Plaidoyer pour une géopolitique de terrain : le cas de la géopolitique de la Russie vue de ses périphéries

Le Recteur Gérard-François dumont

Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne. Président de la revue Population & Avenir

Tout l’art de la géographie consiste à enrichir la connaissance en recoupant des analyses aux diverses échelles possibles. De même, la géopolitique d’un pays peut mieux s’apprécier en l’examinant à partir de territoires variés. Certes, elle est le plus fréquemment considérée à partir de son centre névralgique. Pourtant, elle peut et doit aussi s’enrichir de l’examen du poids de ses différents territoires, de l’étude de sa composition humaine, de la prise en compte du rôle de ses diasporas1

L’approche proposée ici est double. D’une part, elle cherche à mieux comprendre les paramètres de la géopolitique d’un pays, ici la Russie, à partir des États se trou­vant à sa périphérie. Certes, une telle approche est géographiquement vaste, puisque quatorze pays ont aujourd’hui des frontières terrestres avec la Russie, de la Corée du Nord à la Norvège, en passant par des États asiatiques, deux États du Sud-Caucase et plusieurs États européens. À ces États s’ajoutent ceux avec lesquels la Russie partage un même espace maritime : le Pacifique avec les États-Unis et le Japon, la mer Noire avec notamment la Bulgarie. Il convient, en outre, d’ajouter des États qui se sont trouvés pendant une durée significative sous la souveraineté de Moscou, comme l’Arménie. Aussi, compte tenu du nombre élevé d’États périphériques de la Russie, prétendre à l’exhaustivité serait présomptueux et nous ne traiterons ici que de cer­tains d’entre eux.

D’autre part, notre approche se fonde sur une méthode particulière, consistant à appréhender la géopolitique de la Russie à partir de ses périphéries au sens propre du mot, donc à travers des « vues », c’est-à-dire des clichés photographiques. Ainsi découvre-t-on la situation géopolitique de la Russie, mais aussi différents aspects de son histoire géopolitique, du temps des tsars comme de l’ère soviétique2, par le biais d’éléments qui témoignent de rapports de proximité ou, au contraire, d’éloi-gnement. Dans le premier cas, la géopolitique de la Russie apparaît en positif ; dans le second cas, le regard sur des clichés où la Russie n’apparaît pas, ou plus, permet de mieux la comprendre.

Choisissant de tourner dans le sens des aiguilles d’une montre, considérons d’abord l’Arménie et le Haut-Karabagh, puis la Géorgie, l’Ukraine, la Bulgarie et la Lettonie.

Les « vues » montrent combien l’Arménie demeure un partenaire durable de la Russie. Au Haut-Karabagh, territoire triplement enclavé par rapport à l’Azerbaïd-jan, à l’Arménie ainsi qu’au Sud-Caucase dans lequel l’Arménie est elle-même en­clavée, la Russie, qui a laissé des traces, demeure l’interlocuteur d’un difficile dialo­gue. En Géorgie, le passé soviétique laisse la place à des vues symboliques signifiant un éloignement de Moscou et une orientation vers les États-Unis et la Turquie. En Bulgarie, le rôle libérateur de la Russie, puis de l’URSS, demeure présent, même si l’intégration de la Bulgarie à l’Union européenne y multiplie les symboles. En Ukraine et en Lettonie, aux symboles d’une indépendance recouvrée continuent de s’opposer les témoins d’un passé marqué par une forte présence de la Russie.

  1. L’Arménie et son partenariat nécessaire avec la Russie

L’Arménie conserve une partie de son passé soviétique et entretient, face à son enclavement géographique et géopolitique, des relations avec la Russie. Celles-ci sont notamment attestées par la présence maintenue d’une base militaire russe dans la deuxième ville d’Arménie, Gyumri, située au nord-ouest, à proximité de la Turquie et de la Géorgie.

L’Arménie honore un dignitaire soviétique

Devant faire face à son isolement (en 2009, ses plus longues frontières, avec la Turquie et l’Azerbaïdjan, sont fermées), l’Arménie a besoin de conserver des liens avec Moscou3. Des statues de Joseph Staline ont été démontées, mais l’Arménie considère aussi avoir eu, relativement à d’autres républiques d’URSS, des dirigeants sans doute plus éclairés, comme celui dont l’imposante statue figure à proximité de l’hôtel de ville d’Erevan, Alexandre Miasnikian (1886-1925). Disciple et compa­gnon de lutte de Vladimir Illitch Lénine, personnalité du Parti et homme d’Etat soviétique, il prend dès 1904 une part active au mouvement révolutionnaire. En 1919, il est à la tête du Parti communiste de Biélorussie ; en 1921, il devient chef du gouvernement de l’Arménie soviétique. Il périt dans une catastrophe aérienne.

