L’IDENTITE DU JAPON : UN RAPPORT AU MONDE EN MUTATION

Nicolas Baumert

Agrégé de géographie, ATER à l’université Paris-Sorbonne

Trimestre 2010

Archipel longtemps coupe du monde, découvert tard aussi bien par les Chinois dans leur extension vers l’est au début de l’ère chrétienne que par les Européens au XVIe siècle lors de leur conquête du monde, l’identité du Japon paraît une donnée constante, peu sujette à discussion. La géographie, l’histoire, la culture ou les effets de miroir plaident en faveur d’une permanence de la représentation de soi.

Immuable et inclassable le Japon ? C’est ainsi que Ruth Benedict le définissait en 1946 dans Le chrysanthème et le sabre[1]. Certes, la seconde partie du XXe siècle a bien modifié le pays, mais Samuel Huntington dans son célèbre Choc des civili­sations ne classe-t-il pas toujours le Japon à part, comme une identité civilisation-nelle indépendante de son environnement proche [2]? La réalité n’est pourtant pas si évidente, même si elle comporte une part de permanence peut-être plus forte et moins soumise à la contestation qu’ailleurs. L’archipel de la « Japonésie » comme le nomme fort justement Philippe Pelletier[3] a eu des frontières internes bien plus tard que l’on ne l’imagine et la construction nationale a fait l’objet d’une évolution au moins aussi longue que celle des vieux États-nations européens. L’unité politique du pays n’a pas toujours été une évidence, tout comme sa spécificité culturelle, car, tout en affirmant sa singularité, le Japon s’inscrit tout de même dans une aire culturelle sino-confucéenne dont il partage beaucoup de caractéristiques.

L’identité est une constante remise en question, faite de permanences et de changements, qui se crée lors de moments clefs de l’histoire et dans un rapport à la fois à l’Autre et au Territoire. Du fait de la géographie de leur archipel et d’une his­toire singulière, les Japonais ont eu tendance à la tenir comme un acquis, confortant les approches culturalistes portées de l’extérieur. Cependant, dans un monde ouvert aux échanges et en mutation rapide, les questionnements sur l’identité n’invitent-ils pas à considérer le Japon comme un pays comme les autres ? Pour s’en convaincre, nous verrons tout d’abord que la culture japonaise ne peut se concevoir que dans l’ensemble géographique de l’Extrême-Orient, que la singularité tient surtout à des choix historiques et politiques et qu’enfin, ses identités sont plus diverses qu’il n’y paraît au premier abord.

Aux marges de l’Extrême-Orient

Le pays du soleil levant appartient d’abord à la géographie de l’Extrême-Orient. Son sort a été très longtemps lié à celui du continent voisin, et principalement de la Chine qui fut pour lui un émetteur et transmetteur de techniques, d’idées et de synthèses religieuses. Dès son entrée dans l’histoire avec l’adoption du système des idéogrammes au Ve siècle, le Japon s’accroche à cette aire culturelle voisine. Avec le choix de la riziculture irriguée, de l’écriture en caractères, d’une morale confucéenne et d’une administration centralisée, l’archipel japonais accède à la civilisation par l’intermédiaire de son puissant voisin. Un modèle fascinant, écrasant même, qui tout au long de son histoire, obsédera le Japon, qui lui doit sa culture classique.

Comme les géographes l’ont depuis longtemps mis en évidence, la concep­tion territoriale des Japonais, associant plaines cultivées et montagnes profondes, est très continentale et ce choix d’une identité plus terrienne que maritime intri­gue dans un contexte insulaire[4]. Par sa localisation à l’extrême Est du continent, le Japon est l’aboutissement extrême oriental des migrations asiatiques et par ses origines, sa culture doit beaucoup plus au continent qu’aux îles, même si celles-ci lui ont conféré par la suite sa singularité. D’après les dernières recherches, la population proto-japonaise au paléolithique supérieur serait issue de brassage de populations mongoloïdes du Nord de la Chine actuelle et de Sibérie qui auraient pénétré sur l’archipel via Sakhaline et la Corée, tandis que d’autres vagues de mi­grations venues de l’Asie du Sud et de Micronésie auraient pénétré l’archipel par le Sud en remontant l’archipel des Ryûkyû. Vers le IVe siècle avant notre ère ainsi qu’à la fin du IVe siècle après J.-C., d’autres vagues migratoires ont apporté du continent d’abord la riziculture irriguée, puis un système clanique hiérarchique. Le boudd­hisme et l’apparition de l’écriture suivent peu après.

