L’Iran géopolitique

Christophe REVEILLARD

Avril 2006

Deux ouvrages intéressants1 viennent enrichir par leur publication récente la compréhension de la problématique iranienne. Le parti pris commun d’une étude essentiellement géopolitique de l’ensemble iranien, tant sur le long terme des déterminants civilisationnels qu’à l’occasion de l’actualité stratégique, n’empêche pas des différences d’approches.

L’heure de l’Iran

Frédéric Tellier (IEP de Paris, Harvard et Chicago) publie L’heure de l’Iran, aux éditions Ellipses dans la nouvelle collection « Mondes réels » complémentaire de celle « référence géopolitique » toutes deux étant dirigées par le géopoliticien Aymeric Chauprade. La collection « Mondes réels » a pour vocation à s’attacher plus particulièrement à l’étude de faits géopolitiques en laissant à son aînée l’utilisation récurrente de tout l’horizon de la méthodologie géopolitique. Les premiers ouvrages de cette nouvelle collection viennent ici confirmer la justesse de cette intuition par la qualité de cette production éditoriale tout entière tournée vers la connaissance de faits ou tendances dont l’intelligence doit éclairer l’analyse géopolitique proprement dite.

La révolution religieuse

Frédéric Tellier tente de faire le point le plus complet sur ce qui apparaît comme la puissance régionale dont l’influence est la plus convoitée depuis quelques années avec la Chine et qui conditionne nombre de développements moyen-orientaux d’importance. Après un retour sur la révolution religieuse et la nature du système islamique, l’auteur pose la question de la nécessaire réforme, évoque la situation diplomatique de la république islamique et la situation spatio-temporelle exceptionnelle qu’elle est en train de vivre, notamment en raison de l’histoire passionnelle qu’elle a vécu avec Washington. L’analyse est lucide, solide et ouverte et permet une sérieuse mise à jour des connaissances du lecteur sur la question.

Le travail de fond de Frédéric Tellier s’ouvre sur une réflexion à propos de la notion de révolution religieuse. Son orientation est originale et se démarque de nombre d’essais sur la question : « Ce qui a donné vie et vigueur à l’islamisme comme idéologie et mouvement social n’est pas le dynamisme intérieur de la religion ou d’une volonté inébranlable du clergé de prendre le pouvoir, mais le bouillonnement de la modernité. L’Iran a-t-il connu une révolution religieuse ? Il est permis d’en douter. En dépit des apparences, l’islamisme est un phénomène authentiquement moderne, même s’il se justifie par référence à un passé qu’il promet de faire revivre (…). Malgré son anti-occidentalisme proclamé, sa dénonciation de la modernité, la révolution islamique appartient bel et bien à son siècle et en reflète les idéologies. Elle est de notre temps, pur produit de la modernité, phénomène moderne par excellence. Cette modernité contestée voire haïe est en fait sa matrice ». Analyse d’une grande lucidité qui conduit l’auteur à considérer la réduction de la place que l’idéologie laisse à la religion proprement dite : « la religion abaissée rencontre une raison dénaturée, elle aussi abaissée puisque ne servant plus désormais que des buts qu’elle renonce à mettre en question. L’islamisme est une des facettes de l’idéologie moderne » telle que Jules Monnerot l’entendait c’est-à-dire une « pensée chargée d’affectivité où chacun des deux éléments corrompt l’autre »2.

Modernité contestée ou matrice ?

Poursuivant dans la voie de cette réflexion d’une doctrine révolutionnaire iranienne « marquée du sceau de la modernité », l’auteur en observe les cadres juridiques : « La révolution de 1979, ne signifie pas le retour de la charia mais perpétue un équilibre entre loi religieuse et normes juridiques laïques qui avaient cours sous la monarchie (.) les normes juridiques iraniennes paraissent irréductibles à la charia. C’est le pouvoir politique qui nomme les mollahsau sein des instances chargées d’examiner le caractère islamique des lois votées par le Parlement. L’Assemblée des experts chargée de désigner le Guide est élue au suffrage universel ». C’est cet aspect qui, dans un premier temps, avait conduit Olivier Roy à poser la question : « Constitution islamique ou nouvelle laïcité ? »3.