Brejnev toujours représenté au centre d’Erevan

Impossible de parcourir la capitale arménienne sans songer à l’URSS, car l’ur­banisme de cette ville est clairement soviétique. Néanmoins, la ville est arménienne par les couleurs architecturales de bâtiments en tuf ocre et rose, comme sur la place de la république, avec le musée et l’actuel ministère des Affaires étrangères qui figu­rent sur la photo de la maquette présentée à Brejnev.

Le passé soviétique récupéré à des fins inverses

En Arménie, la souveraineté soviétique passée fait donc partie d’une histoire encore présente. Elle peut même être récupérée pour justifier une façon de vivre qui était dénoncée comme « bourgeoise » du temps de l’URSS.

La dérision qui permettait de supporter les méthodes autoritaires, et même totalitaires, de l’URSS est toujours d’actualité. L’URSS (soit les initiales CCCP en russe) est devenue le nom d’une boîte de nuit (Night club sur la photo), type d’établissement qui était rare et mal vu du temps de l’URSS. La boite de nuit a pris comme logo la faucille et le marteau, en rouge sur la banderole (qui précise « ka­raoké »), et sous forme d’une sculpture au premier plan. Hasard ou non, l’intitulé « CCCP » voisine avec un magasin dont la marque symbolise le capitalisme et ses richesses : Porsche. Autrement dit, l’Arménie a été une république soviétique et elle ne peut effacer cette partie de son histoire.

  1. Le HAUT-KARABAGH, pomme de discorde justifiant la présence diplomatique de Moscou

Comme l’Arménie, le Haut-Karabagh conserve une partie de son passé sovié­tique. Le rôle de l’URSS y est notamment rappelé chaque année à l’occasion de la date du 9 mai, jour férié où sont commémorés non seulement le jour de la victoire de 1945, comme dans d’autres pays de l’ex-URSS, mais aussi l’armée de défense de la République du Haut-Karabagh et de la libération de Chouchi (1992). Rappelons que, d’un point de vue stratégique, la reprise de cette ville aux Azéris était essentielle pour empêcher la continuation des bombardements sur Stépanakert, la principale ville du Haut-Karabagh, et libérer le couloir de Lachine, sorte de cordon ombilical permettant de relier le Karabagh à l’Arménie, donc de sortir ce territoire de son total encerclement par les forces de l’Azerbaïdjan.

Certaines tombes du cimetière de Stépanakert rappellent que les Arméniens vi­vant au Haut-Karabagh, comme tous les autres jeunes adultes soviétiques, effec­tuaient leur service militaire dans l’armée rouge. Ils étaient alors affectés sur n’im­porte quel territoire de l’URSS et sur n’importe quel territoire d’opération de l’armée rouge en cas de guerre. S’ils venaient à être tués, ils pouvaient être officiellement enterrés dans leur lieu d’origine avec, sur leur tombe, une étoile soviétique symbo­lisant l’idéal de l’homo sovieticus. Il n’était évidemment pas question d’y graver un symbole religieux.

..puis de la fin de l’athéisme officiel

Le Haut-Karabagh, qui avait été, contre le gré de sa majorité arménienne (chif­frée à 94,7 % en 1921), attribué par le pouvoir soviétique à l’Azerbaïdjan en 1923, demande, le 20 février 1988, la « réunification » de sa région avec l’Arménie, et Moscou n’empêche pas des pogroms anti-arméniens en Azerbaïdjan4, notamment à Bakou. La guerre entre l’Azerbaïdjan et le Haut-Karabagh, qui dure de 1991 à 1994, tourne à l’avantage de ce dernier. Les pierres tombales des morts arméniens de cette guerre ne sont plus gravées de l’étoile soviétique, mais de croix arméniennes.