Donc, certainement en raison de l’effet de miroir de l’empire continental chinois et de sa vision du monde, ce qui est devenu par la suite le Japon a réinterprété ses éléments géographiques insulaires en éléments terriens. Il apparaît qu’en accédant à la civilisation, « la terre a triomphé de la mer [5]». Une affirmation de soi par op­position et reflet, car la première représentation identitaire japonaise que l’on peut qualifier de protonationale s’intègre alors dans un système centré sur l’Empire du Milieu. La périphérie du centre chinois se ressent jusque dans la dénomination d’un des traits le plus caractéristique de l’identité d’un pays : son nom. Nihon qui signifie « Origine du soleil », en référence à sa localisation à l’est de l’Empire du Milieu.

C’est cependant d’une acculturation volontaire qu’il s’agit, car à la différence des autres royaumes satellites du pôle de civilisation chinois, l’adoption de ses ca­ractéristiques s’est faite non par la force et la conquête mais par choix[6]. Le Japon a pris à son rythme et selon ses besoins les éléments qui allaient constituer le socle classique de sa culture[7]. Le mot d’ordre a été : « Techniques chinoises, esprit japo­nais » et ainsi, tout en assimilant en masse des pans entiers de la culture chinoise, le pays a su garder son indépendance et retourner son complexe d’infériorité en sa faveur, en traitant, protégé par son insularité, d’égal à égal avec son puissant voisin. Nommés « Barbares de l’Est » et « Pays des Wa » (Pays des nains) par les Chinois, les Japonais ont retraduit le terme Wa avec le caractère de l’harmonie qui se prononce de la même manière. Au VIIe siècle, les lettres du régent Shôtoku Taishi, prince de Yamato[8], à l’Empereur de Chine étaient même teintées de raillerie, lorsqu’il s’adres­sait en tant que représentant de l’« Empereur du pays où le soleil se lève » à son égal, « l’Empereur du pays où le soleil se couche [9]».

Une situation de retrait et d’indépendance par rapport à l’extérieur représente donc dès l’Antiquité une caractéristique de l’identité japonaise. Plus que par l’af­firmation d’une conscience nationale, cette indépendance s’explique surtout par la géographie de la façade est de l’Asie. La mer qui le sépare du continent est large de 180 km à son point le plus étroit. Elle est difficile et peu hospitalière du fait des courants, de la houle créée par la pente continentale et des typhons nombreux. Les Mongols, qui ont tenté par deux fois en 1274 et en 1281 d’envahir l’archipel, y ont échoué pour cette raison. D’où certainement chez les Japonais un sentiment d’ex­ception et d’isolement qu’ils n’ont pas manqué d’attribuer à une volonté divine (ka­mikaze – le vent des dieux qui protège le Japon), et, de même, dans la perception de leur territoire insulaire et de son environnement, la conscience très précoce d’une forme de refuge et un regard méfiant au-delà des îles proches. Il est vrai qu’à l’est le Japon jouxte l’immensité du Pacifique et qu’à l’ouest le continent lui a longtemps semblé trop vaste et trop complexe pour s’y aventurer[10].

Les trois singularités d’un archipel longtemps coupé du monde

Dans cet espace extrême-oriental, le Japon montre des traits identitaires qui lui sont propres et qu’il a su conserver à travers le temps. L’histoire du pays laisse apparaître des périodes d’échanges avec l’extérieur, mais aussi des périodes de repli sur soi, favorisées par la situation insulaire. Les périodes de repli ont culminé avec l’époque d’Edo et la fermeture presque totale de l’archipel de 1604 à 1867. Cette période a constitué le creuset d’une identité pour un pays dont les habitants sont restés entre eux plus de deux siècles et demi, développant une sensibilité et un rap­port au monde original.

