik» avant les considé­rations humanitaires et les droits de l’homme qui sont pourtant les fondements même des valeurs européennes. Mieux encore, en France et ailleurs en Europe, le mot « tchétchène » évoque de plus en plus le terrorisme. C’est ainsi qu’on entend parler des filières dites « tchétchènes » qui s’imposent à la une des journaux en France, ignorant de facto le terrorisme d’Etat russe pratiqué faut-il le rappeler avec beaucoup de cynisme et de liberté totale de massacre et de punition collective.

Aussi les médias occidentaux ne font pas beaucoup de commentaires analy­tiques qui facilitent la compréhension de la question tchétchène, dans toute sa complexité. En dehors des périodes de crises, l’information écrite à propos de ce conflit, se résume le plus souvent à la reproduction de dépêches d’agences ou à la publication d’articles courts, relatant la plupart du temps des faits spectaculaires, en général peu éclairants parce que présentés en dehors de leur contexte. Ceci est sans doute révélateur du type de couverture que les grands quotidiens occidentaux réservent habituellement à la Tchétchénie. Seules les voix des défenseurs des droits humains, tentent de s’exprimer et d’exiger en Russie comme en Occident, qu’il soit mis fin à cette tragédie sanglante. C’est notamment le cas du sociologue Claude Javeau qui avait réussi à rompre le mutisme général, en dénonçant je cite «la mons­trueuse barbarie» russe en Tchétchénie (3), à partir de la chronique d’un reportage sur la dernière maternité du pays encore en semblant d’activité à Grozny» Et que dire des Etats-Unis, qui au plus fort des exactions russes, vont jusqu’à tisser un partenariat stratégique avec la Russie, sorte de chèque en blanc ou de blanc-seing pour accomplir sa politique d’extermination aidée par le silence com­plice de l’Europe et du reste du monde. On est bien face à un abandon pure et simple de la Tchétchénie.

Ainsi, le Suisse Ernest Mùhlemann s’est particulièrement distingué en rédigeant le texte de la honte adopté par les députés européens, dénonçant je cite « tous les actes terroristes à l’intérieur et à l’extérieur du territoire tchétchène, les violations des droits de l’homme résultant de l’application de la Charia ou loi islamique ainsi que les prises d’otages». Déclaration acceptée à l’unanimité du Conseil. L’adoption de ce texte dans l’état révèle en effet, l’ignorance flagrante des députés européens sur le sens de la Charia, et exprime par voie de conséquence, une véritable absence d’un dialogue de civilisations constructif, loin des stigmatisations et des idées reçues. En revanche la présence d’un tel dialogue, aurait au moins l’avantage de mettre en évidence que la religion musulmane tout comme les autres religions dites mono­théistes, n’est pas l’ennemie du genre humain.

Pourtant ce travail a déjà été esquissé dés 1953, à l’Institut de Droit Comparé de l’Université de Paris, sous la présidence du Professeur Milliot, qui avait à cette époque publiait la résolution suivante sur la Charïa que certains rejettent sans en connaître la réalité ni le contenu: «… il est résulté clairement que les principes du Droit musulman ont une valeur indiscutable et que la variété des Ecoles à l’intérieur de ce grand système juridique implique une richesse de notions juridiques et de techniques remarquables, qui permettent à ce droit de répondre à tous les besoins d’adaptation exigés par la vie moderne.» (4).

Dès lors, il nous semble inconcevable qu’à l’aube de ce nouveau millénaire, des responsables politiques appuient leurs argumentations sur des clichés qui ne justifient d’aucune manière la persécution des populations civiles. En usant de cette « Realpolitik », en observant sans réagir le drame qui se déroule sous nos yeux, c’est toute la communauté internationale qui glisse vers une barbarie autrement plus évi­dente que les prétendus excès de l’islam dont on ignore les principes. Doit-on, peut-on voir là une sorte de malédiction du «choc de civilisations» défendu par Samuel Huntington. Il semble que pour le moment, cette compétition voit la version russe s’imposer tant à sa propre population, à l’Europe qu’à une partie de la jeunesse tchétchène et plus largement nord-caucasienne aujourd’hui acculée.

