L’identité intellectuelle de deux écoles historiques La nouvelle histoire en Chine et les Annales en France

Zhou Lihong

Université Sun Yat-sen

2eme trimestre 2014

Ce travail s’attaché à décrire l’implantation et l’évolution des deux courants historiographiques que sont la nouvelle histoire en Chine et les Annales en France. Avec l’ouverture de la Chine du XIXe siècle aux courants extérieurs, de nouvelles pensées historiques se formèrent, telle une « révolution historiographique » critiquant l’historiographie traditionnelle. Elle était notamment fondée sur l’étude ordonnée des archives, la coopération interdisciplinaire et des études critiques. Côté français, c’est l’école des Annales qui joua le rôle d’une nouvelle Histoire. Avec Henri Berr, proclamant que l’histoire, reine des disciplines, devait prendre la responsabilité d’unir les dif­férentes disciplines, en considérant que toutes les connaissances sur le passé sont le produit de la réglementation des pensées, l’écho s’en trouva décuplé avec deux jeunes historiens Lucien Febvre et Marc Bloc, les fondateurs de l’école des Annales. Ainsi, même si la nouvelle histoire en Chine et l’école des Annales en France apparurent dans deux pays différents et n’eurent pas d’échanges directs, ils eurent cependant beaucoup de points communs. Les deux écoles furent le champ expérimental de l’historiographie moderne dont les caractéristiques communes telles que la conception de l’histoire totale et l’intégration des disciplines sont devenus les caractéristiques essentielles de l’historiographie moderne

Le titre est volontairement paradoxal, parce qu’on dit souvent que la nouvelle histoire en Chine dans les années vingt et trente a été beaucoup influencée par l’histoire dite positiviste en France et dont l’école des Annales fit précisément une de ses cibles. Mais quand la nouvelle histoire se développait vigoureusement en Chine dans les années vingt et trente, l’école des Annales ne faisait que percer sa coquille à Strasbourg. Les historiens chinois n’entendirent pas parler de l’école des Annales jusqu’aux années cinquante[1] et peu de liens entre l’une et l’autre furent établis. Cet article a pour objectif d’explorer et expliquer les points communs entre ces deux courants historiographiques.

La « nouvelle histoire » en Chine dans les années vingt et trente du XXe siècle

L’historiographie chinoise prenant naissance dans la période précédant la dynastie Qin et qui est florissante dans la dynastie des Song du Nord et celle des Song du Sud, a une longue histoire de plus de trois mille ans. Dans la première partie de la dynastie Qing, les succès de l’historiographie chinoise ont été remarquables avec les œuvres récapitulatives sur la critique historique, l’étude critique des textes et la théorie his­torique. Avec l’irruption de la Guerre de l’opium en 1840, les ennemis d’Outre-mer sont venus en Chine à flots continus, et les pensées occidentales, surtout les théories et méthodes historiques ont commencé à être transmises. C’est pourquoi la société chinoise subit un bouleversement jamais rencontré jusqu’alors[2]. Ce grand change­ment a entraîné la transformation de la culture traditionnelle chinoise et certains chercheurs commencèrent à réfléchir sur les théories et méthodes de l’historiogra­phie chinoise, si bien que sa modernisation date de cette période.

Les intellectuels chinois assimilèrent les pensées historiques occidentales qui traversèrent le Japon. Depuis la restauration de Meiji, le Japon avait commencé à importer cultures scientifiques et théories historiques européennes. À l’époque de la Réforme des Cent Jours, un groupe d’intellectuels chinois commença à introduire en Chine les livres historiques traduits par les chercheurs japonais. Après l’échec de la Réforme, Liang Qichao (1873-1929) s’exila au Japon où il fut influencé par les milieux intellectuels japonais. Bientôt, un groupe d’intellectuels chinois commença à former de nouvelles pensées historiques, telle une « révolution historiographique » critiquant l’historiographie traditionnelle.

L’article intitulé « la nouvelle histoire » de Liang Qichao paru en 1902, indi­quait une nouvelle orientation de l’historiographie en Chine, mais aussi l’émergence d’une conscience historique moderne parmi les intellectuels chinois. Dans cet ar­ticle, Liang Qichao expliqua que les vieux historiens chinois avaient quatre abus et deux défauts. Les quatre abus se déclinaient en ces affirmations : « ils n’écrivent que pour le gouvernement impérial et oublient le peuple » ; « ils n’écrivent que pour l’individu et ignorent le groupe », « ils n’écrivent que des choses surannées pour mieux éviter les questions d’aujourd’hui » ; « ils n’écrivent que les faits pour mieux passer à côté des idées ». Les deux défauts étaient qu’« ils savent narrer mais ne savent pas sélectionner des sources » ; « ils savent suivre les règles démodées mais ne savent pas créer ». Liang Qichao proposait alors deux idées pour guérir complètement les abus et défauts dans les études historiques traditionnelles. Premièrement, il promut une conception de « l’histoire totale », c’est-à-dire une histoire englobant tout le genre humain, le passé et le présent, les élites et le peuple, l’intérieur et l’extérieur d’un pays. Deuxièmement, il s’attacha à valoriser la coopération interdisciplinaire. Selon lui, la raison principale pour laquelle l’histoire traditionnelle ne pouvait pas s’adapter à la nouvelle époque, résidait dans le fait que les anciens historiens chinois ne tissaient pas de liens intimes avec la géographie, la géologie, l’ethnologie, la poli­tique, la religion, la loi et l’économie[3].

Liang Qichao mérite-t-il d’être considéré comme l’un des initiateurs de la nou­velle histoire en Chine ? La première grande floraison d’études historiques réno­vées s’est produite dans l’entre-deux-guerres avec les efforts d’une jeune génération d’historiens tels que Fu Sinian (1896-1950), Gu Jiegang (1893-1980), Chen Yinke (1890-1969). À quoi peut-on attribuer la floraison d’études historiques rénovées? En premier lieu, après le mouvement du 4 mai 1919, les méthodes et théories occi­dentales ont été introduites dans les milieux des études chinoises, et les cours sur les études critiques des documents historiques ont été créés dans les départements d’his­toire des universités[4]. En 1925 et 1928, deux instituts ont été fondés successivement pour promouvoir les travaux scientifiques en histoire : l’Académie d’Études natio­nales de Tsinghua et l’Institut d’histoire et de philologie dans l’Académie centrale. Ensuite, grâce aux grandes découvertes archéologiques, des dépouilles préhistoriques, des inscriptions oraculaires d’époque Yin (XIVe-XIe siècles avant Jésus-Christ), des anciens ustensiles en cuivre, des manuscrits de Dunhuang furnt utilisés par des cher­cheurs, beaucoup élargissant leur vision de recherche[5]. Enfin, avec l’évolution du mouvement de la nouvelle littérature, des études sur les romans, les théâtres et les littératures populaires prospérèrent. Pendant cette si courte période, les études historiques en Chine ont fait des progrès remarquables, si bien que les recherches générales ont évolué dans un sens de plus en plus spécialisé, et beaucoup d’hommes de talent surgirent à cette époque-là[6].

