L’EUROPE, SOFT POWER OU MINI-OTAN ?

Jérôme KOECHLIN

Juillet 2008

Depuis la chute du Mur de berlin, l’Europe a décidé d’abandonner le monde anarchique de Hobbes pour privilégier l’univers de la paix perpétuelle chère à Kant. L’Europe, en effet, vit aujourd’hui dans un système postmoderne qui repose sur le rejet de la force comme principe politique et le refus de toute « tentation im­périale », pour reprendre la formule du philosophe Tzvetan Todorov1.

Pour Hobbes (1588-1679), considéré comme l’un des premiers penseurs de l’Etat moderne, l’homme est sociable non par nature mais par accident. Sa vraie condition est celle de l’état de nature et son seul instinct est celui de conservation. Selon la fameuse formule de Hobbes, « l’homme est un loup pour l’homme » et l’état de nature est celui de la « guerre de tous contre tous ». La loi de la jungle règne partout.

Or ce qui va sauver l’homme, selon Hobbes, c’est précisément sa peur de mou­rir et son instinct de conservation. C’est là qu’intervient le contrat social: c’est li­brement et volontairement que les hommes, par un pacte mutuel, échangent leur liberté naturelle contre la paix et la sécurité. Ainsi, le monde est sans cesse en équili­bre précaire. L’oeuvre de Hobbes a directement inspiré la Realpolik dans les relations internationales.

De son côté, Kant (1724-1804), estime que le seul moyen pour sortir de l’état de nature est de créer un gouvernement mondial et de se projeter en permanence vers ce qu’il appelle « la paix perpétuelle ». La paix, en réalité, apparaît comme un intermède fragile entre deux conflits. On parle de cessez-le-feu, de coexistence pa­cifique ou de guerre froide, mais la propension à assurer sa survie par l’usage de la force revient vite à l’ordre du jour.

Pour Kant, le salut passe par l’avènement du droit international. Sa foi suprême est dans le principe du droit et de la norme. La paix doit être établie par un ordre juridique international qui remplace les rapports de force par les rapports de droit.

La construction européenne, depuis le traité de Rome (1957) jusqu’au Traité de Lisbonne (signé en 2007), en dépit du « non » irlandais, repose non plus sur l’équilibre de la force, qui prévalait encore au XIXe siècle avec le « concert européen » issu de l’époque napoléonienne, mais sur la valorisation de la conscience morale dans les affaires internationales. L’Union européenne se mobilise pour un système légaliste reposant sur l’autorité de la loi, sur les valeurs des traités internationaux (corpus législatif), sur la négociation, la conciliation et le débat citoyen.

L’exercice de la puissance européenne se manifeste ainsi différemment de l’hyperpuissance américaine: plus grand bailleur de fonds dans le cadre des programmes d’aide au développement, échange d’information, promotion de l’éducation, du droit international, des droits de l’homme, de la démocratie et de l’Etat de droit, et puissance économique.

Face à la diversité des menaces – terrorisme, conflits régionaux et intra-étatiques, pauvreté, pandémies, prolifération des armes de destruction massive, déliquescence des Etats, criminalité organisée, réchauffement climatique, environnement et mondialisation – une double norme est en train de se dessiner pour l’Europe dans les relations internationales: entre eux, les Européens fonctionnent sur la base de la loi et de l’intégration, mais dans ses rapports avec le reste du monde, l’Union européenne doit se montrer plus dissuasive et faire davantage usage de la diplomatie préventive notamment par le biais de sa politique étrangère et de sécurité commune (PESC), lancée au moment du traité de Maastricht. Le défi est nouveau et unique parce que la puissance de l’Europe est relative par volonté politique, et parce que l’expérience de l’unité européenne n’a pas d’équivalent dans l’Histoire.

En effet, l’Union européenne devient un acteur de plus en plus reconnu et respecté sur la scène internationale, en tant qu’incarnation du soft power et d’une puissance civile. Or ce chemin est long et difficile. C’est le grand défi de la dernière étape de la construction européenne: donner vie à une union politique qui ne soit pas un trompe-l’œil linguistique à l’attention des citoyens et de l’opinion publique.

