PÉTROMONARCHIES, SOCIÉTÉ ET IMMIGRATION

Bruno DREWSKI

Maitre de conférence à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO), directeur de la revue « La Pensée Libre », Rédacteur de Rubrique politique à Investig’Action, Rédacteur à Outre-Terre — Revue européenne de géopolitique

Avril 2015

La formation des pétromonarchies arabes contemporaines résulte de la présence coloniale britan­nique qui a dessiné les contours d’entités devenues formellement des États à la fin de l’ère colo­niale. Parmi tous les États de la péninsule arabique, seuls le Yémen, Oman et Bahrein ont en fait une réelle tradition historique, tandis que l’Arabie Saoudite, elle-aussi créée avec l’aval du colon britannique, a conquis des anciens pays abritant une forte population autochtone, Hedjaz, Asir, Hasa, Chammar. Ce qui explique que nous avons affaire pour ces États à des sociétés anciennes et relativement élaborées sur laquelle, dans le cas saoudien, est venue se plaquer une monarchie récente originaire du Nedj, territoire arabique traditionnellement marginal. Et dans le cas du Bahrein, d’une dynastie issue de la minorité sunnite dans un pays majoritairement chiite. Sur la côte orientale du Golfe persique et arabique, nous avons en revanche surtout affaire à un chapelet de principautés nées du caprice de l’ancien colonisateur qui s’était choisi des relais locaux. Relais bénéficiant pour le moment des mannes de la rente pétrolière et gazière.

Pour ces entités, la crainte omniprésente dans les années 1960/1970 face à la montée des mou­vements révolutionnaires liés à la formation d’une classe ouvrière locale et à l’influence de la révolution palestinienne a poussé les monarques locaux à faire appel massivement à une main-d’oeuvre immigrée, sans statut permanent, quasiment sans droits et sans vie familiale. Main-d’oeuvre étudiée au préalable scientifiquement en fonction de ses différentes habitudes culturelles permettant d’imposer des conditions de travail plus ou moins dures, ce qu’on appelle là-bas « la stratégie du confort ajustable ». Ce qui explique une forte proportion d’Asiatiques venant de pays marqués soit par les traditions du système de castes soit de sociétés minées par l’atomisation et l’extrême pauvreté. Et une proportion relativement plus faible d’immigrés venant des pays arabes qui pourraient être plus exigeant.

Dans ce contexte, à côté de cette masse d’immigrés majoritaires en position de précarité et sou­mis à un « turn-over » constant, les autochtones sont la plupart du temps minoritaires et rela­tivement favorisés, ce qui ne les pousse pas à oser faire montre d’une grande activité politique et sociale. Même si au Koweït et à Bahrein, on constate une plus grande capacité de mobili­sation et l’existence d’embryon de société civile organisée. Qui permet au Koweït de jouir de droits démocratiques réels, ce qu’on trouve aussi à Oman, tandis qu’à Bahrein, la mobilisation populaire se heurte à une répression implacable rendue possible par l’occupation du pays par l’ar­mée saoudienne et la présence militaire des États-Unis. En fait, dans la région, l’Arabie centrale, qui constitue aujourd’hui un royaume absolutiste vaste et relativement peuplé, pourrait jouer un rôle majeur dans l’éveil de la vie civile, si elle arrivait à dépasser sa situation à mi-chemin entre unpatchwor^archaïque et la formation d’une véritable société, par-dessus les clivages existant, régionaux, tribaux, claniques et religieux.

La formation des pétromonarchies arabes contemporaines du Golfe résulte en fait de la présence coloniale britannique qui a dessiné les contours d’entités devenues formellement des États à la fin de l’ère coloniale, même si leurs avoirs financiers restaient toujours en grande partie placés dans l’ancienne métro­pole et leur sécurité garantie par un réseau de bases militaires américaines. Entités politiques créées à partir de chefferies locales qui n’ont jamais été des États puisque c’est l’empire ottoman qui dominait la région avant l’ère coloniale depuis la fin des vastes empires musulmans qui avaient précédé.

