L’EUROPE FACE AU PRINTEMPS ARABE : ENTRE SILENCE EMBARRASSANT ET ENCOURAGEMENTS MODÉRÉS

Mohammed Fadhel TROUDI

Docteur en Droit international, Enseignant-chercheur associé à l’Académie de Géopolitique de Paris. Directeur du Pôle Méditerranée (MENA) de l’Observatoire de la Mer noire, du Golfe et de la Méditerranée – OBGMS.

1er trimestre 2012

Le monde arabe est secoué par un vent de liberté émanant d’une jeunesse qui étouffe, poussée par le chômage de masse, la marginalisation politique et sociale, lassée des régimes prédateurs qui se sont servis plutôt que de servir. La chute des régimes dictateurs, souvent soutenus par l’Europe qui n’a rien vu venir, renseigne sur l’état de frilosité de la diplomatie européenne, incapable de prendre l’initiative et d’assumer le rôle que sa position, sa proximité géographique et son histoire lui imposent notamment pour la France. Quant aux chancelleries européennes, leurs positions oscillaient entre un silence embarrassé et des encouragements timorés aux soulèvements popu­laires, donnant l’impression qu’elles ne voulaient pas lâcher d’un coup des despotes qu’elles ont toujours soutenus. En effet aveuglée par le prétendu danger islamiste, l’Europe a été tout sim­plement incapable de mesurer le formidable élan démocratique, risquant du coup d’entraver sa crédibilité au Maghreb et plus largement dans le monde arabe.

Europe faced with the « Arab Spring »: between embarrassed silence and moderate encou­ragements.

The Arab world is shaken by a storm of liberty emanating from youth that had been stifled, mobilised by mass unemployment, political and social marginalisation, exhausted by predatory regimes that just helped themselves instead of managing. The fall of dictatorial regimes, often supported by a Europe who had foreseen no problems, is a lesson to European diplomatic frivolity, incapable of initiative and of assuming theproper role that itsposition, geographic proximity and history impose, notably as in the case of France. As for European Chancelleries, their positions were vacillating between an embarrassed silence and timid encouragements towards thepopular uprisings, giving the impression that they didrit want to sever with the despots they had always supported. In effect, blinded by the supposed « Islamic peril », Europe has just been incapable of measuring a formidable democratic enthusiasm, thereby risking its credibility in North Africa and more largely in the Arab world.

En somme mettre en avant les atermoiements deladiplomatieeuro-péenne parue à la peine par rapport à Washington. Quelles leçons l’Europe doit-elle en tirer de ces printemps arabes ? Pourquoi l’Europe ne doit-elle pas succomber au mythe bien entretenu du conflit entre islam et occident et pourquoi doit-elle se lancer dans une diplomatie plus ambitieuse et plus indépendante qui soit bien en phase avec son rang de puissance mondiale ? Il semble que les révoltes arabes lui donnent une deuxième chance de rétablir sa crédibilité en renouant avec ses valeurs traditionnelles de démocratie et de respect des droits humains, encore faut-il qu’elle surmonte son inertie.

Les difficultés de la diplomatie européenne

Il faut reconnaître que paradoxalement la lenteur de la réaction de l’UE est compréhensible : la prudence est toujours le réflexe naturel de la diplomatie, au­trement cette division entre Européens est dans une certaine mesure tout aussi inévitable : chaque État membre a sa propre histoire et ses intérêts propres, qui sont parfois pour ne pas dire presque toujours que très difficilement conciliables.

Pourtant l’Europe a tenté de mettre de côté ses divisions et aspirait à plus de li­sibilité sur la scène mondiale. En effet à mesure que croît sa puissance économique, l’Union européenne développe sa propre politique étrangère et de sécurité. Celle-ci lui permet de parler et d’agir de concert sur la scène internationale. Les conflits ré­gionaux qui ont éclaté en Europe et ailleurs dans les années 1990 et la nécessité de lutter contre le terrorisme ont convaincu les dirigeants de l’UE de mettre en place des instruments formels en matière d’intervention étrangère et de diplomatie.

