L’Orthodoxie et la Russie

François G. DREYFUS

Professeur émérite d’Études Européennes à l’université Paris IV-Sorbonne. Ancien directeur de l’Institut d’Études Politiques de Strasbourg, du Centre des Études Germaniques et de l’Institut des Hautes Études Européennes.

Depuis 998, date du baptême du Grand Prince de Kiev, l’orthodoxie joue dans la vie du monde russe un rôle fondamental. On le sait : l’église orthodoxe est issue du catholicisme byzantin qui a rompu avec Rome en 1054 – l’orthodo­xie russe si elle est pleinement orthodoxe, est une église autonome, autocéphale comme disent les théologiens, depuis 1453, date de la prise de Constantinople par les Ottomans.

Théologiquement l’Eglise orthodoxe a les mêmes fondements que les autres églises chrétiennes – elle est attachée à l’exaltation de la personne même du Christ, à la Trinité : elle est fidèle au Credo Nicée et estime que « le Saint Esprit … procède du Père », rejetant le Filioque instauré par l’Eglise romaine (867). Elle fait une grande place à la Vierge, mère de Dieu, qui s’enracine dans le sol russe intégrant la tradition païenne de la Déesse-terre. Elle proclame une ecclésiologie de com­munion « l’Eglise locale autour de son évêque n’est pas le fragment d’une Eglise universelle mais la manifestation d’une Eglise une et sainte en un lieu donné » (Gr. Palamas, 1360).

L’orthodoxie russe s’appuie sur une vie liturgique très riche qui fait grande place à l’icône comme à l’ascèse individuelle.

La puissance de l’Eglise orthodoxe s’affirme avec les invasions mongoles (1230­1552) : elle contribue à asseoir et à sacraliser le pouvoir des princes de Moscou. Avec le temps des troubles qui suit la mort d’Ivan le Terrible, le pouvoir de l’Eglise s’étend encore et le métropolite de Moscou s’autoproclame Patriarche de toutes les Russies (1589). C’est le patriarche Philarète qui contribue largement à installer son propre fils Michel Romanov en 1613.

Cette puissance de l’Eglise est un frein pour les réformes engagées par Pierre le Grand ; aussi celui-ci supprime le Patriarche de Moscou et lui substitue un Saint Synode qu’anime le Procurateur, désigné par le Tsar, qui se considère comme Summus Episcopus, à l’image des souverains luthériens. Qu’elle soit dirigée par le Patriarche ou par le Procurateur du Saint Synode, l’Eglise russe est profondément liée à l’Etat russe, au peuple russe. L’Eglise orthodoxe russe est une Eglise nationale. On peut le constater avec le mouvement slavophile qui se développe au XIXe Siècle, mouvement issu de la réaction nationaliste à l’invasion napoléonienne. Comme le dit Dostoievsky : « Ce qui est russe s’identifie avec le vrai visage de l’Orthodoxie ».

Le lien entre Orthodoxie et peuple russe s’incarne dans le Tzar, mais celui-ci est souvent influencé par la théologie autoritaire du Saint Synode. L’Eglise orthodoxe russe est alors peu tolérante et étriquée dans sa vision du monde. Elle contribue au rejet du libéralisme et au poids de l’autocratie contribuant à éloigner la population de la démocratie à l’occidentale tout en favorisant l’essor des conceptions commu­nautaires et les pouvoirs intermédiaires (par exemple les Zemtsvos, assemblée locale. C’est ainsi qu’elle freine les politiques de réforme engagées entre 1895 et 1911 par de Witte et surtout Stolypine.

En 1917 commence, avec la révolution léniniste, un temps de persécutions : des milliers de prêtres des métropolites (évêques) au pope de village sont liquidés : l’on engage la lutte contre la religion et pour l’athéisme avec destructions d’églises ou de bâtiments religieux. Mais cela ne détruit pas le sentiment religieux : les grandes-mères (babouchkas) se débrouillent pour faire baptiser leurs petits-enfants : ce sera le cas de Boris Eltsine.

En 1917 Lénine a rétabli le Patriarche mais l’Eglise est placée sous le contrôle de l’Etat, même si juridiquement il y a séparation de l’Eglise et de l’Etat.

En 1941, dès le début de l’invasion nazie et de la Grande Guerre patriotique, Staline, conscient que le sentiment religieux n’a pas disparu, fait appel au Patriarche qui appelle les chrétiens à lutter contre le Reich. Après Stalingrad, on voit souvent cette image impensable avant 1941, le trio présidant le défilé de la libération. C’est le général libérateur, le maire et le métropolite. Mais l’Eglise demeure contrôlée.