Parmi tous les territoires de la péninsule arabique, seuls le Yémen, Oman et Bahrein ont en fait une véritable tradition étatique enracinée dans un passé loin­tain, plus ancien d’ailleurs que l’islam, tandis que l’Arabie Saoudite, elle-aussi créée avec l’aval du colon britannique, a conquis et amalgamé des pays anciens, peuplés par une population autochtone nombreuse, Hedjaz, Asir, Hasa, Djebel Chammar. Ce qui explique que nous avons affaire pour ces seuls quatre États à des sociétés dotées d’une histoire propre sur laquelle, dans le cas saoudien, est venue se plaquer une monarchie récente originaire du Nedj, territoire arabique traditionnellement marginal. Et dans le cas du Bahrein, d’une dynastie sunnite implantée dans un pays majoritairement chiite. En fait, historiquement Bahrein ce n’est pas le petit émirat actuel, c’est toute la côte du Hasa aujourd’hui saoudien jusqu’au Qatar com­pris. Un vaste territoire recelant tout le pétrole et le gaz aujourd’hui divisés entre Arabie Saoudite, Bahrein et Qatar. Sur la côte orientale de la péninsule arabique, nous avons donc surtout affaire à un chapelet de principautés nées du caprice de l’ancien colonisateur qui s’était choisi des relais locaux. Relais bénéficiant pour le moment des mannes de la rente pétrolière et gazière. Nous n’avons donc pas de réelles traditions ni nationales, ni étatiques, ce qui ne prédispose pas à l’émergence d’une véritable société, et donc d’une véritable vie civique et sociale.

Des pays d’immigrés

La colonisation puis la création de multiples petites enclaves étatiques qui ont pris la place de la grande oumma arabo-islamique et qui furent dessinées pour séparer au maximum la masse des populations d’Irak et d’Arabie des richesses du sous-sol ne pouvait donc donner naissance à une véritable société, et donc, par voie de conséquence, à une société civile. D’autant plus que ces entités ne vivent et ne prospèrent que grâce à la présence d’une masse de travailleurs étrangers privés de droits politiques, sociaux et souvent même syndicaux. La question centrale pour l’avenir de ces pays et la constitution d’une éventuelle société civile étant, dès lors, la conquête de droits par ces travailleurs immigrés qui représentent souvent la majo­rité absolue de la population.

Environ 85 % de la population du Qatar, entre 70 % et 80 % de la population des Emirats arabes unis, presque 70 % de la population du Koweït, 54 % de la population du Bahrein pour seulement 27 % de la population d’Oman et sept millions d’immigrés officiellement en Arabie Saoudite pour un pays de 23 millions d’habitants, mais probablement deux millions d’immigrés clandestins.

À cet égard, il faut tout d’abord rappeler que le statut réservé aux étrangers dans les pays du Golfe qui peut paraître provenir de vieilles traditions locales « ar­chaïques », s’il n’est pas conforme aux règles des démocraties modernes résultant des combats des travailleurs pour obtenir des droits sociaux puis politiques n’ont rien à voir non plus avec les traditions et les principes islamiques originels. En effet, le premier État musulman constitué à Médine après l’hégire accordait des droits comparables, si ce n’est égaux, à l’ensemble de l’oumma, terme alors utili­sée pour caractériser toute la population de l’État, autochtones comme immigrés, musulmans comme non musulmans. Avec une politique active du pouvoir visant à intégrer les immigrés, Mecquois, Abyssins, Persans, etc. Par ailleurs, interrogé pour savoir si c’était par la naissance ou par le sang qu’on pouvait définir un Arabe, le prophète de l’islam, Muhammad, répondit qu’était Arabe toute personne par­lant couramment l’arabe, étaient donc considérés selon le chef de l’État de Médine comme « arabe » les immigrés noirs abyssins par exemple. Dès lors, il faut bien considérer que les législations exclusivistes visant les étrangers dans les pétromonar-chies constituent le résultat des effets mélangés d’un retour aux traditions tribales anté-islamiques un moment combattues par la prédication islamique combinées avec la tolérance marquée par le colon britannique envers tout archaïsme tribal per­mettant de séparer les populations les unes des autres, phénomène renforcé par le modèle néo-colonial bâti depuis les « indépendances » autour d’une élite de cadres américains et occidentaux immigrés mais privilégiés, y compris souvent par rapport aux « citoyens » autochtones, sans parler des travailleurs subalternes qui, dans le cas qui nous intéresse, sont pour l’immense majorité des travailleurs immigrés.