La singularité japonaise s’observe dans sa culture insulaire depuis longtemps mythifiée et qui prend encore aujourd’hui la forme d’une interrogation récurrente sur le « nous japonais » posé en tant que sujet collectif et national[11]. Elle s’exprime aussi dans les réinterprétations des modèles extérieurs toujours repris avec une grande capacité d’adaptation par rapport à sa propre originalité. Sur ce point, nous pouvons évoquer une triple base identitaire de trois éléments qui se combinent dans un rapport à la géographie de l’archipel : le shintoïsme, la riziculture et l’organisa­tion sociale dominée par la figure de l’Empereur.

Marqueur identitaire peut-être le plus révélateur, le shintô est un polythéisme qui associe une myriade de divinités, aussi diverses les unes que les autres, dominées par la déesse solaire Amaterasu. Il est généralement décrit dans les ouvrages de vul­garisation comme « la religion traditionnelle du peuple japonais depuis l’Antiquité, présentant à la fois une vénération de la nature d’origine animiste et un culte des ancêtres »12. Ses cultes sont apparemment aussi anciens que le peuple japonais, toutefois, si nous le considérons au sens strict de courant religieux se désignant lui-même comme tel, il ne peut remonter au-delà du XIIIe siècle. Il était alors « le fait de lettrés souhaitant doter le Japon d’un courant comparable au bouddhisme avec des livres sacrés et une théologie 13» donc une réinterprétation d’éléments préexistant en un système permettant de faire face à l’extérieur.

Le shintô n’a aucune prétention à l’universel, ni de mission, mais il a une réfé­rence identitaire forte. Son organisation et sa définition révèlent les moments clés de l’affirmation du Japon face aux influences étrangères : le VIe siècle, avec l’arrivée du bouddhisme et de la culture chinoise, le XIIIe siècle, avec les invasions mongoles et le début d’une pensée nationale, le XIXe siècle avec le défi de l’occidentalisation. Cette histoire complexe éclaire les trois formes de shintô actuellement en place : le Shintô des sectes, le shintô des folklores régionaux et le shintô d’État mis en place sous Meiji (1868-1912) et unifié autour de la personne de l’Empereur. Les trois éléments ne s’opposent pas mais se complètent plutôt, représentant trois échelles différentes, même si le shintô d’État, déconsidéré par son utilisation militariste, a été fortement édulcoré depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale14.

  • Ohnuki-Tierney (1993) 77.
  • La Constitution actuelle date de 1946.
  • Article 1 de la Constitution : « L’Empereur est le symbole de l’État et de l’unité du peuple, il est placé dans cette position par la volonté du peuple en qui réside la puissance souveraine. »

Malgré l’absence d’unité, le shintô propose une pensée cohérente, qui participe à la définition de l’identité japonaise avec des représentations très influencées par la riziculture, son espace et sa temporalité. Il faut pourtant prendre en compte que, bien qu’il soit un trait caractéristique de l’archipel, comme le fait religieux n’est pas au Japon fondé sur des choix exclusifs mais au contraire sur la combinaison de sensibilités diverses, les religions ou les courants philosophiques que l’on considère comme tels cohabitent, se partagent les tâches et sont complémentaires. Pour un Japonais associer plusieurs cultes n’a donc rien d’exceptionnel et ainsi, les céré­monies de baptême ou de mariage sont le plus souvent shintoïstes, tandis que les funérailles sont pratiquement toujours bouddhistes. La structuration de l’espace du divin suit le même principe : à l’intérieur de chaque temple bouddhiste se trouve généralement un petit autel shintô et inversement.