Les innovations des études historiques pendant cette période se révèlent dans trois aspects : nouveaux documents, nouvelles questions et nouvelles directions.

Utiliser les nouveaux documents

Premièrement, ayant emprunté les méthodes d’études historiques du positivisme occidental, les chercheurs de cette période, tinrent à mettre des documents en ordre avec les méthodes scientifiques. Dans les Idées principales de l’histoire de la philoso­phie en Chine, Hu Shi (1891-1962) proposera d’« étudier tous les documents avec les méthodes scientifiques et les idées précises et ensuite résumer les chemins de la vie, les origines des pensées et les visages réels de leurs théories »[7]. Fu Sinian indiqua que, selon lui, « l’histoire, c’est l’étude des documents ». Il appela les historiens à faire de leur mieux pour collectionner des documents[8].

Ces historiens insistèrent bien sur le fait qu’ils utilisaient de nouveaux docu­ments. Wang Guowei (1877-1927) proposa d’utiliser le système de la « double preuve », c’est-à-dire d’établir que les documents historiques et les vestiges culturels mis à jour se vérifient l’un et l’autre ; par exemple, il utilisera des inscriptions ora-culaires d’époque Yin et des inscriptions dans des anciens objets de bronze à confir­mer des livres anciens comme Shiji ((( jÈiE)) ou Mémoires historiques de Simaqian), Shanhaijing ({ lU^PÉe)) ou Livre des monts et des mers), Tchou-Chou-Ki-Nien {i lY^Sfl^)) ou Les Annales de Bambou) et Chuci (ou Les chants de Chu)[9]. En étendant la « double preuves» de Wang Guowei, Fu Sinian proposera de considérer que des documents directs et indirects sont également importants, que les notes du fonctionnaire et du populace, de l’intérieur et de l’extérieur de Chine, éloigné et proche se consultent, que les matériaux oraux et écrits soient également impor­tants. Gu Jiegang, qui a lancé un mouvement des critiques de l’histoire ancienne, collectionnera non seulement des sources de l’histoire officielle, mais aussi celles de la chanson populaire, le dialecte, le proverbe, l’énigme, le livret, les us et coutumes et la religion populaire[10]. En collectionnant les sources de ce dernier, méprisées par l’élite lettrée, l’inspiration lui vint pour formuler, entre 1920 et 1923, une « théo­rie stratigraphique sur l’accumulation et la falsification de l’histoire de l’antiquité chinoise en couches successives ». ChenYinke, quant à lui, mit l’accent sur les nou­velles sources et sur les nouvelles opinions qu’il attendait chaque fois que nécessaire pour corriger ses articles[11]. Il excellera à utiliser des poèmes pour étudier l’histoire, en élargissant ainsi beaucoup le champ des sources. En dehors des documents offi­ciels, les fondateurs de l’histoire économique et sociale en Chine s’intéressèrent aux documents populaires. Par exemple, pour démêler l’évolution et l’application de Yi Tiao Bian Fa (The Single Whip Law), Liang Fangzhong (1908-1970) a étudié plus de mille titres des chroniques locales qu’il avait collectionnées dans les différents bibliothèques en Chine, au Japon et aux États-Unis[12].

Poser les nouvelles questions

Non seulement les historiens de la nouvelle histoire comptèrent sur des docu­ments, mais aussi ils s’attachèrent à « explorer les règles générales de l’histoire à travers les relations mutuelles et les liens de cause à effet des choses »[13]. Hu Shi a dit : « L’histoire a deux côtés, l’un est scientifique, qui fait attention à collectionner et à arranger des documents ; l’autre est artistique, qui attache de l’importance à raconter et à expliquer les événements historiques ». Chen Yinke a dit : « Ce qu’on trouve est en fait une petite partie des documents que les ancêtres ont laissés. Si on voulait guetter toute la structure des choses en s’appuyant sur ces fragments, il nous faudrait avoir la vision et l’esprit avec lesquels les artistes goûtent des pein­tures et des sculptures de l’époque ancienne, et ensuite on pourrait comprendre ce que les ancêtres ont dit ». C’est pourquoi Chen Yinke chercha souvent des pistes à travers les poèmes des intellectuels pour témoigner des causes et conséquences des grands évènements. Par exemple, dans son chef-d’œuvre, Biographe non-officiel de Liu Rushi, ayant étudié des différents écrits des intellectuels à la fin de la dynastie des Ming et au début de la dynastie des Qing, Chen Yinke a prouvé que la res­tauration des Ming avait progressé clandestinement avec le soutien de beaucoup d’hommes convaincus[14].

Liang Fangzhong, quant à lui, ne s’abîma pas dans des études critiques des textes, par contre, il chercha toujours à explorer les règles du développement de la société ancienne en Chine commençant par les questions en détail[15]. Par exemple, ayant étudié l’application et l’influence de Yi Tiao Bian Fa (The Single Whip Law) dans les différentes régions en Chine, Liang Fangzhong découvrit l’essence du changement de la structure de la société dans les dynasties Ming et Qing, notamment par le fait que Yi Tiao Bian Fa ait changé les valeurs et les modes de perception des impôts, ce qui provoqua le changement des relations entre le gouvernement et le peuple et renforcé la centralisation et la bureaucratie[16].

Lancer de nouvelles directions

Grâce aux nouveau documents et à la méthode d’interdisciplinarité, les his­toriens de la nouvelle histoire ont lancé des nouvelles directions de recherche en histoire telles que l’histoire sociale et économique, l’histoire culturelle, l’histoire des femmes et l’histoire du folklore.

L’histoire sociale et économique se développa dans les années trente du XXe siècle avec deux revues importantes comme le Journal de l’histoire sociale et économique et Shihuo. La première génération des fondateurs s’incarna en Guo Moruo (1892­1978) et Tao Xisheng (1899-1988), qui ont jeté les bases pour les recherches sur l’histoire sociale et économique en Chine. Influencé par Karl Marx et L.H.Morgan, Guo Moruo a publié Essai sur la société ancienne en Chine. Ayant assimilé les connais­sances des sciences sociales de toute espèce, Tao Xisheng a publié Les Analyses sur la société chinoise, L’Histoire de la société féodale en Chine, L’Histoire économique du Nord et du Sud Dynasties. Comme les représentants de la deuxième génération, Fu Yiling (1911-1988) et Liang Fangzhong ont reçu les éducations de l’économie et de la sociologie. Travaillant sur l’histoire des dynasties Ming et Qing, les deux préco­nisèrent l’association de l’histoire sociale et l’histoire économique, firent attention à la vie sociale du menu peuple et à « l’économie privée », critiquèrent les modes narratives de l’histoire des évènements et des politiques qui furent très populaires à cette période. Fu Yiliang mit l’accent sur les études des économies privées et attesta l’histoire par les sources populaires, les folklores et les stèles. Combinant les anciens livres des institutions et les changements du développement de l’économie et de la société, Liang Fangzhong mena les recherches sur les divers domaines de l’histoire sociale et économique en Chine[17].

