Maroc – Entre continuité & changement

Par J-M. VERNOCHET

Avril 2001

Le cas du royaume chérifien illustre avec éclat le destin  » structurel  » d’une nation et d’un Etat comme inscrit dans une continuité historique et surdéterminé par la contrainte géographique. Le passé, même le plus récent, ou mieux encore l’actualité, se lisent ainsi  » à livre ouvert  » sur les cartes des Atlas… !

Alors qu’en Syrie Hafez El Assad organisait l’héritage du pouvoir au profit de son fils cadet Bachar, alors âgé de 32 ans, monarchisant ainsi l’état baasiste, national arabe, la succession au trône chérifien du Maroc semblait, elle, au contraire devoir passer par une modernisation [à défaut de  » démocratisation « ] des structures politiques voire économiques et financières du pays. Cependant si l’un et l’autre des chefs d’Etat, Hassan et Assad, se sont employés savamment à aplanir le terrain, le syrien Assad avait choisi pour sa part d’écarter des allées du pouvoir tous ceux (y compris son demi-frère Rifaat démis de sa vice-présidence en Février 1998) qui pouvait à l’époque représenter le risque éventuellement contrecarrer la transmission en ligne directe du poste de commande.

Quant à la voie prise par Hassan II afin d’assurer à Sidi Mohamed, 35 ans, l’héritage du trône, elle fut diamétralement opposée et dès l’abord particulièrement originale: au lieu d’éliminer l’opposition anti-monarchiste de la scène politique et de s’arquebouter sur la classe subsistante des grands féodaux, le Makhzen, celui-ci entreprit dans les dernières années de son règne une démocratisation de la vie publique et la conversion de l’opposition socialiste au soutien de la monarchie. Processus qui aboutit à la nomination à 74 ans, le 4 Février 1998, d’Abderrahmane Youssoufi, président de l’USFP (Union socialiste de forces populaires) au poste de Premier ministre.

Le Maroc, réputé pour la corruption de ses sphères dirigeantes, paraît aujourd’hui vouloir faire sien les maîtres mots de rigueur et de transparence. Le Palais peu avant le décès du roi, avait même commencé à donner l’exemple en réduisant sa participation au capital de certaines entreprises du secteur privé tel ONA dont le chiffre d’affaire se montait à quelque 1,8% du PIB (40% à l’international), la part de la couronne ne devant plus se situer désormais qu’aux environs de 17%.

En 1996 un projet de loi déposé par l’opposition et portant sur un possible contrôle par le parlement des revenus royaux, n’avait d’ailleurs pas suscité de réaction excessive de la part d’Hassan II alors qu’à travers ce projet se dessinaient déjà les contours, certes encore très flou, d’une future monarchie parlementaire. Projet qui ne semble d’ailleurs plus guère au goût du jour avec le retour sur la scène de l’armée dont l’influence sur la gestion des affaires semblent devoir s’accroître chaque jour davantage.

De fait, acceptant le principe d’un droit de regard sur le patrimoine royal, Hassan II avait indiqué son désir d’assainir les bases administratives, politiques, économiques et financière du régime. En cela il entendait faire de la modernisation du Maroc et de sa pleine intégration dans l’économie régionale le plus sûr moyen de pérenniser un système monarchique autrement menacé et d’assurer par là sa succession dans des conditions de fiabilité certaine.

Pari tenu en ce qui concerne une transmission sans heurt. Mais là encore, avec le recul de deux années le parallèle s’impose avec la Syrie. Après une phase initiale d’ouverture – ce que d’aucun nommerait en France l' » état de grâce  » – et un début de règne qui n’encombre pas les dépêches d’agences, le pouvoir sous couvert d’un gouvernement socialiste, semble, en s’appuyant sur les militaires vouloir renouer avec les méthodes de fermeté de feu Hassan II à l’instar de Bachar qui revient petit à petit aux recettes éprouvées par son père Assad.

Bien sûr des préoccupations liées aux Droits de l’Homme se manifestent sans ambiguïté, notamment en ce qui regarde les droits des femmes et de l’enfant trop longtemps oubliés ou négligés dans le royaume chérifien. A la suite de l’amnistie générale de 1994, le retour des proscrits, dont le plus fameux d’entre tous, Abraham Serfaty, après vingt cinq ans d’exil, ou encore  » Abass « , M’Barek Bourdarka, après vingt huit ans, marque un net désir de ne plus prêter le flanc aux critiques des organisations humanitaires, à la Ligue internationale des droits de l’homme et aux auteurs de pamphlets ravageurs.