En 1949 le Conseil œcuménique des Eglises (C.O.E.) qui rassemble les com­munautés chrétiennes non catholiques, invite l’Eglise orthodoxe russe à se joindre à lui. Staline interdit cette participation mais en 1961 Kroutchev accorde l’autori­sation. Dès lors il va mettre l’Eglise au service de l’U.R.S.S. dans ses réunions œcu­méniques. Orthodoxes et protestants d’U.R.S.S. et des Etats satellites constituent alors près du quart du Comité central du Conseil et ils vont y jouer un rôle certain – les délégués sont triés sur le volet et reçoivent leurs instructions du K.G.B. : ils contribuent à développer dans certaines églises une théologie christo-marxiste dont témoigne les valeurs d’Eglise et Société, et obtiennent en 1980 que le C.O.E. ne condamne pas l’invasion de l’Afghanistan par l’armée rouge.1

La Perestroïka libère l’Eglise orthodoxe et l’on assiste depuis 20 ans à la restaura­tion du pouvoir de l’Eglise en même temps qu’à une renaissance publique du senti­ment religieux : on rouvre des églises, on en construit, les monastères se remplissent et le peuple de Dieu est présent à nouveau : en Russie plus de 60% de la population pratique et près de 75% déclarent croire en Dieu. Cette renaissance n’a pas été un feu de paille, elle dure toujours. Il suffit de penser à la foule compacte réunie à Saint-Petersbourg pour accueillir l’Icône de Kazan, aux foules qui se pressent pour prier devant les reliques ou encore de penser à ces innombrables fidèles qui viennent prier ou mettre des cierges dans les innombrables églises ou chapelles que l’on trouve ouverts en Russie : depuis Notre Dame de Kazan à Petersbourg ou le Christ Sauveur à Moscou, jusqu’à la plus humble chapelle de village. Les liens entre Eglise et Etat sont (même si juridiquement la séparation demeure) considérables : aumôneries militaires, de prisons, d’hôpitaux, d’écoles se multiplient ; il y aurait 9.220 lycées orthodoxes en Russie, alors qu’à Moscou, selon le Monde des Religions il y a 3 facultés de théologie. Le nombre de paroisses a quadruplé depuis 1988 : il y en a aujourd’hui près de 28.000.

L’Eglise orthodoxe contribue à rendre tout son sens à la Rodina (la Patrie) et elle est redevenue un élément essentiel de l’identité nationale, quitte à faire preuve d’anti-occidentalisme, d’anticatholicisme, Quand le Pape Jean-Paul II envisage de ramener en Russie l’icône de Notre Dame de Kazan, c’est un tollé comme le prouvent les textes ci-dessous publiés par l’Eglise dans le Monde : « 25 mars 2006 : Recevoir en Russie le pape Jean-Paul II revient à « serrer la main » de Ben Laden à la Maison Blanche, a affirmé le métropolite de Tachkent et de l’Asie centrale, Vladimir, dans une interview au quotidien Izvestia. Alors qu’on lui demandait si le patriarche Alexis II accepterait de recevoir le Pape pour qu’il lui remette l’icône de Notre-Dame de Kazan, le métropolite a affirmé que : « Même pour restituer un objet sacré, le Patriarche ne peut pas ignorer les souffrances des orthodoxes qui sont devenus victimes de la violence des uniates. Il faut être naïf pour considérer le Vatican comme un « Etat amical. » »

Cet anticatholicisme transparaît dans un débat à la Douma, le 16 avril, ou un député demande au « Président Vladimir Poutine de faire interdire l’Eglise catho­lique en Russie, … [cette demande] a été examinée par la Douma (chambre basse). M. Alksnis, député du groupe Régions de Russie (centriste pro-Kremlin), reproche au Vatican d’avoir créé en Russie quatre diocèses. »

On le sait, le patriarche aura gain de cause : Jean-Paul II ne viendra pas en Russie ; l’Eglise, dit le Patriarche Alexis :

« est séparée de l’Etat, mais elle ne peut être séparée de la société dont une partie considérable est composée de croyants orthodoxes. »

L’anti-occidentalisme demeure considérable dans tout le monde oriental, même dans les Etats-membres de l’Union européenne à majorité orthodoxe (Grèce, Bulgarie, Roumanie et même Chypre) – le volume publié par l’Eglise ortho­doxe russe, intitulé Les fondements de la doctrine sociale (Le Cerf 2007) intègre la Déclaration des droits et de la dignité de l’homme adoptée en 2006. Ces textes sont fondamentaux pour comprendre l’orthodoxie russe, mais aussi la politique inté­rieure et extérieure de la Russie. On glorifie « l’ordre juridique russe » issu du « droit slave traditionnel » du « Codex de Justinien ». Cela conduit l’Eglise orthodoxe à cri­tiquer la conception occidentale des droits individuels qui « se sont développés in­dépendamment de tout lien avec Dieu . les droits sont nécessaires pour permettre à l’homme de ressembler à Dieu », reprenant une formule de 1360 de Grégoire Palamas. Il est d’ailleurs significatif que le chapitre 2 de ce livre s’intitule « Eglise et Nation », pour souligner qu’il existe « des valeurs qui ne sont pas inférieures aux droits de l’homme, tels la foi, la morale, le sacré et la patrie ».