L’histoire culturelle est une nouvelle direction de la nouvelle histoire. Liang Qichao, fondateur de l’histoire culturelle, a projeté de rédiger un gros volume de L’histoire de la culture en Chine incluant les conflits culturels entre la nationalité Han et les minorités nationales ainsi que leur influence, la convergence et l’in­fluence mutuelle entre les autres nationalités culturelles dans le monde et la culture chinoise, l’organisation politique de la nation chinoise, les classes et les corps de la société traditionnelle en Chine, les caractéristiques de la langue chinoise et son influence sur la culture, etc.[18] En 1936-1937, la maison d’édition des affaires commerciales a publié La série de l’histoire de la culture en Chine dirigée par Wang Yunwu et Fu Weiping, incluant l’histoire des classiques en Chine, l’histoire du Néoconfucianisme, l’histoire des mariages, l’histoire des peintures, l’histoire des livres, l’histoire de l’épigraphie, etc., au total cinquante espèces. Dans les années vingt et trente du XXe siècle, une série d’œuvres réputées sur l’histoire culturelle ont été publiées, telles que La Culture chinoise et les soldats chinois écrite par Lei Haizong, Les Ermites chinoises et la culture chinoise écrite par Jiang Xingyu, L’Histoire des cultures européens répondues en Chine écrite par Jiang Tingyou[19]. Deux livres de Chen Yinke, Essai de l’histoire politique de la dynastie des Tang et Aperçu des origines des instituions dans les dynasties Sui et Tang, servent comme modèle de l’histoire culturelle à cette époque. Considérant les races et les cultures comme l’essence du problème de l’histoire et de la culture dans la dynastie des Tang, Chen Yinke posa des notions importantes : « la politique des particularismes du centre de la plaine de Shaanxi » ; « les systèmes des nationalités de non-han et de han » ; « les sangs et les régions » ; lesquelles ont eu des grandes influences dans les milieux de recherche[20].

Les études des populations féminines ont pris un place importante dans les recherches de Chen Yinke. Il a publié une série des œuvres importantes sur les femmes dans l’histoire chinoise dont les sujets sont vastes tels que les relations entre l’origine de l’impératrice Wuzetian et le bouddhisme, la biographie non-officielle de Liu Rushi. Dans ses œuvres, il a découvert l’esprit héroïque des femmes banales et a dépeint les personnages emblématiques de l’esprit non-conformiste pour explorer le style et l’apparence de leur époque[21].

Gu Jiegang a posé la première pierre pour les études du folklore, en fondant l’association des folklores et publiant deux revues L’art et la littérature populaire et L’hebdomadaire des mœurs folkloriques. Il proposa à étudier les contes légendes, les énigmes, les blagues, les superstitions, les étiquettes et coutumes, les conditions climatiques des quatre saisons et les fêtes[22]. Utilisant maints exemples, il a étudié les changements des contes et légendes de Dame Mengjiang dans les différentes époques durant 2500 ans en Chine selon des documents et des sources populaires. Selon lui, les intrigues de l’histoire de Dame Mengjiang changeaient sans cesse avec les mouvements des centres culturels et connaissait des ajouts de nouveaux éléments selon les changements d’époques[23].

L’École des Annales

À la fin du XIXe siècle, influencées par l’historiographie de Ranke, les études his­toriques en France se sont développées en direction de la professionnalisation, avec la Revue historique fondée par Gabriel Monod, le système de séminaire introduit de l’Allemagne et un livre populaire sur la méthodologie historique Introduction aux études historiques écrit par C.V. Langlois et C. Seignobos[24]. L’Histoire dite positiviste en France s’éprend de l’histoire politique et militaire, exagère le rôle des évènements, souligne l’importance des empereurs et des hommes politiques. Il regarde les études historiques comme des simples travaux de collectionnement et de rangement de documents[25]. L’historiographie de cette sorte a été critiquée par certains chercheurs dont le plus représentatif est Henri Berr, fondateur de la Revue de Synthèse historique (1900). Il proclama la nouvelle histoire et préconisa que l’his­toire, reine des disciplines, devait prendre la responsabilité d’unir les différentes disciplines. À son avis, l’histoire dite positiviste avait fait l’erreur de diviser le sujet et l’objet et de diviser les pensées et le corps. Il pensa, par contre, que les pensées avaient eu joué un rôle actif dans les analyses. En fait, toutes les connaissances sur le passé sont le produit de la réglementation des pensées. C’est pourquoi il pensa que l’histoire ait dû combiner avec la philosophie[26]. On trouve l’écho des propositions d’Henri Berr chez deux jeunes historiens Lucien Febvre et Marc Bloc, les fonda­teurs de l’école des Annales.

En 1929, Lucien Febvre et Marc Bloc, professeurs à ce moment-là à l’Université de Strasbourg, fondent la revue des Annales d’histoire économique et sociale avec les nouvelles conceptions de l’historiographie que l’on peut résumer en trois points. En premier lieu, l’histoire problématique se substitue à l’histoire narrative. Selon ces deux historiens, « l’histoire n’est pas seulement une science du passé, mais aussi une science du présent »[27]. C’est pourquoi, selon eux, les historiens doivent poser des questions aux archives et établir des hypothèses. Ils promurent ensuite l’histoire totale et pensèrent que les historiens devaient étudier toute la société dans laquelle la politique, la structure sociale, l’économie et les croyances sont croisées[28]. Enfin, pour réaliser les deux objectifs précités, ils proposèrent de briser les frontières des disciplines et de travailler en coopération avec la géographie, la sociologie, la psychologie, l’économie, la linguistique et l’anthropologie. Comme l’affirmait Lucien Febvre, « historiens, soyez géographes, soyez juristes aussi et sociologues et psychologues, ne fermez pas les yeux au grand mouvement qui, devant vous, transforme à une allure vertigineuse les sciences de l’univers
physique »[29].

Les trois générations des historiens des Annales ont brillamment réalisé ces pro­positions. Marc Bloch et Lucien Febvre, représentants de la première génération, pratiquèrent vigoureusement l’histoire problématique. Bloch pensa que les histo­riens auraient dû remonter à la société du passé à partir du présent. En comparant les fermes du nord de la France et les villages en Grande Bretagne, il trouve, par exemple, que les terres à bandes sont très répondues dans la région de Picardie, mais les pacages en Grande Bretagne sont divisés en de nombreuses parcelles par des palis et paravents. À partir des faits actuels, il explora les raisons historiques pour lesquelles les deux pays aient eu cette différence.[30] La thèse de Febvre, Philippe II et la Franche-Comté sert d’exemple pour étudier l’histoire totale de la société humaine, en étudiant non seulement les conflits politiques à la fin du XVIe siècle, mais aussi le paupérisme, le surpeuplement, l’augmentation des prix et les désastres naturels[31]. Ils insistèrent également sur la collaboration de l’histoire avec d’autres disciplines. D’après Febvre, beaucoup de succès de recherche ne sont pas le fait de l’intérieur et du noyau de chaque discipline, mais du bord, du front et de la frontière commune des disciplines[32]. C’est pourquoi les deux historiens se sont battus pour intégrer les champs de la géographie, de l’économie, de la démographie et de la psycholo­gie à l’histoire. Par exemple, Les Rois thaumaturges de Marc Bloch et Un Destin : Martin Luther de Lucien Febvre servent d’exemple de la coopération entre histoire et psychologie. Enfin, ils ont beaucoup élargi le domaine de sources historiques, en mettant à jour des comptabilités pour l’histoire économique, des registres parois­siaux pour l’histoire de démographie, des bâtiments, des pierres tombales et des vêtements pour l’histoire des mentalités.[33]

