Philosophie de la Stratégie: L’ordre dissuasif

Jean-Paul CHARNAY

Islamologue et directeur de recherche au CNRS. Il est le fondateur et président du Centre de philosophie de la stratégie à la Sorbonne (CNRS), directeur de la collection « Classiques de la stratégie » aux éditions de l’Herne. Auteur de Critique de la stratégie (l’Herne, 1994) ; La Charîa et l’Occident (L’Herne, 2001) ; Regards, sur l’islam, Freud, Marx, Ibn Khaldun (L’Herne, 2002) ; Principes de stratégie arabe (L’Herne, 2003).

2eme trimestre 2012

Les manœuvres et rocades stratégiques, les marches et contremarches sont terminées. Les régiments sont face à face. C’est le moment fragile où deux armées rangées en bataille peuvent encore se parler : « Messieurs les Français – Messieurs les Anglais… ». Le premier choc disloque l’ordre de bataille, le dissout en combats qui deviennent protéiformes jusqu’à ce que l’une des armées cède. Alors la mêlée devient retraite, fuite, panique, poursuite, massacre. Le mouvement, la stratégie reparaissent.

Les ordres de bataille

Les philosophes des Lumières avaient recherché l’origine logique et anthro­pologique du contrat social. Les soldats-philosophes ont tenté de reconstruire la manière de placer les combattants en bataille et la manière dont ce placement se déformait au fil des déplacements et des mêlées. D’où à partir d’une genèse ima­ginée des combats, une topologie et une typologie des « ordres de bataille ». Soit :

Ordre primitif: deux masses de guerriers se jettent face à face l’une sur l’autre. Le combat collectif se fragmente en combats singuliers.

Ordre articulé : la ligne principale est fragmentée afin de permettre une noria entre les troupes frontales qui vont se reformer à l’arrière et les troupes fraiches qui entrent au combat direct : les cohortes de la légion romaine.

Ordre parallèle : afin d’offrir plus de cohésion les guerriers sont alignés en longues rangées, les deux armées se faisant front. D’où résultent deux manœuvres possibles : la percée au centre, le débordement sur une aile. Le schéma peut être affiné : ligne frontale convexe ou concave afin d’y attirer l’ennemi et de l’envelopper par l’arrière. L’ordre parallèle est également utilisé en tactique navale : les vaisseaux se suivent en file, chacune tentant de dépasser l’ennemi afin de se rabattre et de la prendre entre deux feux.

Ordre perpendiculaire : une armée étant rangée en ligne, l’autre se forme en colonne d’assaut pour la percée : phalange macédonienne, « bataille suisse » : en matière navale, « barrer le T ». D’où l’opposition entre ordre mince et ordre profond.

Ordre oblique : avancer une aile voire la sacrifier pour déséquilibrer la ligne adverse, y introduire la cavalerie, l’artillerie volante (Frédéric II à Leuthen).

Ordre mixte (Napoléon) : protéger la ligne par des tirailleurs (infanterie légère) en grandes bandes, casser la ligne adverse par la « grande batterie » puis les charges de grosse cavalerie, écraser ce qui reste des carrés ennemis par la Garde, poursuivre et déborder le reste par le canon et la cavalerie légère.

Ordre enterré. L’accroissement de la puissance de feu oblige les combattants à se coucher, à multiplier les fortifications de campagne (barbelés), puis à s’enfouir : tranchées qui vont atteindre toute la longueur du théâtre d’opération (1915 : de la Mer du Nord à la Suisse) devenant ligne-forteresse (ligne Maginot).

Ordre vertical de la Blitz Krieg: le tandem char/avion. La guerre aéronavale et sous-marine : les escorteurs de convois contre les meutes de sous-marins.

Ordre fragmenté : les effectifs devenant insuffisants pour tenir des fronts conti­nus, les troupes se fragmentent en « hérissons », points de résistance s’articulant sur l’ensemble du théâtre de guerre (défensive allemande lors de la retraite de Russie. D’où en offensive des opérations de siège (Léningrad, Stalingrad) et la réduc­tion de saillants. En défensive « défense élastique » : par regroupements successifs les troupes constituent des îlots de résistance successifs. En stratégie aéronavale : reconquête du Pacifique non linéairement d’île en île, mais en en « sautant » plu­sieurs. En tactique navale : offensive par Task-Force : porte-avion et son escorte. Dans les guerres de décolonisation, échec du « quadrillage » (delta Indochinois, camp de regroupement en Algérie), chocs de civilisations : à Dien Bien Phu : « les défenses se remplissaient de corps abîmés, découpés, brûlés. L’armée du Vietminh mourait massivement et avançait toujours, la Légion mourait homme par homme et na reculait pas » (Alexis Jenni, L’art français de la guerre, 2012, p. 429). Jeu de go, masse de pion contre jeu d’échecs, de pièces.