Le kremlin en plaçant le conflit tchétchène sur le terrain de l’islamisme politi­que a manifestement contribué à développer une situation que si elle le sert bien aujourd’hui, pourrait assurément s’avérer demain incontrôlable par notamment la naissance progressive de plusieurs foyers islamo-nationalistes dans l’ensemble des républiques ciscaucasiennes. La frange radicale de la résistance tchétchène serait alors tentée par un programme d’inspiration «d’Al-Qaïda» et verser dans une lutte de civilisation à civilisation, perdant de vue les objectifs politiques initiaux d’indé­pendance. Pour leur plus grand malheur et pour celui de l’Europe, la Tchétchénie deviendrait alors un écho, un lieu où se cristallisera la guerre ou le choc de civilisa­tions. L’Europe semble malheureusement ignorer ce risque ou du moins ne fait rien pour l’éviter. En effet accepter de placer le conflit sur l’ongle unique de lutte anti­terroriste, user de manière toujours insistante des magistrats issus de l’Union euro­péenne des vocables tendant à faire accréditer l’idée selon laquelle des Tchétchènes seraient impliqués dans des réseaux terroristes agissant sur le territoire de l’Union (5), ne peut que servir la stratégie de la Russie qui n’a vraiment pas intérêt à un règlement pacifique et donc politique de ce conflit.

Ceci est d’autant plus inacceptable que la Russie est membre du Conseil de l’Europe, la condition à l’adhésion à cette institution, est que la Russie accepte de se soumettre à un certain nombre de règles du jeu démocratique et de respect des droits de l’homme qui sont à la base des valeurs européennes . De ce fait, la Tchétchénie contrairement à ce qu’on voit ne devrait plus rester une affaire interne à la Russie. Que son indépendance si chèrement réclamée par les Tchétchènes doit intervenir dans le respect mutuel des uns et des autres certes, il ne doit pas moins relever des droits des peuples à disposer d’eux mêmes. En effet ce conflit est un conflit de libération nationale, une guerre qui s’inscrit dans un processus de déco­lonisation de l’ex Union soviétique. C’est une lecture qui peut et doit être celle de l’Europe. Au lieu de cela et à l’heure où la Russie devient un soutien de choix à l’Occident et aux Etats-Unis dans la lutte antiterroriste, l’Europe et les Etats-Unis accréditent l’idée russe selon laquelle la Tchétchénie serait l’un des théâtres de l’af­frontement entre l’islam et l’Occident, idée largement reprise par ces mêmes acteurs européens et américains depuis le 11 septembre 2001.

Le danger d’une telle lecture si réductrice, c’est qu’elle crée l’illusion que des problèmes identiques seraient en jeu dans différents pays musulmans, voire qu’il y aurait des modes de combat spécifiquement islamiques, ce qui mènerait à une interprétation culturaliste du conflit et ce au détriment de l’histoire nationale et des spécificités locales qu’elles soient sociales ou politiques. Je pense en effet que la Tchétchénie est intégrée contre toute logique dans un discours « djihadiste » et ce même en dépit du fait que l’islam est présent dans les enjeux tchétchènes. Cela ne signifie pas pour autant que les Tchétchènes se voient comme un front d’une guerre mondiale de l’islam contre l’Occident.

Deux vérités marquantes s’opposent en effet à la lecture russe et occidentale de ce conflit :

  • d’abord la résistance tchétchène demeure essentiellement liée à des objectifs nationaux tchétchènes et n’adopte pas des objectifs d’une quelconque internatio­nale islamiste. Ce qui me permet de penser que la motivation fondamentale de la résistance tchétchène, reste la crainte d’une extermination en raison de l’apparte­nance ethnique et non religieuse. Même quand les tchétchènes utilisent le terro­risme, celui-ci se situe toujours en Russie et n’est guère dirigé contre les symboles de l’Occident partout dans le monde.
  • l’idée que les tchétchènes fournissent des recrues au terrorisme internatio­nal, n’est pas justifiée sur le terrain, en effet pas un seul tchétchène n’a été arrêté en Afghanistan, aucun n’a été retenu à Les « filières tchétchènes »

dont les médias russes et occidentales abusent ne sont à mon sens «qu’un réseau d’islamistes arabes passés par l’Afghanistan et dont certains rêveraient d’atteindre la Tchétchénie». De telles confusions sont l’effet de la propagande russe même si on peut penser qu’il a pu y avoir des camps d’entraînement entre 1996 et 1999, mais il est difficile d’admettre qu’ils existent encore aujourd’hui tant l’armée russe quadrille l’ensemble du territoire de la petite République.