Mais l’arbre ne doit pas cacher la réalité d’un pouvoir qui a su à merveille, sous l’impulsion  » géniale  » de ce grand politique que fut Hassan II, épouser la conjoncture politique de la dernière décennie du millénaire en donnant corps dans une certaine mesure aux attentes et revendications de la société civile marocaine tout en assurant la continuité d’un pouvoir monarchique quasi féodal aux portes de l’Europe du Sud.

Quels mécanismes, quelles spécifiés marocaines peuvent expliquer un tel  » miracle  » politique dont ni l’existence, ni l’évidence ne vont pas de soi, en dépit des apparences qui  » banalisent  » ce qui est et reste une exception en Méditerranée occidentale et peut-être dans le monde? Un retour historique s’impose donc pour qui veut comprendre l’originalité du  » cas  » marocain!

Mort en Juillet 1999 à soixante dix ans à l’issue de trente huit années de règne sans partage, Hassan II fut le dix septième souverain de la dynastie alaouite. Descendant d’Ali selon la tradition et à ce titre apparenté au Prophète, Hassan II était Amir al Muminim, Commandeur des croyants (titre pris également par Mollah Omar guide des Taliban afghans),  » Sabre de Dieu sur Terre « ,  » Sentinelle de l’Islam « …

La légitimité dans la foi du souverain chérifien ( » gardien des Lieux Saints  » à l’instar d’Abdallah de Jordanie) donne indéniablement à l’exercice du pouvoir temporel une dimension particulière expliquant en partie l’extraordinaire ambivalence de sentiments aussi bien au sein de ses sujets que chez ses plus proches voisins d’Algérie par exemple: sentiments mêlés d’adulation, de vénération – certains iront jusqu’à parler d’idolâtrie – et de rejet. L’homme qui a en effet forgé le Maroc moderne d’une main de fer fascinait tout autant qu’il inspirait une crainte, et pas seulement révérencieuse.

Homme politique redoutable et redouté, il possédait l’art de la séduction pour imposer ses vues à ses interlocuteurs. Quand il s’initie aux affaires dans l’ombre de son père, Mohamed V, qui œuvre à l’indépendance au début des années cinquante, le Maroc est en proie aux luttes intestines. L’administration française doit faire face une forte instabilité sociale qui se traduit par des bouffées de déchainement populaire. Les émeutes, réprimées dans le sang, entre 1953 et 1955 font des milliers de victimes.

La France accorde l’indépendance le 6 Novembre 1955. Déchu, Mohamed V rejette l’abdication, il est exilé à Madagascar. Moulay Hassan, le futur Hassan II le suit. Il assiste son père lors des négociations sur l’indépendance. En 1956, de retour au Maroc, Moulay Hassan devient chef d’état-major des forces armées fonctions qui le conduisent, en marge d’une vie passablement dissipée, à conduire la féroce répression de la révolte du Rif. Le 26 Février 1965 Mohamed V disparaît. Confronté à l’instabilité structurelle d’un Maroc mal préparé à gérer son indépendance et à opérer le grand virage de la modernité, il doit mater, là encore dans le sang, les émeutes de Casablanca et inflige au Maroc cinq années d’état d’exception.

L’affaire Ben Barka, figure emblématique de l’opposition marocaine de gauche, enlevé à Paris puis assassiné, terni durablement son image en Europe et le brouille avec de Gaulle. Hassan II indifférent aux remous suscité dans le landernau politique européen, poursuit la consolidation de son pouvoir et l’édification d’une fortune personnelle estimée le jour de sa mort à quelque dix milliards de francs.

Son mépris du jeu politique à l’occidentale, la chape de plomb jetée sur les oppositions marocaines, suscitent un potentiel suffisant de haine pour enclencher la tentative de coup du Palais de Skirat le 10 Juillet 1971 au cours de laquelle une centaine d’invités périssent sous les balles d’officiers révoltés. Hassan en réchappe par un heureux concours de hasards mais sa  » baraka  » ne s’arrête pas là. De retour de Paris, le 16 Août 1972, le 727 du monarque est attaqué par six Northrop F5 de la chasse marocaine. Ayant criblé de projectiles la carlingue de l’appareil, persuadés d’avoir éliminé le souverain, les chasseurs regagnent la base de Kénitra désertée quelques jours plus tôt par les conseillers américain qu’elle accueille ordinairement! Le roi en réchappe une fois de plus par miracle. le général Oufkir, âme damnée du souverain, est abattu à l’issue d’une ultime audience et certainement de la main même du monarque.