Depuis la fin de l’URSS (1991), Moscou demeure un acteur permanent dans cette région, notamment dans le cadre du groupe de Minsk, créé en 1999 par la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE, devenue l’Orga­nisation pour la sécurité et la coopération en Europe – OSCE), qui comprend, pour participer à la recherche d’une solution diplomatique, trois co-présidences : la Russie, la France et les États-Unis. Même si ce groupe de Minsk n’est qu’un arbitre chargé d’amener les deux parties à un règlement diplomatique et qu’une solution pacifique ne peut être trouvée sans la volonté des deux parties arménienne et azer­baïdjanaise, la place de la Russie y est essentielle.

 

  1. la Géorgie : de la russie vers la turquie

Après la « révolution des roses » qui s’achève en novembre 2003, le nouveau président Mikheïl Saakachvili annonce qu’il souhaite instaurer la souveraineté de Tbilissi sur l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, le retour des réfugiés originaires de ces régions et le départ définitif des bases militaires russes. Puis il prononce des discours très atlantistes et accentue les relations, notamment économiques, avec la Turquie. En conséquence, les relations avec Moscou ne cessent de se détériorer5. La Russie a déjà contraint les Géorgiens voulant venir travailler en Russie à demander un visa. À compter de 2007, la Russie n’accorde pratiquement plus de visa, enlevant aux Géorgiens toutes les possibilités antérieures de travail saisonnier en Russie. Cette même année 2007, la Russie évacue ses bases militaires de Géorgie, qui se trou­vaient à proximité de la Turquie. En août 2008, un nouveau conflit armé éclate en Ossétie du Sud. La Russie occupe temporairement d’autres territoires de la Géorgie, dont Gori, où est né Staline. Puis elle reconnaît l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie.

Le 30 août 2008, la Géorgie décide de rompre ses relations diplomatiques avec la Russie et Moscou annonce la fermeture de son ambassade à Tbilissi. Quelques jours plus tard, le 5 septembre 2008 La Russie ne reconnaît plus le président géor­gien : « le régime actuel géorgien a fait faillite, le président Saakachvili n’existe plus », déclare le président russe Dmitri Medvedev.

La Géorgie présente à la fois certains éléments de son héritage soviétique et de sa proximité avec la Russie, d’autres témoignant d’un changement diplomatique majeur.

Un témoignage du passé soviétique de la Géorgie

La ville d’ Akhalkalaki, au sud de la Géorgie, présente de nombreuses plaques de rue qui datent de la période soviétique, à l’exemple de la « rue de Tcharentsa ». De telles plaques précisent le nom de la rue en trois langues : géorgienne, arménienne et russe, car cette ville se situe dans la région géorgienne de Djavakhétie, dont la population est majoritairement de culture et de langue arméniennes. Désormais, nombre de policiers géorgiens ne savent plus le russe et si cette plaque venait à être changée, elle n’indiquera plus le nom de la rue en russe. Une plaque de rue à Akhalkalaki, capitale d’une région méridionale de la Géorgie, dont la majorité de la population est de culture et de langue arméniennes.
Une dernière image de la présence militaire russe en Géorgie méridionale

À l’entrée de la base militaire russe d’Akhalkalaki, figure en grandes lettres, et, bien entendu, en langue russe, son intitulé, « Groupe des armées russes de Zakavkazie (région du Caucase) ». En juin 2007, soit une semaine après la prise de la photo 7, conformément aux accords, ou plutôt aux désaccords, entre la Russie et la Géorgie, la Russie évacuait définitivement cette base militaire qui avait été instal­lée sous l’ère soviétique, comme celle de Gyumri en Arménie (toujours existante) à proximité de la frontière soviéto-turque. L’armée géorgienne s’y installait. Notons par ailleurs que l’expression russe « région du Caucase » est discutable puisque nous sommes dans la région sud-caucasienne.

Un symbole du rejet de la souveraineté soviétique et de la dépendance russe

Compte tenu de la position géostratégique de la Géorgie, à la fin des années 1980, Moscou tente de conserver dans son giron cette république, qui a été so­viétique pendant toute la durée de l’URSS,. Mais les violences soviétiques ne font qu’accroître la volonté d’indépendance, qui est proclamée le 9 avril 1991. Néanmoins, Moscou garde au moins un pied dans la région avec l’indépendance de facto de l’Abkhazie, région Nord-Ouest de la Géorgie, à la suite d’une véritable guerre en 1992 et 1993, sans oublier la situation particulière de l’Ossétie du Sud, région septentrionale de Géorgie que Tbilissi ne contrôle plus depuis la sécession résultant de la guerre entre janvier 1991 et le traité de Dagomys du 26 juin 1992.