Ordre des grands espaces : prospective sur une éventuelle guerre conventionnelle ou nucléo-conventionnelle entre les deux Blocs. Au temps de la guerre froide : un rideau protecteur de forces mobiles et de pièges (mines atomiques le long du Rideau de fer), la profondeur continentale de l’Europe de l’Ouest s’appuyant sur le sud-Méditerranéen. Ordre Air-Land-Sea.

Ordre spatio-naval : l’arme balistico-nucléaire est imparable car techniquement (encore) non interceptable. L’ABN est tactiquement offensive et stratégiquement défensive, puisqu’elle dissuade réciproquement de commencer l’échange nucléaire. Ainsi la majeure partie de la doctrine et des opinions publiques la créditent de la « non guerre mondiale » lors de l’opposition des deux Grands dans leur Guerre froide. D’où la formulation de la doctrine d’emploi de la bombe atomique : « la bombe atomique est destinée à ne pas être utilisée et si elle est utilisée, c’est qu’elle est mal employée ». La bombe est qualitativement et non seulement quantitati­vement différente des armes classiques. Elle a également transformé les rapports établis dans la guerre conventionnelle entre l’Ecole géographique (les stratégies jouent sur les lignes de communication, les points d’appui, les points de passage obligé, le choix de « bornes positives » sur le terrain, et l’Ecole géométrique insistant sur l’agencement des troupes en vue de la bataille. L’ordre spatio-naval repose sur la portée des missiles de théâtre IRBM : régional, intermédiaire (# 3000 kms) et ICBM (intercontinental # 8000 kms) et à la puissance des charges. L’ordre spatio­naval repose sur des trajectographies et des proxémiques calculables plus que sur des servitudes géographiques.

LLordre dissuasifa-t-il en sa matérialité supprimé les ordres de bataille ? Ceux-ci reposaient sur le jeu d’une infanterie nombreuse « reine » des batailles, organisée en régiments et bataillons affrontés en un espace topographiquement plus que géographiquement limité.

Mais la « grande batterie » de Napoléon, sa « puissance de feu » avait déjà mon­tré le rôle capital du canon, arme technique et collective. Or l’ordre dissuasif est servi par des unités aériennes et aéronavales, tandis que les unités terrestres (et aéroterrestres) se fragmentent pour assurer des expéditions à fonction presque policière de remises en ordre par des combats de rencontre, presque coups de mains ou échauffourées. La stratégie opérative se mue en gestion de crise, en action civilo-militaire : restaurer ou détruire un ordonnancement politique, admi­nistratif, idéologique. Le champ de bataille, limité dans le temps et l’espace, s’y diluent dans la notion plus large de théâtre d’opération alimenté en logistique par de très longues lignes de communication navale et aérienne.

Genèse de l’ordre dissuasif

Schématiquement la « non-grande guerre » intervenue entre les deux puis­sances nucléaires depuis 1945 supporte deux systèmes d’interprétation limités et contradictoires. On considère que la guerre a été refoulée essentiellement par la présence des bombes atomiques, donc que la dissuasion n’est que le « médica­ment » extérieur qui a interdit sa concrétisation mais qui n’a nullement déraciné les causes de cette guerre qui existe en fait et pourrait donc éclater en cas de déséquilibre technologique ou psychologique : en soi le « terrain » demeure mal­sain et justifie l’Arms Control le contrôle réciproque des progrès de l’armement. Si inversement l’on estime que ce n’est pas cette seule présence qui a refoulé la grande guerre mais que l’ensemble de la situation ne contenait pas suffisamment d’éléments belligènes, alors on se trouve dans une situation de paix normale en laquelle un processus de désarmement pourrait se déclencher.

Pratiquement et sans doute plus par perception intuitive et répulsions réci­proques que par analyse objective de cette situation, la première branche de l’alter­native est posée par la majeure partie des stratégistes américains. Ce qui, eu égard à leur volonté idéologique de « moraliser » sinon la guerre, au moins leur rapport à tel type de guerre, introduit — non sans paradoxe — quatre renversements :

  • Auparavant les armements conventionnels se développaient (sous réserve de financement) d’une manière linéaire : leur fabrication détermine l’évolution des doctrines (art de la guerre) qui à leur tour donnaient l’espoir ou non d’at­teindre tels ou tels objectifs politiques. Actuellement la sophistication et les vir­tualités complexes des systèmes d’armes placent les décideurs devant des choix divergents : ils doivent déterminer a priori avant l’existence des armes les doctrines qui leur permettront d’atteindre leurs objectifs. En conséquence ce sont souvent les calculs de coût/efficacité qui, par le biais des doctrines reportées dans le temps, déterminent a posteriori (avec risques d’erreurs et de distorsion) les objectifs pos­
  • De ce renversement direct découle un second renversement — indirect : le coût de la victoire militaire est devenu souvent prohibitif pour le bénéfice qu’elle peut atteindre par rapport aux autres types d’influences et de manipulations (sub­version idéologique, dominance économique, etc.). De ce fait les appareils mili­taires deviennent d’abord défensiffs : d’où les errements américains au Viêtnam et les interrogations sur les stratégies de l’avant au conventionnel et sur les frappes préventives au nucléaire.