Immigration « choisie » par peur du nationalisme et du socialisme arabes

Travailleurs immigrés arrivés dans les pays du Golfe à la faveur des investisse­ments rendus possibles par le boom pétrolier et visant à créer des services, à assu­rer la production des hydrocarbures et à réaliser des investissements gigantesques dans le domaines de la construction et des infrastructures. Mais si ces travailleurs immigrés correspondent à l’intérêt des monarques locaux qui avaient besoin de main-d’oeuvre à bas salaire, leur arrivée dans les années 1960/1970, correspondait aussi à la terreur qu’eux et le compagnies pétrolières occidentales éprouvaient face à la montée des mouvements révolutionnaires dans le monde arabe en liaison avec la formation d’une classe ouvrière locale très combattive et l’influence de la révolution palestinienne qui électrisait alors les foules, de l’Atlantique au Golfe et dans tout le tiers-monde. Ce qui explique les caractéristiques spécifiques qu’a pris l’immigration dans le Golfe et pourquoi les monarchies locales se sont crues obligées de l’organiser en contradiction totale et avec les traditions islamiques et avec les exigences de la démocratie sociale. Immigration organisée selon un système strict de contrôle et de ségrégation. Ségrégation d’avec la population autochtone et ségrégation entre différents groupes d’immigrés. Situation qui explique que les revendications et les protestations concernant la vie politique et sociale dans ces pays viennent donc le plus souvent soit d’individus courageux mais isolés et sans réelle base sociale nationale, soit de groupes de travailleurs immigrés qui manifestent soudainement et assez spontanément leur mécontentement d’une façon plutôt désordonnée et sans perspectives de changement fondamental, soit de l’extérieur de la part d’organismes étrangers qui relaient la bonne conscience des élites occidentales dans des pays qui sont à la fois dépendant des puissances occidentales, utiles pour leurs affaires et pour leurs visées géopolitiques.

Bref, cette situation constitue un handicap majeur qui explique pourquoi les seuls pays de la péninsule arabique qui peuvent être touchés par des mouvements d’ampleur nationale et des véritables processus de développement d’une société civile sont uniquement soit les pays ayant de fortes traditions historiques comme le Yémen, Oman, Bahrein, soit l’Arabie Saoudite qui constitue un patchwork de pro­vinces artificiellement unifiées sous l’égide de la famille Saoud mais toutes peuplées par une masse d’habitants autochtones qui possèdent leur propre histoire et ont donc une conscience collective qui leur permet donc au moins potentiellement de revendiquer leurs droits. D’où aussi la répression sauvage qui caractérise les régimes de Bahrein et d’Arabie Saoudite ou, au contraire, l’ouverture d’esprit exception­nelle pour la région du souverain d’Oman tant à l’égard de sa propre société que des relations internationales. On peut aussi constater dans une moindre mesure une certaine ouverture de la part de la famille al Sabah du Koweït sur les questions politiques, dès lors que cette ouverture se limite aux Koweïtiens de souche, ce qui exclue non seulement les immigrés mais, malgré de récentes améliorations de leur statut, même les autochtones « bidounes » sans statut originel[1].

Immigrations aux pays du « confort ajustable »

On aurait pu penser a priori que les phénomènes d’immigration vers les pays du Golfe auraient dû toucher massivement, voire presqu’exclusivement, les masses des pays arabes pauvres parlant la même langue et partageant a priori la même culture. Ce qui fut effectivement le cas au tout début du boom pétrolier, lorsque la main-d’oeuvre immigrée était surtout arabe et dotée de contrats de travail temporaires. Mais en fait, il s’est vite avéré que les autres Arabes ne partageaient pas le même culture politique que les monarques du Golfe, ce qui explique la construction d’un nouveau système d’immigration qui, par certains côtés rappelle l’apartheid ou le système des ghettos. Car les Arabes étaient conscients de leurs droits, venaient de pays ayant alors leur propres traditions de luttes sociales et anticoloniales et pou­vaient tout naturellement considérer qu’étant dans un pays arabe et musulman à l’époque du combat pour l’unité arabe, ils étaient chez eux et avaient donc le droit de se constituer en syndicats, en mouvements sociaux, en associations, en partis politiques, bref en société civile, avec les travailleurs autochtones. C’est donc contre cette menace que les monarques des pays du Golfe se sont finalement dressés, en organisant « scientifiquement » avec l’aide des grandes compagnies pétrolières occi­dentales une immigration qui visait à faire de leur pays des paradis clinquant pour oisifs locaux rapidement enrichis et pour une bourgeoisie locale commerçante par­venue pouvant exploiter sans crainte des travailleurs réduits à l’atomisation pour le plus grand profits d’immigrés occidentaux jouissant de privilèges incomparables et au service des grandes entreprises transnationales. Système de ségrégation isolant ainsi de la masse les rares intellectuels locaux qui étouffaient et allaient continuer à étouffer sous le système monarchique.