La révolution copernicienne de Maastricht

Le traité de Maastricht, signé en 1992, soit en pleine descente aux Enfers dans les Balkans, correspond à une révolution copernicienne au niveau de la politique étrangère européenne. Avant Maastricht, les Européens avançaient à pas feutrés vers une vision commune en politique étrangère, pour retrouver aussitôt les vieux réflexes de « domaine réservé » dès qu’il s’agissait de politique étrangère.

Le traité de Maastricht, et en particulier son titre V portant sur les dispositions concernant une politique étrangère et de sécurité commune (PESC), a jeté les bases de la construction d’une diplomatie européenne. L’Europe entend clairement devenir un acteur de premier plan sur la scène internationale, et renvoyer aux oubliettes de l’Histoire le fameux « je veux bien parler à l’Europe, mais donner moi une adresse » de Kissinger.

L’Europe veut affirmer son identité sur la scène internationale et promouvoir des objectifs universels comme « le maintien de la paix et le renforcement de la sécurité internationale », « la promotion de la coopération internationale », et « le développement et le renforcement de la démocratie et de l’Etat de droit, ainsi que le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales »2.

Comme l’a souligné Yves Doutriaux3, la PESC n’a pas établi d’obligations juridiques aux Etats-membres mais elle leur a imposé un comportement. La force normative du traité de Maastricht est d’obliger les Etats-membres à soutenir la PESC sans réserve, à s’abstenir de toute action contraire aux intérêts communs de l’Union européenne, à s’assurer que leur politique nationale est conforme aux positions communes définies au sein de l’Union européenne, et que la coordination de leur action se fait de manière efficace dans les enceintes internationales.

Le traité d’Amsterdam, signé en 1997, a créé un outil supplémentaire, les stratégies communes. Une stratégie commune doit donc définir les objectifs, la durée et les moyens fournis par l’Union européenne. Autre changement majeur, l’Union européenne a voulu donner un visage à sa diplomatie naissante en se dotant d’un « Monsieur PESC ». Ce haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité assiste le Conseil dans ce domaine précis.

Or qui dit politique étrangère dit capacités militaires et opérationnelles et stratégie de défense. Suite à la fameuse déclaration commune de Saint-Malo en 1998 entre Jacques Chirac et Tony Blair, le Conseil européen d’Helsinki a validé en décembre 1998 le principe de forces d’intervention rapide prévoyant notamment que l’Union européenne devait être en mesure d’ici 2003 de déployer dans un délai de 60 jours et de soutenir pendant au moins une année des forces militaires pouvant atteindre 50.000 à 60.000 hommes.

L’Union européenne, en tant que puissance, se situe dans le domaine de la soft security en ce qui concerne la gestion de crises, avec des opérations de maintien de la paix, de rétablissement de la paix, et des opérations humanitaires.

Le traité de Lisbonne, signé en 2007, renforce le dispositif de la diplomatie européenne naissante, indépendamment des vicissitudes liées au « non » irlandais. Les fossoyeurs de l’Europe ont souvent raillé sa faiblesse politique ? Lisbonne dote l’Union européenne d’un « haut représentant de l’Union pour la politique étrangère et de sécurité », ayant rang de vice-président de la Commission européenne. Le haut représentant conduit la politique étrangère et de sécurité commune de l’Europe, contribue par ses propositions à l’élaboration de cette politique et agit de même pour les questions de défense commune. Politique étrangère et sécurité sont désormais couplées. Le haut représentant donne un visage à la diplomatie européenne en prônant davantage de réalisme politique qu’au début de la PESC. Il s’agit ni plus ni moins d’un équivalent du secrétaire d’Etat américain. Même si n’est pas Kissinger qui veut, qui l’aurait imaginé au début des années 1990, quant les principes fondateurs de l’Europe étaient foulés au pied à Sarajevo ?