Pour Frédéric Tellier la victoire de Khatami se comprend donc en termes de vide politique à combler et non comme la victoire d’un « courant articulé autour d’une pensée structurée et qui aurait attendu son heure et des circonstances propices. En 1997, Khatami est pour l’appareil islamique une solution de rechange ». La grande force du système est semble-t-il d’avoir su créer autour d’aspirations en opposition au régime une adhésion à une alternative proposée par le régime lui-même. Ce qui s’apparente à de la haute politique : « A défaut de cohésion idéologique de l’alliance formée autour de Khatami, le plus petit dénominateur commun aux forces en présence qu’était Khatami allait faire campagne en usant du plus grand dénominateur aux Iraniens, à savoir l’exigence de réformes et d’ouverture internationale ».

 

Le dualisme stratégique iranien

L’auteur relie par ailleurs en partie la question du programme nucléaire iranien à l’éventuelle perspective de l’épanchement idéologique : « si l’Iran brave la communauté internationale c’est qu’il sait que l’enjeu est la sanctuarisation de l’État-Nation iranien prélude à une nouvelle phase d’expansion idéologique. Est-ce l’Iran ou la  »patrie du chiisme », le vieil État-Nation ou le noyau dur de la révolution mondiale chiite qui est sur le chemin de l’arme nucléaire ? ». Ce dualisme stratégique pousse l’auteur à considérer que le nucléaire iranien « est bien la plus pesante des questions stratégiques contemporaines », les propos des dignitaires de la République islamique ne cessant de le rappeler.

Le croisement des développements consacrés au système islamique, à la réforme de l’Iran et à l’horizon diplomatique, apporte un éclairage tout à fait pertinent de la situation à Téhéran. Ainsi le « moment iranien qu’inaugure le retour des conservateurs au premier plan de la vie politique iranienne est le dernier avatar des mutations successives qu’a connu le régime islamique », mutations destinées à racheter sa réputation aux yeux de l’Occident. La défense de leurs intérêts économiques est la priorité de ces conservateurs que l’islamisation n’intéresse plus : « ici comme ailleurs, le moralisme et l’égalitarisme des dogmes révolutionnaires auront en fait généré une oligarchie aux inégalités vertigineuses et dont le capitalisme sauvage est le vrai moteur ». C’est ainsi que le rôle de l’économie pour la République islamique est à mettre en parallèle avec l’idée de modernité « idéologisant » l’islam et l’ambiguïté de son rapport avec les occidentaux : « l’aptitude de Téhéran à refléter l’Occident par facettes a depuis longtemps obscurci le tableau général du totalitarisme tout autant qu’il a fait éclater la solidarité des démocraties et leur détermination à faire respecter et à faire servir leurs propres idéaux. L’heure de l’Iran peut être l’heure d’une solidarité recouvrée des nations occidentales ».

Selon l’auteur, l’une des caractéristiques stratégiques singulières de Téhéran est justement cette capacité à jouer du potentiel du marché iranien pour faire éclater la solidarité des démocraties. Cette dualité de la conduite iranienne est à son paroxysme : « la normalisation que Téhéran dit rechercher et qui conditionne sa stratégie économique calquée sur le modèle chinois est compromise par sa conduite internationale. Nul ne peut plus ignorer l’Iran et c’est sur la scène internationale que va se jouer l’avenir de la République islamique, à commencer dans la stratégie qu’adoptera Washington pour qui la question iranienne est chaque jour un peu plus prioritaire ». Et, en effet, Frédéric Tellier développe, notamment dans le chapitre « Téhéran, Washington : le désamour passionnel » une explication psychologico-stratégique de l’une des brouilles les plus profondes de l’histoire diplomatique mais « dont le revers est le caractère inexorable de leurs retrouvailles ».