 

  • Ces deux renversements en déterminent un troisième. La crainte de l’Autre devenant de plus en plus forte en raison précisément du danger absolu qu’il repré­sente entraine le blocage psychologique et politique des tentatives de désarme­ment quantitatif ou qualitatif. LLArms Controln’est plus diminution de la capacité offensive des nations mais espoir d’utiliser au refoulement de leur déchaînement les progrès de cette capacité aux fins de reconduire la stabilité.

Quatrième renversement : l’ampleur des désastres que pourrait entraîner la « grande guerre » remet en cause les appréciations antérieures sur la validité sinon la légitimité de la guerre juste. C’est à l’échelle des peuples que se pose mainte­nant la solution humaniste énoncée par Grotius entre particuliers : le vol demeure condamnable certes, mais il est préférable de laisser partir le voleur plutôt que de le tuer.

Ces renversements réagissent sur la progression classifiée des modes de vio­lence :

  • Guerre « sub-limitée » : guérilla, subversion sans action d’un corps de ba­taille
  • Guerre locale : entre pays des zones périphériques aux deux Blocs, plus ou moins aidés par ceux-ci
  • Guerre limitée à « option classique » (raisons tactiques et éthiques : admi­nistrations Kennedy, Johnson
  • Guerre limitée à nucléaire « contrôlée » selon une triple échelle. Ou à effet psychologique indirect : frappe nucléaire non pour destruction ni pour le combat mais sur un non objectif (en mer, au désert) afin de montrer quel en pourrait être le résultat : bref une manœuvre de persuasion usant singulièrement de l’arme nu­cléaire pour en renforcer la dissuasion générale (Schelling). Ou à effet psycholo­gique direct : coup à effet d’intimidation sur objectif mineur. Ou à effet tactique : frappe à efficacité immédiate sur objectif réel, anti forces ou anti cités
  • Ici se pose le problème de la première frappe préemptive (soustraire à l’Autre les moyens de frapper : destruction du réacteur irakien Ostiak par Israël), ou préventive (empêcher une frappe qui risquait d’être lancée), dangereuse parce qu’elle risque d’entraîner l’escalade de la frappe en représailles. En effet, le principal reproche des stratégistes refusant une frappe tactique limitée (Hoag, Einthoven… ) à l’encontre de ceux qui sembleraient l’admettent en certaines circonstances ou pensent qu’il est plus efficace pour la dissuasion de dire qu’ils l’admettent (Knorr, Brodi..), consiste en la probabilité de l’engrenage en raison de la suppression du fire-break (coupe-feu) que constitue la séparation drastique entre conventionnel et nucléaire, ce qui pose le problème de l’articulation entre l’ordre dissuasif et la teneur et le fonctionnement des alliances qui oscillent entre sanctuarisation et transnationalité.

Sanctuarisation et transnationalité

Depuis Hiroshima et Nagasaki les sociétés industrialisées n’ont pas subi de « grande guerre » sur leurs territoires. Certes des guerres locales ont éclaté sur les failles géo historiques multiséculaires : Arménie, Falklands, Serbie, Bosnie, Géorgie. Mais ces sociétés demeurent sous l’ombre des deux bombes : la nucléaire et la terroriste. Douées d’ubiquité et d’universalité, ces deux bombes réalisent l’internationalisation de la menace, imposent la transnationalité de toute dé­fense : lignes de détection radar réciproques, coopération aéroterrestre, recherches Interpol ou pays refuges, espionnage : guerre de l’ombre et cyber guerre à l’échelle des continents.

Chaque État affirme dès lors non son autarcie en matière de défense (nul ne pourrait s’en targuer : les Super-grands avaient besoin de leurs glacis géopolitiques et de leurs marchés extérieurs), mais son autonomie quant à ses intérêts vitaux. Ainsi la notion d’indépendance nationale (qui n’a d’ailleurs que très rarement existé en absolu) est maintenant résorbée du profit (au détriment) de celle d’al­liance, ou au moins d’appartenance, préservant un devenir de plus en plus relatif. D’autre part la multinationalité des économies en général, le commerce des armes en particulier, entraînent, souvent contre la morale, des contraintes dans le choix des relations internationales et des pressions en matière de politique intérieure pour éviter de trop graves déficits sur le volume des exportations, donc des restric­tions sur le marché du travail.