Il semble donc que les actes terroristes soient moins l’effet d’une adhésion des Tchétchènes à un Islam radical et internationalisé qu’un changement dans le mode de résistance des Tchétchènes en l’absence de toute perspective politique et de rè­glement du conflit. Ce terrorisme tchétchène est plus à l’attention des médias russes et occidentales en réponse au silence qui entoure cette guerre. J’ai tendance à penser que le recours à des actions terroristes à l’intérieur du territoire russe exclusivement est le produit de la guerre telle qu’elle est conduite. Plus la guerre se prolonge, plus le risque du terrorisme et de l’islamisme se renforcent. Ceci révèle cruellement l’ina­déquation des méthodes russes, cautionnées par les occidentaux. Ces méthodes loin d’éradiquer la résistance tchétchène, alimentent ce même terrorisme.

L’engrenage est par conséquent total puisque à la terreur répond le terrorisme aveugle. La communauté internationale peut-elle continuer à tolérer un tel engre­nage anti-politique, que l’on retrouve d’ailleurs dans d’autres conflits notamment au Moyen-Orient avec le conflit israélo-palestinien ? Il semble que la Tchétchénie est en effet un exemple paroxystique des formes que prend la guerre contemporaine à savoir massacres collectifs des civils, qui engendre des traumatismes très souvent ineffaçables et des vengeances souvent aveugles. Que dire de la communauté in­ternationale! Elle semble face à ces nouvelles formes de la guerre moderne avoir préférer la passivité, puis la culpabilité et la repentance tardive. L’Europe est loin du chemin de l’action, loin de lutter contre cette violence par l’action politique et di­plomatique, de nature à permettre de dégager des solutions acceptables par tous.

En effet, la position actuelle de la France et de l’Europe sur la question tchét­chène consiste à la traiter comme secondaire. La France insiste régulièrement sur la nécessaire solution politique certes, mais appelle inlassablement au respect de la souveraineté russe. Chemin faisant, elle ne formule aucune critique envers la politi­que russe dans la petite république. Cette position sans étonnement aucun n’a pas conduit ni à une modification de la politique russe en Tchétchénie ni encore moins à l’amélioration de la situation. Visiblement l’Europe ne s’est pas acquitté de son rôle de grande puissance dans la question tchétchène. Les institutions européennes sont restées silencieuses face à cette litanie interminable de crimes de guerre et face au génocide de ce petit peuple d’à peine un million d’habitants. Ces crimes sont d’autant plus inacceptables qu’ils ont lieu en Europe, dans cette Europe géographi­que et historique qui naît au Cuacase, dans cette Europe politique et juridique qui s’incarne dans le Conseil de l’Europe et la Cour européenne des Droits de l’Hom­me, dans l’Organisation pour la Coopération et la Sécurité en Europe (OSCE), dans un accord d’association liant la Fédération de Russie et l’Union européenne.

Il va sans dire que les positions des principales capitales européennes aujourd’hui face à la question tchétchène se caractérise par une très grande discrétion et parfois même de cautionnement des crimes russes dans la petite République. En effet, en dehors de la condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) des crimes russes, les 25 membres de l’Union n’ont jamais véritablement pris des sanctions sévères contre la Russie, ne formulant que des protestations très limitées. Pourtant, le cas de la Tchétchénie illustre bien toute la distance qu’il y a aujourd’hui entre la Russie et les principes de respect des droits de l’homme, de protection des minorités et de principes démocratiques défendus par l’Union Européenne.

Cette Europe là est-elle simplement entrain de renouer avec la politique de l’autruche qui a été la sienne à l’égard de la Yougoslavie post-Tito ? Une politique qui s’est soldée comme chacun sait par plus de 200.000 morts, une liste intermi­nable de crimes de guerre et contre l’humanité, de destructions sans précédent en Europe depuis la fin de la seconde guerre mondiale, par des coûts financiers énor­mes pour la communauté internationale en général et pour l’Europe en particulier et surtout par la renaissance à mon sens durable des pires sentiments nationalistes dans des franges importantes de ces sociétés convalescentes.