 

Dans cette perspective, l’histoire et ses représentations ont largement leur part. L’idéal de représentation nationale de l’Iran s’accommode mal des évènements fondateurs de l’Iran moderne qui « a subit le joug des puissances coloniales, Grande-Bretagne et Russie d’abord, puis les Etats-Unis ensuite qui peut-être plus explicitement encore que les deux premiers pays ont foulé aux pieds le rêve d’indépendance nationale en infligeant à la mémoire nationale cette blessure aujourd’hui encore sensible qu’est le coup d’Etat de 1953 contre le docteur Mossadegh. La méfiance à l’égard de ce monde par ailleurs objet de toutes les fascinations est la chose la mieux partagée en Iran ».

 

La crainte de l’encerclement

La situation géopolitique du pays, Frédéric Tellier la qualifie, à la chinoise, d’empire du milieu : « L’Iran est à la croisée de mondes qui sont tous parmi les zones les plus actives de la planète au plan géopolitique. La géographie place l’Iran au contact de trois ensembles : l’Asie centrale et l’ex-monde soviétique, le Moyen-Orient, enfin le Golfe persique ouvert sur l’océan indien. On pourrait ajouter qu’à l’heure où la Turquie est pressentie pour rejoindre l’Union européenne, le débouché européen que la diplomatie du président Khatami a consolidé, est en passe de devenir une affaire de continuité territoriale, puisque l’UE incluant la Turquie aura bel et bien une frontière iranienne ». Ainsi, l’Iran, sorte de lien naturel, de plate-forme entre quelques-unes des zones les plus mouvantes qui soient au monde est selon l’International crisis group, engagé dans plus de la moitié des vingt-deux conflits actuels. Il est l’un des 25 pays les plus étendus et les plus peuplés de la planète. Par terre ou par mer, l’Iran partage une frontière avec quinze voisins dont trois sont apparus au cours de la décennie 90 à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique : l’Azerbaïdjan, le Turkménistan et le Kazakhstan. De ce point de vue, l’Iran est un cas unique et Téhéran ne peut se désintéresser d’aucun des grands ensembles qui l’entourent au moins autant du fait des menaces qu’ils font peser sur l’Iran que des opportunités qu’ils recèlent. C’est pourquoi le géopoliticien François Thual définit le pays sous le jour schizophrénique qui est le sien : « L’Iran a toujours perçu sa position géopolitique sous le mode obsidional, dans l’appréhension constante des menaces que font peser sur lui les Etats ou les nations qui l’entourent »4. Facette de sa représentation géopolitique que confirme Frédéric Tellier dans ses développements : « Pèse ainsi sur les représentations psychologiques qui façonnent la diplomatie iranienne, une crainte pathologique de l’encerclement. L’anxiété iranienne est d’autant plus forte que les nombreuses contestations de son intégrité territoriale ont souvent pris appui sur les fractures ethniques qui parcourent l’Iran ».

François Thual observe en effet que le pays est en effet formé d’un noyau perse entouré d’une ceinture de minorités nationales non chiites, transfrontalières qui constituent autant de « possibles couloirs de pénétration pour les invasions étrangères »5. Frédéric Tellier ajoute que le noyau perse représente à peine plus de 50 % de la population iranienne. Viennent ensuite les Azéris (25 %), les Kurdes (7 %) ; « 15 % des Iraniens déclaraient ne pas comprendre le persan et ce chiffre atteignait 60 % dans certains départements ruraux du Kurdistan, d’Azerbaïdjan ou du Baloutchistan ».

Ces tendances lourdes de son identité et des menaces qu’elle subit ont obligé l’Iran à préserver ses caractéristiques propres et à les rendre offensives pour mieux les protéger. Ainsi, « l’Iran a, à chaque grand moment de son histoire généré des modèles qui ont été des points de repère pour la région entière (.). L’Iran est d’abord une civilisation qui déborde largement les frontières actuelles de l’Etat iranien. Elle forme un ensemble culturel qui renvoie à l’empire perse préislamique et à un ensemble de traits culturels qui forment l’image mentale d’un même espace rendu homogène par la pratique de la langue persane, la littérature et l’art de gouverner ». C’est notamment face aux ensembles culturels arabe et turc que le pôle iranien, que le monde iranien s’affirme. Quant à son axe d’influence, Ramine Kamrane le situe ainsi : « C’est moins l’empire des Achéménides, allant de l’Indus à la Méditerranée, que celui des Sassanides se déployant de la Mésopotamie à la Transoxiane, qui définit cette zone de rayonnement »6.