Après la nouvelle guerre d’août 2008, l’absence de souveraineté de la Géorgie sur l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud est plus que jamais un fait. L’affichage de la volonté ou de la velléité d’évolution vers une démocratie à l’occidentale S’inspirant du nouveau Bundestag (Parlement) de Berlin (ancien Reichstag in­cendié par le communiste hollandais Marinus van der Lubbe le 27 février 1933 et encore plus en ruine après la bataille de Berlin de mai 1945), la nouvelle coupole de la présidence de la république de Géorgie est transparente. Elle veut ainsi symboli­ser son intention d’évoluer vers la démocratie, à l’inverse du régime soviétique. La révolution des roses passée, nombre de mouvements politiques géorgiens considè­rent que l’intention est loin d’être concrétisée.

 

Le rapprochement avec la Turquie

L’oléoduc BTC, Bakou (Azerbaïdjan)-Tbilissi (Géorgie)-Ceyhan (port turc sur la Méditerranée) – 440 km en Azerbaïdjan, 260 km en Géorgie et 1 076 kilomètres en Turquie – contourne l’Arménie. Sa construction a été réalisée en 2002-2005 pour l’essentiel par des entreprises turques et de la main-d’œuvre turque. Il symbolise le rapprochement entre la Géorgie et la Turquie (au détriment de la Russie) qui est, elle-même, un grand allié des États-Unis, comme l’ont confirmé la visite et les dis­cours de Barack Obama à Ankara en avril 2009. Les consignes de précaution sont écrites en langues géorgienne et anglaise, alors que la majorité des habitants de cette région de Géorgie parle arménien. Avec ce BTC, qui se double d’un gazoduc, tous deux indispensables aux Occidentaux, la Géorgie confirme sa position stratégique6.

 

  1. L’Ukraine toujours tiraillée

Après son indépendance proclamée le 24 août 1991, l’Ukraine instaure cer­taines libertés et présente des réalités mémorielles auparavant masquées tout en conservant des traits de l’héritage soviétique.
Le passé soviétique dans un immense mémorial ou dans l’architecture

Intitulé « the motherland » (la mère de la patrie), une immense statue domine à la fois les collines de Kiev et la vallée du fleuve Dniepr. Elle veut rappeler la Seconde Guerre mondiale, qui fut meurtrière pour Kiev, et la victoire de l’armée rouge sur les nazis. En effet, du 19 septembre 1941 au 6 novembre 1943, l’occupation nazie meurtrit Kiev : 50 000 prisonniers furent exécutés ; 100 000 travailleurs forcés fu­rent réquisitionnés. Le 6 novembre 1943, l’armée rouge libère Kiev. Construite en 1981, haute de 102 mètres, dont 40 mètres pour le piédestal, inaugurée par Léonid Ilitch Brejnev, « the motherland » est la quatrième statue la plus haute du monde. Elle porte dans la main droite une épée de 16 mètres de longueur et, dans la main gauche, un bouclier de 13 mètres sur 8 sur lequel figurent les armoiries de l’Union soviétique.

Depuis l’indépendance de l’Ukraine en 1991, le centre de Kiev semble avoir bien changé. Au cœur de la ville, les baies vitrées en demi-cercle d’un centre com­mercial ultramoderne et des cascades de fontaines donnent une impression de dou­ceur et de dynamisme mêlés. Cependant, derrière ces nouveaux éléments architec­turaux qui se veulent tournés vers l’avenir, l’hôtel « Ukraine », qui avait été construit pour les dignitaires du régime, reste un pur produit de l’architecture soviétique. En mai 2006, l’hôtel, toujours nationalisé, restait géré comme du temps des soviétiques avec, à chaque étage, une personne derrière un comptoir notant toutes vos allées et venues, notamment à chaque fois que vous utilisiez l’ascenseur. Mais cette tâche était désormais effectuée de façon nonchalante.
Du rejet du totalitarisme…