Les souverainistes ont souvent critiqué le manque de vision stratégique de l’Europe sur le plan international en l’assimilant à un nain politique. Lisbonne confirme que le document élaboré en 2003 par Javier Solana, intitulé « Une Europe sûre dans un monde meilleur 4», constitue le socle de sa stratégie et de projection sur et en dehors du théâtre européen. Ce document fixe les grands axes stratégiques en matière de sécurité et de défense. Il précise les menaces, multiformes, affirme la volonté de construire un ordre international kantien fondé sur le multilatéralisme, insiste sur le développement de capacités militaires plus mobiles et confirme la recherche d’un partenariat efficace et équilibré avec les Etats-Unis dans le cadre de l’Alliance atlantique. Ce qui ne signifie pas que l’Europe doive chercher son ordre de marche à Washington.

Les contempteurs de l’Europe se moquent de son incapacité à gérer les conflits ? Lisbonne confirme toutes ses dispositions d’intervention sur le plan de sa politique étrangère et de défense commune. La succession des traités ayant jalonné la construction européenne montre que l’Europe porte en elle-même le report constant de son propre achèvement, mais qu’elle s’approfondit année après année.

L’Europe, incarnation du « soft power »

Quel sens l’Union européenne veut-elle donner à sa puissance ? Pour Morgenthau, toute politique internationale est politique de puissance. Pour Weber, la puissance correspond à la capacité d’un Etat ou d’un groupe d’Etats à contrôler voire influencer les actions d’autres Etats. Pour Aron, la puissance est constituée d’un espace, des matériaux disponibles, du savoir et de la capacité d’action collective.

 

Plus récemment sont nées les notions de puissance civile, de soft power, de puissance normative et de puissance tranquille à propos de l’Europe.

Au début de la coopération politique européenne, dans les années 1970, François Duchêne5 a inventé l’idée de puissance civile à propos de la construction européenne, à un moment où la dissuasion nucléaire diminuait ipso facto l’influence du complexe militaro-industriel, en se concentrant sur le politique. De fait, l’influence d’un groupe d’Etat s’exerçait de plus en plus par la coopération politique et des formes civiles de pouvoir. Le commerce et la diplomatie sont les attributs de la puissance civile, au détriment de la seule logique de capacités militaires. Autrement dit, à Washington et à Moscou l’équilibre de la terreur en pleine guerre froide, et à l’Europe le choix d’une voie plus civile.

Le concept de soft power, inventé par Joseph Nye6, est très en vogue actuellement et résume bien le nouveau rôle qu’entend jouer l’Union européenne sur la scène internationale. Selon Nye, la puissance d’un Etat ou d’un groupe d’Etats se caractérise de plus en plus par sa capacité d’influence, par la promotion de ses valeurs et par son pouvoir attractif, et non plus exclusivement par ses moyens militaires. Convaincre plutôt que d’imposer, dialoguer plutôt que contraindre, et attirer plutôt que persuader. Les ressources du soft power – contrairement au hard power – sont la culture, les valeurs politiques et le multilatéralisme.

A la lumière de la puissance américaine, c’est davantage Jimmy Carter et sa politique des droits de l’homme que George Bush et son unilatéralisme en Irak. Autrement dit, le soft power représente une entité qui souhaite se projeter dans le monde comme autorité morale via la coopération, la diplomatie préventive, les droits de l’homme ou encore l’aide au développement. Il serait toutefois faux de penser que Nye fait l’apologie du soft power. Selon lui, l’équilibre de la puissance est atteint avec ce qu’il nomme le right power, soit un équilibre entre les attributs du soft power et ceux du hard power.

L’Union européenne est également perçue comme une puissance normative, privilégiant la norme à la force et refusant d’appliquer le réflexe hobbesien de la Realpolitik. Selon Zaki Laïdi7, l’Europe est perçue dans le monde comme un acteur influent à travers ses normes. Vu comme un acteur hyper-régulateur sur son marché unique et par conséquent influent la scène internationale, l’Europe projette son identité normative dans la diplomatie multilatérale, notamment au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Ainsi, la soi-disant faiblesse morale de l’Europe que raillait Robert Kagan dans un livre féroce8 constituerait en réalité un atout dans un monde plus global et plus complexe.