Ces attentats ne sont évidemment pas des épisodes anodins, de simples accidents de parcours liés à l’intolérance engendrée par un régime monarchique singulièrement brutal et despotique. Derrière Oufir, homme de confiance du roi, se profile, pour autant que le recul du temps permette d’en juger, une coalition de forces disparates, une convergence d’intérêts paradoxalement peu compatibles sinon antinomiques. Le passé étant appelé à éclairer l’actualité, il est par conséquent fondamental d’évoquer des événements dont l’ombre portée sur le présent dessine les contours de jeux de forces toujours vivaces.

Les coups de Skirat et de Kénitra pour spectaculaires et meurtriers qu’ils aient été ne doivent pas nous faire oublier qu’une opposition violente était à l’œuvre depuis longtemps pour renverser la monarchie. Ainsi le vétéran de la lutte anti-française, Mohamed Basri, avait-il déjà été condamné deux fois à mort par contumace en 1964 et 1971 avant de participer ou d’être l’instigateur d’une série d’attentats en Novembre 1973 pour lesquels il a pu bénéficier d’un appui de la Syrie et de l’Irak baassites avec qui il entretenait des contacts suivis. Plus sûrement avec la Libye dont le soutien s’inscrira dans la vision chimérique d’un  » Grand Sahara  » dont elle serait l’ange tutélaire! Rêve à jamais inachevé mais encore actif aujourd’hui!

A l’époque il est assez vraisemblable de supposer que les américains jouaient la carte des oppositions dans l’intention louable d’évincer du Maroc l’influence française – ce qui est une constante de la politique américaine au Sud et à l’est de la Méditerranée dont ils ont fait leur  » Mare Nostrum « . Les oppositions étant démocratiques et socialistes, la livraison de Janvier 2001 de la revue  » Arabies  » met en cause à ce propos l’actuel premier Ministre Abderramane Youssoufi dans l’attentat de Skirat. Ce qui en soi n’aurait rien d’invraisemblable, en accueillant M’Barek Boudarka à sa descente d’avion en compagnie d’Abraham Serfaty, il rappelait indirectement qu’Abass fut jusqu’au début des années soixante dix l’une des figures dominantes de l’Union nationale des forces populaires (UNFP) d’où devait sortir l’UFSP dont M.Youssoufi est l’actuel premier secrétaire. M’Barek Boudarka contraint à l’exil, avait été condamné à mort en 1973 au motif  » d’avoir introduit des armes à partir de l’Algérie en vue du renversement du régime monarchique « .

Entre les ambitions personnelles du « clan » Oufkir (dont une photographie familiale montre ses enfants en compagnie de ceux d’Abraham Serfati au bord de sa piscine), les visées d’extension saharienne de Tripoli, le contentieux liés aux frontières au Sud de l’Oued Draâ avec l’Algérie, les grandes manœuvres américaines sur les marches africaines de la France, une profonde instabilité intérieure, le royaume chérifien devait affronter une convergence de forces implosives de grande amplitude. Ce fut alors le coup de génie de la  » Marche Verte « .

Le 6 Novembre 1975 à l’appel du Roi trois cent cinquante mille marocains brandissant les bannières de la monarchie chérifienne, marchent pacifiquement vers le Sahara espagnol. Un mur symbolique est édifié pierre à pierre. Par lui et à travers lui c’est l’unité du Maroc qui se reconstruit. Face à la menace de déstabilisation intérieure, Hassan II vient de lancer un prodigieux défi extérieur. Les forces vives de la nation ont trouvé là un exutoire, elles sont canalisées dans un projet qui renoue avec les tréfonds du passé historique marocain: la poussée vers le Sud…

Poursuivant sur sa lancée Hassan II mène à la suite de Camp David une audacieuse politique d’intermédiation entre Israël et le monde arabe. En 1994 les portes des camps s’entrouvrent avec l’amnistie générale. Il autorise la famille Oufkir à quitter le royaume et contient la poussée de l’Islam radical. Il fait édifier la grande mosquée de Casablanca dont le minaret culmine maintenant à une altitude deux cents mètres. En 1998 l’opposition socialiste est appelé à la tête du gouvernement…

La  » modernisation  » de l’Etat est en marche et la  » démocratisation  » des institutions s’esquissent sous la houlette d’Abderrahmane Youssoufi. A la mort du roi le 24 Juillet 1999 la pérennité de la monarchie semble définitivement assurée. Seule ombre au tableau: les rapports avec l’Algérie qui restent empreints d’une forte tension. La résolution de la question sahraouie est au point mort, mais Rabat joue astucieusement de la carte du temps et de la patience.