La deuxième génération des historiens des Annales représentés par Fernand Braudel ont changé le titre de leur revue des Annales d’histoire économique et sociale en Annales. Économies, Sociétés, Civilisations pour affirmer leur volonté d’élargir davantage leur domaine de recherche et de propager l’histoire totale. Pour soutenir les recherches interdisciplinaires, Braudel fonda la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH). La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II de Braudel est un modèle d’histoire totale, qui se divise en trois parties : La premier partie expose les environnements géographiques de la région méditer­ranéenne ; La deuxième partie explore la condition économique de la région médi­terranéenne ainsi que la forme socio-économiques et la façon de la guerre entre L’Empire ottoman et l’Empire d’Espagne qui dominaient la méditerranée à cette période ; La troisième partie enfin, celle de l’histoire traditionnelle, c’est-à-dire l’his­toire politique et militaire, en évoquant le processus de contestation de l’hégémonie par ces deux empires. Ces trois parties correspondent aux trois différents temps historiques, à savoir le temps géographique, le temps social et le temps individuel que Braudel aura nommés ensuite les multiples dimensions de la durée historique telles que la longue durée, la moyenne durée et la courte durée. La théorie de trois durées de Braudel, une contribution remarquable pour l’historiographie, indique sa réflexion profonde sur les notions de la cause et l’effet et de loi historique, ce qui est un choc sur l’histoire narrative[34].

La troisième génération des historiens des Annales représentés par Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie, Marc Ferro est monté aux première loges après le mouvement du mai 1968. À ce moment-là, une transformation profonde se déploya dans les milieux des recherches dans le monde occidental, et beaucoup de nouvelles disciplines apparurent telles que la nouvelle économie, la linguistique moderne, la sociologie historique, la géographie historique et l’anthropologie historique, etc. Afin d’assurer la domination de l’histoire dans cette nouvelle tendance de la révo­lution des connaissances, cette génération d’historiens poussa le mouvement de la nouvelle histoire pour promouvoir de nouveaux problèmes, de nouvelles méthodes et de nouveaux objets. En examinant les nouveaux domaines comme les mentalités, les représentations, l’écologie, et les actions humaines, ils inaugurèrent une série des nouvelles directions de recherche telles que l’histoire du climat, l’histoire de la mort, l’histoire des fêtes, l’histoire des enfants, l’histoire des femmes, l’histoire des livres, l’histoire de l’alphabétisation et l’histoire de la mémoire[35]. Ils ont hérité la théorie de la longue durée de Braudel et utilisé l’histoire quantitative pour explorer les diverses structures dans l’histoire et les phénomènes qui sont quasi immobiles mais qui ont des influences profondes. L’École des Annales commença à avoir la haute main sur les recherches historiques en France depuis l’époque de Braudel. Mais jusqu’à l’époque de la troisième génération, cette école fut reconnue dans le monde, parce que la plupart des historiens maîtrisaient l’Anglais, ce qui leur permit de nourrir des relations intimes avec les historiens américains, anglais, russes, etc. Ils furent invités à participer aux colloques étrangers, à donner des conférences inter­nationales, et leurs œuvres ont été traduites en plusieurs langues. Corrélativement, la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH) invita régulièrement des chercheurs de premier classe dans le monde à Paris pour poursuivre des recherches interdisciplinaires.

Les points communs entre la nouvelle histoire en Chine et l’école des Annales en France

Même si la nouvelle histoire en Chine et l’école des Annales en France appa­rurent dans deux pays différents et n’eurent pas d’échanges directs, ils eurent cepen­dant beaucoup de points communs. En premier lieu, les deux promurent l’histoire totale qui englobe tous les aspects de la vie humaine et met l’accent sur le peuple ordinaire et le prolétariat. Ensuite, les deux préconisèrent des recherches interdis­ciplinaires. Liang Qichao postula que l’histoire avait des liens intimes avec la géo­graphie, la géologie, l’ethnologie et l’anthropologie, etc. Gu Jiegang, Chen Yinke et Fu Yiling pratiquèrent l’interdisciplinarité des recherches en abordant l’histoire respectivement par les folklores, les poèmes et les coutumes. Quant à l’école des Annales, les trois générations d’historien ont agrandi l’un après l’autre le terrain d’histoire en combinant la géographie, la psychologie, la sociologie, l’économie et l’anthropologie pour découvrir de nouveaux sujets. Troisièmement, les deux écoles utilisèrent les nouveaux documents et les nouvelles méthodes. Se présentant au moment opportun des grandes découvertes archéologiques, les historiens chinois ont utilisé des dépouilles préhistoriques, des inscriptions oraculaires d’époque Yin (XIVe-XIe siècles avant Jésus-Christ) et des anciens ustensiles en cuivre pour étudier l’histoire ancienne de la Chine. L’école des Annales en France souligna également l’utilisation des nouvelles sources. Emmanuel Le Roy Ladurie a collectionné les données de dendrochronologie, de glacier, des vendanges pour étudier l’histoire du climat en Europe. Michel Vovelle a collectionné des testaments pour explorer la déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle. Maurice Agulhon a approfondi la transmission du sens du républicanisme au XIXe siècle en France à travers les statues de Marianne. Mona Ozouf, quant à elle, a fait des recherches sur les céré­monies des festivals dans son livre La Fête révolutionnaire. La nouvelle histoire en Chine et l’école des Annales en France ont essayé d’utiliser les nouvelles méthodes, surtout la méthode quantitative. Au début du XXe siècle, Liang Qichao a déjà rendu compte de l’histoire quantitative, qui ensuite a pratiqué cette méthode pour étudier la propagation du christianisme en Chine et les immigrations de toutes les dynasties dans l’histoire chinoise[36]. En raison de sa supériorité en matière de description de « l’histoire quasi immobile », l’histoire quantitative a été universellement pratiquée par la troisième génération de l’école des Annales pour explorer l’évolution du climat, la transmission des livres, le processus de déchristianisation.

