L’islamisme, une persistance minoritaire dans les Balkans

Mohammed Fadhel TROUDI

Docteur en droit, chercheur en relations internationales et stratégiques, spécialiste en géopolitique du monde arabe et musulman, Paris

2eme Trimestre 2011

L’iDENTITÉ DES BALKANS est dominée parsapositinngéogcanhiqur,historiquet ment c’est un secteur connucommn le carrefour nndinerses cultures, un pointde rencontre entre l’islam etleChristinnismn.

Quand il s’agit de parler de l’islam en Occident, généralement ce sont les stéréo­types et les idées reçues qui l’emportent, mais quand on parle de l’islam balkanique, la compréhension et la connaissance ne sont guère meilleures. Cet article se propose d’éclairer autant que faire se peut la réalité de l’islam balkanique d’hier et de com­prendre ses dynamiques d’aujourd’hui.

L’histoire de l’installation de l’islam dans la région des Balkans est considérée à partir de l’occupation ottomane du xve siècle. C’est de là que vient essentiellement la présence des communautés musulmanes aujourd’hui dans les Balkans. Les mu­sulmans des Balkans sont par conséquent le fruit de deux étapes, la première est liée à l’installation dans cette région des personnes déjà musulmanes en provenance de Turquie et notamment d’Anatolie. La deuxième étape est à mettre en rapport avec une vague de conversions des populations autochtones, acquises à la religion musulmane suite au mélange avec des populations turques issues de la présence ot­tomane dès les premiers temps de la conquête à partir du xive siècle. Le phénomène de conversion se passe principalement dans l’Ouest, c’est-à-dire principalement en Bosnie-Herzégovine, en Albanie, au Kosovo et en Macédoine.

Il faut également noter que l’islamisation des Balkans s’est déroulée sur un laps de temps plutôt long et que par conséquent elle n’est pas directement ou automatiquement liée à la conquête ottomane. On peut cependant parler d’une exception pour le cas de la Bosnie-Herzégovine, dont la présence ottomane a été un facteur déterminant dans l’islamisation massive de la population bosniaque. Aussi et par déduction, l’islam ne s’est imposé dans le reste des Balkans et d’une manière massive que vers la fin du xvie siècle avec un prolongement jusqu’à la fin de l’Empire ottoman.

L’empreinte ottomane de l’islam balkanique

L’islam a une longue histoire dans les Balkans. C’est un islam enraciné en terre d’Europe depuis plus de cinq siècles, offrant à ses adeptes un certain nombre d’avan­tages sociaux, juridiques ou fiscaux qui ne sont jamais imposés. L’islam balkanique porte donc en lui la marque ottomane et c’est en cela qu’il se différencie d’autres pratiques islamiques. Il est la conséquence d’une longue domination ottomane sur ces régions, entre le xive et le début du xxe siècle.

Pour diverses raisons, la situation de ces musulmans dans les sociétés où ils vivent n’est pas du tout la même que celle des musulmans d’ Europe occidentale et d’autres régions du monde. Les communautés musulmanes des Balkans sont beaucoup plus anciennes et ont entretenu de longue date des relations très étroites, rythmées d’échanges et de dialogues avec les autres populations non musulmanes.

La période de la présence ottomane qui s’étendait sur plus de cinq siècles a profondément marqué les rapports politiques et sociaux selon des lignes confes­sionnelles. Au sein de l’Empire, les musulmans possédaient un statut supérieur à celui des non-musulmans, avant d’être intégrés, plus tard, à des États-nations dans lesquels ils sont généralement devenus des citoyens de second rang. Ils sont en partie composés de populations parlant les mêmes langues que les non-musulmans ayant vécu, exception faite de la Grèce, dans des pays dominés par l’idéologie com­muniste sur plus de cinquante ans. La situation s’est compliquée avec le repli de l’Empire, marquant ainsi le début d’une situation difficile pour les musulmans et notamment pour les chrétiens orthodoxes (1). La population pomaks musulmane d’origine slavophone, dont la grande majorité est installée dans le Sud et déborde la Thrace grecque, a longtemps souffert de la discrimination, surtout à l’indépen­dance de la Bulgarie. On lui reprochait notamment sa participation aux atrocités perpétrées par l’armée ottomane aidée par des troupes irrégulières, sorte de milice à la solde des troupes turques, recrutée au sein de cette communauté.

Il en ressort que la purification ethnique n’est pas une nouveauté liée aux actes d’une partie des Serbes pendant la guerre de 1991 à 1999, si l’on considère à juste titre que la première purification ethnique de masse est l’une des conséquences du traité de Lausanne de 1923, avec le déplacement, parfois sous la contrainte, de populations turcophones et/ou musulmanes, en dehors des territoires qu’elles occupaient, comme en Crète.