En réalité, face aux conceptions des églises chrétiennes occidentales, l’Eglise catholique comprise, l’Eglise orthodoxe est demeurée très ferme sur des valeurs ébréchées à l’Ouest : cela explique ses difficultés aujourd’hui avec le Conseil œcu­ménique des Eglises, en particulier sur les questions de bioéthique traitées au cha­pitre 2.

À cet égard, on peut dire que l’Eglise orthodoxe défend une véritable civilisation orthodoxe. Quand le gouvernement russe condamne l’avortement ou les défilés ho­mosexuels, il ne fait que reprendre à son compte les prescriptions de l’Eglise orthodoxe, même si l’ouvrage affirme le principe de non ingérence dans les relations entre l’Eglise et l’Etat (chapitre 3). En fait l’Eglise orthodoxe, comme l’Eglise catholique, défend un certain ordre moral, mais à la différence de l’Occident elle est écoutée par l’Etat et soutenue par la grande majorité d’une population profondément marquée par les traditions qu’elles soient tsaristes ou soviétiques.

Le refus de l’Occident apparaît clairement dans le chapitre 16 des Fondements de la doctrine sociale consacrée aux relations internationales. L’Eglise se veut force de paix et estime que « les désaccords et les conflits qui en découlent doivent être résolus sur la base d’un dialogue ».

Mais « l’Eglise s’afflige lorsqu’une communauté historique est détruite. » Elle précise « … le démantèlement d’un Etat multinational n’est justifiable que dans le cas où l’un de ses peuples est en position de discrimination évidente ». Le texte met les points sur les i en montrant que « la division de nombreux Etats d’Eurasie a entraîné un éclatement artificiel de peuples

La tentative de créer des Etats mono-éthniques apparaît comme l’une des causes principales des conflits … qui ensanglantent l’Europe de l’Est ».

On dira que l’Eglise ne fait que reprendre la position du Kremlin. Ce n’est pas évident – le patriarche de Moscou constate que si on a créé illégalement un patriar­cat de Kiev (il n’est pas reconnu par le patriarche de Constantinople), plus de la moitié des paroisses orthodoxes d’Ukraine demeurent rattachées au patriarcat de Moscou. En réalité, celui-ci ne fait que constater le caractère d’Etat artificiel qu’est ‘Ukraine. L’anti-occidentalisme de l’Eglise russe a plusieurs caractères.

Elle considère comme fondamental le lien entre elle et le peuple russe : ceux qui tentent de « catholiciser » le peuple russe sont des adversaires et cela remonte à la fin du XVe Siècle quand on déposa et liquida le patriarche qui à Florence avait approuvé la réunification de l’Eglise.

Elle est de ce fait particulièrement hostile aux Polonais, catholiques « traîtres di­sait Dostoïevski, à la cause slave ». Cet antipolonisme s’est accentué ces dernières années devant les initiatives occidentales et particulièrement polonaises en Ukraine. Cet antipolonisme va si loin que la nouvelle date de la fête nationale pour remplacer la célébration de la Révolution d’Octobre, on a choisi le 4 novembre, date de la victoire du Grand Prince de Moscou sur les Polonais dont on refusait la suzeraineté parce que non catholiques.

Ce n’est pas seulement pour faire plaisir au Kremlin que la chaîne orthodoxe de télévision, vient déclarer « L’occident veut entraver la renaissance de la Russie ». Et la chaîne SPAS de mettre sur le même plan, la politique de l’OTAN, les menées de l’Union européenne en Ukraine et Géorgie, les mœurs « abominables » du monde occidental soutenues par des églises chrétiennes !

Etant donné son impact sur la population qui – selon les sondages – lui ac­corde une très grande confiance, l’Eglise russe est une des forces politiques les plus essentielles dans la Russie d’aujourd’hui, ce que les Etats occidentaux laïcisés sont incapables de prendre en compte. À certains égards on peut se demander si l’Eglise russe, forte de sa puissance renaissante n’apparaît comme un substitut de l’ancien Parti communiste de l’Union soviétique. Pensons à deux images : Boris Eltsine pré­sidant aux obsèques solennelles de Nicolas II (canonisé par l’Eglise orthodoxe), et la passation des pouvoirs entre les présidents Poutine et Medvedev, en présence du Patriarche de toutes les Russies.

Note

 

  1. Surtout ceci cf F.G. DREYFUS, « Le Conseil œcuménique des Eglises, la foi manipulée » dans Politique internationale N°30, janvier 1986
Article précédentUn parfum de guerre froide en Amérique latine : l’arrivée de la russie dans le « pré carré » des états-Unis
Article suivantLes politiques islamiques de l’URSS et de la Russie

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.