On doit rappeler que, à la différence de l’Irak d’avant la guerre ou de la Libye d’avant 2011 ou de la Syrie qui accordaient aux étrangers résidant dans le pays, en particulier lorsqu’ils étaient arabes, des droits et des conditions de travail égales à ceux des autochtones, les pays du Golfe ont eu tendance à limiter de plus en plus le nombre d’immigrés arabes, à les marginaliser et à les expulser à la moindre manifes­tation de mécontentement, en particulier dans le cas des Palestiniens, population très éduquée mais qui ne peut s’appuyer sur un État et dont les pouvoirs conserva­teurs se méfiaient particulièrement car ils étaient porteurs d’idées révolutionnaires en principe « indiscutables » à l’époque où la question palestinienne faisait consensus dans le monde arabe, consensus que les pétromonarchies allaient tenter avec succès de grignoter peu à peu. Jusqu’à réussir la formidable manœuvre de diversion que fut d’abord la guerre d’Afghanistan de 1979 puis le « printemps arabe » dévoyé vers la Libye, la Syrie, le Yémen. Les États arabes qui avaient une politique d’ouverture à l’égard des immigrés, qui avaient une politique de développement scientifique et industriel et qui constituaient pour ces raisons un « mauvais exemple » aux yeux des monarques d’un autre âge, furent les uns après les autres visés par les manœuvres de destruction des États-Unis et de leurs affidés pétromonarchistes. Au début du « printemps arabe » toutefois, vers 2010-2011, des initiatives timides provenant des secteurs courageux mais marginaux du Koweït, des Emirats arabes unis, du Qatar, d’Oman se manifestèrent pour exiger une série de réformes portant sur les droits civiques, les droits politiques, les droits d’expression, les droits des femmes, voire les droits du travail. Ce qui permit d’apporter quelques réformes en faveur des citoyens locaux. Chose aujourd’hui en grande partie oubliée, sauf à Bahrein qui continue de voir une population mobilisée se heurtant à une répression féroce, rendue possible par la double occupation de ce petit pays, par l’armée US d’un côté, par l’armée saoudienne aussi depuis peu. Car la présence de bases militaires étrangères dans la région constitue un facteur aggravant pour l’émancipation des populations locales.

La main-d’oeuvre immigrée dans les pays du Golfe a donc été étudiée au pré­alable puis choisie en fonction de ses différentes habitudes culturelles permettant d’imposer des conditions de travail plus ou moins dures, ce qu’on appelle, sans rire, dans les émirats du Golfe « la stratégie du confort ajustable »[2]. Un « confort » fait de camps d’hébergements et de logements spartiates d’ailleurs appelés « worker camps », camps de travailleurs, de salaires tournant autour de 200 dollars US par mois mais qui ne sont souvent même pas versés, de journées de travail de 12 heures par jours, six jours sur sept, d’immigrés se voyant la plupart du temps interdits d’y faire venir leurs familles, à qui on retire leur passeport le plus souvent, qui dépendent pour toute démarche de l’accord de leur garant local[3], qui n’ont pas vraiment la possibilité de se marier avec des autochtones, y compris quand ils sont musulmans, et, s’ils arrivent à se marier, qui n’ont pas le droit à l’héritage ni leurs enfants nés d’une mère locale, car la nationalité du pays ne s’acquiert que par filia­tion paternelle, pas de droit du sol donc ni même de droit du sang dès lors que c’est un sang maternel. Sous prétexte de tradition islamique reconnaissant les droits de filiation uniquement en faveur du père, mais en négligeant tous les aspects du droit islamique originel qui permettraient de contre-balancer cette vision réductrive. Car les premiers États musulmans ne connaissaient pas le principe de citoyenneté « na­tionale », encore moins tribale.