Mais si l’effondrement de l’Empire ottoman et la création des États-nations ont entraîné la remise en cause des statuts politiques et sociaux des musulmans et des chrétiens, ces identités collectives à base confessionnelle sont restées néanmoins très fortes, et elles le sont encore aujourd’hui. Cependant la Turquie n’a pas abandonné son « glacis » européen, c’est en cela qu’elle a, certes avec l’accord des États-Unis, apporté un appui discret mais non négligeable aux musulmans bosniaques et aux Albanais, pendant la dernière guerre des Balkans.

L’islam des Balkans suit traditionnellement l’école juridique hanéfite (2), qui était dominante dans tout l’Empire ottoman. Il se caractérise aussi par l’importance des confréries soufies, expression mystique de l’islam et forme particulière de socia­bilité. Il faut rappeler que le soufisme (en arabe : tasawwuf) est la voie mystique au cœur de l’islam. Au-delà des mots et des pensées, les soufis recherchent l’expérience de la réalité divine. Le soufisme est un voyage intérieur pour se rapprocher de Dieu, ressentir sa présence et se fondre dans son amour. D’ailleurs, beaucoup de versets coraniques font allusion à des connaissances profondes et mystiques. Un certain nombre de commentaires et d’écrits de grands maîtres soufis traitent de ces trésors cachés. En particulier, il y a beaucoup de versets coraniques qui font référence au dhikr (remémoration/rappel de Dieu), qui est la technique principale du soufisme. En voici quelques exemples :

  • « Et invoque ton Seigneur en toi-même, en humilité et crainte, à voix audible, le matin et le soir, et ne sois pas du nombre des insouciants » (sourate 7, verset 205).
  • « En Vérité, la prière préserve de la turpitude et du blâmable. Le rappel de Dieu est certes ce qu’il y a de plus grand » (sourate 29, verset 45).

Les confréries soufies sont très implantées en Turquie, malgré une interdiction les ayant frappées notamment dans les années 1920, et sont divisées en plusieurs groupes. Certaines formes de soufisme s’apparentent même au fondamentalisme, c’est le cas notamment de la confrérie « Naqshbandiya » turque, qui appelle à l’ap­plication stricte de la charia. L’influence de cette confrérie est répandue également en Inde et aussi dans la région du Caucase et en Asie centrale. Elle est aujourd’hui l’une des principales confréries soufies du sous-continent indien.

Dans les Balkans, on observe la présence d’un réseau confrérique véhiculant des pratiques religieuses inspirées de l’islam sunnite traditionnel (3), c’est le cas notam­ment des « bektachis », confrérie très hétérodoxe, qui s’est répandue pratiquement dès le début de la présence ottomane dans les Balkans. D’autres réseaux sont appa­rus plus tard, comme la confrérie plutôt orthodoxe des « halvétis », très proche du pouvoir ottoman et jouissant d’une considération certaine en ce sens que les chefs spirituels issus de cette confrérie étaient nommés à des postes de responsabilité élevés. Ils étaient par exemple des muftis, des imams écoutés, ou encore des juges très appréciés.

Ces confréries suivent une discipline d’intériorisation de la révélation coranique et considèrent la musique comme une aide nécessaire à la rencontre avec Dieu. Le but est l’union mystique avec Dieu et l’anéantissement de sa personne (fana en arabe). Les rapports qu’un soufi entretient avec Dieu sont ceux de « aimé-aimant ». Les soufis tiennent donc moins compte de l’observance des règles religieuses et vivent une relation très personnelle et parfois même très libre avec l’islam. Ces confréries issues du sunnisme, certaines du chiisme, implantées dans les Balkans à la faveur de la conquête ottomane, sont restées toujours très actives dans le monde albanais du Kosovo, elles renaissent en Albanie après la longue interdiction de toute pratique re­ligieuse (1967-1990), et connaissent aussi un fort renouveau en Bosnie-Herzégovine.

Comme dans l’ensemble des territoires sous domination ottomane, les confré­ries mystiques musulmanes étaient bien présentes et ont joué par conséquent un rôle important dans la vie religieuse, économique et sociale, notamment par le biais de l’utilisation des waqfs, « biens de main morte ». Cette influence, on la retrouve également dans la vie culturelle, artistique et politique des Balkans. Comme, en ex­Yougoslavie, la nouvelle situation de l’islam est le résultat des guerres, notamment de celle de Bosnie-Herzégovine, qu’en est-il aujourd’hui ?

