L’islamisme en Russie et les menaces en Asie Centrale, de la Russie

Mikhail REMIZOV

Président de l’Institut de Stratégie Nationale et conseiller du Vice Premier Ministre Dmitri Rogozine

Avril 2015

Le diplomate et chercheur britannique Robert Cooper propose de partager le monde en trois zones, non pas géopolitiques, mais plutôt « chrono politiques » : le monde « pré moderne », « le monde moderne » et « le monde postmoderne ». Le monde pré moderne, ce sont les régions de la planète où les structures étatiques ne sont pas bien achevées, leur monopole de la violence légi­time pas encore formées, l’urbanisation n’a pas avancé etc. Le monde moderne, ce sont les États qui fonctionnent selon l’ordre du jour moderne classique, fondé sur des principes d’industrialisation, de souveraineté nationale et sur l’équilibre géopo­litique des forces. Le monde postmoderne, selon Cooper, serait en Europe, l’espace de l’Union Européenne où l’égoïsme national céderait sa place à une dépendance mutuelle constructive, où les facteurs de puissance politique ne joueraient plus le rôle clef.

Aujourd’hui nous entendons souvent que les événements en Ukraine ont ébran­lé la conception même de l’Union européenne postmoderne, démilitarisée et paci­fiste. C’est la raison pour laquelle l’UE est furieuse contre la Russie. Or, ce n’est pas le moment, ni l’endroit convenable pour débattre de la question suivante : qui a le plus de responsabilités dans la crise ukrainienne ? Les deux y sont impliqués. Mais on peut assurément déclarer que la Russie n’est pas responsable de la détérioration de la conception de l’UE pacifiste, de l’UE post-historique, post-géopolitique et post-moderne. Tout simplement parce que dés le départ, cette conception était illusoire. Elle a rendu absolue l’unicité de sa situation historique, devenue possible à l’Europe occidentale grâce à la bipolarité soviéto-américaine. Hubert Védrine en parle d’une façon précise: « Ce n’est pas l’Europe qui a rendu possible la paix, mais c’est la paix qui a rendu possible l’existence de l’Europe ». Cela veut dire que le modèle d’intégration européenne est « tout d’abord l’héritage de la situation géopo­litique et non la réalisation d’un projet d’exception historique et morale ».

Une fois la situation géopolitique radicalement changée – lorsque le monde bipolaire est devenu quasi-unipolaire – beaucoup de dogmes de ce modèle sont restés dans le passé, y compris l’espoir de pouvoir surmonter les relations violentes dans la politique et la géopolitique. Les années 1990 et 2000 ont passé sur le conti­nent européen sous le signe de la renaissance de la violence politique. Les années 1990 ont été marquées par les conflits ethniques et les mouvements séparatistes (le démantèlement de l’URSS et de la Yougoslavie). Les années 2000 correspondent à la renaissance islamiste. Au cours de la décennie 2001-2011, les actes terroristes en Europe et en Amérique du Nord ont entrainé la mort de 4 900 personnes (le maximum durant toute l’histoire de l’Humanité). Sans même compter les attaques contre les États-Unis de septembre 2011, les 90 pourcents de toutes les victimes ont été assassinées par les islamistes. Au total, durant les années 2000, 40 actes terro­ristes environ ont été commis, ce qui double le nombre des attaques terroristes par rapport à la décennie précédente.

À partir de 1999, 59 actes de terrorisme de grande envergure avec des victimes civiles ont été commis en Russie, dont 58 par les islamistes. Pour l’année 2013, le nombre des victimes était de 1667 personnes. Néanmoins ces chiffres ne com­prennent les actes locaux d’agression contre les forces de la sécurité nationale dans le Caucase du Nord. En 2004 uniquement, leur nombre s’est porté à 265 attaques. Le dernier incident d’envergure s’est déroulé en décembre 2014 à Grozny. Selon les données reçues, les dégâts auraient pu être beaucoup plus néfastes puisque les extrémistes avaient préparé le scénario de Beslan. L’épisode avec la bande de mal­faiteurs, qui agissait cet été le long des autoroutes dans les environs de Moscou, est trés évocateur. Cette bande crevait les pneus des voitures passantes et abattait les conducteurs et les passagers sans motivation évidente. Ils ont tué une vingtaine de personnes. Suite à l’arrestation de ces bandits, on a appris qu’ils étaient tous des immigrés d’Asie centrale, probablement des islamistes.