Si l’Iran appartient effectivement au monde musulman, il est « avec l’Irak et Bahreïn l’un des seuls pays où les chiites sont majoritaires ». Or, plus que l’appartenance ethnique, c’est le facteur religieux qui est déterminant en Iran : « Le Chiisme est le ciment de l’unité nationale. La véritable fracture iranienne réside entre la majorité chiite et la minorité sunnite (environ 15 % de la population qui rassemble les Kurdes, les Baloutche, les Turkmène). Contrairement aux autres minorités religieuses (Chrétiens, Juifs et Zoroastriens) qui ne forment que 1 % de la population, les sunnite sont une minorité sans statut particulier sous la République islamique ». C’est à cette situation que Frédéric Tellier impute le basculement des grandes alliances stratégiques régionales et internationales. Car, en effet, les limites opérationnelles de Téhéran ont ménagé une place pour d’autres acteurs islamistes alors que Khomeyni a désigné les sunnites comme des ennemis potentiels de la révolution iranienne : « Washington allait fort opportunément exploiter cette coïncidence de facteurs complémentaires contre Téhéran. La combinaison de ces deux fissures a généré une brèche qui désigne aux yeux de Washington, l’Arabie séoudite comme l’instrument de l’endiguement de Téhéran et le Wahhabisme comme l’antidote idéologique du poison iranien ». La correspondance des ces facteurs religieux et historiques ont joué leur rôle néfaste pour Téhéran dont la politique étrangère de la République islamique « a confirmé l’encerclement et l’isolement de l’Iran comme une donnée structurelle de sa diplomatie et l’aura finalement aggravé, en la voyant portée à son paroxysme par la chute de Bagdad. Téhéran n’a pas d’ami parmi ses voisins alors que les nations essentielles à son économie appartiennent à un second cercle avec lequel l’Iran n’a aucune frontière géographique ». Cette représentation aura forgé un sentiment de cohésion nationale qui transcende encore pour l’instant le besoin de réforme. Selon Frédéric Tellier, la jeunesse iranienne demeure irréductible à la volonté d’instrumentalisation et de récupération. La passivité des Américains devant le pillage des musées de Bagdad a constitué une erreur historique car parfaitement contre-productive tant elle flattait et confirmait les craintes secrètes que toute la jeunesse entretient à l’égard des Etats-Unis. « De même était particulièrement contre-productive toute la rhétorique du  »régime change » de l’administration Bush qui donnait aux Iraniens le sentiment de n’espérer qu’en une répétition de l’histoire, autrement dit un nouveau 1953 ». C’est pourquoi, la République islamique sait jouer de la dialectique de l’alliance de la révolution avec la défense de l’indépendance nationale et du développement scientifique : « La perte de crédit du régime générée par le déclin de l’islam révolutionnaire ne peut dissimuler l’efficace relais que prennent la thématique nationale et l’exigence de progrès et de rayonnement scientifique qui sert son indépendance ».