L’Union européenne est un acteur incontournable des négociations internatio­nales. Le fondement de sa politique étrangère et de sécurité commune (PESC) demeure son pouvoir d’influence (soft power) : l’utilisation de la diplomatie, ap­puyée au besoin par le commerce, l’aide au développement ou des opérations de maintien de la paix, pour résoudre les conflits et contribuer à l’entente internatio­nale. Depuis le traité de Maastricht de 1992, l’UE a tenté de mettre en œuvre une politique étrangère et de sécurité commune (PESC) avec plusieurs objectifs, dont l’affirmation de ses valeurs au niveau international et la stabilisation des zones de crise. L’objectif affiché étant de peser sur les grands équilibres stratégiques interna­tionaux. Cette politique s’élabore chaque jour, tentant de rompre avec la règle de chacun pour soi en matière de diplomatie et de défense. Cela se traduit notamment par l’adoption de positions ou d’actions communes sur la plupart des sujets inter­nationaux. Par ailleurs en décembre 2003, l’UE dispose d’une stratégie européenne de sécurité qui expose la vision européenne des menaces et des enjeux en matière de sécurité et présente les moyens politiques, économiques, et financiers pour y répondre.

Ce tableau sera complété d’une politique européenne de sécurité et de dé­fense (PESD) qui consolide la PESC sur les questions de sécurité. L’UE a ainsi envoyé des missions de maintien de la paix dans plusieurs régions du monde en proie à des conflits. En août 2008, elle a négocié un cessez-le-feu entre la Géorgie et la Russie et déployé des observateurs pour surveiller la situation. Elle a également fourni une aide humanitaire aux personnes fuyant les combats et organisé une conférence internationale des donateurs en Géorgie.

L’UE a joué également un rôle décisif dans les Balkans, où elle a financé des projets d’aide à la stabilisation dans cette région difficilement stable. En 2008, elle a déployé au Kosovo une mission de 1 900 policiers et juristes, chargés d’aider au maintien de l’ordre public. Ce tableau quasi parfait cache en effet les lenteurs pour ne pas dire la frilosité de la politique étrangère européenne en dépit d’un budget élevé pour une politique qui a du mal à décoller. L’Europe est dans un paradoxe, puisqu’il s’agit d’élaborer une politique étrangère commune à partir d’intérêts divergents et parfois même opposés. La création d’un poste de super ministre des affaires étrangères de l’UE, doté d’un budget plus conséquent et de son propre service diplomatique n’est guère mieux. Sa politique étrangère ne décolle pas, en effet si les institutions fonctionnent mieux, l’Europe continue à souffrir d’un manque apparent de personne capable d’exercer un leadership plus en rapport avec la puissance et la place de l’UE.

Il faut dire que les printemps arabes ont montré au grand jour les difficul­tés de la politique étrangère européenne, les critiques portées contre la haute représentante de la politique extérieure, la Britannique Mme Catherine Ashton qui il est vrai n’a pas fait l’unanimité à sa nomination à ce poste stratégique, sa discrétion sur la scène mondiale, a jetée le des crédit sur la politique ex­térieure de l ‘UE. Pourtant depuis le traité de Lisbonne, l’UE dispose d’un Service d’action extérieure, considéré comme un outil diplomatique de l’UE qui compte pas moins de 6 000 personnes et des ambassadeurs dans le monde entier. Il faut rappeler à titre de comparaison que l’UE européenne dispose jusqu’à douze fois plus de personnels que la plus grande puissance américaine. Selon quelques estimations (qui demandent néanmoins confirmation), l’Union des 27 États membres comptent 2 171 ambassades et quelque 930 consulats ainsi que quelques 124 délégations de la Commission européenne.

Pour faire fonctionner une telle structure, l’UE emploie quelques 110 000 personnes dont une moitié de fonctionnaires appartenants aux États membres principalement des ambassadeurs et des auxiliaires, alors que l’autre moitié est constituée par du personnel local au services des différentes délégations eu­ropéennes. Les USA n’en disposent que de 170 ambassades et 63 consulats. Mieux encore les États-Unis ne disposent que d’environ 48 000 diplomates et auxiliaires et qu’environ 19 000 travailleurs locaux. Il apparaît dès lors logique de tirer une première constatation : l’UE engage douez fois plus d’ambassadeurs et de consuls que les États-Unis avec des dépenses par conséquent beaucoup plus élevées pour une efficacité très limitée. Ce qui laisse supposer que la fusion et la spécialisation des services qu’elle soit sur un plan géographique et théma­tique est encore loin d’être réalisée.