Leur conduite pourrait être interprétée comme une activité terroriste. Le ter­rorisme n’est pas une simple infraction, mais un acte de communication. Le rôle des communicants revient aux islamistes. Or la société, en tant que destinataire des messages, essaie de les camoufler. Il m’est difficile de porter une appréciation sur la situation en Europe, mais je crois qu’elle est la même qu’en Russie : lorsqu’on y parle des actes terroristes, on essaie de diminuer la motivation idéologique et religieuse. Cette intention est légitime ; si les terroristes tentent de parler au nom de l’Islam, il ne faut pas les y aider. Mais cela ne fonctionne pas de cette façon. Le terrorisme est une communication « par contrainte ». Elle s’effectue même si nous nous efforçons de nous taire en réponse. La dialectique de guerre consiste en cela aussi : il faut reconnaître et désigner l’ennemi pour pouvoir le vaincre.

Le fossé entre l’Islam – religion mondiale – et l’islamisme intégriste – idéologie politique globale – devient de plus en plus important. Chaque religion dans le monde contemporain s’abrite derriére l’alibi suivant : elle ne peut être déclarée hors la loi ; l’idéologie, quant à elle, n’a pas cet alibi. La religion, c’est une chose, les formes radicales de sa manipulation politique, c’en est une autre. Compte tenu du caractère initialement politique de l’Islam, il s’avère difficile de tracer la ligne entre l’un et l’autre. D’un point de vue purement historique, cela devient quasi­ment impossible. Toutefois, ce n’est pas une étude qu’il nous faut, mais plutôt une convention démarquant les limites entre la religion et l’idéologie. Il est nécessaire de définir des balises précises dans la législation afin qu’elles puissent indiquer où passe la frontière entre :

  • le dévouement à l’idée d’un califat mondial ;
  • le rejet de la législation et du pouvoir civil, basé sur les normes de la charia ;
  • l’usage de méthodes de force dans la mission ;
  • l’imposition d’exigences territoriales et économiques au nom de l’Islam etc.

Malgré la diversité des mouvements au sein de l’Islam, on peut en dégager les idées porteuses, qui provoquent l’explosion de la violence politique, et les déclarer hors la loi.

En Russie comme ailleurs, l’islamisme est assez hétérogène. Parmi les mouve­ments, les plus importants sont :

  • les salafistes (les partisans du « Saf Islam » ou de l’« Islam pur ») ;
  • les adhérents du « Hizb ut-Tahrir » et des « Frères Musulmans » ;
  • les fidèles de la secte pakistanaise « Tablïghï djamà’at ».

On peut également mentionner le mouvement « Nourdjoullar », fondé sur les œuvres des penseurs turques Saïd Nursî et Fethullah Gùlen, même si leurs liens avec le terrorisme systémique sont beaucoup moins évidents.

Tous les mouvements mentionnés ci-dessus font partie des tendances non-traditionnelles de l’Islam russe et sont assez agressifs par rapport aux traditions locales des peuples musulmans russes, notamment le soufisme du Caucase du Nord ainsi que la spécificité de l’Islam tartare. Cela ne leur empêche toutefois pas de mener une expansion active et réussie. L’islamisme radical se répand largement en Daguestan, ce groupe à risques est également constitué par la Kabardino-Balkarie et la République d’Ingouchie. Son activité intense s’exerce dans la région de Stavropol et en Ossétie du Nord. Dans la région de la Volga, il faut mentionner le Tatarstan et la Bachkirie. Les islamistes sont très actifs dans les régions de matières premières de l’Oural et de la Sibérie, en particulier dans les régions autonomes de Tioumen (les districts autonomes des Khantys-Mansis et d’Iamalo-Nénétsie).

Hormis l’influence extérieure exercée par les centres du projet islamique global, il existe deux facteurs majeurs qui alimentent l’islamisme en Russie :

  • la spécificité des régions ethniques où se retrouve un grand nombre des problèmes traditionnels, des conflits historiques jusqu’à la corruption et le clanisme ;
  • la forte migration intérieure qui projette sur la Russie les menaces en prove­nance de la région d’Asie centrale, y compris l’Afghanistan.

Analysons-les, l’un après l’autre.