Cependant, la conversion au réalisme est en phase avec la dynamique sociologique des élites iraniennes. En d’autres termes, selon Frédéric Tellier, existe encore une cohérence interne entre grands objectifs et aspirations profondes d’indépendance de la population iranienne. Mais, le compte à rebours est enclenché qui verra avec le remplacement des générations une évolution de la façon de gouverner et la prise en main du pouvoir par une représentation plus réelle du pays : « la révolution a un quart de siècle et cela signifie que le ventre mou des apparatchiksrecrutés en masse selon l’unique critère de leurs convictions révolutionnaires et au mépris de leurs compétences réelles est vieillissant. Leur départ à la retraite désormais proche va libérer un espace considérable pour la jeune génération et faire brutalement évoluer les mentalités. Ce sang neuf est déjà en train de couler dans les veines de la République islamique et ce n’est qu’un début. Souvent formés à l’étranger, ils reviennent MBA en poche et promeuvent un discours de modernisation du pays qui sert avant tout leurs intérêts particuliers. Ils sont le terreau d’un néolibéralisme voire d’un ultralibéralisme qui se dessine comme le poumon de l’Iran et la clef de son avenir (.). C’est bien le pouvoir conservateur qui est en train de générer la rencontre, certainement, tôt ou tard, conflictuelle, de l’héritage égalitariste de la révolution et du capitalisme sauvage. L’ampleur des investissements du pouvoir conservateur, Hashemi Rafsandjani en tête, dans l’important réseau des universités Azad, (libres) payantes, et l’orientation de leurs programmes vers le commerce, est une éclatante démonstration de ce réalisme économique qui s’est emparé de l’Iran ». L’auteur cite même Daryush Shayegan : « Ce n’est plus la société iranienne qui s’islamise -en apparence les signes extérieurs restent là- mais c’est l’islam qui, de guerre lasse, se penche de plus en plus vers des solutions de type libéral et acquiert par la force des choses un discours technocratique donc moderne. Si dans un premier temps le discours restait en raison de la surenchère et de la concurrence avec les revendications marxisto-islamiques surtout idéologiques, dans un deuxième temps il devient plus modéré et épouse au fur et à mesure des couleurs libérales »7.

 

Les conséquences de l’invasion de l’Irak

Les efforts de Washington pour contrer l’influence régionale de Téhéran atteignent selon Michael Barry « un degré de férocité frisant l’absurdité politique, au point de brouiller entièrement la ligne de démarcation entre partisans et adversaires des Droits de l’homme au Moyen-Orient »8. Et pour Frédéric Tellier la situation en Irak porte bel et bien la « marque d’un possible et bien surprenant renversement stratégique. (Si) l’environnement immédiat de l’Iran a été bouleversé et la chute de Bagdad (a clos) l’encerclement du territoire iranien par l’armée américaine (.), L’Iran se découvre depuis la chute des Talibans et de Saddam Hussein débarrassé de deux de ses pires ennemis alors qu’en Afghanistan et en Irak son influence grandit. Incontestablement, la situation créée a les allures d’un gain stratégique majeur pour Téhéran ». Ce qui est à rapprocher de l’observation que faisait déjà Pierre-Jean Luizard avant l’invasion de l’Irak : « aucun pays, même arabe, ne bénéficie en Irak d’une influence comparable à celle de l’Iran »9.

Potentiellement, « Téhéran pourrait être de retour dans le grand jeu de la reconstruction du Moyen-Orient avec l’aval de Washington. Incontestablement les conditions sont réunies pour que ce qui était jusqu’à présent le grand rêve d’un Moyen-Orient stabilisé devienne réalité et, ce, grâce à l’Iran qui, aussi paradoxal que cela puisse paraître, en serait le pivot ». Prolongeant cette réflexion audacieuse, l’auteur est fondamentalement convaincu que tout désigne l’Iran comme le centre de la stratégie régionale des Etats-Unis : « l’impact régional recherché par les Etats-Unis ne peut avoir pour épicentre que l’Iran. C’est précisément parce que l’Iran a été à l’origine et au cœur de tous les changements majeurs intervenus au Moyen-Orient au cours du XXe siècle qu’il est désormais au cœur de la stratégie américaine dans la région ».

