QUEL DIALOGUE ENTRE L’IRAN ET L’EUROPE ?

Seyed Mohammad TABATABAEI

Juillet 2008

QUICONQUE ÉTUDIE LES ANTÉCÉDENTS des relations politiques entre l’Iran et l’Europe est confronté, d’emblée, à l’ancienneté des rapports et à la profondeur historique d’une particularité sans précédent. En effet, les premières relations re­montent à l’apparition des civilisations humaines dans les deux régions, à savoir les Mèdes et l’empire achéménide sur le plateau des « pays des Aryens », et les citées grecques et l’empire romain dans le berceau de la culture hellénique. De fait, la Perse est présente dans l’imaginaire européen depuis des temps immémoriaux, ainsi que l’Europe dans la pensée culturelle et littéraire iranienne. Certes ces relations ont connu des vicissitudes avec des hauts et des bas, des qualités et des défauts, pour­tant, elles se sont poursuivies pendant déjà trois millénaires. Les rapports tantôt amicaux tantôt hostiles, sur la voie diplomatique ou stratégique sont éternels.

Ainsi on peut dire à propos des relations entre l’Iran et l’Europe que l’épreuve du temps les place à l’épreuve des événements,1 avec une histoire plongeant ses ra­cines dans une très longue durée et reposant sur un terreau particulièrement ancien et fertile.

L’Iran et l’Union européenne

La portée et la vitesse des évènements fondamentaux au sein du système mon­dial nécessitent une réévaluation continuelle des politiques internationales, afin de mettre en œuvre des formules adéquates à des changements inopinés. Depuis un demi-siècle, le processus de l’intégration au sein de l’Europe a pris un tel élan qu’il a donné naissance à une communauté d’Etats unis élargie au sein de l’Union euro­péenne, désirant jouer un nouveau rôle prépondérant sur la scène internationale compte tenu de son nouveau poids politique et économique. Par ailleurs, depuis trois décennies, une République Islamique, unique en son genre, en supplantant la plus ancienne monarchie du monde, a donné un nouvel essor à l’Iran. Le nouveau régime, se basant sur la profondeur nationale et religieuse de l’Iran, désire échapper à la « contrainte systémique », en dénonçant le déterminisme absolu du système global. De ce fait, par le fameux slogan « ni l’Est, ni l’Ouest »2, l’Iran a souhaité donner naissance à de nouvelles interactions au sein du système international.

Les deux entités politiques nouvellement crées sont donc enclines à donner suite à leurs relations historiques, bien qu’il existe un large écart entre leurs visions des relations internationales, ainsi qu’entre leurs objectifs politiques, sociaux et éco­nomiques.

Si à l’époque du Shah, un accord avait lié l’Iran à la Communauté Economique Européenne (CEE), depuis l’avènement de la République Islamique, l’Union euro­péenne n’entretient pas de relations contractuelles avec l’Iran. En fait, en 1963, l’Iran avait été l’un des premiers pays à signer un Accord de Commerce et de Coopération (TCA) avec la CEE. Cet accord permettait de supprimer une série de taxes sur des marchandises comme le caviar, les pistaches et les tapis. L’accord avait expiré en 1977, avant la révolution islamique d’Iran, sans pour autant être renouvelé.3

Au lendemain de la révolution iranienne, une période de crise a régné sur les relations bilatérales. Bien que des raisons politiques et économiques se trouvent à la base de l’intérêt réciproque de la République Islamique d’Iran et de l’Union européenne, une méfiance et une méconnaissance mutuelles ont fait obstacle à tout développement et institutionnalisation des relations.

Selon une classification générale, on peut résumer les trois décennies écoulées depuis la révolution iranienne en quatre phases distinctes.

La phase de suspension des relations et de méfiance totale

Cette phase qui débute au lendemain de la révolution de 1979 se prolonge jusqu’à la fin de la guerre Iran-Irak. Pendant cette période sombre des relations entre l’Iran et la Communauté Européenne, une ambiance de défiance teintée de pessimisme s’installe entre les deux camps. Plusieurs raisons sont à l’origine de cette crainte réciproque.