Dans la première moitié des années 1990, le plus grand défi sécuritaire pour la Russie dans le Caucase du Nord était l’ethno-séparatisme. Il y a eu d’autres projets analogiques qui ne se sont pas transformés en un conflit militaire ouvert. Or, dès la fin des années 90, les mouvements radicaux hostiles au pouvoir républicain central n’utilisent plus le langage ethno-séparatiste, mais plutôt le langage islamiste.

Cela ne signifie pas pour autant qu’il y ait une rupture avec la conscience eth­nique, il s’agit plutôt d’une cooptation avec le discours politique dominant. Quels sont les avantages du discours islamiste par rapport à l’ethno-séparatisme ?

  • i l prédétermine l’expansion et non uniquement l’indépendance. Cela dit, l’offensive lancée par la Tchétchénie pour occuper le Daguestan en 1999 s’est basée sur le projet d’un État islamiste de la mer Caspienne à la mer Noire ;
  • i l se rend adéquat à la réception d’une aide extérieure et, ce qui est plus important, du point de vue d’un sentiment que l’on participe à un projet politique global ;
  • il permet d’exploiter de façon effective les faiblesses intérieures des régimes civils, y compris le pouvoir central ainsi que les ethnocraties locales corrom­pues des républiques nationales ;
  • il prévoit le projet alternatif et utopique de l’organisation du pouvoir et de la société.

Dans cette perspective, « l’Islam pur » dans le Caucase, même s’il reste bien éloigné des traditions caucasiennes, est un produit non seulement de l’intervention de forces extérieures (les Séoudiens et les Pakistanais), mais aussi de processus inté­rieurs. Ce projet appelait aux valeurs universelles (en dehors des ethnies, des virdes, des tarîqas, des clans). Son accent était mis sur l’égalitarisme, sur la lutte contre la corruption et l’inégalité des classes sociales.

Les paradigmes des salafistes s’expriment par la volonté d’islamiser de façon absolument totale toutes les sphères de la vie sociale. Le degré du radicalisme dans les exigences des salafistes peut différer. Outre les extrémistes, qui prônent la néces­sité des méthodes terroristes dans leur lutte, il existe des partisans du mouvement modéré qui s’opposent aux méthodes violentes, tout en ayant les mêmes orienta­tions de base.

Parmi les experts de ce domaine, beaucoup conseillent d’établir un dialogue avec eux. Mais la base de ce dialogue est douteuse, puisque l’état laïc n’est pas du tout accepté par le wahhabisme. Tant que les islamistes radicaux sont en minorité et qu’ils ne se sentent pas représentés en force, leur partie « pacifique » ira à une sorte de dialogue, mais ce ne sera qu’une manœuvre tactique pour gagner du temps. L’État laïc et le wahhabisme sont incompatibles. Cela veut dire que dès que l’Islam radical aura la possibilité d’établir l’autorité totale sur un territoire, il le fera sans aucun doute.

Dans des circonstances défavorables, cela ne prend pas beaucoup de temps. Dans la région de Daghestan par exemple, l’augmentation du nombre de salafistes ou ceux qui sympathisent à leur doctrine est passée de zéro à 50 pourcents de la population, en 14 ans seulement – selon certains experts jusqu’à 100 pourcents. Au Daghestan, l’islam fondamentaliste a pénétré presque toutes les sphères de la vie sociale de la région. Des poursuites juridiques sont souvent exercées via la loi isla­mique, la polygamie est de facto autorisée, les transactions immobilières s’effectuent dans les mosquées, il existe des règles strictes sur les vêtements, la vente d’alcool est de facto interdite et punissable etc. Il y a beaucoup de villages où les habitants professent le wahhabisme. Dans ce cas, le mollah officiel peut être remplacé par leur propre mollah. La tarîqa traditionnelle pour le Daghestan a été repoussée par le wahhabisme. Officiellement ce fait n’est pas reconnu, mais en pratique, pour être en mesure de maintenir la confiance des fidèles, les dirigeants qui pratiquaient l’islam traditionnel se radicalisent. C’est justement dans cette région qu’il y a une véritable discussion sur l’interdiction de la célébration du Jour de l’An puisque que c’est une fête laïque.

La locomotive des mouvements salafistes s’illustre par ces jeunes gens qui la perçoivent comme une forme spéciale de la mode sociale, une moyenne permettant de satisfaire les demandes d’aujourd’hui :

  • l’expression de la dissidence ;
  • un sentiment de puissance, de solidarité du groupe et à travers cela, une demande d’hégémonie ;
  • l a possibilité de s’associer virtuellement ou réellement avec le monde du « riche » saoudien.