Enfin, l’Union européenne est également décrite comme une puissance tranquille, selon la formule du philosophe Tzvetan Todorov9, qui fait une synthèse des concepts de puissance civile, de soft power, et de puissance normative. La puissance tranquille européenne a comme fondement le refus de l’usage de la force de manière systématique, et trouve son socle dans les drames de son Histoire. Avec plus de 40 millions de victimes lors de la seconde guerre mondiale, l’inconscient collectif européen est très attaché à la paix et à son maintien.

Patiemment, l’Union européenne met sur pied une véritable diplomatie coopérante, dont les principaux maillages sont les suivants :

  1. Avec les pays en voie de développement, l’Union européenne a mis sur pied toute une série de conventions (Yaoundé, Lomé et Cotonou) sur le libre-échange et l’aide du développement, en les assortissant de la fameuse « conditionnalité démocratique » lancée par François Mitterrand dans les années 1980. L’Union européenne est aujourd’hui le premier pourvoyeur mondial d’aide publique.
  1. L’aide humanitaire est devenue un instrument de la politique étrangère européenne, notamment par le biais du European Community Humanitarian Office (ECHO) et par la gestion civile des crises.
  2. L’Union européenne a développé une véritable diplomatie environnementale en s’associant aux négociations et en la matière et en ayant signé plus d’une trentaine d’accords environnementaux à ce jour.
  3. La coopération euro-méditerranéenne lancée en 1995 -appelée processus de Barcelone- bien que minée par le conflit israélo-palestinien, a un objectif à la fois culturel (démocratie et droits de l’homme) et économique (zone de libre-échange en 2010), que la France, notamment, entend relancer à l’heure actuelle.
  4. Les relations euro-russes, complexes avec les dossiers tchétchène et d’approvisionnement énergétique, mêlent clauses commerciales et dialogue politique, notamment sur l’OMC et le Protocole de Kyoto.
  5. Les relations euro-asiatiques se concentrent sur de nombreux accords de coopération et des initiatives politiques dans le domaine des droits de l’homme, notamment vis-à-vis de la Chine.
  6. L’Europe accorde une importance particulière à la coopération interrégionale, en assumant un rôle de rassembleur de dynamiques régionales, notamment avec le Mercosur en Amérique latine, l’ASEAN en Asie et l’Union africaine.
  7. L’Europe, en tant qu’acteur majeur dans le domaine des droits de l’homme, a adopté la Charte des droits fondamentaux en 2000 dans le cadre du Traité de Nice, et soutient fortement le Tribunal pénal international (TPI).
  8. L’Union européenne compte plus de 120 délégations de la Commission à travers le monde, accréditées auprès de plus de 150 Eta Ces délégations sont considérées comme des Ambassades.
  1. La politique commerciale de l’Europe, historiquement la plus ancienne, est intégralement communautarisée en ce sens qu’elle s’exprime le plus souvent d’une seule voix, notamment au sein de l’OMC.
  2. La politique atlantiste reste primordiale d’un point de vue stratégique et culturel, et est marquée par un double logique d’association et de dissociation vis-à-vis de Washington en fonction des enjeux et des crises.

Vu le niveau de son aide au développement, l’Union européenne serait-elle cantonnée à n’être que le premier donateur mondial, selon la formule « the US fights, the UN feeds, the EU funds » (« les Etats-Unis combattent, les Nations Unies nourrissent, et l’Union européenne finance » ? Ou au contraire, avec le développement de la PESD, assiste-t-on à une militarisation de l’Europe et à la fin de la puissance civile ? Est-ce la fin d’une relative innocence de l’Europe dans la gestion des relations internationales ?