Alors à partir des éléments d’histoire récente esquissés plus haut et qui constituent l’antichambre de la modernisation du pays actuellement en cours, il s’agit à partir de là d’appréhender les contraintes structurelles essentiellement géographiques, et accessoirement sociologiques ( encore que la situation se résume assez bien de ce point de vue dans la froide brutalité de quelques données statistiques), pour avoir une idée assez précise des lignes directrices qui gouverneront la politique  » extérieure  » du Maroc pour les années à venir.

Etant entendu que depuis la Marche Verte (mais il s’agit là d’une constante valable de tout temps et en tous lieux: politique intérieure et extérieure entretiennent réciproquement une relation de pure dialectique, de même que les phases de repli succèdent aux phases d’expansion) la politique extérieure du royaume chérifien constitue un puissant régulateur de la situation intérieure.

Sans vraiment paraphraser Yves Lacoste qui posait la question  » A quoi sert la géographie? A faire la guerre!  » Nous pourrons dire dans le cas qui nous occupe que » la géographie nous servira à comprendre le destin spécifique du Maroc et d’évoquer le champ des possibles quant à son déploiement dans l’espace géopolitique qui lui est propre… « .

Au Sud le désert. A l’Est également. A l’Ouest l’espace océanique Atlantique. Le Maroc se résume donc à des plaines cultivables traversées de barrières montagneuses et adossées au désert. Résumé succinct mais lourd de conséquences.

C’est vers le Sud que la multitude de la Marche Verte à dirigée ses pas. Le Sud historiquement est à la fois pour le Maroc espace naturel d’expansion ( au XVIIème Siècle une dynastie marocaine régnait à Tombouctou – les Arma – dont le pouvoir s’étendait jusqu’à Djenné en bas de la boucle du Niger ) et zone de contrôle des voies de communication terrestre avec l’Afrique sub-saharienne. Aujourd’hui ces voies ont quasiment disparu, reste que le Sud représente le  » ventre mou  » du Maroc par lequel les Almoravides au XIème Siècle et les Almohades au XIIème et au XIIIème, ont pu étendre leur hégémonie sur le Maroc. Certes la période des conquêtes par le royaume du Sud est largement révolue, n’en demeure pas moins que la  » profondeur de champ stratégique  » que dessine le noman’s land saharien demeure une espace disputé et dès lors un espace d’insécurité. En témoigne la question sahraouie sous le double aspect de l’extension et du contrôle territorial.

Le fonds de la question sahraouie doit se résumer très schématiquement par la volonté des algériens à couper la route du Sud au Maroc dont l’extension  » naturellle  » doit comprendre en fin de compte et assez logiquement, la Mauritanie avec ses ressources minérales (fer, phosphates) et aussi halieutiques alors que les siennes propres s’épuisent et sont l’objet d’un contentieux gênant avec l’Europe (300 bâtiment de pêche espagnols réduits au chômage technique par non reconduction des accords de 1999, question qui vient en addition des demandes de récupérations des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla et des îles Alhucemas, Gomera et chafarinas).

Revenons à ce tournant historique que fut la Marche Verte pour comprendre plus finement les choses. Au moment où Hassan II lance le 6 Novembre 1975 ses 350 000 volontaires (dont 35 000 femmes)  » à l’assaut  » du Sahara occidental, celui-ci est placé sous la protection de 5000 légionnaires espagnols appartenant à des unités d’élite. Madrid avait annoncé sa ferme intention de défendre le territoire par les armes. Or le 14 Novembre l’accord tripartite, Espagne-Maroc-Mauritanie, est signé et en Mars 1976 le partage du Sahara occidental entre Maroc et Mauritanie est devenu effectif.

A l’Est, forces algériennes et Front Polisario s’opposent à la progression des unités marocaines. A partir de là, et malgré de significatives concessions consenties par Rabat, l’ Algérie sous couvert du Polisario engage les hostilités contre la Mauritanie qui est l’alliée du Maroc jusqu’au sommet de l’OUA à Monrovia en Juillet 1979 date à laquelle celle-ci demande un referendum d’autodétermination. En réponse à l’initiative mauritanienne, le mois suivant les tribus des zones litigieuses de l’Oued ed Dahab viennent à Rabat pour y faire allégeance au roi achevant de cette façon la réintégration du Sahara occidental à l’ensemble marocain.