Du côté européen : la perte du Shah en tant que « maillon sûr » et la suppression des intérêts occidentaux en Iran, voire dans la région, l’apparition pour la première fois d’un islam politique, le risque de développement des vagues révolutionnaires dans la région, la politique anti-impérialiste et anti-sioniste du nouveau régime iranien, la prise d’otages américains, la Fatwa contre Salman Rushdie etc.

Du côté iranien : le soutien des Etats-Unis et de l’Europe occidentale au régime corrompu et dictatorial du Shah, le pillage des intérêts nationaux et des richesses du pays par les Occidentaux, l’opposition de l’Occident à la constitution d’une République Islamique en Iran, le soutien à l’Irak de Saddam dans la guerre impo­sée à l’Iran, l’embargo économique et politique contre le nouveau régime iranien etc.

Ainsi durant cette période, les relations n’étaient ni institutionnalisées ni stables et, le cas échéant, les contacts limités se poursuivaient dans leur cadre traditionnel entre l’Iran et les pays européens, séparément.

La phase de dialogue critique

Avec la fin de la guerre Iran-Irak et la réorganisation du pouvoir militaire ira­kien pour déclancher une nouvelle guerre afin d’annexer un pays indépendant, le Koweït, finalement, l’Occident lève le rideau sur le caractère inhumain du régime baasiste et constate la loyauté de l’Iran pendant huit ans de guerre. Il reconnaît Saddam comme le déclencheur du conflit et le transgresseur des droits interna­tionaux. Par ailleurs, la prise de position neutre de l’Iran lors de l’invasion de la Coalition contre l’Irak a été fort bien accueillie par l’Occident. A cette période, quelques ministres des Affaires étrangères européens ont voyagé Iran et ce dernier a commencé à donner une place privilégiée à l’Europe dans sa politique étrangère afin de compenser les pertes entraînées par sa rupture des relations avec les Etats-Unis. Pendant ce temps, avec les bouleversements de la fin du système bipolaire et avec le nouvel ordre américain, les Etats-Unis sont parvenus à une domination totale dans le Golfe Persique et dans le Moyen-Orient, ce qui a encouragé l’Union européenne à promouvoir le développement des relations avec la grande puissance régionale. De son côté, il s’agissait, pour l’Iran, d’une action de réinsertion sur l’échiquier mondial via les Européens, avec la prise en compte par ces derniers du rôle straté­gique de ce pays au Moyen-Orient.4 Ainsi donc, lors du sommet d’Edimbourg en 1992,5 l’Union européenne a décidé d’entamer un dialogue spécifique avec l’Iran afin d’aboutir à un compromis politique et économique. De ce fait, entre 1993 et 1997, se sont tenues 7 séries de pourparlers entre les deux camps, au niveau des ministres adjoints dans les différentes capitales européennes. « Le dialogue criti­que » a permis un échange de points de vue sur des questions générales : terrorisme, droits de l’homme et armes de destruction massive et des questions régionale : Golfe Persique, Asie Centrale, processus de paix au Proche-Orient. De ce fait, il y a eu un déblocage dans des domaines de coopération, surtout en ce qui concerne les matières énergétiques, le commerce et l’investissement.6 Compte tenu d’une nouvelle vague d’embargo américain, connue sous le nom de « la loi d’Amato »7, il y avait là une occasion favorable pour l’Union européenne d’investir dans différents domaines énergétiques en Iran. De plus, durant la phase de « dialogue critique » l’Iran a pu obtenir une somme importante grâce à des prêts des européens pour le développement du pays dans la période de la restauration de l’après guerre.8