Le débat est ouvert. Nous pensons que le développement de la politique de sécurité ne remet pas en cause l’Europe comme puissance civile, soft power, puissance normative et/ou puissance tranquille. L’Union européenne se développe comme une puissance civile, mais une puissance civile qui a conscience des menaces pesant sur le monde et des enjeux de sécurité qui se posent sur le continent et au-delà. Ces menaces l’obligent à une responsabilité assumée et affichée en matière de gestion des risques, et à un recours ciblé à des moyens militaires dans le cadre des priorités stratégiques fixées par l’Union européenne.

 

L’Europe à l’épreuve des Balkans

L’Union européenne gère ou a géré un certain nombre de conflits ou de tensions avec des régions qui sont dans sa proximité géographique ou culturelle immédiate, comme Chypre, l’Ukraine, l’Algérie, la Turquie et le Proche-Orient. L’Europe a géré ou est également impliquée dans un certain nombre de conflits sensibles à sa périphérie, essentiellement en Irak, en Iran, en Afghanistan, dans le Caucase et dans l’Afrique des Grands lacs. Nous nous concentrerons ici sur le conflit qui a déchiré son propre théâtre, à savoir les Balkans.

L’Histoire jugera qu’il y a eut clairement deux périodes dans la manière dont l’Union européenne a géré les Balkans depuis la chute du communisme et l’éclatement de la Yougoslavie titiste.

La première période, qui va de 1989 à 2000, est celle de l’enlisement dans les guerres balkaniques, en Bosnie, puis au Kosovo, et de l’immaturité politique de l’Union européenne. L’Europe, durant cette période, est divisée et s’apparente à un nain politique sans capacité d’action collective.

La seconde période, qui va de 2000 à la période actuelle, est celle de l’engagement politique et opérationnel de Bruxelles sous la direction de l’Otan dans un premier temps, dans des activités de reconstruction, de formation et de supervision.

 

La tragédie bosniaque

La concordance entre, d’une part, la signature maastrichtienne et la reconnaissance accélérée des ex-Républiques yougoslave sécessionnistes fut le pire des scénarii pour l’Europe politique naissante. D’un côté, les nobles pensées des négociateurs européens, François Mitterrand et Helmut Kohl en tête. De l’autre, les crispations et les pulsions nationalistes menant au nihilisme et à l’anéantissement de l’Autre.

Le désarroi était grand en 1991 et en 1992. L’Europe craignait de voir resurgir sous ses yeux les démons de la guerre qu’elle pensait avoir définitivement enterrés. Sur un théâtre militaire proche, à un jet d’avions, l’Europe a vu fouler aux pieds ses principes fondateurs et ses valeurs identitaires : la démocratie, l’Etat de droit et les droits de l’homme.

Il n’y a pas eu de diplomatie européenne durant la descente aux Enfers dans les Balkans, notamment du fait que les outils prévus par Maastricht n’étaient pas encore opérationnels, et que la volonté politique était absente. C’est un euphémisme. Les guerres des Balkans ont également montré une grande discontinuité stratégique entre une zone pacifiée et une zone en pleine déliquescence.

La guerre sanglante en Bosnie a duré jusqu’aux Accords de Dayton de novembre 1995, qui prévoyaient la constitution de deux entités autonomes en Bosnie : la Fédération croato-musulmane (51% du territoire) et la République serbe de Bosnie (Républika Srpska, 49% du territoire). En 1997, la Stabilisation Force (SFOR) fut mise sur pied en Bosnie avec 60.000 soldats sous le commandement de l’Alliance atlantique pour remplacer les forces des Nations Unies (FORPRONU). Un haut responsable fut désigné par l’Union européenne, représentant à la fois Bruxelles et les Nations Unies. Autrement dit, l’Union européenne s’est chargée à l’issue de la guerre du peace making, alors que l’ONU se concentrait sur le peace keeping.

Tocqueville l’a bien dit : les démocraties ont une difficulté congénitale à penser la violence. Ce fut le syndrome maastrichtien. En effet, à quoi sert-il de prôner le respect des minorités, la non-violation des frontières et les valeurs démocratiques si la capacité de sanctions n’est pas crédible ? Autrement dit, le soft power européen ne pouvait aboutir à rien dans une région dynamitée par le nationalisme, sans une réelle capacité de dissuasion militaire.