Cette  » poussée  » vers le Sud, ce retour aux anciennes  » frontières « , apparaissent bien dans l’histoire contemporaine du Maroc comme une tendance  » lourde « . La question sahraouie née du processus de décolonisation qui frustre le Maroc, au profit d’Etats nouveaux, d’une extension territoriale consacrée par l’histoire semble devoir achopper sur la volonté politique des alouites (présence dans le grand Sud, comme dit précédemment, depuis le XVIème Siècle époque où la souveraineté marocaine s’étendait jusqu’au fleuve Sénégal peu avant l’accession au pouvoir de la dynastie alaouite). Or, à l’exception du Maroc ou de la Tunisie, les Etats de la région sont nés soit de la colonisation comme l’Algérie, soit de la décolonisation comme le Niger, le Tchad et la Mauritanie. A ce titre ils se trouvent démuni d’une profondeur historique que ne manque pas de rappeler le Maroc.

Sans aller jusqu’à qualifier l’Algérie d’Etat  » conjoncturel « , il est utile de se remettre en mémoire qu’elle n’existait pas en tant qu’entité territoriale unifiée sous l’Empire ottoman alors que le Maroc, qui s’étendait alors jusqu’à l’Ouest de Tlemcen encore à la veille de la conquête française, avait conservé une très large autonomie au sein d’un Empire auquel il n’appartenait que de manière très formelle.

Les partages coloniaux ont finalement abouti à amputer le Maroc de ses territoires du Sud, en particulier le Sahara occidental dont la dépendance à l’égard de la couronne alaouite n’avait pourtant pas été remise en cause à la veille de la Première Guerre Mondiale. En 1891 le gouvernement espagnol déclarait encore aux représentants français  » …Nous avons toujours reconnu que la souveraineté territoriale du Sultan s’étend aussi loin que sa souveraineté religieuse et, comme il est hors de doute que les populations du Cap Juby lui sont soumises du point de vue religieux, nous pouvons considérer sa souveraineté comme indiscutable « .(Kabbaj Tawfik. L’affaire du Sahara occidental. Rabat 1980.)

Notons au passage l’importance du cumul chez les souverains alaouites du pouvoir religieux et temporel qui dans ce cas précis étend le domaine de la souveraineté juridique à celui de  » souveraineté religieuse « , concept étranger au champ juridique moderne. Cette double dimension est en effet absolument essentielle à qui veut pleinement comprendre les aspects apparemment paradoxaux de la Politique marocaine, intérieure comme extérieure. Cette dimension politico-religieuse du pouvoir chérifien éclaire la spécificité d’un régime hors norme et permet de cerner certaines ambivalences autrement incompréhensibles.

La question de Tindouf illustre parfaitement le processus de  » dépeçage  » post-colonial d’une partie du Sud marocain. En 1962 la France détache la ville de la souveraineté marocaine pour l’attribuer à l’Algérie. L’armée française se retirant aux termes des accords dits d’Evian, laisse l’ALN (armée de libération nationale) algérienne) prendre sa place, occupant de facto un territoire historiquement et juridiquement marocain. Ceci s’inscrivait finalement dans la politique générale de la France suivie pendant plus d’un Siècle, politique stratégique d’expansion vers le Sud saharien pour des nécessités de pacification et de sécurité. Tout naturellement la politique française continua de favoriser l’Algérie lorsqu’il s’agit de fixer ses frontières sahariennes et ce, au détriment du Maroc avec lequel les liens étaient de toute autre nature.

L’Algérie  » création politique française  » était ainsi destinée par vocation à recevoir en héritage le legs des conquête coloniale c’est-à-dire un espace saharien auquel a priori aucun passé historique ne la reliait.(Bernard Lugan. Histoire du Maroc. Criterion).

Il faut ici dater au 5 Septembre 1961 la reconnaissance par la France du  » caractère algérien du Sahara  » à l’occasion d’une conférence de presse donnée à l’Elysées par le chef de l’Etat, Charles de Gaulle. Déclaration lourde de conséquences dès lors que l’Algérie  » se posa en héritière territoriale de la France  » (opus cité).

Le Maroc s’opposait au même moment à la création d’une Maurétanie indépendante puisqu’à ses yeux il s’agissait là encore d’une création coloniale finalement entérinée le 31 Octobre suivant par l’assemblée générale des Nations Unies qui vota l’admission en son sein de la  » République islamique de Mauritanie « . Convoitant à travers le Sahara occidental une porte sur l’Atlantique et le bénéfice de ses ressources du sous-sol, fer et phosphates, le jeu algérien consista dès lors à soutenir la  » fiction  » d’un peuple sahraoui dont l’accession à la souveraineté permettrait à l’Algérie d’exercer un protectorat déguisé sur un territoire dont la valeur économique et stratégique saute aux yeux.

L’Algérie devait donc en toute cohérence contester la validité de l’accord tripartite du 1er Novembre 1975, ce qu’elle fit et donner au Front Polisario les moyens militaires de conduire sa guerre d’indépendance d’abord contre la Mauritanie puis contre le Maroc lui-même. En Février 1976 l’Algérie reconnaissait officiellement la  » République arabe sahraouie et démocratique  » en lutte conte le  » féodalisme  » et l’ « impérialisme  » alaouite.