Enfin, La nouvelle histoire en Chine et l’école des Annales en France accen­tuèrent les liens entre le présent et le passé. Selon Liang Qichao, « l’objectif des historiens, c’est de laisser des nationaux connaitre les liens intimes entre la vie du présent et celle du passé et de l’avenir »[37]. Chen Yinke dit souvent qu’il faut chercher des expériences dans l’histoire. Comme historien, il pense toujours les questions actuelles telles que les raisons de la prospérité et de la ruine de toutes les dynasties dans l’histoire chinoise, les relations entre la Chine et les nationalités frontières, les transformations des institutions de toutes les dynasties dans l’histoire chinoise et les raisons pour lesquelles la culture chinoise pourrait durer si longtemps[38]. Quant à l’école des Annales qui préconise l’histoire problématique, elle souligna d’avantage les relations intimes entre le passé et le présent. Selon Marc Bloch : « parfois, dans certains directions, les connaissances du présent sont plus directes pour comprendre l’importance du passé »[39]. D’après Fernand Braudel, l’histoire est l’enfant de son temps[40].

Les points communs, ne pourraient certainement pas couvrir les différences entre eux. Par exemple, l’école des Annales met en cause l’historiographie « positi­viste » qui a pourtant favorisé la nouvelle histoire en Chine. La nouvelle histoire en Chine suivit les idées historiques du progrès, par contre, l’école des Annales brisa les ordres narratifs et posa la théorie de trois durées attachant de l’importance à la structure et à la tendance. L’école des Annales est une école cohérente transmise sur plusieurs générations, les historiens de la nouvelle histoire en Chine sont eux très divisés, ayant même des conceptions différentes sur la nouvelle histoire[41]. Bien sûr, explorer ces différences n’est pas l’objet de cet article, mais en quoi la nouvelle histoire en Chine influencée par l’historiographie dite positiviste, a des points com­muns avec l’école des annales laquelle met en cause l’historiographie « positiviste » ? Je voudrais essayer d’éclaircir ce paradoxe.

En premier lieu, l’historiographie « positiviste » est seulement une des origines des pensées des historiens chinois en dehors de laquelle ils sont beaucoup influencés par la conception de l’histoire civilisationnelle. L’histoire civilisationnelle, apparue au XVIIIe siècle avec Voltaire comme fondateur, proposa que les études devaient dé­passer les frontières de la politique et des affaires militaires et explorer la culture, les mœurs et coutumes. Au XIXe siècle, avec les efforts de François Guizot, de Henry Thomas Buckle et de Jacob Christoph Burckhardt, l’histoire de la civilisation a élar­gi de plus en plus son domaine de recherche, pris en considération la coopération interdisciplinaire, adopté la statistique des données et l’analogie de l’économie, la méthode des images de l’art, les métaphores de la littérature, et même l’hypothèse, l’observation, l’analogie, l’analyse et la synthèse des sciences naturelles[42]. Dans la deuxième partie du XIXe siècle, la conception occidentale de l’histoire de la civili­sation a été transmise au Japon où surgit une vague de publications sur l’histoire générale de la civilisation, telle que L’histoire de la civilisation au Japon. Au début du XXe siècle, poussé par le courant de la nouvelle histoire et l’éducation historique des écoles, les intellectuels chinois commencèrent à traduire des œuvres sur l’histoire de la civilisation à travers le Japon[43], ce qui a beaucoup favorisé le mouvement de la nouvelle histoire. En absorbant la conception de la civilisation en Europe, les intellectuels comme Liang Qichao ont formé l’idée de l’histoire totale qui exige l’élargissement de la vision de l’histoire et l’utilisation des méthodes interdiscipli­naires. Semblablement, l’école des Annales en France vient de la même lignée de l’histoire de la civilisation, ce qui lui permet de marcher dans le même chemin que la nouvelle histoire en Chine.

Ensuite, l’antagonisme entre historiographie « positiviste » et école des Annales n’est pas aussi grave qu’on puisse l’imaginer. Les méthodes pour vérifier des docu­ments que pose l’historiographie « positiviste » ont créé les fondations pour une spécialisation de l’histoire, ce qui est essentiel pour les études historiques de l’école des Annales. Semblablement, même si l’historiographie « positiviste » soutient que toutes les recherches sont fondées sur les documents, elle ne refuse pas de « devi­ner ». Par exemple, Langlois et Seignobos ont écrit dans l’Introduction aux études historiques : « à partir des faits que les documents nous offrent, on essaie d’utiliser la méthode qui permet de deviner un nouveau fait. Si cette méthode est correcte, c’est une méthode juste et légitime pour obtenir les connaissances »[44]. Même si Fu Sinian et Chen Yinke sont souvent classés comme appartenant à l’école de la cri­tique des documents, le premier a des réflexions systématiques sur l’historiographie, le second pratique également de l’histoire problématique. En fait, le classement entre historiographie « positiviste » et historiographie problématique et celui entre école de la critique des documents et école de la théorie historique est arbitraire. Selon le Professeur Sang Bing, le critique des documents et la théorie historique ne sont pas antinomiques, mais complémentaires. Le processus de collection des documents permet aussi de découvrir les relations inhérentes entre les choses[45]. Les milieux de recherche en France sont également en train de réfléchir aux étiquettes qu’on a affublées à l’historiographie « positiviste » telles que « l’histoire narrative », « l’histoire des évènements » en niant ses liens avec l’école des Annales[46].

L’historiographie « positiviste » et l’école des Annales pratiquèrent effectivement la course de relais dans la voie de la modernisation des études historiques. Celle-là jeta la base scientifique et professionnelle pour les études historiques, ce dernier chercha les outils et les méthodes dans les autres sciences sociales, et légitima l’histoire par l’attention portée à l’actualité, et anima enfin l’histoire par le dialogue incessant avec les documents. Les deux écoles furent le champ expérimental de l’historiographie moderne dont les caractéristiques communes telles que la conception de l’histoire totale et l’intégration des disciplines sont devenus les caractéristiques essentielles de l’historiographie moderne[47]. Seulement pour les études historiques en France, le chemin vers l’historiographie moderne a été pratiqué par deux écoles et au moins deux générations d’historiens. Par contre, en Chine, une seule génération d’historiens des années vingt et trente a couvert deux pas, c’est-à-dire, le premier, de l’historiographie traditionnelle à l’historiographie « positiviste », le deuxième, de l’historiographie « positiviste » à l’histoire totale.