En revanche, l’Union européenne s’est affirmée comme un acteur majeur dans la phase post-conflictuelle en devenant le premier donateur d’aide de la reconstruc­tion de la Bosnie. Ses objectifs ont été précis :

  • la consolidation du processus de paix et de l’encouragement de la coopération entre les entités ;
  • la réconciliation ethnique et le retour des réfugiés et des personnes dépla­cées ;
  • l’établissement des institutions fonctionnelle et démocratique basée sur l’Etat de droit et le respect des droits de l’homme ;
  • l’aide dans le développement économique ;
  • et le rapprochement de la Bosnie des valeurs et des principes de l’Union euro­péenne.

 

L’Union européenne a ainsi mis en œuvre les programmes Obnova et le program­me PHARE entre 1996-2000, puis en 2002 le programme CARDS (Community Assistance for Reconstruction, Development and Stabilisation). Depuis 2006, l’Instru­ment de la Pré-Adhésion (IPA) gère les programmes d’aide de l’Union européenne, dont le montant s’élève à 3 milliards d’euros.

Parallèlement, Bruxelles a lancé en 1999 une initiative majeure dans les Balkans, celle du Pacte de Stabilité pour l’Europe du Sud-Est qui s’inspire notamment du Plan Marshall pour l’Europe de 1945, et du Pacte de Stabilité pour l’Europe de l’Est de 1993. Ce Pacte a des objectifs à la fois politiques, économiques et sécuritaires et est un des outils de mise en œuvre de la PESC et de la PESD.

Lors du Sommet de Zagreb du 24 novembre 2000, l’Union européenne a mis en place le Processus de Stabilisation et d’Association qui vise à offrir aux Etats bal­kaniques les perspectives d’une future adhésion à l’Union européenne.

Dans la foulée, l’Union européenne a ainsi lancé sa première action opérationnelle dans la région le 1er janvier 2003 lorsque la Mission de police de l’Union européenne (MPUE), composée de 500 hommes, a succédé à XInternational Police Task Force (IPTF) des Nations Unies, avec comme objectif de conseiller et former la police bosniaque. Bruxelles a poursuivi cette logique sur le plan militaire avec l’opération « ALTHEA » en juillet 2004 qui a pris le relais des forces de l’Alliance atlantique, avec 7000 soldats sur le terrain.

 

Le test du Kosovo

La guerre du Kosovo, en 1999, a marqué une nouvelle étape pour l’affirmation de l’existence politique de l’Union européenne sur la scène internationale, ce d’autant plus qu’à des titres divers, l’ensemble des pays membres a participé à l’effort de guerre au Kosovo.

L’Europe ne pouvait plus accepter d’avoir à ses frontières un régime – incarné par un homme, Slobodan Milosevic – ayant engagé pendant dix ans des opérations d’épuration ethnique, de massacres et d’assassinats en Slovénie, en Croatie et en Bosnie. Conséquence de cette folie meurtrière: plus de 200.000 morts et des millions de personnes déplacées.

Selon Michel Tatu, « l’européanisation est le seul contrepoids à la balkanisation »10. En effet, suite au démantèlement de l’ex-Yougoslavie, l’option la plus réaliste est l’intégration dans un ensemble plus vaste, dont les fondements sont la démocratie, la coopération et la paix.

Durant la guerre du Kosovo, l’Union européenne a montré, enfin, une unanimité qui n’était pas de façade quant aux objectifs de politique étrangère et de sécurité commune. Certes, Washington a assumé 80% de l’effort de guerre, mais les Européens ont également été présents, tant d’un point de vue stratégique que d’un point de vue opérationnel.

En 1998, l’Union européenne a reconnu que son vœu de construction d’une Europe-puissance avait comme corollaire le développement d’une base industrielle et technologique forte et performante.

Après l’échec de la Conférence de Rambouillet près de Paris en 1999, l’Alliance atlantique est passée à l’action en Serbie. Les bombardements de l’OTAN – les premières bombes furent lâchées sur Belgrade le 24 mars 1999 – ont causé des dommages en infrastructures et en manque à gagner économique de 10 milliards de dollars.