En 1973 l’Espagne en application des résolutions des Nations Unies demanda l’organisation d’un referendum d’autodétermination, le 23 juillet Hassan II rencontrait à Agadir Houari Boumediene et Ould Daddah, président de Mauritanie. Le Maroc renonçait à ses revendications territoriales portant sur l’Ouest algérien, admettait l’existence de la Mauritanie en contrepartie d’une reconnaissance de sa souveraineté sur le Sahara occidental. La rencontre bien évidemment échoua.

Le 20 Août 1974 le roi mettait son veto à l’organisation du referendum réclamé par l’Espagne. L’idée de forcer le destin et d’organiser la Marche Verte commença alors à germer…

L' » axe Sud  » de la politique marocaine se trouve aujourd’hui conforté paradoxalement par son  » axe Nord « . Faut-il insister sur les liens qui unissent le Maroc à la France premier partenaire économique (22% devant l’Espagne 10%, les Etats Unis 7%, l’Allemagne 6% et l’Italie 6%) et dont la communauté émigrée supérieure en données corrigées à 500 000 personnes, génère un énorme flux financier? Partenaire de la France, candidat à l’entrée au sein de la Communauté européenne, membre influent de la Francophonie, le Maroc a naturellement vocation à soutenir la politique française en Afrique Occidentale. C’est ainsi qu’on l’a vu aux côtés des troupes françaises lors d’opérations de rétablissement de l’ordre au Congo Brazzaville où à l’occasion des multiples conflits qui ensanglantent l’Afrique centrale. Tout laisse supposer que le Maroc n’entend pas renoncer à son rôle africain indépendamment même de toute  » alliance objective  » avec le partenaire français. Dernière preuve en date, fin Mars Mohamed Benaïssa s’entretenait à Paris avec son homologue Hubert Védrine de la situation en République Démocratique du Congo…

La poussée marocaine s’inscrit nous l’avons vu dans la durée, elle est lente mais sûre. Il est vraisemblable que le Maroc sera dans l’avenir amené à retrouver la plus grande partie de sa Souveraineté historique ou de son influence traditionnelle au Nord du fleuve Sénégal et dans la boucle du Niger. Les conflits ethniques réccurents en Mauritanie plaident en ce sens. Prévu déjà en Juillet 2000 et reporté pour la troisième fois, le referendum des Nations Unies au Sahara occidental est pour le présent reporté sine die. La vérification de 79 000 personnes refusées sur les listes électorales, ce qui dans le contexte sociologique de la région relève de la quadrature du cercle, est interprété souvent comme le moyen pour Mohamed VI de repousser l’échéance d’une indépendance annoncée.

Le succès du Polisario ouvrirait-elle, comme certains le croient ou feignent de le croire, une crise majeure du régime? Rabat joue en fait plus vraisemblablement la carte de la durée. Proposant une solution de compromis consistant en une large autonomie du Sahara occidental, lequel suppose l’accord de toutes les parties, en premier lieu Alger, l’on est loin du compte d’autant que la situation intérieure de l’Algérie remise la question du Sahara au second plan.

Paradoxalement le temps joue donc en faveur du Maroc. Sauf une dégradation brutale des relations algéro-marocaines, si les économies ne parviennent pas à une suffisante modernisation pour assumer les destinées humaines et démographiques des deux pays. Les récessions ont  » toujours  » trouvé une issue dans l’aventure extérieure propre à la régulation des  » excédents  » de quelque nature que ce soit. L’histoire n’est pas  » cynique « , elle  » est  » avec ses lois et ses règles, toutes inflexibles.

Toujours sur l’axe Nord Sud, Rabat ne doit pas compter sur l’Espagne pour démêler les fils de l’imbroglio saharien. Malgré des liens indéniables et forts entre les familles royales – noblesse oblige – le contentieux est latent et multiforme. Contentieux sur la pêche dans les eaux territoriales marocaine, déjà évoqué, à propos d’accords européens non reconduits depuis 1999, avec en retour des mesures protectionnistes espagnoles prises à l’encontre de produits agricoles marocains.

Contentieux qui se traduit sur la rive orientale du Détroit de Gibraltar par le recours à une certaine  » pression démographique  » à l’immigration que laisse s’exercer discrètement Rabat. Malgré des systèmes de repérage et de détections hypersophistiqués, malgré les barières électriques, les murs électroniques, le flux migratoire continue en effet à passer le détroit pour rejoindre les  » terres d’abondance  » que sont dans l’imaginaire africain les pays d’Europe occidentale. Mirage souvent tragique pour les centaines de malheureux qui périssent chaque année au large des côtes espagnoles (quatre à cinq cents pour la seule année 2000).