Frédéric Tellier, en étudiant in fine les hypothèses d’avenir à proches et moyennes échéances, insiste bien sur la caractéristique d’interdépendance stratégique et diplomatique illustrant l’ambiguïté des rapports entre Téhéran et Washington. Ce qui implique comme le fait l’auteur de considérer l’ensemble des paramètres géopolitiques inhérents au jeu des deux pays. Ainsi, par exemple, si l’on considère la perspective d’un embargo pétrolier, assurément redoutable pour Téhéran, elle risquerait cependant fort « d’apparaître aux yeux des nations européennes et asiatiques clientes de l’Iran comme un projet américain, voire un complot américain susceptible de se révéler préjudiciable aux partenaires et aux alliés de l’Amérique, ceux-là même dont aujourd’hui l’Amérique a un besoin vital dans le règlement du dossier iranien. En effet, il ne peut y avoir pour les clients de Téhéran d’alternative au pétrole iranien qui n’augmente leur dépendance à l’égard des Etats-Unis. Aussi sincère soit-elle, la détermination des Etats-Unis peut rapidement mener à un isolement américain sur le dossier iranien. Le champ économique a la forme d’un cercle vicieux. Il révèle des fragilités aussi bien dans la structure de la République islamique qu’au cœur même de la solidarité occidentale ». C’est dans cette capacité à introduire au cœur de la réflexion l’ensemble des paramètres diplomatiques, stratégiques et géopolitiques que réside, plus que dans les appels un peu lyriques sur la nécessité d’une « solidarité atlantique » un peu décalée, la richesse de l’apport du travail de réflexion de l’ouvrage signé par Frédéric Tellier.

 

Géopolitique de l’Iran

Dans la collection « Géopolitique des Etats du monde », dirigée par Bruno Teissier qui décline un certain nombre de titres de qualité, l’ouvrage de Mohammad-Reza Djalili (Institut universitaire des hautes études internationales à Paris et Institut universitaire d’études du développement à Genève) vient s’inscrire dans l’analyse globale des déterminants géopolitiques de l’Iran. L’auteur resitue en effet avec une réelle facilité d’écriture en quoi l’exception iranienne contribue à lui donner à l’échelle régionale et internationale une haute teneur géopolitique. Seul Etat chiite du monde musulman, seul pays pétrolier bénéficiant à la fois des ressources en pétrole du Golfe persique et de la Mer caspienne, berceau de civilisation universelle, point de passage extraordinaire entre les mondes arabe, turc, indien et russe, l’Iran se distingue également par sa politique nationale contemporaine singulière qui n’entre pas dans le processusde normalisation anglo-saxon prévu pour cette région. Le livre de Mohammad-Reza Djalili nous entraîne à saisir les enjeux et disposer des clefs de compréhension d’une Nation si différente. Selon la particularité éditoriale qui est propre à la collection, l’ouvrage superpose tout au long de ses pages développements précis et pédagogiques et encadrés, cartes, schémas qui sont autant de coups de projecteurs et de données venant compléter l’acquisition de savoirs du lecteur. Il s’agit là par exemple de paragraphes sur le détroit d’Ormuz, la diaspora iranienne, l’organigramme des institutions, les délimitations des frontières de l’Iran moderne, les sites nucléaires iraniens, etc. Quatre parties viennent jalonner l’étude géopolitique proprement dite, identité iranienne, contrastes régionaux, un système politique à part et la politique extérieure de l’Iran. L’ouvrage est pourvu en fin de volume d’un dictionnaire, d’une chronologie, d’une bibliographie appréciable et d’un index des personnes, géographique et des pays.

 

Des fondements singuliers

Pays charnière, carrefour d’influence, de communications, point de passage, à l’intersection des mondes, « au centre d’un vaste ensemble territorial, historique et culturel qui constitue un monde particulier », l’Iran géopolitique décrypté par l’auteur est aussi celui qui développe singularité et exemplarité : « Malgré sa qualité de pays à part, situé en marge de plusieurs espaces, l’Iran a été, tout au long su XXe siècle, une sorte de laboratoire de l’histoire du Moyen-Orient. Premier ays de cette région à avoir réalisé une révolution, élu un parlement et adopté une constitution en 1906, l’Iran est aussi le premier pays où le pétrole a été découvert (1908) dans cette partie du monde, et le premier pays du Moyen-Orient à nationaliser, en 1951 son industrie pétrolière. Cette nationalisation servira de modèle non seulement à d’autres pays pour le pétrole, mais aussi à celle du canal de Suez en 1956. La révolution islamique de 1979 est la première du genre et donne le signal du retour en force de l’islam politique sur a scène moyen-orientale et plus généralement dans le monde musulman ». Mohammad-Reza Djalili poursuit l’étude de cette caractéristique par une prospective interrogative : « Il faut désormais voir si l’Iran va continuer son rôle d’initiateur au début du XXIe siècle en contribuant, après l’échec de l’islam politique, à l’émergence d’un régime nouveau, sécularisé par le bas, le premier du genre dans le monde musulman ».