Les États européens ont encore une fois joué chacun avec ses propres calculs qu’il s’agisse du cas Tunisien ou encore libyen. L’Allemagne n’a t-elle pas choisit l’abstention au Conseil de sécurité de l’ONU contre l’usage de la guerre en Libye, jouant ainsi à contre sens de la politique étrangère et de sécurité com­mune de l’UE. Le magazine « Slate1 » rappelle je cite « après coup les Allemands ont tenté d’expliquer que cette abstention valait approbation. Mail le mal était fait (…) On retiendra finalement que l’Allemagne s’est désolidarisée de ses partenaires européens, la France et la Grande-Bretagne et de son traditionnel alliée américain. Elle se retrouve dans la situation de 2003 quand le chancelier Gerhard Schrôder, alors à la tête d’une coalition rouge verte, s’était opposé à l’intervention américaine en Irak. La différence essentielle, c’est qu’à l’époque Berlin s’était retrouvée aux côtés de Paris. L’Europe s’est divisée mais l’Allemagne n’était pas isolée. Aujourd’hui son abstention au Conseil de sécurité la place dans la même catégorie que la Russie et la Chine ».

Le quotidien le Welt am Sonntag2 va plus loin considérant je cite « l’af­front de l’Allemagne aux Européens, aux Américains et aux Arabes ne révèle qu’un entêtement isolationniste, de l’autosuffisance et de la confusion stratégique… » Le quotidien estime qu’en s’abstenant de voter au Conseil de sécurité de l’ONU, « l’Allemagne ne s’est pas seulement discréditée comme pilier fiable de la politique de sécurité, elle a fait également exploser la fiction d’une politique étrangère de l’UE ». C’est la preuve que les intérêts nationaux priment toujours en politique étran­gère, en effet les différentes chancelleries européennes, se servent du domaine extérieur comme un instrument au service d’intérêt divergents et pour asseoir l’image de chaque État. Il faut reconnaître que contrairement au domaine éco­nomique ou l’action communautaire est beaucoup plus avancée, il n’existe pas dans le domaine de la politique étrangère, ni marché commun, ni monnaie commune et l’action de chaque membre reste avant tout l’expression des inté­rêts même à cours terme des États membres de l’UE.

Même si les intérêts peuvent des fois diverger sur le plan économique, les européens ont la profonde conviction que l’appartenance à un espace intégré, apporte plus de bénéfices que d’inconvénients, c’est du moins le sentiment prédominant encore aujourd’hui en dépit de la crise financière sans précédent par laquelle passe la zone euro et dont la solution semble trouvée certes sans l’Angleterre lors du sommet du 8 et 9 décembre (le 16e sommet européen depuis le début de la crise en 2008 et le 8e sommet en 2011). Cette volonté européenne de régler en dépit des difficultés les dossiers économiques, contraste avec la frilosité que peuvent avoir les États membres quand il s’agit d’avoir une vision commune de leur politique étrangère.

Le cas de la guerre lancée en Libye, offre à cet égard un exemple parfait. En effet après avoir beaucoup tergiversé sur le cas tunisien, mieux encore, l’ancienne ministre des affaires étrangères déclarait apporter le soutien de la France à la police tunisienne, en la formant au savoir faire français, je cite « reconnu dans le monde entier » au plus fort de la révolution tunisienne. Se faisant l’ancienne ministre a tout simplement violée le préambule de la constitution française du 27 octobre 1946 qui stipule dans son article 14 je cite : « La République française, fidèle à ses tradi­tions, se conforme aux règles du droit public international. Elle n’entreprendra aucune guerre dans des vues de conquête et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple ». La France a dès lors cherché à se racheter de ses atermoiements en prenant l’initiative de l’intervention en Libye sans en connaître véritablement l’assise poli­tique et idéologique des groupes révolutionnaires dont une bonne partie se réclamait d’un islamisme salafiste, qu’on voulait combattre par ailleurs. Aujourd’hui le résultat de cette guerre en Libye, sonne comme un coup de massue, puisque la plupart des postes de commandement militaires de la Nouvelle Libye (Tripoli, Benghazi, Derna, CNT) seraient ainsi aux mains « d’anciens du GICL3, très proches d’Al-Qaïda, celui-ci était très présent sur le terrain en Irak en 2003 au moment de l’invasion américaine. C’est la quelque chose que l’Europe va falloir assumer ».