Immigration non seulement marocaine mais aussi africaine assimilable à la pression migratoire qu’exerce à bas bruit la Turquie sur la Grèce en devoir d’accueillir un flot important (2000 par an) de réfugiés kurdes, irakiens… ayant transités par le territoire turc sans entraves administratives connues. Contentieux, là également à bas bruit, mais bien réel, à telle enseigne que Rabat s’est senti récemment obligé d’apporter un démenti à des rumeurs persistantes de soutien logistique à l’ETA basque…

Melilla et Ceuta restent indéniablement deux grosses pommes de discorde dont l’évidence ne doit pas masquer l’importance.  » Le temps me paraît venu d’aborder différemment les destinées de nos deux peuples  » ainsi s’exprimait Juan Carlos au palais de la Zarzuela à l’occasion d’un dîner offert en l’honneur de Mohamed VI. Les phrases annoncent parfois des tournants politiques encore que les émeutes à caractère ethnique d’Eljidoen en 1999 en Andalousie sembleraient plutôt annoncer que certains seuils critiques pourraient être dépassés quant aux taux d’immigration. Les pesanteurs sociologiques existent et il serait absurde voire dangereux de les nier.

Au deuxième rang derrière la France dans les échanges commerciaux (excédentaires au profit de l’Espagne à hauteur d’un milliard de francs) un mécanisme de conversion de la dette marocaine en investissement (800 millions de $) a été mis en place sur le modèle du dispositif de reconversion de la dette à l’égard de la France (la dette extérieure totale du Maroc atteint 19 milliards de $!). Madrid finance également à hauteur de 50 millions de dollars le démantèlement des cultures de cannabis qui alimentent les réseaux de l’Europe entière.

Répondant au roi d’Espagne Mohamed VI définissait ainsi en écho sa conception des rapports nécessaires avec l’Espagne du point de vue de Rabat  » Des limites s’imposent naturellement à notre partenariat dans les domaines de l’agriculture, de la pêche et de la circulation des hommes, des biens et et des services entre nos deux pays. Ces limites et ces contentieux ne disparaîtront que dans un cadre revu et corrigé de notre coopération et de nos relations. Un cadre dynamique et ambitieux qui ferait résonner différemment la légitimité de nos impératifs de souveraineté politique, économique et territoriale « . On de saurait mieux dire et s’adressant à l’Espagne, Rabat parle par son truchement à la Communauté européenne dans son ensemble comme aussi à la communauté internationale.

C’est ici qu’il nous faut revenir sur la spécificité intrinsèque du régime marocain. Entité nationale cimentée par une foi commune, l’Islam (les chrétiens représentent 1,1% de la population et les juifs 0,2%), sans problème de minorité, les berbères étant suffisamment nombreux (au moins 40%) pour n’avoir pas de complexe face à la majorité arabophone, le Maroc politique parle d’une seule voix celle de son monarque.

Chef religieux, le caractère de sacralité associé à la fonction royale lui confère une légitimité hors du commun et placent immédiatement ses décrets et décisions au-delà de la critique ordinaire. En quelque sorte une  » aura  » ressemblant d’assez près à l’  » infaillibilité pontificale  » et qui lui procure une autorité suffisante pour pratiquer une opportune exégèse des textes sacrés quand il s’agit de conforter ses choix politiques.

Le monarque est en soi, de part cette légitimité religieuse un contrepoids à l’opposition islamiste (notamment l’Adl Wal Ishan de Cheikh Yassine) la seule opposition en mesure de contester le pouvoir depuis que la monarchie a eu le génie de la neutraliser la gauche socialiste en l’installant au poste de commandes. L’Union socialistes des forces populaires (USFP) en la personne de son chef l’actuel premier ministre Abderrahmane Youssoufi, est devenue ainsi l’un des piliers de la royauté. Et même l’opposition communiste par la voix de son Secrétaire général, Ali Yata, ne remet plus en cause aujourd’hui le principe monarchique…

Monarque religieux mais aussi roi séculier, Mohamed VI à la suite de son père ne connaît que des  » sujets  » ce qui lui laisse les mains libres pour traiter les  » gens du Livre  » selon une stricte observance des percepts coraniques. Historiquement le roi est protecteur des juifs et il a su le montrer au cours de la Seconde Guerre Mondiale. Le Maroc joue de ce point de vue un rôle unique, original dans le dialogue israélo-arabe.