La phase des discussions constructives et globales

Compte tenu de l’augmentation des pressions américaines et de l’existence de dossiers non résolus sur les Droits de l’Homme et la paix au Moyen-Orient, le dialogue entre l’Iran et l’Europe ne pouvait aboutir à des relations contractuel­les. Avec l’affaire du Mikonos de Berlin et l’accusation faite contre l’Iran de tenter de supprimer les opposants à son régime, accusation réfutée par Téhéran, l’Union européenne convoqua ses ambassadeurs en 1997. Cette démarche suivie de récipro­cité par l’Iran a mit fin à la phase de « dialogue critique ». Ainsi donc, une crise de 7 mois a dominé les relations diplomatiques entre l’Iran et l’Europe. Finalement, avec la prise de conscience des Européens de l’absurdité de leur démarche et avec l’arrivée au pouvoir d’un réformateur modéré, le Président Khatami, les nuages noirs de l’hostilité se sont dispersés. Compte tenu d’un besoin réciproque de s’en­tendre et d’une volonté de se comprendre, une nouvelle phase de relations a vu le jour s’intitulant « les discussions constructives ». En juillet 1998, les premiers pourparlers se sont tenus à Téhéran et se sont poursuivis tour à tour à Téhéran et dans des capitales européennes, Vienne, Helsinki, Stockholm, Madrid et Athènes. En tout, dix séries de discussions constructives ont été entreprises sur le dévelop­pement des relations et des coopérations bilatérales.9 A l’inverse du « dialogues critique » qui était un « dialogue pour négociations », cette fois, les deux côtés ont entamé des « discussions pour coopération ». Ainsi, dans l’espoir de commencer une relation profonde, en octobre 1998, le Conseil a invité la Commission à exa­miner les domaines de coopération éventuels. Après une réunion en décembre de la même année, l’énergie, l’environnement, le transport, l’agriculture, la lutte contre la drogue, les réfugiés et les droits de l’homme ont été identifiés comme tels. Des groupes de travail sur l’énergie et le commerce se sont formés et les investissements européens ont repris en Iran. En 1999, l’Iran a été admis comme observateur du programme INOGATE (Réseau de transport du pétrole et du gaz vers l’Europe) et a aussi obtenu un statut identique dans le programme de communications terrestres TRACECA-Est-Ouest (Corridor de transport Europe-Caucasse-Asie).

Dans l’objectif d’élargir les relations, le 20 novembre 2000, le Conseil des Ministres a exigé de la Commission un nouveau rapport sur les modalités de coopé­ration. Dans un rapport favorable paru le 7 février 2001, la Commission a recom­mandé la négociation d’un Accord de Commerce et de Coopération (TCA) n dans l’intérêt mutuel de l’Union européenne et de l’Iran afin de développer des relations plus étroites. Les domaines ne sont pas seulement politiques et économiques, mais aussi l’environnement, l’immigration et la lutte contre la drogue. Dans un même temps, la Commission a recommandé la promotion des relations politiques grâce à des contacts bilatéraux officiels et non officiels plus fréquents et au développement de la coopération dans des domaines de préoccupations et d’intérêts communs.

Ainsi, dans la phase des « discussions constructives et globales », l’on peut dis­cerner, pour la première fois, une volonté réelle de développement des relations des deux côtés. En 1997 le président du Conseil des ministres italien s’est rendu en Iran et en 1999, le président Khatami a voyagé en Italie et en France. La même année, les présidents autrichien et grec se sont rendus en Iran. L’année suivante c’était au tour de M. Khatami de se rendre en Allemagne. Des contacts bilatéraux ont pris de l’envergure, les ministres des affaires étrangères des deux côtés se sont rencontrés à plusieurs reprises. Avec la mise en œuvre de groupes de travail, quatre séries de négociations se sont poursuivies, entre la Commission et l’Iran à Bruxelles et à Téhéran.

La phase de non compréhension mutuelle

Après le 11 septembre 2001, nous observons des bouleversements fondamen­taux dans les relations internationales qui marquent la vie politique et annoncent de nouveaux enjeux sur l’échiquier mondial. L’unilatéralisme américain prend un nouvel essor, avec les néo-conservateurs, sous la présidence de George W. Bush. L’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak révèle la volonté américaine de monopolisa­tion du pouvoir mondial. L’Europe se voyant obligée d’accompagner l’Oncle Sam, se trouve plus que jamais partagée, d’autant plus, que l’élargissement de l’Union européenne éclipse la concordance déjà établie !

