L’intervention saoudienne au Yémen et le droit international

Pierre-Emmanuel Dupont
Directeur du département de droit international public et de règlement
des différends au London Centre of International Law Practice (LCILP)
et chargé de cours à la Faculté Libre de droit et d’économie de Paris
(FALCO)

Si l’on cherche à se prononcer sur la légalité, au regard du droit international, de l’intervention
militaire dirigée par l’Arabie Saoudite au Yémen, il importe avant tout de qualifier les faits, en
examinant la nature du conflit et les forces en présence. Il importe également d’examiner la justification
juridique invoquée par les Etats participant à cette intervention militaire.
Pour justifier d’un point de vue juridique l’intervention militaire au Yémen, le Conseil de
Coopération du Golfe a invoqué plusieurs arguments. Ceux-ci sont reflétés dans une déclaration
conjointe de l’Arabie Saoudite, des Emirats Arabes Unis, de Bahrain, du Qatar et du Koweit en
date du 26 mars 2015.
À la lecture de ce document, il apparaît que la justification de l’intervention militaire repose sur
deux arguments distincts :
1) Il s’agirait pour la coalition arabe d’un cas de légitime défense (couvert par l’article 51 de
la Charte des Nations Unies), mais plus précisément d’un cas particulier de légitime défense «
collective » (une intervention « par invitation », ou intervention « sollicitée »), au profit du Yémen
et de son gouvernement légitime, objet d’une « agression » et dont l’intégrité territoriale est menacée
; l’intervention serait ainsi justifiée en tant que réponse à la demande expresse formulée par le
président Hadi le 24 mars 2015.
2) Il s’agirait également, pour l’Arabie saoudite en particulier, d’un cas de légitime défense pré-
ventive, celle-ci étant directement menacée par le déploiement des forces militaires des Houtis à
proximité de ses frontières.
L’orateur s’est efforcé de déterminer la pertinence de chacune de ces deux assertions au regard des
règles issues de la Charte des Nations Unies, à la lumière de la jurisprudence de la Cour internationale
de justice et de la pratique étatique.
The next speaker was Pierre-Emmanuel Dupont, Director of the Department of Public International
Law and of Dispute Settlement at the London Centre of International Law Practice (LCILP) and
Official Lecturer at the FALCO, who examined The Questions of International Law Raised by the
Saudi Invasion of Yemen.
L’intervention saoudienne au Yémen et le droit international Géostratégiques n° 45 • Juillet 2015
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If, in respect to international law, one seeks to pronounce oneself on the legality of the military intervention
directed by Saudi Arabia against Yemen, it is of primary importance to qualify the acts by
examining the nature of the conflict and the forces involved. It is equally of import to examine the
juridical justification invoked by the States participating in this military intervention.
The regional authority known as the Gulf Cooperation Council (GCC) approved that several member-States
invade Yemen militarily, upon the basis of several arguments invoked in the Common
Declaration by Saudi Arabia, the United Arab Emirates, Bahrain, Qatar and Kuwait, made on 26th
March 2015. Two arguments specifically authorize the armed invasion:
1) the invading coalition invoked self-defence covered by Article 51 of the United Nations Charter, but
more precisely a particular case of “collective” self-defence (intervention “upon invitation”, or “solicited”
intervention) in favour of Yemen and of its legitimate government that had supposedly been “aggressed”
and whose territorial integrity remained “threatened”; these arguments were justified by the aggressors,
on the basis that on 24th March 2015 President Hadi had formally petitioned for the intervention.
2) there was also the element, invoked in particular by Saudi Arabia, of “preventive legitimate defence”
because of direct threats by armed Houthi forces along Saudi frontiers.
I shall attempt to determine the pertinence of each of these two excuses, in the light of rules emanating
from the United Nations Charter, from jurisprudence of the International Court of Justice.
Si l’on cherche à se prononcer sur la légalité, au regard du droit
international, de l’intervention militaire dirigée par l’Arabie Saoudite au Yémen,
il importe avant tout de qualifier les faits, afin de déterminer le cadre juridique
applicable. Il importe également d’examiner la justification juridique invoquée par
les États participant à cette intervention militaire.