Un autre élément de la singularité japonaise est le rapport à la riziculture, à la fois comme créatrice de paysages et comme base d’organisation politico-culturelle. Pour souligner leur spécificité, tout d’abord envers la Chine, puis ensuite envers l’Occident, les Japonais ont en effet choisi le riz et la rizière comme symboles de la Nature et par delà, de l’identité de leur pays. Le processus commence avec la mise en place d’un État centralisé qui prend modèle sur la Chine des Tang (615-907), lorsque l’idéologie impériale impose son autorité en développant une mythologie agraire s’appuyant sur les cultes locaux dont la synthèse a formé par la suite le shintô. D’après les recherches de l’anthropologue Emiko Ohnuki-Tierney, il ap­paraît que cette mythologie ne porte pas, comme on pourrait s’y attendre, sur la création de l’univers mais « sur la transformation de l’espace sauvage en une terre abondante en riz[12] ». Il s’avère que l’évolution ultérieure du pays, son urbanisa­tion et son industrialisation, n’ont pas modifié cette image collective. La rizière est l’empreinte d’une société qui s’est construite autour de la culture du riz et où toute l’organisation sociale a longtemps été inféodée à son système de culture. Le riz a été la base de l’impôt, le salaire des nobles et des guerriers pendant plus d’un mil­lénaire et la matrice de l’imaginaire collectif. Encore aujourd’hui les grandes fêtes suivent le calendrier agraire, tout comme les cérémonies impériales. La cérémonie de repiquage du riz qui a lieu chaque année au printemps dans la rizière sacrée du palais impérial de Tôkyô, et celle de l’offrande des prémices en automne, sont des évènements importants, personnellement effectués par l’Empereur et attentivement suivis par la presse.

L’Empereur est le dernier élément. Son rôle culturel est bien plus important que ce que lui concède l’actuelle Constitution[13] et il chapeaute un système social très hiérarchisé fondé sur une dialectique intérieur/extérieur. Bien qu’il soit, toujours selon la constitution, seulement « le symbole de l’Etat et de l’unité du peuple[14] » et qu’il ne puisse prendre aucune décision politique, il reste dans l’imaginaire le Roi-prêtre des origines, accomplissant le calendrier des rites qui maintient certainement l’organisation verticale de la société japonaise. Le terme japonais qui rend le mieux compte de cette organisation verticale est celui d’uchi, mis en évidence par la so­ciologue Chie Nakane[15], que l’on peut traduire par « intérieur » mais qui exprime l’idée de solidarité et d’intimité. Un intérieur fortement enraciné qui se conjugue de la maison à la nation en passant par le village, le quartier, le bureau et dans lequel le Japonais se sent parfaitement libre, dans la « tiédeur du consensus[16] », face à un extérieur soto qu’il considère en général avec indifférence. Jean-Robert Pitte voit dans cette organisation très marquée par les principes confucéens le Japon comme un « grand uchi », confortant l’idée du particularisme du pays et de son caractère exceptionnel[17].

Ces trois exemples que sont la place du shintô, la riziculture ou l’institution impériale illustrent bien la complexité de l’identité japonaise puisque le shintô, l’organisation de la société, ou le rôle de l’Empereur, apparemment marqueur de singularité, ne peuvent se concevoir autrement que dans leur rapport avec les autres éléments de la culture classique que sont le bouddhisme et le confucianisme. Il en va de même de la riziculture, également créatrice de paysages et de sens dans tous les pays voisins. La définition identitaire du Japon s’est donc faite dans le rapport à l’Autre et dans la réinterprétation de traits culturels communs avec le reste de l’Asie.

 

unité et diversité des identités

Il faut avouer que, vu de l’extérieur, le Japon donne souvent une impression de similitude dans les comportements. L’exemple de la maison quasiment identique du Sud au Nord, malgré les différences de milieu[18], les paysages de rizière, le fonc­tionnement de la société sont autant de points qui invitent à classer le pays à part dans la grande tradition des écrits sur la japonitude présentant le Japon comme une ethnie unie et unique.

23  Yumiko YAMADA, « Un conflit géopolitique persistant entre le Japon et la Russie : la
question des « Territoires du Nord », Géostratégiques, n° 26, 1er trimestre 2010.