Dans ce contexte, la République Islamique d’Iran considérée comme le point culminant de l’opposition anti-américaine, doit supporter de nouvelles accusations, surtout avec la remise en route de son programme nucléaire.

Alors qu’ils étaient sur le point de conclure le fameux Accord de Commerce et de Coopération (TCA), les choses se sont gâtées entre l’Iran et l’Union européenne avec, entre autres, l’affaire du programme nucléaire iranien qui a interrompu sine die toutes les négociations.

Dans cette phase de non compréhension mutuelle, toute coopération était subordonnée à des changements de comportement politique. Dans le domaine économique, il était demandé à l’Iran de poursuive une politique de libéralisation économique, condition préalable et indispensable pour tout renforcement de la coopération commerciale et économique entre l’Union européenne et l’Iran. Une condition qui, dans les phases précédentes, avec une économie pourtant moins libé­rale, n’était pas une entrave à la coopération bilatérale. Dans le domaine politique, les motifs de désaccord existant déjà dans le passé comme les droits de l’homme et le soutien aux groupes radicaux (Hamas, Hezbollah) ont émergé de nouveau pour détériorer les rapprochements déjà effectués entre les deux côtés.

Le programme nucléaire iranien, considéré comme une source de préoccupa­tion américaine et israélienne, était devenu un enjeu pour tout renforcement des relations entre l’Union européenne et l’Iran.14 De ce fait, avec l’intervention de trois grands pays européens, la France, l’Angleterre et l’Allemagne, dans les négo­ciations sur le nucléaire iranien, à partir de 2003, désormais, les contacts politiques, économiques et parlementaires étaient remplacés par ceux concernant le nucléaire. Dans ce contexte, l’Union européenne exigeait l’abandon du programme nucléaire iranien comme une condition préalable à la reprise des discussions sur la coopéra­tion bilatérale. L’Iran arguant du caractère pacifique de ses activités nucléaires et in­sistant sur son droit légal au recours au nucléaire civil, n’entendait pas interrompre une nouvelle fois le processus d’enrichissement qui s’était effectué sous le contrôle de l’Agence International de l’Énergie Atomique (AIEA).

Quel dialogue entre l’Iran et l’Union européenne ?

En examinant les quatre phases de relations entre l’Union européenne et la République Islamique de l’Iran, nous observons plutôt l’échec que le succès en ce qui concerne l’avance du dialogue et l’accès à des compromis durables.

Des facteurs différents sont à l’origine de ce fiasco politique qui pourront être classifiés en : obstacles objectifs et concret et obstacles subjectifs et abstraits. La continuité des discussions pour une coopération durable résulte de la capacité à surmonter les obstacles et à mettre fin aux impasses existantes.

Obstacles objectifs et concrets

Après trois décennies, malheureusement, les relations entre l’Union européenne et la République Islamique d’Iran ne sont pas encore stabilisées et institutionna­lisées. Une ambiance de défiance et de défi règne des deux côtés et empêche tout progrès tangible dans leur développement. Ce contexte de doute et de pessimisme, ne peut provenir que d’une connaissance mutuelle erronée et falsifiée des deux côtés. En fait, une grande méconnaissance ne peut avoir comme résultat que l’ap­profondissement des hostilités. L’animosité est toujours due au manque de science et de connaissance.

Ainsi donc, la source immédiate de la crise continuelle entre l’Iran et l’Union européenne est le résultat d’une méconnaissance mutuelle. Selon une logique scien­tifique, la méconnaissance engendre des ambiguïtés et des incertitudes qui ont comme fruit une « mauvaise compréhension » (misunderstanding). Cela pourrait avoir des effets destructeurs qui augmenteraient sensiblement la « mauvaise percep­tion » (misperception). La perception erronée comporte des dangers concrets, car elle aboutit à un « mauvais jugement » (misjudgment). Ces principes sont les trois côtés d’un triangle qui cause une « mauvaise gestion » (mismanagment) en ce qui concerne les relations diplomatiques. Il faut avouer que durant ces trois décennies les contacts entre l’Iran et l’Union européenne ont été basés sur ces principes des­tructeurs, raison pour laquelle, une gestion incorrecte des relations ne peut aboutir qu’à des difficultés et des crises politiques.