Concernant la qualification des faits, on se trouve en présence, au moins depuis
la fin de l’année 2014 et l’offensive des Houtis qui a abouti en janvier 2015 à la
prise du palais présidentiel et à la démission du président Hadi, d’une situation
dans laquelle un gouvernement (celui du président Hadi) fait face à une rébellion
armée qui a mis en place ce qui apparaît comme un « contre-gouvernement »
(dirigé par le Conseil révolutionnaire Houti). Chacune des « parties » contrôle
actuellement de fait une portion du territoire du Yémen, et y exerce les fonctions
gouvernementales. Sous l’angle du droit international, cette situation doit être qualifiée
de guerre civile, ou encore de « conflit armé non international »1
. Le droit
international distingue en effet habituellement les conflits armés internationaux et
les conflits non-internationaux.2
On sait que les conflits armés non-internationaux
sont régulés par l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 et par le
Protocole Additionnel II aux Conventions de Genève, et peuvent être définis de la
façon suivante :
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Un conflit armé non-international est une confrontation entre l’autorité gouvernementale
existante et des groupes de personnes sujettes à cette autorité ou entre
différents groupes dont aucun n’agit au nom du gouvernement, qui est menée par
les armes à l’intérieur du territoire national et atteint la magnitude d’une confrontation
armée ou d’une guerre civile.3
Cette définition est en consonance avec la notion de « conflit armé » utilisée par
le Tribunal Pénal international pour l’Ex-Yougoslavie dans sa décision rendue dans
l’affaire Tadić :
[U]n conflit armé existe chaque fois qu’il y a recours à la force armée entre États
ou un conflit armé prolongé entre les autorités gouvernementales et des groupes
armés organisés ou entre de tels groupes au sein d’un État.4
La conséquence principale de l’existence d’un conflit armé au Yémen, du point
de vue du droit, est l’application du droit des conflits armés (ou droit international
humanitaire), qui régit la conduite des hostilités par les différents belligérants.5
Ceci étant rappelé, il convient de se pencher sur les arguments invoqués par le
Conseil de Coopération du Golfe pour justifier d’un point de vue juridique l’intervention
militaire au Yémen. Ces arguments se trouvent synthétisés dans une déclaration
conjointe de l’Arabie Saoudite, des Emirats Arabes Unis, de Bahrain, du Qatar
et du Koweit en date du 26 mars 2015, donc au premier jour de l’intervention
militaire de la coalition arabe.6
La déclaration se présente comme une réponse à la lettre du président Hadi
adressée le 24 mai 2015 aux chefs d’État des pays du CCG, dans laquelle Hadi lance
un appel, en invoquant (i) le principe d’auto-défense de l’article 51 de la Charte des
Nations Unies7
, ainsi que (ii) la Charte de la Ligue Arabe et (iii) le traité de défense
conjointe arabe. L’appel lancé est un appel au soutien « par tous les moyens nécessaires
», y compris « l’intervention militaire ».
La déclaration fait état en premier lieu de la nécessité d’une réaction face à un
« coup d’État », et caractérise la situation ainsi créée comme comportant une « menace
pour la paix et la sécurité internationales ». Sont également invoquées l’atteinte
à la souveraineté du Yémen et à son intégrité territoriale, ainsi que le fait que les
Houtis se sont rendus coupables d’une « agression ». Enfin, est soulignée l’intervention
de forces étrangères dans le conflit.
Une dernière série d’arguments développés dans la déclaration concerne plus
particulièrement l’Arabie Saoudite. Il est fait état de menaces contre le territoire de
l’Arabie saoudite, causées en particulier par la présence d’armes lourdes et de missiles
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à courte et longue portée aux mains des milices Houtis, et la conduite de manœuvres
militaires par les Houtis non loin des frontières de l’Arabie saoudite. Tout ceci constituerait
autant d’indices de l’intention des Houtis de procéder à des attaques contre
l’Arabie Saoudite, et il est fait référence explicitement au précédent constitué par les
affrontements survenus en novembre 2009 à la frontière saoudienne.
On voit donc d’emblée que la justification de l’intervention militaire repose sur
deux séries d’arguments distincts :
1) Il s’agirait pour la coalition arabe d’un cas de légitime défense (couvert par
l’article 51 de la Charte des Nations Unies), mais plus précisément d’un cas particulier
de légitime défense « collective » (une intervention « par invitation », ou intervention
« sollicitée »), au profit du Yémen et de son gouvernement légitime, objet
d’une « agression » et dont l’intégrité territoriale est menacée ; l’intervention serait
ainsi justifiée en tant que réponse à la demande expresse formulée par le président
Hadi le 24 mars 2015.