Si les conseillers  » juifs  » du roi tiennent à Rabat une place encore prépondérante dans la conduite des Affaires, le  » lobby  » marocain n’est pas non plus négligeable en Israël: David Levy, ministre des Affaires Etrangères de Benyamin Netanyahou tout comme Ben Ami, ministre d’Ehoud Barak, en sont deux représentants parmi les plus visibles. Tous deux ont joué un rôle de premier plan dans les négociations avec l’Autorité palestinienne ce qui permet de dire que l’une des clefs qui permettrait de régler la question israélo-palestinienne doit certainement se trouver entre les mains d’une monarchie chérifienne dont l’autorité est indéniable au sein du monde arabe toujours en raison de sa légitimité à caractère sacré et indépendamment des questions de personnes.

Le temps n’est pas éloigné où la famille Rotchild faisait appel à la complaisance d’un rabbin marocain pour marier l’un des siens ou « vendait  » à Hassan II le prestigieux domaine du château d’Arminvilliers en Seine et Marne. Peut-on aller jusqu’à dire qu’Hassan II, par le truchement de la diaspora marocaine, aurait  » pénétré  » le jeu diplomatique israélien, ce serait sans doute excessif. La question vaut cependant d’être posée. N’a-t-il pas su rendre en1973, au plus fort des tentatives de déstabilisation du régime, la nationalité marocaine aux 400 000 juifs qui avaient fui le Maroc en 1949? Réintégration qui avait pesé lourd dans la balance diplomatique et apaisé de nombreux ressentiments.

L’Amérique qui avait très certainement misé au début des années sixante dix sur l’opposition démocratique, et peut-être encouragé en laissant faire les tentatives de renversement de la monarchie par la force ( les forces américaines utilisaient la base de Kénitra dont ont décollé les chasseurs qui tentèrent l’interception du Boing royal!), ont de toute évidence changé leur fusil d’épaule. Car la royauté a su faire preuve de sa capacité à maintenir une stabilité relative dans un pays où la croissance démographique est un vrai problème ( 30 millions d’habitants -taux de croissance: 1,74% – taux de natalité: 24,6/1000), question lancinante que ne résout pas une immigration massive.

La stabilité du Maroc est plus encore stratégiquement indispensable aux Etats Unis qui doit avoir la garantie absolue des détroits pour le passage de sa Vième flotte et le contrôle total de la Méditerranée orientale jusqu’aux Dardanelles.

Le Maroc offre également une plate forme de grande valeur pour les stations d’écoutes du Programme Echelon en complétant le dispositif installé dans les Îles britanniques et en Europe continentale. Ecoutes également nécessaires pour ce qui est du transit d’éventuels bâtiments de la marine russe. Aussi étrange que cela puisse paraître à ceux qui ont enterré un peu hâtivement la puissance militaire de l’ex-Union Soviétique, le Koursk, submersible d’attaque lance engins nucléaires, était programmé pour des manœuvres en Méditerranée à l’époque où l’Etat palestinien eut du être proclamé c’est-à-dire à l’Automne 2000, quelques mois après celles de la Mer de Barentz au cours desquelles le Kourks a péri.

Le Maroc, seul pays arabe de la façade Atlantique, voie d’accès terrestre au Maghreb arabe ( voici plus de cinq ans que les ministres des Affaires étrangères de l’UMA, l’Union du Maghreb Arabe – Algérie, Libye, Maroc, Mauritanie et Tunisie – ne se sont pas réunis; la construction de l’UMA déjà en soi fort problématique avait été brutalement interrompue en 1994 suite à un regain de tension algéro-marocaine) est clairement une position clef pour la stabilité et la sécurité de la région.

La dernière Guerre mondiale a bien montré que le Maghreb constituait l’une des options possibles pour une offensive sur en Europe continentale. Base d’appui et de repli le Maroc, puissance Atlantique, est un paramètre essentiel dans tout conflit qui mettrait en jeu le Centre Europe. Et les crises balkaniques à répétition montre qu’il ne s’agit pas là seulement d’une hypothèse d’école.

Au final, comme la dernière guerre mondiale l’amplement démontré, le Maroc avec l’espace saharien qui lui est contigu, constituent pour l’Europe comme pour l’organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), une profondeur de champ stratégique vitale au déploiement des capacités  » alliées « . Dimension à présent occultée par la paix et la stabilité régionale mais que ne perdent jamais de vue les états majors qui n’ont jamais de certitude que le pire. Le seul moyen raisonnable d’éviter ou de gérer le cas échéant les crises étant de les prévoir.

 

J.M. VERNOCHET . 23/04/01 .

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