Pour que l’image ne soit pas très pessimiste, on peut relever quelques réussites dans la région, notamment concernant la lutte contre le terrorisme. Au cours de la précédente année, le nombre d’actes de terrorisme a diminué, et moins de militaires ont été tués. Cela est devenu possible grâce à deux facteurs principaux :

  • l’amélioration de l’efficacité des services de sécurité. La plupart des attaques terroristes sont maintenant empêchées, anticipées ;
  • l ‘émigration importante des terroristes et des extrémistes. La lutte contre l’islamisme en Russie, fait partir une partie des islamistes hors du territoire de la Russie. Les zones de combats comme la Syrie et l’Iran sont très atti­rantes pour les islamistes qui cherchent à faire la guerre.

On observe un double résultat dans la région du Caucase du Nord, d’un côté un petit succès dans la lutte contre le terrorisme, et, d’un autre côté, le manque de succès dans la bataille des esprits ; en outre, la transformation de l’islam dans le mode social.

Dans une autre région de la Russie, la zone de la Volga, nous observons une si­tuation similaire. Bien sûr, la situation est bien moins grave dans cette région, mais nous y voyons la propagation du terrorisme. Le point culminant à cet égard fut l’acte de terrorisme du 19 Juillet 2012 à Kazan. Ce jour-là, le mufti du Tatarstan, le chef des musulmans traditionalistes Ildus Fayzova a été assassiné, en même temps que le chef du département de l’éducation du Tatarstan, Waliullah Yakupov, son idéologue connu comme adhérent à l’Islam traditionnel.

Au Tatarstan, il existe une alliance étroite entre les organisations islamistes radi­cales « Hizb-ut-Tahrir », se positionnant comme une « partie politique », et les wahhabites, qui, pour obtenir de l’expérience au combat, vont en Afghanistan, au Pakistan, en Syrie. Nous pouvons dire que c’est à la fois une aile « légale » et une aile militaire du mouvement.

Caractérisant ces groupes salafistes, la victime Waliullah Yakupov avait écrit : « ces groupes sont devenus une source constante de tension qui pourrait potentiel­lement conduire à un problème majeur. Ils forment les groupes de protestation les plus actifs. Ils ne sont pas seulement opposés à la culture musulmane classique, mais influencent aussi d’autres groupes de croyants bien plus tolérants ».

Dans les zones ethniques musulmanes, nous pouvons distinguer quelques groupes sociaux islamistes principaux. Ce sont les imams qui favorisent les activités dans le domaine des salafistes ; les missionnaires travaillant avec la population ; les immersions dans la bureaucratie ethnique ; les jeunes musulmans percevant l’idée de prédicateur.

Enfin, on peut déterminer un autre groupe de soutien à l’islamisme : le monde criminel. Au cours des dernières années, dans certaines régions musulmanes, on a observé une « wahhabization » de la communauté criminelle. Il existe de nombreux parallèles entre le salafisme et l’idéologie du monde criminel. Par exemple, ce que nous avons appelé « racket », peut être nommé « la zakât » – un don de bienfaisance à la Jamaat ou « les impôts des infidèles ». Les valeurs du monde criminel se basent sur un manque de respect à l’État et à ses organismes d’application de la loi. Cette idéologie est très similaire à celle des islamistes radicaux. Si « l’élite » du monde cri­minel était influencée par les extrémistes religieux, à long terme, les salafistes seront en mesure de donner le ton à toute la communauté criminelle.

Avec la migration des quinze dernières années, les problèmes dans les régions ethniques ont augmenté. Les immigrants en Russie de la vague d’immigration des années 2000 sont fondamentalement différents de ceux des années 1990, que ce soit par la composition ethnique, par le faible niveau d’éducation ou par les com­pétences. Une partie substantielle – environ 2/3 – est originaire d’Asie Centrale, venant principalement des régions agricoles avec un faible niveau de compétence, de qualification et ayant une faible connaissance de la langue russe. Les immi­grants en provenance d’Asie Centrale sont une source importante et stratégique de l’Islam dans notre pays. Comme écrivait un théologien radical Saoudite Abou Basir, « l’immigration et le jihad sont inséparables ; ils se complètent mutuellement ».