La cathédrale Saint-Michel de Kiev pourrait paraître ancienne, mais elle est très récente. La cathédrale d’origine, construite à compter de 1108, a été détruite
Après l’indépendance, Kiev construit, dans les années 1990, un monument, de petite taille, mentionnant, seulement les années 1932-1933, celles d’un événement tragique. Ce monument commémore en effet la « famine ukrainienne », intitulé, organisée volontairement par Moscou, pour continuer à s’imposer en Ukraine. Derrière la statue, des panneaux, non visibles sur la photo, expliquent en détail cette histoire avec la mention en anglais not to be forgotten (à ne pas oublier). Les tra­vaux des historiens estiment à 5,3 millions le nombre de morts directs par insuffi­sance nutritionnelle autoritairement organisée et certains l’assimilent à un génocide (ou « Holodomor »7). Cet événement historique est l’un des éléments explicatifs de la volonté d’une partie des Ukrainiens d’être plus proche de l’Union européenne que de Moscou par le régime soviétique dans les années 1930 dans le cadre de son programme antireligieux. En 1946, l’Église « uniate », ou gréco-catholique, célébrant selon la liturgie byzantine, mais en union avec le pape, est totalement interdite. Après l’in­dépendance et le retour aux libertés religieuses, la cathédrale est reconstruite dans les années 1990 et terminée en 2000. Depuis, l’Ukraine est à nouveau un pays incontestablement pluri-religieux même si domine l’église orthodoxe, ou plutôt les églises orthodoxes. En effet, outre l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou, qui fait partie de l’Église orthodoxe russe, une Église ukrainienne ortho­doxe autocéphale avait été fondée en 1919. Déclarée illégale en 1933, elle a prin­cipalement survécu au sein de la diaspora ukrainienne. Depuis s’est créée en 1991 l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Kiev, à caractère autocéphale, dont le nom traduit le souci d’autonomie par rapport à Moscou.

La place de l’indépendance de Kiev est emblématique des changements géopo­litiques intervenus. Avant 1991, elle s’appelait la place de la révolution d’octobre 1917 et comportait une grande statue de Lénine. En novembre-décembre 2004, le monde entier apprend son existence lors de la révolution « orange » pendant la­quelle des manifestants occupent cette place jour et nuit malgré le froid et la neige. Cette révolution « orange » conduit à l’annulation des élections présidentielles faus­sées et à une nouvelle élection, le 26 décembre 2004. Celle-ci qui voit la victoire du candidat jugé le plus occidental, Victor Iouchtchenko, sur le candidat jugé le plus prorusse, Victor Ianoukovitch. Mais ces élections mirent aussi en évidence la dualité ukrainienne8, avec des votes opposés dans les deux moitiés de l’Ukraine. Par exemple, tandis que, dans la partie occidentale, quatre « oblast » (départements) vo­taient à plus de 90 % pour le candidat jugé le plus occidental, Victor Iouchtchenko, les deux « oblast » les plus orientaux votaient à plus de 90 % pour le candidat jugé le plus prorusse, Victor Ianoukovitch.

  1. La Bulgarie entre l’hommage à la Russie et l’envol vers l’Union européenne

La Bulgarie, qui est restée enfermée derrière le rideau de fer de la fin de Seconde Guerre mondiale à 1989, a marqué le livre des records du communisme par la durée exceptionnelle d’un même dirigeant communiste au pouvoir, Todor Jivkov, demeuré à la tête du parti communiste bulgare, et donc de l’État, de 1956 au 10 novembre 1989, soit pendant 33 ans. La Bulgarie est considérée comme le pays d’Europe orientale qui s’est le plus soviétisé. Sa capitale témoigne à la fois du rôle passé de la Russie et de la période soviétique. En même temps, les symboles les plus récents illustrent le choix de l’adhésion à l’Union européenne le 1er janvier 2007.

Les témoignages d’hommage à la Russie

La Russie demeure présente au coeur de Sofia pour son rôle en faveur de la nation bulgare. À l’entrée de la cathédrale orthodoxe Alexandre Nevski, construite en hommage à la libération de la Bulgarie après 5 siècles de domination ottomane, figure dans plusieurs langues, et notamment en français, le texte suivant : « La ca­thédrale patriarcale de Saint Alexandre Nevski est un temple monument érigé par le peuple entier de la Bulgarie en l’honneur des milliers de guerriers russes, bulgares, ukrainiens, moldaves, finnois et roumains morts lors des années 1877-1878 pour la libération de la Bulgarie du joug ottoman (le traducteur a mis « osman ») ».