Avec une superficie totale de 1 648 000 km2 (17e rang au niveau mondial), soit trois fois la superficie de la France, une population d’environ 70 millions d’habitants (16e rang au niveau mondial et avec la Turquie et l’Egypte, un des trois pays les plus peuplés du Moyen-Orient), l’Iran se situe parmi les vingt premiers pays du monde ; il est également « considéré comme l’un des pays ayant le plus grand nombre de voisins (avec) des frontières terrestres et maritimes longues de plus de 7 500 km avec une quinzaine d’Etats, dont 5 440 km de frontières terrestres, 2 440 km de côtes s’étendant le long du Golfe persique et la mer d’Oman, et 740 km le long de la mer Caspienne ».

 

Le pétrole et le gaz ont marqué l’évolution économique du XXe siècle et resteront « un facteur déterminant de l’histoire de l’Iran tout au long du XXIe siècle [véritable puissance énergétique et deuxième producteur de l’OPEP]. Officiellement les réserves prouvées de l’Iran en 2001 étaient de l’ordre de 9 % du total mondial et de 13,1 % de celles du Moyen-Orient, ce qui représente près de 70 années de production au rythme actuel. Avec 15 % des réserves mondiales de gaz naturel et 44% de celle du Moyen-Orient, l’Iran se place au deuxième rang mondial juste après la Russie ».

Mohammad-Reza Djalili permet au lecteur de découvrir grâce à sa très grande érudition les éléments de l’identité iranienne, notamment le rapport de la langue persane et le monde iranien, le passage de la Perse à l’Iran, l’ancienneté et la persistance de l’iranité, les références identitaires que constituent Cyrus et Persépolis, le chiisme comme ciment national, l’ordre Séfévide puis Qadjar, la mosaïque ethnique, la panorama ethnolinguistique portant l’empreinte de son histoire marquée par de nombreuses et successives invasions, et la construction historique que représente l’Etat iranien, la référence politique qu’est l’affaire Mossadegh, la révolution blanche de Mohammad-Reza Chah, jusqu’à la république islamique.

 

Les contrastes régionaux

L’auteur décrit par l’histoire récente du règne de Reza Chah (1925­1941), « réunificateur du territoire national et fondateur de l’Etat moderne » la restructuration et la plus grande intégration des régions de l’Iran dans un ensemble national homogène. « Vaste comme la France, l’Espagne, l’Italie et la Grande-Bretagne réunies, l’Iran surprend à la fois par son unité culturelle, historique et sa diversité régionale. Les particularismes régionaux reposent à la fois sur des facteurs historiques, géographiques, ethniques et parfois sur le type d’implantation des populations ». Tous ces points sont développés très précisément et selon la méthode géopolitique par Mohammad-Reza Djalili dans ce chapitre évoquant notamment les subdivisions administratives en Iran, l’arc septentrional de l’Elbourz aux monts du Khorassan, le Golfe Persique (« l’or et le malheur »), le Zagros, les marches orientales et Téhéran.