D’où les dissociations faites entre dissuasion (nucléaire) et défense conven­tionnelle par la théorie économique des alliances (Olson et Zeckhauser, Sandler et Forbes). Dans la mesure où l’on estime que la sanctuarisation nucléaire indirecte élargie et collective repose sur les principes de non-rivalité (ou plutôt de complé­mentarité) et de non exclusion entre les membres de l’alliance, alors ceux qui ne sont pas producteurs de l’arme balistico-nucléaire bénéficient d’un avantage. Car les producteurs de l’arme supportent une charge plus que proportionnelle tandis que les autres récoltent d’un bien public général, d’une rente de sécurité puisqu’ils ne participent pas au coût de fabrication de l’arme : modèle de la dissuasion pure. Situation inverse en cas de défense par forces conventionnelles nationales ayant vocation à être utilisées dans le cadre de la stratégie générale de l’alliance. Mais susceptible d’être mise en œuvre au profit d’intérêts particuliers (de biens pri­vés), « hors-zone », de la nation (expéditions extracontinentales, ultra-marines : Falklands, La Grenade, Tchad, Afghanistan, Irak… ) : le cout de fabrication de ces forces est pour la nation plus que proportionnel à la quote-part de forces quelle doit fournir à l’alliance.

À partir des distinctions entre défense commune par la dissuasion nucléaire, défense commune mixte (considérant les forces conventionnelles comme une composante de la dissuasion générale ou comme devant freiner par elle-même un début de conflit), et défense conventionnelle sur le terrain (limitation des zones envahies, des dégâts causés ; neutralité armée suisse ; persuader un enva­hisseur éventuel que la traversée du territoire helvétique serait plus « coûteux » que son contournement) ont été comparés les rapports/avantages/coûts selon la force économique des États (leur produit national brut à maintenir), selon leur position géostratégique (les vulnérabilités de leurs frontières et de leurs popula­tions) et selon la doctrine stratégique professée soit géopolitiquement (la crainte d’un abaissement de la sanctuarisation collective par le maître de l’arme nucléaire accroîtra la nécessité des défenses « privées » : nationales, d’où la constitution par la France d’une force de dissuasion hors alliance). Soit opérationnellement (la doctrine de la riposte graduée peut intensifier le désir de forces conventionnelles plus importantes : donc transférer des coûts de fabrication du pays producteur, de l’arme balistico-nucléaire vers les pays producteurs d’armes classiques.

Mais dans leur nature et leur emplois « privés » ces armes portent atteinte au principe de non exclusion sinon à celui de non-rivalité ; elles ne sont pas entièrement substituables aux armes nucléaires et elles remettent en cause, par la complexité et le nombre des éléments à considérer, le modèle de la dissuasion pure. Celui-ci tend donc à se déliter en modèle de produit commun : l’appréciation réelle de l’ensemble des intérêts vitaux ou principaux à sauvegarder pour un pays le conduit à accroître au-delà de sa participation à l’alliance la portion de PNB qu’il consacre à sa défense. Dès lors à l’intérieur de l’alliance qui demeure solide, chacun cependant a tendance à jouer les « cavaliers seuls » en deux sens opposés selon sa situation spécifique et ses politiques contingentes. Ou faire l’impasse sur la protection de certains intérêts secondaires en pariant qu’ils seront protégés par la dissuasion-défense collective, et donc abaisser le montant de sa participation à la défense en consacrant les sommes ainsi dégagées à la fructification d’autres intérêts. Ou établir, au-delà de la dissuasion-défense collective, la sécurité nationale d’intérêts particuliers déjà existants ou à créer.