La stratégie de Washington consistait à remporter une victoire décisive et rapide, en privilégiant le principe du « tout aérien ». Le Président Milosevic a capitulé le 3 juin 1999 et retiré ses troupes du Kosovo. Cautionnée par les Nations Unies, cette opération militaire de l’Alliance atlantique fit de l’Union européenne un acteur écarté. L’essentiel se décidait certes à Bruxelles, mais au siège de l’OTAN et non à celui de l’Union européenne.

Du point de vue européen, il s’agissait de projeter l’étape suivante, celle de la reconstruction des Balkans à l’échelle du continent et de l’intégration de ces pays dans l’Union européenne. Même si elle a participé aux opérations militaires, l’Europe a voulu être perçue avant tout comme une puissance civile, en anticipant la reconstruction de la région et les efforts de démocratisation et de normalisation de ces régimes.

Depuis la fin de la guerre, l’Union européenne joue un rôle majeur dans la reconstruction des infrastructures du Kosovo ainsi que dans l’aide humanitaire et aux réfugiés, jouant son rôle de puissance civile et de soft power de manière responsable et cohérente.

L’opinion publique européenne a d’ailleurs largement soutenu le principe de ces opérations, avec 69% d’avis favorables à un processus de prise de décision commune entre l’Union européenne et l’OTAN sur les questions touchant à la PESC et à la PESD.

 

La guerre du Kosovo a montré une Union européenne moins immature au niveau de sa responsabilité politique qu’en 1992-93 en Bosnie. Même si d’un point de vue militaire, elle a montré une dépendance vis-à-vis de l’OTAN et un manque de leadership global, elle a été un partenaire incontournable dans le processus de reconstruction de la région.

 

L’exemple de la Macédoine

La Macédoine illustre clairement la deuxième étape de la politique étrangère européenne, plus mûre et plus responsable. En effet, craignant que la situation en Macédoine ne connaisse le même sort qu’au Kosovo, la communauté internationale a multiplié les initiatives diplomatiques pour trouver une solution pacifique entre la communauté albanaise (25% de la population) et la communauté slavo-macédonienne. Les Nations Unies ont ainsi créé en 1995 la Force de déploiement préventif de l’ONU (UNPREDEP) pour éviter qu’un éventuel conflit aux frontières de la Macédoine puisse se répandre sur son territoire.

 

Jusqu’au début du nouveau millénaire, la Macédoine a réussi à empêcher que l’explosion nationaliste ne touche également la République. Mais le nettoyage ethnique pratiqué par les forces spéciales de Belgrade à l’encontre de la population albanaise du Kosovo a conduit à des crispations nationalistes et identitaires dans toute la région. En 2001, les nationalistes albanais ont créé leur propre armée de libération, sur le modèle de l’UCK, pour s’opposer à l’armée régulière macédonienne.

 

C’est dans cette optique d’apaisement et de stabilisation que furent signés les Accords d’Ohrid le 1er août 2001, avec le soutien de l’Union européenne, en présence notamment de « M. PESC » et du Secrétaire général de l’Alliance atlantique. Ces accords, fruits de deux semaines de négociations très tendues, ont porté sur le statut de la langue albanaise, la réforme de la police, la modification de la Constitution et l’amnistie de l’UCK (armée de libération albanaise). D’un point de vue confessionnel, un statut égal fut accordé aux trois religions catholique, orthodoxe et musulmane. Ces accords ont institué un dialogue national entre les deux groupes ethniques et permis de désarmer les milices et d’intégrer leurs responsables dans la vie politique et civile du pays.

En 2003, la coopération entre l’Europe et l’OTAN a été renforcée avec la conclusion d’un accord prévoyant l’accès de l’Union européenne à des capacités de planification opérationnelle de l’Alliance, le principe d’une disponibilité de capacités de l’OTAN au profit de l’Union européenne, des options de commandement européen au sein de l’Alliance pour des opérations menées par l’Europe, et l’adaptation du système de planification de défense de l’Alliance dans le but d’intégrer les forces des opérations européennes.