L’islam balkanique aujourd’hui

La pratique religieuse est assurément plus élevée qu’il y a vingt ans dans les Balkans. Sous leur forme extrême, les courants radicaux d’inspiration wahhabite demeurent très marginaux et sont rejetés par de larges fractions de la société bos­niaque. Néanmoins, ils sont toujours là et peuvent sans doute se développer sur la base des immenses frustrations sociales et politiques qui s’accumulent ou à la faveur d’une étincelle qui peut de nouveau raviver la haine encore présente entre Bosniaques et Serbes. Aux portes de l’Europe riche s’est jouée voilà maintenant plus de quinze ans une guerre que l’Europe a semble-il déjà oubliée et dont il ne reste aujourd’hui que des douloureux souvenirs d’un génocide qu’on a longtemps cru appartenir désormais au passé.

Pourtant cette région continue de soulever beaucoup de questions et de dé­fis, notamment pour la construction et l’élargissement de l’Union européenne à son flanc sud, mais également en termes de cohabitation entre les différentes communautés, sans oublier bien évidemment les discours sur les identités locales. Comment les musulmans, qu’ils soient albanais, bosniaques ou macédoniens abor­dent-ils cette nouvelle étape du postcommunisme ? Existe-t-il dans la manière de pratiquer et de vivre cet islam sunnite, plutôt hanafite et par conséquent tolérant et ouvert sur son environnement, des signes qui peuvent laisser penser à un durcisse­ment voire un basculement vers une forme d’islam plus rigoriste et extrémiste, en somme, vers un islam mondialisé.

Plus de 8 millions de musulmans vivent dans les Balkans aujourd’hui, une population autochtone qui s’était autrefois convertie à l’islam, par opportunisme ou sous contrainte de la terreur. Le conflit bosniaque puis la crise du Kosovo ont fait connaître les musulmans balkaniques, qui étaient jusqu’à ces événements plus ou moins inconnus, en tout cas moins connus que les musulmans de l’Asie centrale, à titre d’exemple. Ils étaient soit diabolisés soit idéalisés alors qu’une partie non négligeable d’entre eux sont des populations européennes qui ont précédé la conquête ottomane, notamment des Slaves convertis à la religion musulmane, que ce soit en Bosnie, en Macédoine, en Bulgarie, et bien entendu des Albanais, c’est-à-dire les actuels habitants de l’Albanie et du Kosovo.

Dans un ouvrage paru en 1986, Alexandre Popovic rappelait déjà la difficulté d’aborder la question des musulmans balkaniques à la fin du règne communiste. Ce sont des populations pratiquant en majorité un islam sunnite très tolérant et ouvert, d’autres, notamment en Albanie, suivent les pratiques des confréries mys­tiques, c’est le cas notamment des bektachis, considérés comme une communauté particulière. On estime le pourcentage de ces musulmans à près de 45 % en Bosnie-Herzégovine, à près de 32 % en Macédoine, à quelque 10,5 % en Bulgarie, alors que ce pourcentage ne dépasse guère 1,2 % en Grèce.

Dès lors, une question se pose, existe-t-il un lien organique entre cet islam bal­kanique et ce qu’on appelle l’islam mondial ? Y a-t-il réellement des ingérences iraniennes ou saoudiennes aux Balkans ? Y a-t-il une présence du groupe Al Qaida, et par quels relais ou réseaux s’est-il implanté ?

Il est acquis, et l’actualité balkanique de ces quinze dernières années l’a révélé, qu’une certaine persistance, certes minoritaire mais réelle, existe, qui semble proche de l’islamisme combatif ou « jihadiste » plutôt que des pratiques paisibles de la foi. Cette tendance est plus développée chez les Albanais du Kosovo et totalement insignifiante pour ne pas dire absente chez les musulmans de Bulgarie ou même de Bosnie qui pratiquent un islam moins dogmatique et davantage ouvert au raisonnement, voire à la critique.

Certains acteurs extérieurs martèlent la menace de l’islam radical dans les Balkans, considérant l’islamisme comme un danger à la porte de l’Europe. Pour d’autres, le spectre de l’islamisme est bien réel et se matérialise notamment dans le cas de la Bosnie-Herzégovine où opèrent des militants appartenant à la conception « wa-hhabite » de l’islam formée d’anciens « jihadistes », principalement des étrangers venus des pays arabes et d’autres de Tchétchénie. Ces derniers opèrent avec des militants locaux acquis à cette conception rigoriste de l’islam, qui se nourrit de la pauvreté et de l’absence totale de l’État. Il va sans dire que l’on pense rapidement à l’Arabie saoudite, souvent présentée comme un des principaux soutiens de l’isla­misme militant dans les Balkans et ailleurs.