Cette cathédrale Saint Alexandre Nevski est le plus imposant et le plus grand temple orthodoxe en Bulgarie. Érigée en 1912, sur un projet architectural voté par l’Assemblée nationale bulgare, elle porte le nom du tsar russe qui sauva la Russie de l’invasion suédoise en 1240 et devint le saint patron du tsar Alexandre I.

L’hommage de la Bulgarie à la Russie est à nouveau présent dans le square situé face à l’Assemblée nationale. En effet, ce square est dominé par une statue d’un cavalier tourné vers le bâtiment où se décident les lois. Cette sculpture équestre de bronze, de 14 mètres de haut, est intitulée « Le monument au tsar libérateur » (Tsar Osvoboditel), car elle représente le tsar de Russie Alexandre II. La statue fut élevée en remerciement au tsar et à ses troupes qui ont contribué à libérer la Bulgarie de la domination ottomane en 1878.

 

L’ère soviétique reste souvent présente…

La Russie de l’ère soviétique est également largement présente dans l’urbanisme de Sofia, qu’il s’agisse du monument consacré à l’armée rouge ou de l’immeuble massif désormais dévolu à des bureaux du Parlement (que les Bulgares dénomment encore : « Maison du Parti »), qui était auparavant le siège du parti communiste de Bulgarie. L’étoile rouge qui dominait cette maison du parti a été enlevée par héli­coptère le 4 octobre 1990.
Réparties dans différents quartiers de Sofia, de nombreuses barres de logements, souvent en piteux état, témoignent de l’habitat soviétique. Autre exemple, en plein centre de Sofia, dans un square fort agréable, la sculp­ture d’un travailleur communiste est toujours présente. Elle détonne d’ailleurs avec le charme des autres bâtiments entourant ce square, presque tous antérieurs au XXe siècle, même si s’y ajoute un bâtiment récent, siège à la fois de l’ambassade du Royaume-Uni et de la représentation de la Commission de l’Union européenne…mais des éléments attestant que la page communiste est tournée.
La présence d’une statue en bronze et cuivre, érigée en 2001, de sainte Sophie, patronne de Sofia, au coeur du principal carrefour routier du centre ville, témoigne du droit recouvré de la ville d’honorer celle à qui elle doit sa dénomination, choisie au XVe siècle. Cette statue symbolise la fin du communisme, puisque c’était Lénine qui trônait à la place de sainte Sophie avant l’implosion de l’Union soviétique.
Satellite de la Moscou soviétique, la Bulgarie communiste se voulait un mo­dèle de promotion de l’athéisme, justifiant la nationalisation des biens religieux, n’hésitant pas à arrêter, voire à tuer les prêtres et à détruire des églises. Puis il avait été décidé de ne plus toucher aux églises restantes, sachant que tous les bâtiments attenants appartenant aux églises étaient confisqués par l’État. En conséquence, par exemple, les prêtres de l’église catholique de rite byzantin9 qui avaient échappé aux massacres ou à l’enfermement, ou avaient été libérés après des années de prison, et étaient donc en activité, ont installé leur lit dans les églises. En 2009, l’évêque de cette église y a toujours gardé sa chambre, même s’il est parvenu, non sans mal, à récupérer le terrain adjacent à l’église. Devant la principale église catholique de rite byzantin, la fin de l’athéisme officiel se trouve symbolisée par une phrase de Jean-Paul II et un pavement qui dessine la date de sa venue, le 25 mai 2002.

D’autres témoignages de cette fin de l’athéisme officiel se trouvent au coeur de la ville avec notamment deux bâtiments religieux. Le premier est, jouxtant les halles, la synagogue en pleine réhabilitation, avec l’aide de la diaspora, par et pour les quelque 2 000 juifs de Sofia, des sépharades qui se sont installés dans la ville après 1492. Un deuxième témoin d’une certaine liberté religieuse recouvrée10 est la nouvelle ca­thédrale catholique, au centre de la ville, à une centaine de mètres de la synagogue précitée, mais aussi de la mosquée et de plusieurs églises orthodoxes. Son livret de messe propose huit versions d’une liturgie catholique qui se veut universelle, mais, en ce lieu, permettant essentiellement d’accueillir des Européens. Ces huit versions sont : le latin, le bulgare en alphabet cyrillique11 (l’alphabet officiel de la Bulgarie), le bulgare en alphabet latin12, le polonais, l’allemand, l’italien, l’anglais et le français.