L’analyse historique montre cependant que la création de la nation japonaise a été un processus long et complexe, non dénué de failles, de désordres et d’interro­gations. Un début de conscience nationale s’est peut-être formé chez les élites dès l’Antiquité, mais c’est surtout au XVIIe siècle, avec le régime des Tokugawa, qui a tenu le pays d’une main de fer, que s’est véritablement forgée l’unité culturelle du pays. Pendant l’époque d’Edo[19] (1604-1867), le système de résidence alternée des seigneurs, qui imposait à chaque possesseur de fief de résider une année sur deux dans la capitale du shogun1« 3 et d’y laisser sa famille en otage lorsqu’il revenait admi­nistrer ses terres, a été à la fois un facteur de stabilité et un formidable outil pour diffuser les comportements et les usages de la ville d’Edo à l’ensemble du pays. Le relais a ensuite été pris à partir de Meiji (1868-1911) par le système éducatif, le service militaire et la presse. Le Japon a donc connu une construction nationale très efficace depuis le XVIIe siècle. L’unité obtenue au moment où le pays s’est ouvert à l’Occident était telle qu’elle a pu faire dire à certains observateurs que le pays « des­sinait l’image d’un peuple enrégimenté, replié sur lui-même dont le conformisme tenait lieu de consensus[20] ». Pourtant, dans le détail, les nuances persistaient.

Les limites territoriales sont le fruit d’une construction sur le temps long. L’unité des quatre grandes îles du Japon est tellement ancrée dans les représentations que l’on oublie peut-être un peu trop rapidement qu’il a existé des frontières intérieures à l’archipel. Au VIIe siècle, toute la partie nord de l’île Honshû, appelée aujourd’hui le Tôhoku, échappait au pouvoir impérial, qui n’a finalement conquis l’île dans sa totalité que vers le Xe siècle. De même, l’île septentrionale d’Hokkaidô est restée une frontier au sens américain avec ses autochtones Aïnou jusqu’à sa colonisation com­plète à la fin du XIXe siècle. On pourrait dire de même d’Okinawa, à l’extrême sud, conquise tard par le Japon (XVIIe siècle) et à la souveraineté plusieurs fois partagée, d’abord avec la Chine puis avec les États-Unis. L’unification progressive du Japon laisse encore apparaître des cultures diverses et des histoires plurielles sur les marges de l’archipel ainsi que des litiges frontaliers encore non réglés, en Mer de Chine et dans le sud de l’archipel des Kouriles.

De même, grâce à une élite qui, pendant l’époque d’Edo, ne s’est jamais vrai­ment coupée de son peuple (contrairement à se qui a pu se passer dans la France de l’Ancien Régime), le Japon a su garder une vitalité de cultures régionales à l’inté­rieur de son enveloppe nationale. La grande famille nippone ne veut donc pas dire unité totale des comportements et des cultures, ce qui ne serait pas compréhensible sur un territoire étiré sur plus de 2 200 km, allant des îles tropicales des Ryûkyû aux climats polaires des rives de la mer d’Okhotsk. Les limites administratives des régions actuelles sont pour l’essentiel héritées de celles des anciens fiefs féodaux et gardent une identité locale très forte.

L’unité culturelle du pays n’empêche donc pas les singularités et les particula­rismes locaux. Mais le point qui distingue le plus les Japonais d’autres peuples est qu’il ne semble pas que leurs identités ne s’élève, du fait de leur histoire en vase mi-clos, au-delà de l’échelle nationale, ce qui amène à poser la question de la place du Japon dans un monde à présent ouvert.

 

Retrouver un sens dans un monde ouvert

On l’aura compris, malgré toutes les nuances que l’on peut apporter, l’identité du Japon est l’identité d’un pays insulaire qui a, depuis longtemps, cultivé sa singu­larité face au reste du Monde et que l’histoire, dans ses évolutions successives, n’a cessé de conforter comme étant à part. Seul pays de l’Asie orientale à n’avoir jamais été dominé militairement par la puissance chinoise dans l’Antiquité et au Moyen-âge, seul pays d’Asie à avoir dès la fin du XIXe siècle égalé l’Occident au point de pouvoir traiter en égal avec les puissances coloniales de l’époque, seul pays d’Asie à avoir, pendant la guerre du Pacifique, fait douter la puissance américaine et à avoir connu, après la défaite de 1945, une telle réussite économique, aujourd’hui seule démocratie extrême-asiatique à fonctionner depuis plus d’un demi-siècle8 et dont l’alternance politique de 2009 montre les signes de la vitalité, les Japonais peuvent avoir l’impression d’un destin singulier.