Il me semble que les dirigeants français ont fait une distinction nette entre un soulèvement et une révolte. En effet les autorités assimilaient la révolte tunisienne comme elles avaient l’habitude de la faire à des émeutes du pain et la vie chère comme il n’en a eu beaucoup en Tunisie, par conséquent à une révolte très limitée, ce qui était une grave erreur d’appréciation. Il faut rappeler que la politique menée à l’égard de la Tunisie a été d’une indisctutable continuité depuis plus de deux décen­nies, de Mitterand, à Chirac en passant par Sarkozy. Je pense pour ma part que la diplomatie française était tout simplement aveuglée par son soutien inconditionnel à l’ancien président déchu, considéré à tort pendant plus de 22 ans comme un rem­part contre l’islamisme salafiste notamment algérien. Il faut rappeler que dans le cas de la France, comme dans le cas de beaucoup d’autres États européens, elle a suivie pendant plus de 30 ans une politique qui a longtemps ignoré le peuple et la société civile arabe, chemin faisant elle a simplement fermé les yeux sur la nature anti dé­mocratique voire dictatoriale des régimes arabes sur le pourtour de la Méditerranée.

C’était un choix politique incontestable. Le président français a lui même reconnu que le degré d’exaspération de l’opinion publique face au régime po­licier et dictatorial a été sous estimé et la rapidité de l’enchaînement des évé­nements mal perçu. Ce qui veut dire que la diplomatie française a manqué de clarivoyance alors que des signes avant coureurs existaient dans le cas tunisien : malaise politique affectant le parti unique le RCD de l’intérieur, caractère de plus en plus répressif du régime développant un sentiment à la fois de peur et de haine, absence totale de liberté d’expression notamment dans la presse, rac­ket organisé de façon quasi ostentatoire par le clan familial en toute impunité, difficultés de la vie quotidienne liées à la crise économique, chômage très élevé en particulier parmi les jeunes diplômés.

De ce point de vue, si on pourrait considérer que l’action française en Libye, était à la fois importante et nécessaire, elle s’inscrit surtout dans une tentative de rachat face à ses déboires dans la crise tunisienne, la poussant à se montrer en pointe sur la question libyenne et relativement syrienne aujourd’hui.

Quant à l’Angleterre, l’intervention en Libye, lui a donné l’opportunité peut être de se démarquer de son alliée de toujours les États-Unis, dans un contexte de relations quelque peu difficile avec Washington, considérant à tort ou à raison que ses relations privilégiées avec les États-Unis, touchent peut être à leur fin.

Londres a également cherché à effacer les stigmates de sa terrible désillusion en Irak. Cette convergence franco-britannique, semble constituer paradoxalement une chance pour la relance d’une stratégie de défense européenne, reste que la France avec ses moyens limités a besoin de l’Allemagne et ne peut par conséquent sacri­fier ses relations avec cette dernière, ce qui signifie qu’en d’autres termes, qu’elle a besoin des deux pour agir en Europe et sur la scène mondiale en dépit des relations souvent difficiles avec Berlin comme en témoigne les derniers pourparlers sur la sortie de crise de la zone euro.

Même si Paris et Londres, sont parus très complémentaires, cette action n’est pas sans traduire certaines limites. D’abord elle se traduit comme une tentative de repositionnement de la France et l’Angleterre en Méditerranée, prenant soin de ne pas être totalement coupés de la nouvelle géopolitique qui se dessine dans la région, l’ont peut dès lors se demander si cette tentative à été couronnée de succès, il est permis de douter.

Ensuite parce qu’elle porte en elle les caractéristiques d’une action séparée, cou­pée de son cadre européen global en ce sens qu’elle ne s’appuie pas sur une approche stratégique commune des États membres de l’UE.

Ce qui est en revanche certain qu’en dehors de l’engagement franco-britan­nique, l’Europe était totalement absente, l’Allemagne rechigne à consentir des efforts militaires en dehors de ses frontières. Elle se souciait davantage de sa zone d’influence représentée davantage par l’Europe centrale et orientale, privilégiant la consolidation de ses intérêts commerciaux avec des puissances émergentes comme la Chine et l’Inde. Cette guerre est tout simplement très coûteuse et presque du non sens. En dépit de cette communauté de vue franco britannique sur le conflit libyen qui est presque un paradoxe, la politique étrangère européenne en sortait affaiblie. En effet pendant que les deux pays de l’UE estimaient qu’ils participaient à cette guerre en tant que représentants de l’UE, les autres États membres en estimaient tout simplement le contraire, en l’occurrence qu’ils participaient à cette guerre au lieu et place de l’Europe, la nuance est de taille. Quoi qu’il en soit, si les Européens étaient bien présents dans le cas libyen à travers la France et l’Angleterre, l’UE a brillée par son absence, ce qui est un paradoxe. On a assisté à des actions séparées de deux États inscrites dans une logique interne propre à chaque partie au détriment d’une vue européenne commune.