Les deux drapeaux voulant symboliser la « nouvelle » Bulgarie

À Sofia, outre de nombreux éléments montrant que la page du soviétisme que Moscou avait imposé est tournée, divers symboles invitent à regarder dans une autre direction que Moscou. Par exemple, presque tous les bâtiments publics de Sofia sont agrémentés de deux drapeaux, celui de la Bulgarie et celui de l’Union européenne, pour illustrer l’adhésion du pays à cette Union depuis le 1er janvier 2007.

Autre exemple : l’aéroport de Sofia est relié aux boulevards centraux du centre ville par une large avenue apparemment banale à doubles voies. Mais la lecture du plan en dit davantage. Cette avenue ne porte pas le nom d’un héros bulgare, ni d’un élément remarquable du patrimoine bulgare, ni même du pays ou de la région vers laquelle elle semble se diriger. En effet, elle s’appelle « avenue de Bruxelles », déno­mination à forte charge symbolique, puisque celui qui part de Sofia vers l’aéroport doit avoir le sentiment de participer à l’envol de la Bulgarie vers la ville où siègent avec la plus grande fréquence les principales instances de l’Union européenne. En outre, le boulevard qui part de Sofia vers l’Ouest, vers Belgrade, et en direction de l’Europe, s’appelle boulevard Europa.

  1. La Lettonie se détourne de Moscou pour choisir l’Europe

Après son occupation par la Russie tsariste, sa courte indépendance (1918­1940) de l’entre-deux-Guerres, ses occupations hitlérienne (1941-1944) et sovié­tique (1940-1941 et 1944-1991), la Lettonie affirme son indépendance (nouvelle­ment acquise en 1991) et son identité européenne.
Un témoignage d’un combat ancien contre l’impérialisme russe

En 1710, Riga est intégrée dans l’empire de Russie, ce qui est reconnu par la Suède en 1721. En 1905, la Lettonie, soucieuse d’obtenir davantage de libertés, participe à la révolution de 1905 qui a pour objectif – non atteint – de faire évoluer la Russie tsariste de Nicolas II vers la démocratie.

L’architecture soviétique encore présente

Près du grand marché de Riga, se trouve un bâtiment typique de ceux que Staline fit construire dans diverses républiques soviétiques après la Seconde Guerre mondiale, à l’instar du plus haut et du plus vaste trônant au centre de Varsovie (le palais Staline, devenu le palais du peuple). Il n’est nullement question de le démolir, mais il est au contraire réhabilité, d’autant plus que la ville de Riga est habitée à plus de 40 % par des Lettons de culture et de langue russe, immigrants ou descendants des immigrations organisées par Moscou après la Seconde Guerre mondiale pour modifier la composition ethnique de la population de la Lettonie.
Le droit recouvré d’honorer la liberté

De 1920 à 1940, la Lettonie est indépendante. En 1935, sur souscription pu­blique, est érigé à Riga le monument de la Liberté et de l’Indépendance. Sur sa fa­çade est écrite la dédicace de l’écrivain Karlis Skalbe : « Pour la Patrie et la Liberté ». Sous l’occupation soviétique, il est interdit de s’arrêter devant ce monument ainsi que d’y déposer des fleurs. Depuis l’indépendance acquise en 1991, il la symbolise.

Les Lettons surnomment la jeune femme représentant la liberté Milda, par af­fection. C’est aussi un lieu de pèlerinage en mémoire des exécutions soviétiques et des populations qui furent déportées en Sibérie à l’époque soviétique, soit environ 320 000 personnes, donc plus de 15% de la population totale. Les trois étoiles dans les mains de la jeune femme correspondent aux trois régions historiques de la Lettonie : la Kurzeme, la Vidzeme et la Latgale.

La volonté de témoigner d’une identité européenne

Avec une statue de Roland de Roncevaux13 dans le cœur de Riga, la Lettonie symbolise son appartenance et son attachement à l’identité européenne14, récusant, a contrario, les autres identités que l’histoire a essayé de lui imposer, dont l’identité soviétique voulue par Moscou.