La théorie économique des alliances a ainsi mesuré pour l’Alliance atlantique la variation des participations de ses membres en logique économique et en his­toire concrète. La méthode suscite cependant quelques doutes. En logique stra­tégique, il n’est pas possible de dissocier défense collective et sécurité « privée » : nationale : c’est même essentiellement la considération de cette dernière qui mo­tive l’entrée du pays dans l’Alliance (sous réserve du passage à une forme de confé­dération ou d’empire plus structurée et centralisée, au-delà des regroupements idéologico-nucléaires). D’autre part, en économie concrète, tous les grands pays industriels s’efforcent d’équilibrer leur budget défense en procédant à des ventes d’armes, ils jouent sur leurs doctrines stratégiques (fabrication de tels systèmes d’armes, donc organisation de tels types et de tels nombres d’unités de combat ou de service) selon des motifs financiers (équilibre de la balance des paiements), nationalistes (construction autarcique d’un matériel sophistiqué pour maintenir l’indépendance scientifique et technique) idéologiques et publicitaires (passage à une « défense défensive » excluant les armes offensives – missiles à longue portée, char-avion de blitzkrieg… — encore qu’opérationnellement une offensive puisse être la meilleure façon d’assurer sa défensive : panzer et ligne Maginot … ), écono­miques et sociaux internes (transfert de crédits militaires des unités de combat à fort effectifs vers les dépenses de fonctionnement pour les personnels militaires de carrière et vers les armes intégrant le plus de technique industrielle raffinée). Bref réduction des armées de citoyens au profit de fonctionnaires et de professionnels des combats, l’armée de terre devenant un réservoir gonflable ou dégonflable en fonction des avatars financiers plus que des nécessités opérationnelles.

D’autre part doit être évalué le rapport destruction/reconstitution en fonction des sites cibles matériels et culturels. Le pays émerge multipliant ses pôles urbani­sés, ses implantations technologiques et scientifiques, se sentira plus vulnérable, donc plus sensible à accepter que joue la dissuasion réciproque plutôt que risquer l’anéantissement de ses instruments de développement, cas de la Chine.

En fait, dans le monde contemporain toute politique de défense s’inscrit dans un choix politique plus grand, résultat d’une cote mal taillée entre volontarisme et nécessité, entre appartenance originaire à tel système de civilisation et aspirations de la majeure partie de la population (qui peut être brimée, retournée, par des minorités agissantes), entre la situation géostratégique et les capacités technolo­giques.

L’Europe pour sa tranquillité et pour celle du monde, a-t-elle intérêt à demeu­rer ce qu’elle est — dépendante — ou au contraire a-t-elle intérêt à devenir moins indécise, plus autonome dans sa défense ? Car si les nations de l’Europe occiden­tale dispersées inquiètent moins la Russie, celle-ci ne serait-elle pas traumatisée par une Europe regroupée, en un véritable pôle de décision mondiale, à capacité politique et militaire offensive ? La constitution d’un nouveau bloc majeur (un ensemble sous-continental) ne contribuerait-elle pas à limiter les conflits secon­daires, mais à accroitre les chances d’un grand conflit ?

Le problème n’est plus vraiment celui de « l’indépendance nationale » posée comme valeur absolue, mais celui de la moindre probabilité de maux pour les collectivités organisées. Sous cet angle les neutralismes ne sont que des regroupe­ments plus évanescents autorisés par les éloignements géographiques ou les inin­térêts (toujours susceptibles d’être remis en cause) des puissants.

Conséquence : toute défense « nationale » dépend de deux capacités qu’elle ne peut jamais réunir, et qui lui échappe toutes deux souvent : une autosuffisance logistique ; une liberté d’alliance. D’où la contradiction : toute défense n’est plus que transnationale mais chaque pays veut définir ses zones et ses modes de sanc­tuarisation (V Tableaux).

Ce qu’il importe donc de préciser, c’est la mesure de l’interdépendance qu’ac­cepte la nation et la mesure de la transnationalité dénivelée qui s’impose à elle et qui comprend deux aspects : un aspect de rattachement par rapport à un bloc, à une superpuissance, et l’évaluation des possibilités qu’ils offrent (par exemple accès aux résultats de la recherche sur les systèmes de détection occidentaux pour la force de défense française, accès qui est l’un des éléments conditionnant la crédibilité de sa frappe) ; et un aspect de supériorité lorsque l’on intervient à la demande du gouvernement établi dans un autre pays, en vertu d’accords d’assis­tance préalablement réglés, ou selon une résolution des Nations-Unies.

En fait ces situations résultent aussi de la contingence.

L’actuelle situation technologique impose une défensive dissuasive, à formu­lation doublement négative puisque ne refoulant l’éventualité de la défaite que par l’admission de la possibilité de la destruction, l’admission de cette possibilité devant précisément la faire reculer indéfiniment dans le temps – tant que dure la même situation technologique de supériorité tactique quasi absolue en faveur de deux offensives réciproques ce qui supprime la possibilité des deux défensives, mais situation qui serait remise en cause par les théories de guerre nucléaire sub­limitées d’une part, de « guerre des étoiles » d’autre part.

Dès lors se pose le problème : en quelle mesure le retour de la supériorité tactique de la défensive sur l’offensive pourrait conduire à un affaiblissement de la transnationalité des défenses, donc un retour à des défenses plus autarciques (ceci étant à apprécier selon les progrès technologiques, les coûts économiques, etc.). Mais alors la dissuasion dure reposant sur l’auto persuasion de ne pas attaquer déclinerait, et la défense molle qui l’accompagnerait souvent face aux éventuels ennemis devrait se durcir.