Société civile et culture de caste

Quels ont donc été les pays privilégiés par cette politique d’immigration ? Avant tout, l’Inde (plus de la moitié des immigrés aux Emirats arabes unis par exemple) et les autres pays du sous-continent indien. Pays des « intouchables » connus pour leur système de castes, en particulier pour les hindous mais système qui, dans les faits, a été repris à un degré moindre par certains musulmans ou chrétiens locaux. Système de caste multiséculaire donc qui a accoutumé les populations, en particulier les plus pauvres et parmi eux les pauvres parmi les pauvres, ceux poussés à l’émigration, à accepter les pires conditions de vie sans se rebeller, la question d’une société civile devenant dans ce contexte une pure fiction. Y compris pour les rares autochtones du coup qui seraient tentés par cette auto-organisation mais qui se retrouvent dou­blement minoritaires, par rapport à la majorité immigrée et par rapport à la majo­rité des autochtones qui rechigne à voir du coup le système qui les favorise quelque peu évoluer. Et par rapport aussi aux riches immigrés originaires des puissances occidentales qui sont choyés et privilégiés, nourrissant ainsi fascination et frustra­tions. En particulier chez les jeunes sans emploi.

Donc pour la masse, « confort » minimum ajusté au maximum, c’est-à-dire à la simple survie. Même si, par exemple à la suite des morts massives de travailleurs népalais assoiffés au Qatar à l’été 2015, sous des températures dépassant les 45°, l’émir local a dû consentir à l’adoption d’un code du travail et promettre une révi­sion du système des garants[4]. Viennent ensuite parmi les immigrés non arabes, les Philippins puis les Iraniens. Dans le premier cas, une population chrétienne venue des périphéries d’une ex-colonie des États-Unis, totalement déconnectée des réalités arabes, peu éduquée, ignorant l’arabe et sans vraie tradition de rébellion, dans le second cas, une population chiite qui, dans des émirats faisant du sunnisme dans sa forme la plus sectaire leur point de référence, se trouve donc en permanence sur la défensive. Cette grande diversité d’origines et de langues parmi les immigrés ne peut donc que contribuer à favoriser l’atomisation des travailleurs en même temps que les contrôles et la méfiance des autorités et des garants contribuent à faire régner la peur. À quoi s’ajoute le système de parrainage (dont sont exclues les zones franches) qui fait dépendre le sort du travailleur du bon vouloir de son garant local. Répressions, emprisonnements, flagellations, tortures, harcèlement policier, peines de mort, expulsions, l’arsenal des mesures coercitives et discrétionnaires est sans fin, et les rares juristes qui osent défendre l’état de droit et la séparation des pou­voirs soutiennent que les procès visant les pauvres, les immigrés ou les dissidents politiques sont rarement équitables. Ce système rodé pour faire rôder la peur chez les immigrés peut du coup, quand le besoin s’en fait sentir, être facilement élargi aux « fortes têtes » possédant la nationalité du pays. Ce qu’on a en particulier vu récemment avec la condamnation à 15 ans de prison contre le poète Mohammed Al Ajami qui avait écrit un poème jugé offensant par son monarque[5].

Des foyers de mobilisation minimes

Dans ce contexte, à côté de cette masse d’immigrés majoritaires en position de précarité et en plus soumis à un « turn-over » constant, les autochtones, en principe citoyens mais en fait de simples sujets, sont la plupart du temps minoritaires et rela­tivement favorisés, ce qui ne les pousse pas à oser faire montre d’une grande activité politique et sociale. Sans familles, beaucoup d’immigrés ne rêvent que de faire le plus vite possible de maigres économies pour rentrer au pays et être aussitôt rempla­cés par de nouveaux immigrés ignorant des réalités et sans liens, donc sans capacité de mobilisation et de création d’un collectif de travailleurs et d’une société civile.