Par l’emplacement de l’ambassade de France au cœur de Riga et la qualité du bâtiment choisi, l’Hexagone témoigne de sa présence en Lettonie, mais aussi de sa foi en l’indépendance, retrouvée en 1991, de ce pays balte. Elle signifie impli­citement à Moscou que ne doivent être remises en cause ni l’indépendance de la Lettonie, ni son appartenance à l’Union européenne, concrétisée le 1er mai 2004. La France soutient donc le nouvel État indépendant en tant que tel et en tant que membre de l’Union européenne, comme le symbolisent, ici comme dans les autres pays de l’Union européenne, les deux drapeaux, français et européen, flottant sur la façade de l’ambassade de France.

Ainsi, à l’examen des « vues » de différents pays périphériques de la Russie, nombre d’aspects de la situation géopolitique de la Russie, tant dans son contexte historique que dans son évolution contemporaine, sont perceptibles. Se distinguent en particulier des pays avec lesquels la Russie conservent les liens étroits, comme l’Arménie, ou des territoires dont le futur dépend au moins en partie de la Russie, comme le Haut-Karabagh. À l’opposé, la volonté de certains pays de tourner le dos à leur inclusion dans l’URSS (Géorgie et Lettonie) ou à la domination soviétique (Bulgarie) est très marquée. Entre ces deux types de situation, en Ukraine, l’inten­sité de l’influence géopolitique de la Russie est plus difficile à définir précisément.

L’approche retenue dans cette étude offre un démenti à ceux qui penseraient que les fondements de la géopolitique des pays doivent être cherchés essentiellement dans les discours et les actes gouvernementaux comme dans le secret des chancel­leries ou des services d’espionnage. Sans nier l’importance et l’utilité d’analyser les politiques des États, d’approfondir les différents aspects de leurs paramètres géopo­litiques, et sans oublier d’étudier les autres acteurs géopolitiques, comme les dias­poras, la méthode utilisée ci-dessus montre que la géopolitique se découvre aussi à chaque coin de rue. Ainsi, comme l’atteste clairement son intitulé, la démarche géopolitique ne peut aboutir à une connaissance complète sans recourir à la géogra­phie et, donc, également à une géographie de terrain.

Notes

  1. Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.
  2. Rappelons que le général de Gaulle, dans ses conférences de presse des années 1960, continuait à prononcer le mot « Russie », alors que l’on parlait généralement d’une URSS qui allait « durer mille ans ».
  3. Liens variables au fil des derniers siècles et non toujours souhaités, mais souvent étroits notamment en raison du besoin de protection des Arméniens contre les Turcs.
  4. Verluise, Pierre, Arménie, la fracture, Paris, Stock, 1989.
  5. Rappelons quelques éléments historiques : en 1783, la Géorgie est un protectorat russe finalement annexé en 1801, puis république soviétique au XXe siècle.
  6. Razoux, Pierre, Histoire de la Géorgie, la clé du Caucase, Paris, Perron, 2009.
  7. Le terme « Holodomor » signifie littéralement en langue ukrainienne « extermination par la faim » Le 22 octobre 2008, le Parlement européen a adopté une résolution sur la commémoration de l’Holodomor, cette famine artificiellement provoquée en Ukraine (1932-1933). Pour le Parlement, l’Holodomor est un crime effroyable perpétré contre l’humanité et sa commémoration, tout comme celle de tous les autres crimes contre l’humanité, devrait servir à éviter la répétition de tels crimes à l’avenir.
  8. Wackermann, Gabriel (Direction), La Russie, Paris, Ellipses, 2007.
  9. Cette église rattachée compte environ 80 000 fidèles en Bulgarie et son unique évêque forme avec les deux évêques catholiques, une même conférence épiscopale. L’église orthodoxe est très largement majoritaire.
  10. La question de la restitution des biens aux églises est en effet loin d’être réglée.
  11. Une sculpture des saints Cyrille et Méthode trône devant la bibliothèque nationale, à l’intérieur de laquelle se trouve un très grand tableau montrant saint Cyrille demandant à Rome que les livres religieux écrits en cyrillique aient tout autant de valeur spirituelle qu’en latin ou grec. Convaincu, le pape Adrien II accepte l’usage comme langue liturgique du vieux slave, créé artificiellement par Cyrille sur la base du parler macédonien qu’il connaissait, et nomme Cyrille évêque.
  12. Les plaques de nombre de rues de Sofia indiquent les noms en alphabet cyrillique et latin.
  13. Dont la mort, rappelons-le, remonte au 15 août 778.
  14. Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe, Paris, Sedes, 2009.

 

 

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