Enfin, pourquoi les historiens de la nouvelle histoire en Chine ont fait jaillir des capacités créatives et synthétiques si exceptionnelles dans un laps de temps si court ? On pourrait attribuer ce phénomène à leur époque de formation dotée de circonstances exceptionnellement favorables. Cette génération d’historiens nés dans une époque où l’examen impérial n’avait pas été annulé, connurent l’expérience d’apprendre Les Quatre Livres et Les Cinq Classiques dans l’école privée de la Chine traditionnelle. Dans leur jeunesse, ils ont eu la chance de rencontrer une époque ouverte et réformatrice, et c’est pourquoi beaucoup de jeunes gens parmi eux sont partis en Europe et aux États-Unis pour faire des études. Et comme, ils jetèrent une base solide d’étude de la civilisation chinoise ancienne, ils surent comment utiliser et sélectionner les pensées et méthodes occidentales, lorsqu’ils les rencontrèrent Chen Yinke commença par exemple à faire des études à l’école privée à l’âge de sept ans. Six ans après, il était parti au Japon pour faire des études. À l’âge de vingt ans, il était en Allemagne. Durant sa jeunesse, il a fait des études successivement à l’Université de Berlin, de Zurich, de Paris et à Harvard. Lorsqu’il rentra en Chine pour obtenir le poste de professeur à l’Académie d’Études nationales de Tsinghua, il possédait déjà une connaissance interculturelle sino-occidentale[48]. Gu Jiegang a lu également Les Quatre Livres et Les Cinq Classiques depuis sa plus tendre enfance, et écouté de plus beaucoup de contes populaires chez ses grands-parents, ce qui lui donna l’intérêt pour l’histoire. Ensuite, il est entré à l’école de type nouveau pour se familiariser avec les idées scientifiques. En 1913, il a réussi l’examen pour entrer à la classe préparatoire de l’Université de Pékin. Ayant assisté à la conférence de Zhang Taiyan, il eut envie d’effectuer le travail d’étude historiographique de la civilisation chinoise ancienne. Puis il appris la méthode de l’historiographie occidentale grâce aux cours d’histoire de la philosophie chinoise de Hu Shi. Après cela, il fut assistant à l’Institut d’étude de la civilisation chinoise ancienne à l’Université de Pékin où il consulté des inscriptions oraculaires d’époque Yin et des copies de manuscrits de Dunhuang, ce qui l’amena à étudier l’histoire ancienne essentiellement à travers des objets matériels. Gu Jiegang lui-même attribua l’achèvement de sa formation d’historien dans l’étude de l’histoire ancienne à la coïncidence des occasions offertes par la tendance actuelle, du caractère individuel et de la situation[49].

Précisions nécessaires

On peut avancer que s’il n’y avait pas eu de guerre avec le Japon (1937-1945), ni de guerre civile entre le Kuomintang et le Parti communiste, ni de mouvements politiques après la fondation de la République populaire de Chine, les études his­toriques en Chine se seraient développées plus rapidement et favorablement à par­tir de ce point de départ si éclatant des années vingt et trente. Mais en réalité, le mouvement de la nouvelle histoire en Chine a été frustré après les années trente et quarante, montrant ainsi que le développement des études historiques ne pourrait pas se séparer des autres sciences sociales et des environnements institutionnels favorables. La situation de l’école des Annales contrastait avec celle de la nou­velle histoire en Chine. Après la deuxième guerre mondiale, les sciences sociales telles que l’économie, la sociologue, la psychologie se développèrent rapidement en France. En dialoguant avec ces sciences sociales, l’école des Annales ne cessa pas d’élargir son domaine de recherche. Braudel pensa que l’histoire pouvait prendre une responsabilité plus grande, « Pour le moment, l’historien devrait viser au ras­semblement des sciences de l’homme (peut-on leur fabriquer, grâce à l’informa­tique, un langage commun ?) plus qu’au perfectionnement de tel ou tel chantier. L’historien de demain fabriquera ce langage – ou il ne sera pas »[50]. « La longue durée » est une langue commune que Braudel proposa pour rassembler les sciences de l’homme. En vue de pousser l’interdisciplinarité, Braudel créa l’EHESS et la FMSN où les historiens de la troisième génération des Annales élevèrent le drapeau de la nouvelle histoire en inaugurant les nouvelles directions telles que l’histoire des femmes, l’histoire du climat, l’histoire de la mort et l’histoire de la mémoire. C’est précisément à partir du milieu des années cinquante que la République populaire de Chine renforça à la fois les recherches sur l’histoire politique, l’histoire des événements et l’histoire de la guerre et réprima l’histoire sociale, l’histoire cultu­relle et l’histoire des mentalités. L’école de la théorie historique occupait une place favorable, et la lutte des classes était devenue une tâche centrale. En conséquence, les études historiques ont été beaucoup politisées. La sociologie, l’anthropologie et la psychologie ont été abandonnées au même titre que la culture occidentale. Après la rupture avec l’Union soviétique dans les années soixante, les milieux des études historique en Chine ont totalement fermé leur porte[51].

Malgré tout, les études historiques en Chine n’étaient pas dans un état de sta­gnation. Certaines recherches continuèrent encore dans les fentes. D’abord, l’his­toire sociale et économique se développa dans une situation difficile. Après 1949, Fu Yiling s’est plongé dans les recherches sur les questions essentielles telles que « les embryons du capitalisme en Chine » et « le long piétinement de la société féodale en Chine ». Liang Fangzhong, quant à lui, insista sur l’indépendance académique et sur la scientificité académique : d’un côté, il étudia la nature de la société chinoise à partir de l’histoire de l’impôt foncier dans la dynastie des Ming; de l’autre, il collectionna des sources sur les registres de l’état civil, les champs, et les impôts fonciers qui avaient favorisé les études quantitatives de l’histoire de l’économie[52]. Ensuite, l’étude critique des textes et la paléographie se sont transmis de génération en génération. Par exemple, après 1949, Gu Jiegang étudiait sans cesse Le Livre chinois ancien (Shangshu), Chen Yinke étudiait Liu Rushi, Yang Shuda étudiait Le livre de la précédente dynastie des Han (Hanshu). Enfin, les travaux de collection à grande échelle des documents progressaient ponctués par L’Histoire comme un mi­roir (Zizhitongjian) et Les Vingt-quatre histoires, en modifiant Les cartes de la Chine de toutes les dynasties de Yang Shoujing et en éditant La Collection de livres des sources de l’histoire moderne en Chinë3.

Depuis les années quatre-vingt, les études historiques présentent une image de prospérité. Le point important des milieux de recherche s’est transféré des pensées aux recherches, de l’argumentation d’un écrit à l’étude critique des textes. Chen Yinke, Gu Jiegang et Fu Sinian sont devenus les idoles des jeunes chercheurs. Les succès des historiens de la nouvelle histoire ont été redécouverts par les recherches de la génération plus jeune. Par exemple, l’école de l’histoire sociale et économique inaugurée par Fu Yiling et Liang Fangzhong connaît des successeurs, dont Chen Chunsheng et Liu Zhiwei de l’Université Sun Yat-sen, sont les représentants parmi les plus remarquables. Les deux fondèrent l’Institut de l’anthropologie historique à l’Université Sun Yat-sen en faisant l’enquête dans le delta de la rivière de Perles et dans le delta de la rivière de Han pour explorer les questions telles que le clan

patriarcal, la religion populaire, les coutumes, les organisations sociales locales et la mode de la vie en campagne. De plus, ils travaillent à la combinaison des champs de recherche et de l’analyse des documents, la recherche diachronique et l’analyse conséquente, la recherche des institutions de l’État et la recherche de la société de base en explorant le développement et le mécanisme de la société des dynasties Ming et Qing[53].