Quant à l’Italie, elle était bien hésitante, elle voulait maintenir du moins au début du conflit, ses bonnes relations avec la Libye privilégiant ses intérêts écono­miques et notamment pétroliers, aussi sa participation est demeurée inconséquente, alors que l’Espagne est restée totalement absente. Quant à la Suède, elle a refusé toute participation militaire, prétextant que cette guerre relève uniquement de l’ac­tion de L’OTAN dont elle n’est pas membre par ailleurs.

Cette Europe présentée comme la première puissance commerciale au monde, première exportatrice de services, loin devant les États-Unis, elle constitue égale­ment un pôle économique de toute première importance avec un PIB supérieur à celui des États-Unis, pourtant elle peine à devenir une puissance politique. Paradoxalement cette question de la puissance de l’UE, renvoie à son poids dans le monde et fait apparaître cette dichotomie entre son poids économique et son poids diplomatique, politique et militaire, ce qui renvoi toujours à cette remarque que l’Europe est un géant économique et un nain politique.

La gestion des différentes révoltes arabes notamment celles en cours, nous renseigne qu’au sens politique du terme, le rapport de l’UE à la puissance est très complexe et trouve ses racines profondes dans le début de la construction européenne, c’est à dire depuis le lancement de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) après le discours de Robert Schuman, estimant qu’au-delà du démantèlement du militarisme allemand, il faut établir de véritables liens européens pour qu’une paix durable tant en Europe que dans le monde soit possible. La construction de l’Europe en 1950, ne s’est pas faite sans quelques arrière-pensées de puissance même si l’objectif affiché était bien évidemment la recherche d’une paix durable et d’une réconciliation historique entre Français et Allemands. Pour la France, la construction d’une Europe forte et unie est un moyen de retrouver le chemin de la puissance de la France, perdue après sa défaite notamment lors de la seconde guerre mondiale. Il devenait clair que la France nourrissait des ambitions de leadership d’une Europe capable de peser sur le monde. De l’autre côté, les Allemands considéraient que la construction de l’UE est avant toute chose un vecteur de réhabilitation mais également une protection contre les velléités de puissance qui pourraient se manifester de nouveau, exprimant ainsi une sorte de méfiance constante vis-à-vis de la puissance et de ses conséquences.

D’autres pays de l’UE, comme ceux du Benelux, regardent avec une certaine méfiance les deux puissances allemande et française et préfèrent la tutelle améri­caine à la fois lointaine et protectrice plutôt que celle de la France et de l’Allemagne dans le cadre d’une Europe politique. Cette ambiguïté et ces méfiances des uns et des autres qui se sont largement exprimées lors des dernières révoltes arabes quant à la position à adopter, illustrent suffisamment l’échec de l’Europe politique et no­tamment de la politique étrangère européenne. La PESC depuis sa mise en place en 1992, s’avère difficile à conduire et la guerre en Bosnie au coeur de l’Europe en était une illustration parfaite, de même en dépit de leur association au processus d’Oslo sur le règlement du conflit israélo-palestinien, l’influence de l’UE reste bien faible sur ce dossier épineux. Que ce soit en Tunisie, en côte d’Ivoire, en Libye, les crises se succèdent sans que l’UE ne puisse véritablement peser de son poids et parler d’une seule et même voie en l’absence d’une stratégie commune d’action. La formule du diplomate français Maxime Lefebvre4 illustre bien la différence de vues des États membres de l’UE en matière de politique étrangère : « les déclarations communes de l’UE ne servent parfois qu’à masquer les divergences entre les États membres ».