La singularité du Japon se ressent également du fait qu’il a su se créer une mo­dernité à la fois parallèle et rivale de l’Occident. Une modernité que le philosophe S.N. Eisenstadt qualifie de non axiale dans le sens où elle ne cherche pas à se proje­ter dans l’universel[21] et qui a évolué selon une temporalité très proche de ce qui s’est passé en Europe. Au milieu du XIXe siècle, le Japon est un pays déjà pré-moderne. L’instruction et le taux d’alphabétisation étaient certainement les plus élevés du monde, l’artisanat était prospère, les sciences, bien que basées sur des observations inductives, étaient très en avance, comme le montre l’exemple de la pasteurisation des denrées alimentaires, connues dès la fin du XVIe siècle. La rapidité du rattra­page effectué en à peine une génération face aux pays industrialisés d’Europe et d’Amérique du Nord le prouve, le Japon était prêt à se moderniser. Le choix forcé de l’ouverture et de l’industrialisation a peut-être été difficile, mais les Japonais ont certainement beaucoup moins senti que d’autres, confrontés à une situation semblable, cette rupture totale et cette remise en cause de son identité par rapport à son passé. Face à l’Occident triomphant lors de l’ouverture du pays, de même que face à la Chine dans l’Antiquité, le mot d’ordre fut « Techniques occidentales, esprit japonais ». D’où une continuité dans les références au passé confortant l’impression d’un destin à part.

Malgré tout, dans l’inconscient japonais, il ressort le sentiment d’être toujours en retard. Michel Pensereau note quelque chose de touchant dans cette « quête fiévreuse d’innovation des japonais » caractérisée par la hantise « d’avoir manqué le coche, de rater le train du progrès26 ». Meilleur élève de l’Occident à la fin du XIXe siècle, meilleur ennemi aussi une génération plus tard. Ce sentiment touchant a pu se transformer en fiévreux nationalisme et en volonté de puissance comme l’ont démontré les excès de la guerre du Pacifique. Une difficulté à se penser en de­hors de son propre territoire qui explique aussi pourquoi les Japonais, qui n’étaient pratiquement jamais sortis de leur archipel, ont certainement été les plus mauvais colonisateurs que le monde ait connu, incapable d’élever leur modèle pour le pro­poser à d’autres peuples.

D’où cette histoire ponctuée d’ouvertures et de fermetures où l’archipel ac­cueille l’Autre, reçoit du non-Japon, ou, au contraire, se replie sur lui-même27. À chaque époque critique de son histoire, se sont affrontés au Japon les partisans de ces deux visions. Cependant, le rapport au monde moderne l’oblige à repenser cette attitude binaire et à chercher sa place dans un système-monde ouvert et interdé­pendant. Il l’oblige à se repenser depuis la fin de la guerre froide et à considérer la place à donner à une histoire qui a du mal à passer : celle de la guerre du Pacifique. Ce dernier exemple illustre bien le problème actuel du Japon. Bien sûr il y a eu les excuses officielles japonaises à sept reprises depuis 1972 ; bien sûr, il y a souvent une instrumentalisation des crimes de guerre, principalement de la part d’une Chine toujours prête à utiliser le sentiment anti-japonais à des fins de politique intérieure pour rappeler le rôle du parti communiste dans la libération du pays28. Mais il y a surtout une incompréhension face à ce superbe isolement qui conduit le Japon à ne pas encore sentir partager une histoire commune avec ses voisins. Une incom­préhension qui culmine dans les visites29 plus ou moins fréquentes des différents Premiers ministres au sanctuaire Yasukuni et la difficulté qu’a l’opinion publique de véritablement se prononcer sur cette question. Le problème du Japon est toujours de parler de lui-même. Il serait temps comme le préconisait Umesao Tadao dès les années 1970 que la culture japonaise s’ouvre au Monde, qu’elle ne soit pas prise comme un ensemble indivisible et immuable, perçue comme uniquement la propriété des Japonais[22].