En même temps, depuis la réforme et l’ouverture, avec la recommandation des chercheurs tels que Zhang Zhilian, Yao Meng et Lu Yimin, l’école des Annales s’est amplement diffusée dans les milieux de recherche en Chine. Jusqu’à maintenant, la majorité des œuvres des historiens représentatifs de l’école des Annales ont été traduites en chinois. De plus, les œuvres en étudiant l’école des Annales telles que The French Historical Revolution, The Annales School, 1929-1989 de Peter Burke et L’Histoire en miettes, des Annales à la « nouvelle histoire » de François Dosse ont été également traduites en chinois. Ces dernières années, les chercheurs en histoire mondiale en Chine ont publié une série d’articles de haute qualité et les étudiants de maîtrise et les doctorants ont choisi l’école des Annales comme sujet-titre de leur mémoire ou de leur thèse[54]. Pourtant, il manque encore quelque chose pour que ce soit complet, parce que la plupart des articles mettent l’accent sur la transmission et sur l’influence de l’école des Annales en Chine, mais négligent les succès de la nouvelle histoire comparable à ceux de l’école des Annales[55].

Depuis les années quatre-vingt-dix, l’historiographie occidentale a fait l’expé­rience du tournant linguistique. En face de la crise, l’école des Annales a réglé de nouveau la relation entre l’histoire et les sciences sociales en changeant le sous-titre de leur revue en « L’histoire et les Sciences sociales ». Si les études historiques en Chine peuvent offrir des contributions originales, il ne leur faut pas seulement ab­sorber des pensées historiques occidentales et la conception occidentale des sciences humaines, mais aussi réveiller la tradition de la recherche en Chine ainsi que pous­ser le processus de localisation des théories historiques.

-histoire de Liang Qichao », Lire, n° 12, 1993 ; Yang Guozhen, « L’Assimilation et l’interaction : l’histoire économique et sociale occidentale et l’école de l’histoire siociale et économique en Chine », Hou Jianxin (ed.), L’Histoire économique et sociale, la nouvelle direction des études historiques, Beijing, Maison d’édition des affaires commerciales, 2002 ; Song Xueqin, « La comparaison entre les pensées de « la nouvelle histoire » de Liang Qichao et celles de Marc Bloch », Sciences sociales de Shandong, n° 3 2012 ; Chen Zhiping, « Essai du chemin de l’histoire sociale et économique inaugurée par Fu Yiling, mémoires de la causerie sur la publication des œuvres de Fu Yiling », L’histoire économique de Chine, n° 1,2009.

[1]En 1955, ayant participé aux Xe Congrès international des sciences historiques à Rome, deux chercheurs russes A.M.]IaHkpaTOBa et racTOHe MaHaKopga ont publié respectivement deux articles pour introduire des opinions historiques de ce congrès dans lequel ils parlèrent de l’école des Annales. C’est à travers ces deux articles traduits en chinois en 1956 que les chercheurs chinois eurent pour la première fois connaissance de l’école des Annales.

[2]Qu Lindong, Précis de l’historiographie chinoise, Shanghai, Maison d’édition du peuple de Shanghai, p. 13, p. 53, p. 71-78.

[3]Liang Qichao, « La nouvelle histoire », Quatre œuvres de Liang Qichao, Changsha, Édition de Yuelu, 1985, p. 242-245 et p. 251.

[4]Li Xiaoqian, La Transmission des études historiques occidentales en Chine, 1882-1949, Shanghai, Maison d’édition de L’Université normale de la Chine de l’Est, 2007, p. 308.

[5]Cao Jiaqi, Les Études historiques en Chine du XXe siècle, Pékin, Maison d’édition de Xiyuan, 2000,56.

[6]Gu Jiegang, Avant-propos, Gu Jiegang, L’Historiographie chinoise contemporaine, Shenyang, Maison d’édition des éducations de Liaoning, 1998.

[7]Hushi, Idées principales de l’histoire de la philosophie en Chine, Beijing, Maison d’édition de l’Est,

1996, p. 6.

[8]Cao Jiaqi, Les Études historiques en Chine du XXe siècle, p. 122.

[9]Ibidem, p. 101-102.

[10]Gu Jiegang, « Zixu (préf. de Gu) dans Gushibian I », Sur le chemin de l’histoire, l’égo-histoire de Gu Jiegang, Beijing, Maison d’édition de l’Université Renmin de Chine, 2011, p. 48.

[11]Huang Xuan, « En souvenir de Professeur Chen Yinke, souvenir fragmentaire d’une assistante de quatorze ans de travail en commun », Actes du colloque international en souvenir du Professeur Chen Yinke, p. 70.

[12]Liu Zhiwei et Chen Chunsheng, « Les études de l’histoire sociale et économique de Monsieur Liang Fangzhong », Journal académique en sciences sociales de l’Université Sun Yat-sen, n° 6, 2008, p. 81, p. 73.

[13]Liu Jianming, « Essai sur la méthode comparative de Monsieur Chen Yinke », Actes du colloque international en souvenir de Professeur Chen Yinke, p. 237.

[14]Huang Xuan, « En souvenir de Professur Chen Yinke, souvenir fragmentaire d’une assistante de quatorze ans de travail commun », Actes du colloque international en souvenir de Professeur Chen Yinke, p. 70.

[15]Tang Mingsui, Liu Zhiwei, « L’ impression après la lecture de Les supplémentaires des recueils des articles sur l’histoire économique de Liang Fangzhong », Les Études sur l’histoire sociale et économique en Chine, n° 2, 1985, p. 105.

[16]Liu Zhiwei, Chen Chunsheng, « Les études de l’histoire sociale et économique de Monsieur Liang Fangzhong », p. 66.

[17]Yang Guozhen, « L’Assimilation et l’interaction : l’histoire économique et sociale occidentale et l’école de l’histoire sociale et économique en Chine », Hou Jianxin (ed.), L’Histoire économique et sociale : la nouvelle direction des études historiques, Beijing, Maison d’édition des affaires commerciales, 2002, p. 8.

[18]Liang Qichao, « Les méthodes des études historiques chinoises », Quatre œuvres de Liang Qichao,

  1. 111-112.

[19]Zhou Jiming, « Essai de l’histoire culturelle en Chine du XXe siècle », Études historiques, n° 6, 1997, p. 123-124.

[20]Cai Hongsheng, Regarder avec respect Chen Yinke, Beijing, Maison d’édition de Chine, 2004, 31.

[21]Ibidem, p. 14 ; Jiang Boqin, « Monsieur Chen Yinke et ses études sur l’histoire des mentalités en lisant La biographie non-officielle de Liu Rushi », La Biographie non-officielle de Liu Rushi et les études de la civilisation chinoise ancienne, les actes du colloque en souvenir de Professeur Chen Yinke, Hangzhou, Maison d’édition du peuple de Zhejiang, 1995, p. 93-94.

[22]Lu Jing, « Endurant des grandes difficultés dans les travaux de pionnier, Monsieur Gu Jiegang et les études du folklore en Chine », Journal d’histoire, n° 3, 1993, p. 4-5.