2) Il s’agirait également, pour l’Arabie Saoudite en particulier, d’un cas de légitime
défense préventive, celle-ci estimant être directement menacée par le déploiement
des forces militaires des Houtis à proximité de ses frontières.
L’auteur va s’efforcer brièvement de déterminer la pertinence de chacune de ces
deux assertions au regard des règles relatives à l’emploi de la force issues de la Charte
des Nations Unies, à la lumière de la jurisprudence de la Cour internationale de
justice et de la pratique étatique.
Légalité de la légitime défense collective
(le cas de l’intervention par invitation)
On peut en effet chercher à fonder la légalité d’une intervention militaire dans
une guerre civile sur le consentement donné par le « gouvernement » du pays où a
lieu la guerre civile8
. C’est l’argument qui avait été invoqué par les États-Unis pour
se justifier du reproche d’avoir violé, par leur intervention au Vietnam, l’interdiction
de l’emploi de la force. Nous autres Français avons une longue pratique de
l’intervention « sollicitée » en Afrique, en particulier au Tchad et au Zaïre. On
connaît également les cas des interventions de l’URSS en Hongrie en 1956 et en
Théquoslovaquie en 1968.
On estime habituellement que deux conditions doivent être remplies pour
qu’une intervention « par invitation » soit régulière au regard du droit de légitime
défense9 :
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Premièrement, il faut que ce soit bien l’autorité gouvernementale légitime qui
fasse appel à une assistance extérieure. En d’autres termes, lorsqu’on se trouve dans
le cas où le gouvernement donnant une autorisation d’intervention immédiate se
trouve déjà face à un contre-gouvernement rival, se pose la question de l’effectivité
du gouvernement et celle de sa légitimité. La question de savoir si le droit de faire
appel à une intervention étrangère bénéficie au gouvernement « effectif » (ce qui
pose à son tour la question des critères de l’effectivité) ou au gouvernement « légitime
», demeure une question controversée en droit international. On peut dire au
regard de l’invitation lancée par le président Hadi qu’il existe au moins un doute
sérieux, en droit, sur le fait qu’il représentait bien l’autorité gouvernementale légitime
disposant du droit de faire appel à une puissance extérieure.
Deuxièmement, il faut qu’il y ait bien agression armée et non lutte de factions
internes. Or, cette exigence pose également problème dans le cas du Yémen puisque
le concept d’agression armée peut difficilement s’appliquer aux Houtis qui ne sont
en aucun cas des agresseurs venant de l’extérieur mais une composante du peuple
yéménite. La définition communément acceptée de l’ « agression » en droit international10
est la suivante : « l’emploi de la force armée par un État contre la souveraineté,
l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État »11. Dans le
cas qui nous occupe, y a-t-il emploi de la force armée par un État contre un autre ?
C’est difficile à soutenir raisonnablement ; et l’on constate que la déclaration du
CCG du 26 mars demeure très floue sur ce point et fait référence à l’intervention
de « forces étrangères » sans plus de précisions et sans en apporter la moindre preuve
documentaire.
Or, si l’agression n’est pas avérée, et si l’on se trouve dans une situation où le gouvernement
(ou un contre-gouvernement, ou un gouvernement putatif) fait appel à
l’aide d’un État étranger pour l’emporter dans une guerre civile, il est raisonnable
de penser que l’on se trouve en-dehors du cadre où l’intervention sollicitée peut
être admise, et qu’une telle intervention étrangère se heurte au droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes, en même temps qu’elle viole le principe de non-ingérence
dans les affaires intérieures.
La question de la légitime défense préventive
Concernant l’argument selon lequel l’Arabie Saoudite en particulier se trouverait
dans une situation lui permettant d’invoquer un droit de légitime défense « pré-
ventive», celle-ci étant directement menacée par le déploiement des forces militaires
des Houtis à proximité de ses frontières, et leurs manœuvres militaires, il se heurte
L’intervention saoudienne au Yémen et le droit international Géostratégiques n° 45 • Juillet 2015
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au fait que, bien que la Cour internationale de justice n’ait pas eu jusqu’à ce jour à se
prononcer sur l’admissibilité de la légitime défense préventive, il est communément
admis que la légitime défense ne peut être invoquée qu’en cas de menace imminente
d’agression12. C’est dire que seule une légitime défense « anticipée » (et non « pré-
ventive ») face à une agression imminente, pourrait être admissible.