Une évolution est cependant en cours, qui laisse peut-être augurer la fin des raisonnements simplistes. Les problèmes actuels du Japon sont ceux d’un pays mo­derne du XXIe siècle, industriel, urbain, éduqué et au comportement malthusien[23]. L’histoire du pays de mieux en mieux connue et débattue. Les minorités sont prises en compte et reconnues comme éléments constitutifs de la nation. Les interroga­tions se font face au vieillissement de la population[24], face au retour de descendants de japonais émigrés (nikkeijin) à la culture différente, face à la présence d’étrangers plus nombreux ou face aux problèmes environnementaux. Le pays se positionne petit à petit entre Chine et États-Unis, cherchant sa voie et des alliances ailleurs, vers l’Australie, l’Europe ou l’Inde et non dans un repli sur lui-même. Finalement, le Japon semble, dans ses évolutions récentes et ses interrogations sur ce qu’il est, en train de devenir un pays normal.

 

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[1]Benedict (1946).

[2]Huntington (2000).

[3]Pelletier (1997).

[4]  Berque (1986), Pelletier (1997).

[5]Macé (2008) p. 21.

[6]Ibid.

[7]La province de Yamato est le berceau historique du Japon, située sur l’île d’Honshû. On n’en connait toujours pas l’emplacement exact. Deux localisations opposent les historiens, soit l’actuelle préfecture de Fukuoka, soit le Kinai, autour de Nara.

[8]De fait, avant la fin du XIXe siècle le Japon n’est intervenu sur le continent que deux fois, en l’occurrence sur la péninsule Coréenne, au Ve siècle et au XVIe siècle.

[9]Par exemple, le livre de l’historien Amino Yoshihiko Qu’est-ce que le Japon ? s’est vendu en 2000 à plus de 140 000 exemplaires, ce qui est exceptionnel pour un ouvrage universitaire. Cité par Pelletier (2003) p. 16.

[10]Macé (2006) p. 49.

[11]Le shintô d’État est la seule vraie tentative d’unification qui a duré du début de l’ère Meiji (1868) à la défaite de 1945. Dans une sorte de Kulturkampf à la japonaise, il s’agissait de redonner à la culture japonaise sa pureté originelle et de la purger des éléments étrangers, dont le bouddhisme. Il fallait pour répondre au défi de l’Occident donner au Japon une religion nationale avec un culte dédié à l’Empereur. Les résultats ont été plutôt mitigés, surtout au niveau des funérailles, et la culture populaire est restée à bien des égards très rétive à cette religion officielle. Au regard des deux mille ans d’histoire du shintô, on peut assimiler cette période à une parenthèse.

[12]Nakane (1974).

[13]Buissou (1984) p. 319.

[14]Pitte (1991) p. 47.

[15]Pezeu-Massabuau (1981).

[16]L’ancien nom de l’actuelle Tokyo.

[17]Le shogun était pendant l’époque d’Edo le gouverneur militaire qui possédait la réalité du pouvoir politique, le rôle de l’Empereur, confiné à Kyôto, étant limité à l’accomplissement des rites.

[18]Reischauer (1973), vol. 1, p. 117.

[19]De 1952 à 1972, les États-Unis ont administré officiellement Okinawa, qui était sous « administration résiduelle ».

[20]Même s’il ne faut pas omettre l’évolution démocratique de la Corée du Sud et de Taiwan ; cf. Dumont, Gérard-François, « Taiwan entre l’indépendance et l’annexion », Géostratégiques, n° 17, 2007.

[21]Eisenstadt (1996).

[22]Umesao (1983).

[23]Dumont, Gérard-François, « Japon : les enjeux géopolitiques d’un « soleil démographique couchant » », Géostratégiques, n° 26, 1er trimestre 2010.

[24]Ducom, Estelle, « Le Japon, un laboratoire du vieillissement », Population & Avenir, n° 683, mai-juin 2007, www.population-demographie.org

 

 

 

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