C’est dire combien l’UE peine à s’affirmer en tant que puissance politique mon­diale, cette difficulté est la résultante de divergences de visions entre les différents États membres, traversés, par des courants atlantistes et d’autres plus européens, militants de l’émergence d’une véritable Europe sur la scène internationale. Par dessus le marché, une véritable politique étrangère suppose de véritables moyens en termes militaires, ce qui fait défaut à l’UE aujourd’hui, puisque les forces ar­mées d’une majorité de ses membres sont intégrées dans l’OTAN alors que d’autres adoptent une neutralité totale comme le cas de la Suède, ou encore de l’Autriche et Malte. Le contexte budgétaire très difficile en ce moment, qui pèse lourdement sur les budgets militaires, rend encore plus difficile l’adoption d’une position commune qui était pourtant le sens de la PESC.

En toute état de cause, pour le moment l’Europe demeure pour reprendre l’ex­pression du géo politologue Zaki Laïdi5 une « puissance narrative »», capable certes de parler au monde, d’affirmer ses valeurs mais pas de s’imposer comme une véri­table acteur sur la scène mondiale, du moins pas encore. Par conséquent l’Europe doit dépasser ses divisions et adopter une ligne digne de son rang mondial et les printemps arabes semblent constituer une deuxième chance pour y parvenir.

 

L’Europe face à ses responsabilités

Si l’Union européenne est dotée par le traité de Maastricht d’une « politique étrangère et de sécurité commune », les difficlutés de son application depuis son lancement, en disent long sur le chemin qui reste à parcourir pour qu’elle soit efficiente et s’élever au rang de véritable puissance politique. En parallèle, les enjeux sont de taille: comment peser dans le partenariat transatlantique no­tamment depuis le retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN ? savoir mieux coopérer avec les puissances en défendant mieux ses valeurs et ses intérêts, penser sa sécurité, muscler ses capacités économiques, diplomatiques et militaires, dépasser ses propres divergences, et prendre sa place entière dans la nouvelle géopolitique arabe qui se dessine, en somme comment constituer une puissance planétaire ?

Pour y arriver, l’Europe doit sortir des schémas anciens et du court-ter-misme, elle doit cesser de voir son voisinage immédiat notamment maghrébin comme externe, mais le considérer comme un grand cercle interne, euro-médi­terranéen, c’est à dire comme un véritable partenaire et non seulement en terme d’aide et d’assistance économique. En effet l’Europe a bien su réagir en don­nant aux États d’Europe de l’Est, la possibilité d’intégrer l’UE depuis la chute du mur de Berlin, elle doit fondamentalement changer de vision du sud de la Méditerranée en ayant une perspective commune qui tient compte des apira­tions de ces peuples qui ont su vaincre les dictatures les plus infâmes. Chacun sait que le processus de Bercelone a vécu, son successeur en l’occurrence l’UPM, ne se porte guère mieux, l’Europe se doit de faire de la Méditerranée du sud un territoire de croissance et intégré en misant désormais non plus sur les élites mais sur les peuples de la région qui ont montré l’étendue de leur maturité politique. De ce point de vue la crise européenne doublée des changements radicaux dans le monde arabe doivent permettre à l’Europe de faire enfin les bons choix.

La première responsabilité européenne est une refonte totale du partenariat euro-méditerranéen avec une vision sur le long terme, il y va de l’intérêt stra­tégique de l’Europe, qui doit considérer cette deuxième renaissance du monde arabe comme une véritable chance de renouer de nouvelles relations basées sur le co-partenariat et le respect mutuel. L’Europe doit aller vers une forme d’union politique entre l’ensemble de l’UE et les pays de la rive sud de la Méditerranée.

Les dernières secousses politiques, doivent en définitif, aider européens et ma­ghrébins à mieux se connaître et je dirai presque à se rédécouvrir, à se référencer pour mieux travailler ensemble en co-responsabilité autrement ce sera l’échec as­suré pour tous.

À titre d’exemple et dans la perspective de création de plus de 50 millions de poste de travail dans le sud de la Méditerranée, l’Europe peut beaucoup apporter notamment ses connaissances, son fonctionnement institutionnel, un tranfert de savoir dans un esprit gagnant-gagnant pour une meilleure intégration des éco­nomies des pays du sud de la Méditerranée et par conséquent pour moins de troubles en Europe.