 

Évaluation de l’ordre dissuasif

Peut-on dire que l’existence de la bombe atomique ait interrompu une esca­lade « normale » qui eut conduit à la guerre ? Soit le rappel de quelques situations historiques majeures :

  • 1945, destruction d’Hiroshima et Nagasaki : emploi opérationnel évident mais conceptuellement la bombe Fat Boy n’était-elle pas pensée par Truman et ses conseillers comme une « grosse bombe » qui économiserait les vies de centaines de milliers de G.I. et de Japonais qui auraient sinon été sacrifiées dans les débarque­ments au Japon.

Certes Churchill avait poussé à l’emploi pour déjà « avertir » et « maintenir » les Soviétiques. Mais ce fut par cet emploi « matériel » que l’on prit conscience de la mutation qualitative : atteinte possible au génome humain au-delà de la destruc­tion somatique des corps, dévastations sinon de la planète entière (Armageddon) au moins des plus grandes cités porteuses des sciences et des techniques, des mu­sées, bibliothèques et laboratoires de la mémoire de l’humanité.

D’où par prise de conscience lors, de la « encore grande guerre manufactu­rière » de Corée (1950-1953) le limogeage de Mac Arthur par Truman lui refusant l’utilisation de la bombe atomique. L’URSS avait la bombe depuis 1949.

  • En 1956, lors de l’expédition anglo-française appuyant Israël sur Suez, l’URSS évoque la menace de représailles et les troupes alliées se retirèrent du ca­nal, la force nucléaire anglaise (1954) étant inféodée à l’américaine et la France n’ayant sa bombe qu’en 1959. Mais si celle-ci avait existé, aurait-elle vraiment joué en dissuasion donc assuré le succès militaire et politique de l’expédition ? L’amertume fut profonde.
  • En septembre 1961, construction du mur de Berlin. La Volker Polizei de la RDA veut contrôler le passage des diplomates et des ressortissants alliés. Les USA refusent, les chars américains et soviétiques sont face à face à quelques mètres de distance sur la Frederick Strasse puis la tension s’apaise. Les Occidentaux n’ont pas agi pour empêcher l’édification du mur ; les Soviétiques n’ont pas perturbé le pont aérien.
  • En 1962 éclate la crise des missiles à Cuba. Les Soviétiques ont installé sur l’île des IRBM (Inter Range Balistic Missile) de portée intermédiaire face à la Floride. Commence le duo des deux K : Kennedy menace d’un tir atomique, Krouchtchev retire ses fusées contre l’avis de Castro. Quel avait été son véritable mobile : éprouver la force de caractère de l’adversaire, amorcer une véritable épreuve de force ?
  • En 1973, guerre du Kippour : au cas où Tsahal n’aurait pas réussi à contenir les offensives arabes, jusqu’où serait montée l’escalade : intervention au conven­tionnel de la Ve Flotte américaine, frappe nucléaire anti forces de faible ampleur ?
  • En 1983, de grandes manœuvres de l’OTAN frôlent dangereusement le Rideau de fer. Le chef d’état-major Okargov et le secrétaire général Andropov gèrent avec pondération la crise, et les Américains se hâtent de faire reculer leurs troupes. La dissuasion réciproque semblait générative du passage de la Guerre froide à la Coexistence pacifique.
  • En 1984, crise des euromissiles Pershing américains et SS20 soviétiques déployés de chaque côté du Rideau de fer devenu frontière intangible : doctrine américaine de coniainmeni contre doctrine Brejnev du caractère définitif de l’ins­tauration du socialisme.
  • En 1990, première guerre du Golfe après l’invasion du Koweït par l’Irak (sa 19e province). Avertissement américain en cas d’usage de l’arme chimique (les gaz). Mais les États-Unis ne détruisent pas le régime de Saddam Hussein. Ils se « contentent » durant une décennie de bombardements périodiques et d’un embargo particulièrement sévère pour la population.
  • En 2004, lors de la seconde guerre d’Irak, après l’invasion de l’Afghanistan consécutive à l’attentat d’Al Qaïda contre Manhattan (11 septembre 2001), les États-Unis ont à nouveau évoqué la menace nucléaire en cas d’usage d’armes bio­logiques ou chimiques.