L’effet de cette immigration va se manifester en Russie un peu plus tard, lorsqu’une partie importante des immigrants s’installera en résidence permanente et aura obtenu des droits politiques. Mais nous pouvons même remarquer certains changements à ce jour :

– haute activité des prédicateurs islamistes et des militants d’Asie Centrale sur le territoire de la Russie ;

 

  • en Asie Centrale, à l’exception du Kirghizistan, les régimes politiques sont autoritaires à cause des fondamentalistes religieux, ces pays sont sous une persécution sévère. Beaucoup viennent en Russie où les droits et la pratique en relation avec les islamistes sont beaucoup plus libéraux ;
  • implication des immigrants d’Asie Centrale dans les groupes islamistes ;
  • augmentation du nombre de conflits entre les ethnies musulmanes et les immigrants, notamment avec les tatars pour lesquels la mosquée joue le rôle principal : c’est le centre culturel ; les immigrants d’Asie Centrale ajoutent leurs traditions et leur culture ;
  • parmi les immigrants, beaucoup ont l’expérience militaire (guerre civile au Tadjikistan dans les années 1990, service militaire en Afghanistan/Pakistan, combat en Syrie) ;
  • l a dynamique négative, de génération en génération, de l’intégration des immigrés musulmans – la génération suivante est souvent plus radicale et intolérante que leurs parents (à cet égard, la situation est similaire à l’expé­rience des pays européens).

Il faut préciser que dans la vague d’immigration, 90 % sont des hommes. De jeunes hommes en général. À cet égard, une couche démographique artificielle s’est produite dans quelques régions russes et cela provoque des conséquences sociales et politiques.

Un célèbre « démographe politique » américain, J. Goldstone, a écrit « la crois­sance rapide des jeunes peut changer les coalitions politiques existantes, provoquant une instabilité. Les grandes cohortes de jeunes sont souvent attirées par des nou­velles idées ou des religions hétérodoxes, défiant ainsi les vieilles formes de pou­voir ».

Les jeunes ont toujours joué un rôle important dans la violence politique à tra­vers l’histoire et la présence de « colline de la jeunesse » (une proportion exception­nellement élevée de jeunes dans la population générale adulte) est historiquement corrélée aux temps de crises politiques.

Cette idée est devenue une vraie conception grâce à Gunnar Heinsohn, cher­cheur allemand, qui le démontre dans son livre Sohne und Weltmacht. Terror im Aufstieg und Fall der Nationen (Les fils et le pouvoir mondial : la terreur dans l’épa­nouissement et dans le déclin des Nations – ndlr). Heinsohn pense que si dans un pays, il existe une surabondance de jeunes hommes, on peut assurément y prévoir des troubles sociaux, la guerre et la terreur. Il ne s’agit pas de la quantité générale de la population, mais de la quantité extrêmement importante d’adolescents et de jeunes hommes qui se sentent insignifiants. Quant à l’idéologie, justifiant les troubles, elle peut se diversifier en fonction de la situation, mais elle sera aussitôt au rendez-vous. Il est fort probable qu’en Russie, plus précisément dans certaines régions touchées par l’immigration, ce rôle sera assumé par l’islamisme.

Il faut parler isolément des risques originaires d’Asie centrale qui se reflètent sur la Russie, y compris à travers l’immigration. Il existe – à court terme, dans les quelques années à venir – une forte probabilité de la déstabilisation en Asie centrale post-soviétique. Quel que soit le scénario de cette déstabilisation, il en résultera un flux supplémentaire de réfugiés et la multiplication des problèmes dans la sphère sociale d’une part et dans la sphère de la sécurité nationale, d’autre part.

Parmi les facteurs de risques probables, on peut citer :

  • des conflits interétatiques et interethniques (les relations entre les États ainsi qu’entre les groupes ethniques dans certaines régions sont extrêmement ten­dues) ;
  • des crises liées aux changements de gouvernement dans les pays avec des régimes autocratiques, et un renforcement des islamistes lors des crises trans-formationnelles ;
  • une déstabilisation de la situation liée au départ des troupes militaires de la coalition occidentale de l’Afghanistan.