Concrètement l’Europe doit aider à assurer la bonne gouvernance dans ses pays après des décennies de soutien quasi inconditionnelle à des régimes les plus corrompus. Après avoir aider à la stabilisation de la situation politique dans la ré­gion, elle doit s’engager dans des projets de grande importance notamment en ce qui concerne la question stratégique de l’eau. Rappelons que les pays du rive sud de la Méditerranée ne dispose que de 3 % des réserves des réserves mondiales en eau, il est difficile de s’inscrire dans une politique de convergence nord-sud sans résourdre ce problème crutial d’accès à l’eau

En somme il faut qu’européens et sud-méditerranéens puissent croire à un destin commun, sans donner de leçons mais simplement chercher ensemble des solutions communes pour un avenir commun fait de respect et de partage.

 

Des leçons doivent êtres tirées, il ne s’agit pas de gloser sur le passé mais de savoir quoi faire aujourd’hui et demain et à l’avenir. S’agissant de la Tunisie et des autres pays arabes, l’Europe doit orienter sa politique vers plus d’appui, financier et politique en accompagnant ces jeunes démocraties naissantes qui cherchent à s’organiser en dépit des difficultés. Les peuples arabes aspirent gran­dement à la démocratie après avoir été longtemps maintenus dans l’ignorance et l’oppression. M. Amr Moussa, l’ancien secrétaire général de la Ligue arabe, soulignait, à l’occasion du sommet économique et social de cette organisation, que « les citoyens arabes sont dans un état sans précédent de colère et de frustrations ». Les révolutions arabes sont venus rappeler combien cette vérité s’est posée et se pose encore avec acuité.

En effet, depuis les indépendances, les pays arabes, auront été systématique­ment vidé de tout sentiment de souveraineté, de liberté voire d’honneur. Les révolutions arabes ont définitivement sonné le glas de cette époque qui laisse désormais la place à une renaissance politique qui garantit avant tout la dignité du citoyen arabe longtemps foulée aux pieds. L’Europe doit non seulement prendre acte de ces boulversements géopolitiques majeurs ce qu’elle a fait, elle doit également les accompagner pour mieux les consolider, il y va de son intérêt le plus vital.

Notes

  1. fr est un magazine en ligne d’analyses, de commentaires et de débats sur l’actualité dans les domaines politiques, économiques et technologiques.
  2. Welt am Sonntag, journal conservateur (Le Monde du dimanche), est l’édition dominicale du quotidien Die Welt allemand.
  3. Selon le journal, Libération, les principaux gouverneurs militaires de la Nouvelle Libye seraient des anciens du Groupe Islamiste Combattant Libyen. Les historiens diront que la libération de la Libye fut le fruit d’une alliance contre nature entre l’OTAN et les islamistes salafistes ? Dès le début, des lourds soupçons, pesaient sur les liens existants entre les insurgés et l’organisation terroriste Al Qaida. Selon les informations du quotidien Libération un des chefs militaires rebelles, aujourd’hui gouverneur militaire de Tripoli serait un ancien djihadiste. Connu de la CIA sous le nom d’Abou Abdallah Al-Sadek, « il est l’un des fondateurs et même l’émir du Groupe islamique combattant libyen (GICL), une petite formation ultraradicale qui, possédait ses propres camps d’entraînement secrets en Afghanistan » et qui a servis depuis 2003 en Irak. Dans les années 2000, le GICL est le représentant exclusif d’Al-Qaïda en Libye. « Une grande partie de ses militants tentera de renverser le régime de Kadhafi pour lui substituer un État islamique. Des actions terroristes ont

 

ainsi eu lieu à l’intérieur du pays. Les services de sécurité libyens ont, notamment, réussi à déjouer une tentative d’attentat dirigée contre le colonel, avant que ce dernier n’entame une lutte sans merci contre le GICL et, chose impensable auparavant, des liens ont été noués avec les services de renseignement occidentaux pour lutter contre la nébuleuse Al-Qaïda initiée par Ben Laden » écrivait le journal algérien l’Expression en 2007 dans un article sur la progression d’Al-Qaï’da dans le Maghreb et notamment son implantation en Libye.

  1. Conseiller à la représentation permanente de la France auprès de l’UE à Bruxelles, en charge des relations de l’UE avec les nouveaux États d’Europe orientale et d’Asie centrale. Voir son ouvrage « la politique étrangère européenne », collection Que sais-je ?, Janvier
  2. De recherche à Sciences Po (Centre d’études européennes) et fondateur de Telos.
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