[23]Gu Jiegang, « Études des contes et des légendes de Dame Mengjiang », Gu Jiegang, Sur le chemin de l’histoire, légo-histoire de Gu Jiegang, p. 176-183.

[24]Guhang et Pang Guanqun, « La transmission de l’historiographie allemagne et la philosophie historique en France du XIXe siècle et son influence », Journal de l’historiographie, n° 4, 2012, 98-100.

[25]Paul Ricœur, Contribution de l’historiographie française à la théorie de l’histoire, trad. Wang Jianhua (français en chinois), Maison d’édition de l’Académie des sciences sociales, Shanghai, 1992, p. 37.

[26]Martin Siegel, « Henri Berr’s Revue de Synthèse Historique »,Hi’story and Theory, Vol. 9, n°3,

1970, p. 322-324.

[27]Fernand Braudel, Écrits sur l’histoire, trad. (français en chinois) Liu Beicheng et Zhou Lihong, Beijing, Maison d’édition de l’Université de Pékin, 2008, p. 76.

[28]Paul Ricœur, Contribution de l’historiographie française à la théorie de l’histoire, p. 37-38 ; Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, trad. (français en chinois) Huang Yanhong, Beijing, Maison d’édition du peuple de Chine, p.76.

[29]Georges Friedmann, « Lucien Febvre toujours vivant », Annales. Économies, Sociétés, Civilisa­tions, 12e année, n° 1, 1957, p. 4-5.

[30]François Dosse, L’Histoire en miettes. Des Annales à la « nouvelle histoire », trad. (français en chinois) Ma Shengli, Beijing, Maison d’édition de l’Université de Pékin, 2008, p. 56.

[31]François Dosse, L’Histoire en miettes. Des Annales à la «nouvelle histoire», p. 65.

[32]He Ping, L’Historiographie européene, Beijing, Maison d’édition des affaires commerciales, 2010, 313.

[33]Ibidem, p. 313-314.

[34]Paul Ricœur, Contribution de l’historiographie française à la théorie de l’histoire, p. 38,40.

[35]Quant au détail de la nouvelle histoire en France, vr. Lu Yimin, « Commentaire de la nouvelle histoire en France », Sciences sociales de Zhejiang, n° 5, 1992. Le professeur Lu Yimin pense que la nouvelle histoire en France est un mouvement intellecutuel dont les participants viennent non seulement de l’ école des Annales, mais aussi du camp de l’histoire traditionnelle et de celle marxiste.

[36]Xu Guansan, La nouvelle histoire de quatre-vingt- dix ans, Changsha, Maison d’édition de Yuelu,

2003, p. 56-57.

[37]Liang Qichao, « Les méthodes des études historiques chinoises », Quatre œuvres de Liang Qichao,109.

[38]Bian Senghui (ed.), Biographie suivant les chroniques historiques de Monsieur Chen Yinke, Beijing, Maison d’édition de Chine, 2010, p. 58.

[39]Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, trad. (français en chinois) Huang

Yanhong, p. 59-60.

[40]Fernand Braudel, Écrits sur l’histoire, trad. (français en chinois) Liu Beicheng et Zhou Lihong, Beijing, Maison d’édition de l’Université de Pékin, 2008, 2e éd. 2009, p. 6.

[41]Vr. Sang Bing, « La nouvelle histoire de la Chine moderne et sa transformation », Revue de la science historique, n° 11, 2007.

[42]Fu Qiong, « Essai sur l’histoire de la culture de l’Europe », thèse de l’Université de Fudan, 2008,109.

[43]Li Xiaoqian, La Transmission des études historiques occidentales en Chine, p. 71.

[44]C.V. Langlois, C. Seignobos, Introduction aux études historiques, trad. (français au chinois) Li Sichun, Beijing, Maison d’édition de l’Université du peuple de Chine, 2011, p. 138.

[45]Sang Bing, « Une Analyse de la proposition de Fu Sinian « L’histoire est seulement les études des documents » », Revue de l’histoire chinoise moderne, n° 5, 2007, p. 29, p. 31-32.

[46]Antoine Prost, « Charles Seignobos revisité », Vingtième Siècle, n° 43, juillet-septembre 1994.

[47]Wang Xuedian (ed.), Introduction de l’historiographie, Beijing, Maison d’édition de l’Université

de Pékin, 2008, p. 285, p. 311.

[48]Bian Senghui (ed.), Biographie suivant les chroniques historiques de Monsieur Chen Yinke, p. 37-91.

[49]Gu Jiegang, Préface de Gushibian, Shijiazhuang, Maison d’édition de l’éducation de Hebei, 2000, 22-96.

[50]Fernand Braudel, Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969, p.7.

[51]Wang Xuedian, « Quelques tendances principales de l’historiographie de la Chine continentale durant vingt ans récent », Sciences sociales de Shandong, n° 1, 2002, p. 91.

[52]Liu Zhiwei, Chen Chunsheng, « Les études de l’histoire sociale et économique de Liang Fangzhong », p. 72, p. 81.

[53]Chen Chunsheng, « La recherche de l’histoire sociale en Chine doit attacher de l’importance à la recherche sur champs », Recherche historique, n° 2,1993, p. 12 ; Chen Chunsheng, « Marcher vers le champ historique », Lire, n° 9, 2006, p. 23.

[54]Voir les articles sur l’école des Annales, Zhu Heshuang, « Les recherches sur l’anthropologie historique de l’école des Annales », Historiographie trimestrielle, n° 4, 2003 ; Wang Jinxin, « Henry Pirenne et l’école des Annales », Civilisations antiques, n° 4» 2007; Gao Guorong, « l’école des Annales et l’histoire des environnements », Historiographie trimestrielle, n° 3, 2005. Quant aux thèses sur l’école des Annales, vr. Pan Jianghong, « Essai de l’école des Annales », Université normale de la capitale, 2013 ; Wang Wei, « Essai de l’historiographie de Fernand Braudel », Université de Fudan, 2012 ; Zhang Zhengming, « Les significations de l’historiographie de l’école des Annales », Université de Heilongjiang, 2010. Quant aux mémoires sur l’école des Annales, voir, Chen Jian, « Essai sur l’histoire de la culture-mentalité de la première période de l’école des Annales », Université normale de la capitale, 2012 ; Liu Xuan, « La méthode interdisciplinaire de l’école des Annales », Université normale du Nord-Est de Chine, 2011; Yuan Lili, « Les images variables de l’école des Annales », Université normale de l’Est de Chine, 2010 ; Chen Xi, « la transformation de la notion de la « structure » de l’école des Annales », Université normale du Nord-Est de Chine, 2010.

[55]Les articles qui négligent les réussites de la nouvelle histoire en Chine sont ceux de l’histoire mondiale. En fait, ces dernières années, certains chercheurs d’autres domaines de recherche ont déjà intégré les ressemblances entre l’école des Annales et la nouvelle hisoire en Chine. Vr. les articles tels que Chen Feng, « Tomber d’accord sans s’être concertés, l’école des Annales et les pensées de la nouvelle

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