En fait se sont constituées de vastes architectures politico juridiques enca­drant (tentant d’encadrer) le fait nucléaire par des traités internationaux : Traité de Non Prolifération (TNP, 1968, reconduit en 1995 sans limitation de date pour parvenir à l’éradication complète des arsenaux nucléaires), SALT, START (tenant compte de l’autosuffisance du nombre de têtes et de missiles), CTBT (traité d’interdiction des essais nucléaires). Cut-Off (projet de traité sur l’arrêt de la production de matière fissile à usage militaire, soit l’isotope 239, etc.). Et par des coutumes opérationnelles auto-limitatrices : Doctrine du « no first use », passage de la doctrine de la Global Strike (Forster Dulles) à la « réponse flexible » (Mac Namara), « ultime avertissement », abstention pour les possesseurs de l’arme d’en faire état dans leurs relations avec de non-possesseurs, hypothèse d’un tir de prévention en mer ou en milieu désertique pour bloquer l’escalade possible, pre­mière ou seconde frappe, frappes antiforces ou anti-cités, affirmation que la force de frappe n’est qu’une force de défense etc.

La non-prolifération l’a-t-elle emporté ? D’importants pays ont renoncé : Argentine, Afrique du Sud (les USA favorisant la fin de l’apartheid contre l’aban­don du programme en cours), Egypte, Brésil (arrêt momentané ?). Par les cinq États disposant — légalement — de l’arme nucléaire et du droit de veto au Conseil de Sécurité de PONU, par la bombe qu’Israël continue à affirmer virtuelle, par les deux antagonistes du sous-continent indien, l’Inde et le Pakistan, outre l’ambigue Corée du Nord et l’Iran « satanisateur et satanisé », plus d’un quart de l’humanité vit sous les ombrelles protectrices ou menaçantes des missiles (V. tableaux). En fait, d’une manière sous-jacente, implicite, la dissuasion nucléaire classique sub­siste mais se heurte à trois murs.

 

Trois murs

 

Mur tactico-technologique

La dissuasion demeure tant que 1’« échange » atomique consiste en le croise­ment de deux offensives tactiques également imparables : tant que l’ABM (Anti Balistic Missile Patriot) ne parviendra pas à abattre quasi 100% des missiles enne­mis. D’où les hésitations sur les politiques de défense, accords limités sur la pro­tection de quelques sites (autorités décisionnaires, bases de lancement) par des ABM en nombre limité. Mais refus de la constitution d’une véritable force de détection et d’interception des missiles ennemis.

Pourtant l’espoir de rendre à l’offensive sa valeur géostratégique en intercep­tant en défensive par des ABM les fusées ennemies demeuraie . Cela a été l’IDS (Initiative de Défense Stratégique), improprement dite « guerre des étoiles », de Ronald Reagan en 1983, s’appuyant sur le Comité d’action contre le danger im­médiat de Robert Allen, menaçant 1’« Empire du mal », puis le bouclier antimis­sile de George W. Bush, menaçant les « Etats voyous ». Mais les Russes ont obtenu le gel du projet Bush d’une installation qui aurait été destinée à abattre un missile envoyé par l’Iran ou la Corée du Nord. Le président Obama (Discours de Prague, 2008) préconise un désarmement progressif total – les Etats-Unis conservent leur capacité tant que d’autres pays posséderaient encore des armes.

Dès lors que opérationnellement l’interception n’est pas encore possible, la pratique, la coutume stratégique demeure de ne pas organiser la protection des populations, de les laisser « le ventre à l’air », preuve que l’on ne veut pas attaquer l’Autre.

Mais cette affirmation de principe s’accompagne du maintien de l’incertitude sur ce que l’on considère comme intérêts vitaux dont l’atteinte pourrait déclen­cher une interrogation sur l’usage effectif de l’arme nucléaire, avec cependant des pondérations sur le type d’arme à utiliser : arme de théâtre à périmètre de destruc­tion et de contamination « limitée », bombe à neutrons entraînant « moins » de destructions matérielles, introduction d’une telle arme dans une guerre nucléaire conventionnelle.

Mur nucléo diplomatique

Toutes ces incertitudes reposent en fait sur une certitude fondement de la crédibilité de la doctrine : que le chef d’Etat ne se dérobera pas, dans une crise vitale, à ordonner la mise à feu des fusées. Bref que la force de dissuasion ne soit pas seulement une force de « discussion » mais puisse se matérialiser en frappe. D’où les études psychologiques, éthiques, ethniques et politiques sur la volonté des « grands » présidents : lesquels auraient agi ? Sous l’invocation de l’humanisme s’est déployé un vaste jeu sémantique nucléo-diplomatique et sémiotique « quali­fiant » l’Autre ennemi du Monde libre. Axe du mal, Etats voyous, dictateurs fous, impérialistes, Grand Satan… Rhétorique et gesticulation.

 

Mur éthico-scientifique.