Hormis cette tendance très minoritaire, l’islam balkanique demeure plutôt un islam ouvert. Au travers de cette minorité, on cherche manifestement à développer ici et là une certaine peur de l’islam, si l’on juge par ce reportage datant certes de 1999, repris par le magazine turc Aktùel qui indiquait néanmoins que des chercheurs occidentaux avaient estimé que, dans les cinquante prochaines années, l’Europe deviendrait l’un des principaux lieux d’expansion de l’islam.

Il faut rappeler ici avec vigueur que la présence matérielle de l’islam en Europe est à la fois ancienne et profonde. On sait que la zone ibérique était restée en partie musulmane pendant plus de huit siècles, en revanche on sait moins bien que la Sicile était aussi musulmane pendant quatre siècles, c’est ainsi que la ville de Palerme comptait de nombreuses mosquées au xe siècle, que la Russie avait également connu l’islam au xie siècle. Plus tard, la mise sous tutelle de la région balkanique par les Ottomans a consolidé les liens de l’islam avec l’Europe orientale.

Qu’on se rassure, l’islam a été toujours une composante non négligeable de l’histoire de l’Europe, qui a entretenu avec le monde musulman des relations très étroites, que ce soit pendant la période andalouse qui s’est étendue de 756 à 1493 dans la péninsule Ibérique (ou l’Espagne actuelle), ou celle marquée par les diffé­rentes croisades de 1095 à 1291, et bien évidemment le temps de l’Empire ottoman dans l’Europe du Sud-Est ou les Balkans. Ce mélange des deux mondes a permis des échanges très fructueux, notamment pour l’Europe qui accusait alors un re­tard important dans des domaines comme la médecine, l’astronomie ou encore les mathématiques. Nombre d’historiens et de sociologues affirment aujourd’hui que, en bénéficiant des différents savoirs maîtrisés par les musulmans, l’Europe a pu sortir de son retard notamment scientifique pour briller et devenir ce qu’elle est aujourd’hui, une puissance mondiale.

C’est pourquoi il faut dire avec la plus grande clarté que l’islam fait partie inté­grante de l’Europe et qu’il n’est nullement un fait nouveau que l’Europe a découvert soudainement. Je pense pour ma part que l’islam balkanique peut être présenté à juste titre comme un islam disons européen, plus ouvert, pour ne pas dire plus laï­cisé, et que, par conséquent, on peut supposer qu’il existe aujourd’hui une certaine spécificité de l’islam balkanique.

Notes

  • Lors de la signature du traité de Lausanne en 1923, près de 2 millions de personnes ont été déplacées, essentiellement des musulmans et des chrétiens orthodoxes. En effet ce traité men­tionne seulement une appartenance religieuse et guère une nationalité, ce qui explique ce chiffre impressionnant de déplacés.
  • L’école hanafite est la plus ancienne des quatre écoles sunnites : le hanafisme ou hanéfisme est un courant (madhab en arabe) du droit musulman ou de sa jurisprudence . Elle est fondée sur l’enseignement de Abû Hanîfa Al- Nu’man Ibn Thabit (699-767) (et de ses suiveurs), théologien et législateur qui vécut à Koufa, actuelle ville d’Irak. Le madhhab hanafi est assez représentatif des musulmans non arabophones. L’école hanafite est la principale école de l’islam depuis l’époque de la dynastie des Omeyyades (666-750). Elle est particulièrement suivie en Turquie, où l’Empire ottoman l’officialisa, ce qui explique qu’une majorité turque est aujourd’hui hanafite, elle est éga­lement présente en Chine, en Afghanistan, au Tadjikistan, au Pakistan, en Inde, au Bengale et au Bengladesh. On la retrouve également en Syrie, en Jordanie, en Irak et en Égyp Elle conserve encore aujourd’hui une certaine influence dans les régions hier sous domination ottomane, no­tamment en Bosnie et dans une moindre mesure en Algérie et en Tunisie.

(3) Les principaux centres confrériques implantés un peu partout dans les Balkans peuvent être présentés de la manière suivante :

Chez les bektachis : ceux de Kanatlarci, Tetovo et Kicevo (en Macédoine) ainsi que celui de Djakovica (au Kosovo).

S’agissant des halvetis : ceux de Prizren, Orahovac et Djakovica (au Kosovo) ainsi que ceux de Kicevo, Struga et Ohrid (en Macédoine).

Pour ce qui est des kadiris : ceux de Sarajevo (en Bosnie) et ceux de Prizren, Orahovac, Kosovska Mitrovica, Pec et Djakovica (au Kosovo).

Enfin pour les melamis : ceux de Stip et de Pagarusa (en Macédoine).

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