La nouveauté, c’est que l’Union européenne est désormais capable d’assumer des opérations militaires et d’en assurer seule la direction politique et stratégique, tout en pouvant bénéficier de l’accès aux capacités de planification, de logistique et de renseignement de l’OTAN.

Dans la foulée et pour la première fois de son histoire, l’Union européenne a lancé sa propre mission militaire, baptisée CONCORDIA. L’Union européenne a en effet déployé ses propres troupes en Macédoine le 31 mars 2003, pour remplacer les troupes de l’OTAN présentes dans la région pour éviter le même scénario qu’en Bosnie. Un contingent de 350 soldats fut envoyé à Skopje pour stabiliser la situation à la demande expresse du gouvernement macédonien.

Cette opération passa largement inaperçue dans les médias, occupés à couvrir la deuxième guerre du Golfe et l’intervention américaine en Irak. La Macédoine, d’un point de vue médiatique, fut ainsi dans l’angle mort des relations internationales alors même que les efforts conjugués de l’Union européenne et des Nations Unies l’ont empêché de sombrer dans le chaos.

L’opération CONCORDIA fut ainsi historique, étant la première mission de l’Union européenne à vocation militaire dans le cadre de la PESC et de la PESD.

L’Europe incarne-t-elle une puissance civile, un soft power, ou plutôt une mini-OTAN ? L’Union européenne cherche un équilibre par essence évolutif entre, d’une part, l’affirmation de sa puissance civile et normative, et d’autre part, le lent développement d’une capacité militaire autonome. L’enjeu est important pour les citoyens européens car en dernière analyse, comme le disait Jean Monnet, l’un des pères fondateurs de l’Europe, « nous ne coalisons pas des Etats, nous unissons des hommes »__

 

*Chargé de cours à l’Institut Européen de l’Université de Genève et directeur de communication dans le secteur privé international, ancien haut fonctionnaire d’Etat et éditorialiste, diplômé des Universités de New York et de Genève, auteur de « L’Europe a-t-elle une adresse » (Editions Georg, l’Europe en perspectives, Paris, Genève, 2003) et de nombreux articles sur les relations internationales.

 

Notes

  1. Tzvetan TODOROV, Le nouveau désordre mondial. Réflexions d’un Européen, Robert Laffont, Paris, 2003.
  2. Article J1 du Traité de Maastricht,europa.eu.int
  3. Yves DOUTRIAUX, Le Traité sur l’Union européenne, Armand Colin, Paris, 1992.
  4. Javier SOLANA, Une Europe sûre dans un monde meilleur, texte adopté par le Conseil européen des 12 et 13 décembre 2003,consilium.europa.eu/uedocs
  5. François DUCHENE, La Communauté européenne et les aléas de l’interdépendance, dans Max KOHNSTAMM et Wolfgang HAGER, L’Europe avec un grand E, Robert Laffont, Paris,

1973.

  1. Joseph NYE, Soft power. The means to success in world politics, Public Affairs, New York, 2004.
  1. Zaki LAIDI, La Norme sans la force. L’énigme de la puissance européenne, Presses de Sciences Po, Collection « Nouveaux débats », Paris, 2005.
  2. Robert KAGAN, La puissance et la faiblesse. Les Etats-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial, Hachette, Paris, 2004.
  3. Tzvetan TODOROV, Le nouveau désordre mondial. Réflexions d’un Européen, Robert Laffont, Paris, 2003.
  1. TATU Michel, « Kosovo : une chance pour l’Europe », in Politique internationale, N° 85, Automne 1999.

 

 

Article précédentLES TERRORISMES ET LA SÉCURITÉ INTÉRIEURE DE L’EUROPE
Article suivantAPPROFONDIR LES SCHISMES POLITIQUES ENTRE LES ETATS-UNIS ET L’UNION EUROPÉENNES – ET LA RUSSIE

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.