L’activité de la clandestinité islamiste dans des pays tels que l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan constitue une menace particulière. Ici agissent le Mouvement islamiste de l’Ouzbékistan, Hizb ut-Tahrir et Tablïghï djamâ’at, le Mouvement islamiste du Turkestan oriental. On observe une augmentation impor­tante (durant les 5 dernières années, de 20 à 50 pourcents) des ressortissants d’Asie centrale adhérant aux organisations terroristes et agissant dans la zone afghane-pa­kistanaise et dans la région du Grand Moyen-Orient. Il est fort probable qu’à un moment donné, ces gens rentrent chez eux.

La probabilité d’une création, en Asie centrale, d’un quasi-État islamiste à moyen terme – à l’exemple de l’EIIL en Syrie et en Irak – est assez élevée. Si « l’État islamique » en Syrie et en Irak perdure, l’Asie centrale deviendra un axe d’expansion très probable. Mais s’il perd, l’Afghanistan et la partie post-soviétique de l’Asie cen­trale peuvent devenir un endroit propice à sa réincarnation.

Quelques brefs rappels

L’islamisme représente aujourd’hui l’idéologie révolutionnaire la plus intégrale en Russie. Malgré les succès des services secrets dans la lutte contre le terrorisme, cette idéologie connaît une période d’expansion :

  • territoriale (la propagation dans les régions ethniques de la Volga où il n’y avait jamais eu d’islamisme politique) ;
  • ethnique (la propagande au sein des peuples non-musulmans) ;
  • sociale (l’extension sur les strates et « les niveaux » sociaux).

Il existe beaucoup de raisons pour affirmer que le lobby islamiste commence à apparaître à tous les étages du pouvoir, que les liens avec la criminalité organisée de­viennent de plus en plus étroits. Mais en général, la plus inquiétante est l’expansion des « réseaux » islamistes dans trois types – différents, mais extrêmement importants – de sphères sociales: la jeunesse, la bureaucratie ethnique et le monde criminel.

Le soutien de l’État, accordé à l’Islam « traditionnel » et « loyal », est assez légi­time dans ces conditions, mais cette politique ne résout pas le problème, et cela pour plusieurs raisons :

  • le clergé officiel est considéré, dans un certain nombre de cas, comme une des façades du système clanique du pouvoir qui irrite la population locale ;
  • plus les positions des « wahhabites » se renforcent aux yeux de la population locale, plus les responsables de l’Islam « traditionnel » sont obligés de se radi-caliser afin de pouvoir sauvegarder ou gagner la confiance de ses fidèles. Il en résulte que « la spirale de l’islamisation » englobe de plus en plus de sphères sociales et, par conséquent, le projet « traditionnel » et celui de l’islamisme « intégriste » ne diffèrent uniquement que dans les détails ;
  • l a vulnérabilité des États modernes, y compris la Russie, face à la menace islamiste est l’aboutissement de leur crise intérieure. Le wahhabisme s’est avéré être une technologie efficace pour diminuer des États affaiblissants de­puis le crépuscule de l’empire Ottoman. Les tentatives des États de s’appuyer sur l’Islam « traditionnel », au lieu d’essayer de se relever par soi-même, est vite considéré comme un signe du déclin et de faiblesse.

La politique de souplesse envers un déferlement d’exigences, dicté par « la spi­rale islamiste » (la construction de nouvelles mosquées dans le centre-ville d’impor­tantes communes non-musulmanes, le port du hijab en public, la légitimité des tribunaux de la charia etc.), se traduit comme un « feu vert » pour poursuivre l’islamisation, dont la preuve sont les nombreuses déclarations des chefs et des par­tisans du « wahhabisme ». Ceci est un exemple typique de la « provocation par faiblesse ».

La réponse principale au défi du radicalisme islamiste ne peut donc pas être le soutien de l’Islam « traditionnel » en Russie ou de « l’euro-Islam » en Europe, mais plutôt la renaissance de l’État national en tant qu’institut de solidarité et de justice. La force de l’islamisme est la réverbération de la faiblesse de notre propre projet national.

Ceci étant dit, on peut dire avec assurance que « la politique postmoderne » ne pourra pas résister face au néo-archaïsme agressif. Cette leçon vaut autant pour la Russie que pour l’Europe. Il est important de nous souvenir des paroles d’Arnold Toynbee : « la cause du déclin de la civilisation n’est pas une élimination, mais un suicide ». En fait, Toynbee n’était pas fataliste sur cette question, il croyait que les civilisations pouvaient se raviser.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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