Depuis la fin des essais nucléaires et par le caractère dual de la recherche comme de la production atomiques, il se dresse par les problèmes non résolus :

le retraitement des déchets. Certes le mox, mélange d’uranium et de plutonium, peut-être en partie régénéré et réutilisé mais tous les déchets ne peuvent être recy­clés jusqu’à la diminution quasi-totale de leur radio activité. Le doute s’installe dans les opinions publiques et les écologistes, les Verts et les altermondialistes, sont actuellement moins virulents à l’encontre des armes nucléaires stockées que dans leurs dénonciations d’accidents dans les centrales : Three Miles Island, Tchernobyl, Fukushima, Etats-Unis, Russie, Japon… Et le grand politique et doctrinaire que les campus américains avaient tourné en dérision — Kissinger ou Dr Folamour —, plaide maintenant pour le retrait des armes nucléaires — appelé aussi par le président Obama, Prix Nobel de la paix lors de son élection en 2008 —, les Etats-Unis en conservant jusqu’à ce que tous les Autres n’en aient plus du tout.

Ainsi subsiste l’ordre dissuasif basé sur l’arme balistico-nucléaire, que le per­fectionnement des drones pourrait perfectionner dans l’efficacité de leur menace stratégique et la souplesse de leur déploiement tactique. À cet ordre dissuasif pourrait-on en substituer un autre : quelles seront les dissuasions de demain ?

Les interrogations sur les proliférations nucléaires, chimiques, balistiques (en principe exclues) insistent d’abord sur la dissémination des armes majeures dans la dissuasion « classique » de la guerre froide, qui repose sur trois piliers :

  • Une arme de destruction terrifiante estimée imparable dans l’instant.
  • Un antagonisme existentiel et idéologique estimé non adoucissable dans l’instant : une négation absolue.
  • La nécessité de sécuriser des opinions publiques persuadées de la réalité des deux premières propositions.

En conséquence la dissuasion demeure technologiquement et sociologique-ment, relative donc peut apparaître entre des nations, des groupes ne disposant pas de la panoplie nucléo-balistique classique. Devraient donc être dressés :

  • une révision des doctrines : la théorie de la frappe « ultime avertissement » ne contribuerait-elle pas à dévoiler ses propres ambitions tout en se désarmant ?
  • un inventaire des antagonismes idéologiques, ethniques, territoriaux ris­quant de dégénérer en négation absolue, de devenir des fantasmes belligène,
  • un inventaire des moyens matériels, nucléaires ou non, par lesquels pour­rait s’envisager tel ou tel type de dissuasion (classique, équilibrée, asymétrique, civile…) ; une arme portée par avion permet plus de gesticulation diplomatique qu’une arme embarquée sur un sous-marin nucléaire…
  • une extension des zones dénucléarisées où peuvent ou non stationner mais non être utilisées des armes nucléaires, selon diverses modalités : l’espace, les pôles, l’Amérique latine, l’Afrique noire, la Polynésie, .
  • une cartographie (proxémique et trajectographie) des plateformes de lan­cement par rapport aux objectifs probables : bataille entre le sanctuarisation et le refoulement. Dresser la carte géographique des lieux où la conjugaison de ces deux éléments aboutiraient à une véritable culture de la dissuasion bloquant l’es­calade (doctrine du non emploi comme emploi), donc stabilisant les tensions. Et celle des lieux où cette culture ne jouerait pas par excès ou défaut de l’un de ces éléments, et risquerait de déboucher sur des actions de contrainte ou de violence effectives.

En ce sens la raison au sens fort d’action possible du plus fort rééquilibre le contrôle rationalisant de la montée de la violence qui tend à rendre celle-ci impos­sible. Et le contingent refoulé pourrait être nécessaire.

Mais si, dans l’état actuel de la technique, la certitude de destruction annule — et au-delà — l’espérance de succès qui n’était point extravagante dans la phase anté-nucléaire, faut-il penser que la stratégie « de force » soit à jamais périmée, que la stratégie de dissuasion couvrira le seul déroulement de la stratégie indirecte ? Ce serait fort improbable : que la percée technique s’effectue, et que la maîtrise dans la défense paraisse rendre possible la parade contre l’offensive, détection par inter­ception-destruction, ou par protection des populations, ou par affinement de la capacité offensive — alors… la « grande guerre » dans ses modes et ses théâtres sécu­laires. ou dans une forme encore inédite, sera encore possible. Sous les ombres réciproquement menaçantes ou protectrices, le monde de demain ne sera pas le paradis à l’ombre des fusées.

 

* Notre étude « Théorie pour une évolution des doctrines stratégiques », Stratégie, n° 1, été 1964, p. 42. Développement en notre Essai général de stratégie, 1973, Chap. libre, p. 32.

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