Cette Europe forte de plus de 450 millions d’habitants, élevée au rang de pre­mière puissance commerciale mondiale, générant un quart de la richesse de la pla­nète, l’Union européenne un acteur d’envergure mondiale, peut-elle rester canton­née à cette politique de très courte vue ?

Le constat est là, face à cette guerre coloniale qui s’éternise, l’Europe semble malheureusement reproduire la même scénario par son inconséquence notoire dans les guerres de l’ex-Yougoslavie, alors qu’elle a su hier faire preuve d’une réelle effi­cacité dans le changement en Ukraine, par l’action concertée notamment avec les nouveaux rentrants de l’Est. La Russie répète que ce conflit est une «affaire intérieu­re», c’est en somme, l’argument qu’oppose la Russie à toute médiation internatio­nale. Malheureusement, l’Europe semble se satisfaire de la position russe qui laisse se poursuivre le «pire du pire», pour reprendre l’expression de Giselle Donnard (6), pour qui « la Russie a peut-être plus besoin de la guerre en Tchétchénie que de la Tchétchénie elle-même ».

La panne de la construction européenne intervient dramatiquement à un mo­ment crucial où une vraie politique de décolonisation, qui ne peut laisser intacte l’Europe orientale, sont indispensables. S’il n’y a pas eu pour le moment, (mais qu’en sera t-il demain?) d’effet domino dans le Caucase du Nord, les mouvements qui s’enchaînent actuellement dans les ex-républiques soviétiques contre des gou­vernements soutenus par la Russie, ne seront pas sans répercussions et le chaos des affrontements ethniques n’est pas à exclure. Des observateurs de la scène cauca­sienne et des mouvements citoyens tirent depuis quelques temps le signal d’alarme sur le fait que des guerres existent sur le continent européen, ce qui devrait être une des préoccupations majeures pour l’Europe.

L’Europe doit donc dépasser impérativement ses contradictions particulière­ment notoires dans le cas tchétchène, entre un discours européen sur la primauté du droit dans les relations internationales et dans la gestion des conflits armés d’une part et ses intérêts de l’autre : relation étroite avec la Russie, coopération des puis­sances régionales dans la lutte contre le terrorisme international et accès privilégié aux ressources naturelles de la région. ll y va de la survie d’un peuple qui a perdu un cinquième de sa population en moins de 10 ans sur un total d’environ 1 million de personnes, qui a acquis aujourd’hui la certitude qu’il est la victime d’un «génocide du XXIe siècle» face auquel le silence international et notamment européen pèse lourd.

 

* Chercheur en Relations Internationales, il est vice-président du Centre d’Etudes et de Recherches Stratégiques du Monde Arabe-Paris.

 

Notes

  • Les chefs de la lutte de libération nationale, Ouchourma, plus connu sous le nom de Cheïkh Mansour ( à la tête de l’insurrection en 1785-1791), Beïboulat Taïmiev (à la tête de l’insurrection de 1819-1830) et surtout le grand chef de guerre Chamil dirigeant l’insurrection de 1834-1859, sont devenus des figures emblématiques de la lutte armée pour l’indépendance de la Tchétchénie.
  • Pour une analyse plus détaillée sur les aspects tactico-opérationnels du second conflit, se référer à l’étude de Mark Kramer, «The perils of counterinsurgency: Russia’s war in Chenchnya» InternationalSécurity, XXIX, n°3, 2004-2005, pp5-64
  • Claude JAVEAU, «une monstrueuse barbarie», dans «La Libre Belgique», du 22/01/2004.
  • Travaux de la Semaine Internationale du Droit Musulman, Section des lois Orientales du 07 juillet 1951.
  • Le juge Français Bruguière» a conçu le concept de «filières tchétchènes» auquel il a recours pour définir des affaires ayant de près ou de loin des connexions possibles avec des réseaux terroristes internationaux, sans que ce recours à ce qualificatif « tchétchène» ne soit réellement

fondé.

  • Tchétchénie: une affaire intérieure? (Paris 2005, édition Autrement).

 

 

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