L’auteur complète son étude par l’observation du système politique (Etat et institutions), l’analyse sociologique de la population avec une attention sur les « catégories sensibles » que sont les jeunes, les femmes et les intellectuels. Une place à part dans l’ouvrage a été laissée à l’armée iranienne, son histoire, l’évolution des forces armées, ses implications dans les conflits armés et sa place spécifique sous la République islamique, concurrencée notamment par les Pasdaranset plus marginalement les Bassidji. De même, Mohammad-Reza Djalili approfondit l’analyse de la « continuité et la fragilité du régime islamique » qui conduit à celle de la politique extérieure qui présente la particularité « d’avoir changé ses références idéologiques de fond en comble à la suite de la révolution islamique (même s’)il était difficile de faire l’impasse sur les réalités géopolitiques ». A propos du duel Iran/Etats-Unis, l’auteur, rejoignant Frédéric Tellier sur ce point, écrit que « depuis les interventions américaines en Afghanistan et en Irak, le caractère étrange de la relation Iran – Etats-Unis est devenu encore plus perceptible qu’auparavant. Pour mener leur politique en Afghanistan et en Irak, les deux pays ont parfois besoin l’un de l’autre mais, en même temps, ils ne peuvent faire l’impasse sur le sentiment de rejet que leur inspire la politique de l’un comme de l’autre ». A cette ambivalence, s’oppose la relation commerciale privilégiée entretenue par l’Iran avec les pays d’Europe occidentale, le Japon, la Corée du Sud et la Chine, l’auteur s’attachant à l’étude particulière des relations avec la France, celles tumultueuses avec Londres et celles de son environnement régional, particulièrement la carte chiite en Irak, les voisins caucasiens, l’Afghanistan.

Mohammad-Reza Djalili conclue sur les potentialités et les menaces internes comme externes de la contextualisation de sa géopolitique : L’Iran « ne manque pas d’atouts de toutes natures, mais il est dans l’incapacité de les rentabiliser au mieux de ses intérêts. L’obstacle majeur qu’il rencontre est d’ordre idéologique, institutionnel, politique, mais en aucun cas géographique. L’avenir géopolitique de ce pays souffre essentiellement de la politique (…). La mise en valeur des potentialités géopolitiques de l’Iran ne concerne pas que les intérêts nationaux iraniens. L’évolution politique d’un pays stratégiquement important comme l’Iran, situé dans une zone sensible et sous tension quasi-permanente, aura nécessairement des conséquences au niveau régional et global. Que ce pays s’investisse dans un processus d’apaisement intérieur et extérieur ou, au contraire, s’engage sur la voie du durcissement et de la confrontation, la donne géopolitique d’une partie de la planète s’en trouvera considérablement modifiée ».

Au total, les deux ouvrages de Frédéric Tellier et de Mohammad-Reza Djalili, chacun avec leur style propre et les talents qui les caractérisent réussissent à apporter à la connaissance scientifique un authentique apport de connaissances et d’analyses inédites grâce à un travail considérable de recherche et de réflexion.

 

* Membre de l’Ecole doctorale 188 de l’Université Paris Sorbonne (Paris-IV), de l’UMR 8596 Roland Mousnier et directeur de séminaire au Collège interarmées de défense (CID) à l’école militaire. Directeur de la rédaction de la revue Conflits actuels

 

Note

  1. Frédéric Tellier, L’heure de l’Iran, Ellipses, coll. « Mondes réels », Paris, 2005, 221 p. ; Mohammad-Reza Djalili, Géopolitique de l’Iran, Complexe, coll. « Géopolitique des Etats du monde », Bruxelles, 2005, 144 p.
  2. Jules Monnerot, Sociologie de la révolution, Fayard, Paris 1969, p. 178.
  3. Olivier Roy, Echec de l’Islam politique, Seuil, 1992, p. 218
  4. François Thual, Géopolitique du Chiisme, Arléa, 2002, p. 45
  5. François Thual, Abrégé géopolitique du Golfe, Ellipses, 1995.
  6. Ramine Kamrane, Iran, l’islamisme dans l’impasse, Buchet-Chastel, 2004,
  7. 111
  8. Daryush Shayegan, Les illusions de l’identité, éditions du Félin, 1992,
  9. 289
  10. Michael Barry, Le royaume de l’insolence. L’Afghanistan 1504 – 2001, Flammarion, 2002, p. 348
  11. Pierre-Jean Luizard, La question irakienne, Fayard, 2002, p. 235
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