Au Koweït et à Bahrein, on constate une plus grande capacité de mobilisation et l’existence d’un embryon de société civile organisée. Qui permet au Koweït de jouir de droits démocratiques réels quoique pas à l’abri de régressions. Libertés qu’on trouve aussi à Oman, mais dans ce dernier cas nous avons affaire à une vraie société structurée et à un vrai État ancien et non pas à une création de la période coloniale, ce qui explique et ses « audaces » démocratiques même dans le cadre monarchique et sa diplomatie courageuse si on la compare à celle de ses voisins. À Bahrein aussi nous avons affaire à un vieux pays, mais là, la mobilisation populaire se heurte à une répression implacable visant la majorité de la population, en particulier le 2/3 de la population d’obédience chiite.

En fait, dans toute la région, seule l’Arabie centrale, qui forme un royaume absolutiste vaste et relativement peuplé, pourrait jouer un rôle majeur dans l’éveil de la vie civile, si ses sujets qui sont nombreux et majoritaires arrivaient à dépasser la situation complexe d’une structure monarchique qui a amalgamé des popula­tions nombreuses mais à mi-chemin entre un patchwork archaïque et la formation d’une véritable société, par-dessus les clivages existant, régionaux, tribaux, claniques et religieux. Pour les autres micro-États, on peut s’attendre à la multiplication de revendications d’individus courageux relayés par de petits groupes, mais, même là où il existe une réelle mobilisation populaire comme à Bahrein, le rapport de force n’est pas en faveur de la société, à moins que les travailleurs immigrés ne se rassemblent et imposent des changements, sans éveiller pour autant les craintes des autochtones. C’est peut-être cette dernière éventualité qui explique pourquoi, au Qatar entre autres, on assiste dernièrement à des campagnes étonnantes d’organisa­tion de la « société civile » tolérée par le pouvoir, visant à convaincre les immigrés, les femmes en particulier, à porter des vêtements compatibles avec « les traditions locales »[6] alors que par ailleurs l’américanisation de la culture locale aboutit à ce que les jeunes riches du Golfe fréquentent des écoles anglo-saxonnes et parlent aujourd’hui mieux l’anglais que l’arabe. Cette campagne ne vise donc pas vraiment à défendre des traditions locales totalement saccagées mais vise sans doute plutôt à intimider encore plus les immigrés tout en créant un clivage entre eux et les habitants du lieu. Au moment où des grèves et des émeutes allant de pair avec des pressions internationales, en particulier de la part des pays victimes des politiques d’ingérence des pétromonarchies, témoignent du fait que certains travailleurs immi­grés commencent à s’organiser. Ce qui explique d’ailleurs aussi la politique actuelle d’expulsions et de remplacement des immigrés par des locaux dans de nombreuses fonctions. Et là, nous revenons à la situation de départ dans ces pays dépendant des cours des hydrocarbures, la crainte d’un mouvement revendicateur de travailleurs autochtones. Toutes ces tendances sont à analyser sur le long terme, à un moment où le mouvement de l’histoire s’accélère, en particulier dans la région moyen-orien­tale, ce qui nous confirme dans notre opinion, que c’est finalement, pour toute la péninsule arabique, l’évolution de la situation et de la société dans le royaume des Saoud qui décidera en dernière analyse du rapport de force régional et de l’avenir.

[1] https://www.hrw.org/fr/news/2011/06/13/koweit-les-bidounes-apatrides-toujours-sans-droits-reconnus ; consulté le 14/01/2016

[2]https://www.youtube.com/watch?v=n7DzmCTOh2I ; https://www.youtube.com/watch?v=FUSqxzsmSfM ; consultés le 14/01/2016.

[3]https://www.youtube.com/watch?v=4D_O3tU3Vss ; consulté le 16/01/2016.

[4]https://www.youtube.com/watch?v=FUSqxzsmSfM ; consulté le 14/01/2016.

[5]https://www.youtube.com/watch?v=zdwiKSvHrsc ; consulté le 14/01/2016.

[6]https://www.youtube.com/watch?v=SwbneECzebM ;

https://www.youtube.com/watch?v=TCuL4aQdocE ; consultés le 14/01/2016.

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