Existait-t-il, à la date du 26 mars 2015, une menace imminente d’agression,
par les forces Houtis, du territoire de l’Arabie saoudite ? Au regard de la disproportion
entre les forces en présence, cela paraît fort discutable. Les informations selon
lesquelles, durant le mois de mai 2015, les Houtis auraient tiré des roquettes en
direction du territoire saoudien sont-elles de nature à modifier cette conclusion ?
L’auteur de cet article est loin d’en être convaincu, compte tenu des développements
qui précèdent et en particulier des doutes sérieux qui pèsent sur la légalité de
l’intervention saoudienne. Il faut par ailleurs rappeler que, s’il s’avérait que le gouvernement
de Hadi n’était pas compétent pour solliciter l’intervention étrangère,
ou qu’aucune agression extérieure n’avait eu lieu qui puisse justifier l’invocation
de la légitime défense collective, alors l’intervention dirigée par l’Arabie saoudite
pourrait être qualifiée d’emploi illicite de la force contraire à la Charte des Nations
Unies, voire pourrait être qualifiée d’acte d’agression.
Notes
1. Sur la notion de conflit armé non international, voir notamment P. Daillier, M. Forteau et
A. Pellet, Droit international public, Paris, L.G.D.J., 8e
éd., 2009, p. 1062 sq.
2. Sur la distinction, voir S. Vité, “Typology of armed conflicts in international humanitarian
law: legal concepts and actual situations”, International Review of the Red Cross, 2009, p. 69-94;
P. Daillier, M. Forteau, A. Pellet, Droit international public, Paris, L.G.D.J., 2009, p. 1062 sq.;
M. N. Shaw, International Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 1190 sq.
3. C. Greenwood, “Scope of Application of Humanitarian Law”, dans D. Fleck (éd.), The
Handbook of International Humanitarian Law, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 54.
4. V. Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Le Procureur c/ Dusko Tadic, 2 octobre
1995, §70.
5. Voir R. Kolb, Ius in bello. Le droit international des conflits armés, Bâle/Bruxelles, Helbing
Lichtenhahn/Bruylant, 2009, pp. 156 sq. ; C. Greenwood, “Scope of Application of
Humanitarian Law”, in D. Fleck (éd.), The Handbook of International Humanitarian Law,
Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 45-57; M. Sassoli, A. Bouvier et A. Quintin, How
Does Law Protect in War? Cases, Documents and Teaching Materials on Contemporary Practice in
International Humanitarian Law, Genève, Comité international de la Croix-Rouge, 2011.
6. Le document est reproduit dans son intégralité dans le journal The National (Emirats Arabes
Unis), 26 mars 2015, disponible à http://www.thenational.ae/uae/gcc-statement-gulf-countriesrespond-to-yemen-developments#full
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7. Article 51, Charte des Nations Unies : « Aucune disposition de la présente Charte ne porte
atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre
des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris
les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales. Les mesures prises
par des Membres dans l’exercice de ce droit de légitime défense sont immédiatement portées à la
connaissance du Conseil de sécurité et n’affectent en rien le pouvoir et le devoir qu’a le Conseil,
en vertu de la présente Charte, d’agir à tout moment de la manière qu’il juge nécessaire pour
maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales ». Sur le droit de légitime défense dans
le système de la Charte des Nations Unies, voir en particulier P. Daillier, M. Forteau et A. Pellet,
Droit international public, Paris, L.G.D.J., 8e
éd., 2009, p. 1037 sq.
8. Sur cette pratique et le droit applicable, V. en particulier C. Gray, International Law and the Use of
Force, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 80-88; également W. Wengler, “L’interdiction
de recourir à la force. Problèmes et tendances”, Revue Belge de Droit International, 1971, p. 401,
en particulier, pp. 439 sq.
9. V. notamment P. Daillier, M. Forteau et A. Pellet, Droit international public, Paris, L.G.D.J.,
8e éd., 2009, p. 1043.
10. V. la Résolution 3314 de l’Assemblée générale des Nations Unies sur la définition de l’agression,
1974.
11. V. M. Kamto, L’agression en droit international, Paris, Pédone, 2010.
12. Tel était notamment l’avis formulé par le Groupe de personnalités de haut niveau, chargé par le
Secrétaire général de l’ONU en 2003 de dresser un état des lieux du système de sécurité collective,
formulé dans le document A/59/565, 2 déc. 2004, § 188-192 et § 53 des recommandations.

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