Pour en sortir, il faut commencer par se connaître, pour se comprendre et avoir confiance. Donc une connaissance globale et fructueuse exige d’aborder d’emblée les sujets qui peuvent rapprocher, et non pas d’user d’une connaissance sélective en s’appuyant sur des sujets qui éloignent. Après la disparition des suffixes « mauvai­ses » des trois principes susmentionnés, on pourrait avoir une véritable connaissance et une compréhension réciproque tout en s’acceptant mutuellement par une réfé­rence au caractère existentiel de chaque phénomène.

Là, malheureusement, nous sommes toujours figés dans la phase de l’accepta­tion et de la légitimité, surtout de la part de l’Union européenne sur le nouveau régime de la République Islamique d’Iran.

En considérant que le principe logique des relations bilatérales comprend trois étapes complémentaires : « acceptation », « négociation » et « coopération », l’Oc­cident est toujours empêtré dans la phase d’acceptation du régime iranien en tant qu’acteur engagé et intégré au sein des relations internationales ! De ce fait, les relations entre l’Iran et l’Union européenne sont toujours bloquées dans la phase de « dialogue pour acceptation », sans pour autant accéder réellement à l’étape de la « négociation pour coopération ».

Lorsque les Etats-Unis, tout à leur analyse monopoliste du monde, cherchent le changement de régime en Iran (Regime Change) et que l’Union européenne les accompagne dans cet objectif, sinon au moins dans le changement de politique en Iran, peut-on croire à des négociations sérieuses entreprises dans le but d’une coopération durable ? En fait, il ne faut pas minimiser le rôle de ceux qui ne trou­vent pas leur intérêt dans le développement de contacts efficaces entre l’Iran et l’Europe. D’un côté les Etats-Unis et Israël qui avec une vision d’emblée hostile à la révolution iranienne, ne cessent avec leur mainmise sur les médias d’augmenter le danger que représente l’Iran. De l’autre, les opposants au régime iranien, largement soutenus en Occident, qui ne cessent d’orchestrer des campagnes anti-République Islamique. Il ne faut d’ailleurs pas oublier l’efficacité de la « force de frappe média­tique »16 en Europe, pour détériorer l’image du régime iranien par une campagne de désinformation planifiée.

Dans ce climat d’hostilité, les Américains ne souhaitent pas voir l’Europe en tant qu’alternative ou même rivale pour le développement des relations avec l’Iran. La restriction imposée aux investissements européens depuis la loi d’Amato en est la preuve.

Pour sortir de cette impasse, il faut dépasser, pour toujours, la phase du « dialo­gue pour acceptation », et accéder, avec une volonté de se comprendre et de se faire confiance, à la phase de « négociation pour coopération ». Sachons que le dialogue pourrait être sans issue tandis que la négociation pourrait acquérir un statut officiel et écrit, par la signature d’un accord. Des questions comme les droits de l’homme, la paix au Moyen-Orient et le programme nucléaire ne peuvent pas être considérées comme de vrais obstacles lorsqu’il y a une réelle volonté d’échange et de coopéra­tion. A savoir que ce sont des sujets soumis à des variations sélectives qui pourraient être utilisés contre tous les pays, dans différentes périodes, selon les interprétations qui en sont faites.

Faute de la volonté de s’accepter, nous observons que l’ensemble des interac­tions entre l’Iran et l’Union européenne se transforment en des actions passives, ponctuelles et parfois en des initiatives de la part d’un côté ou de l’autre.

Obstacles subjectifs et abstraits

Il faut avouer que le vrai obstacle dans les relations Iran-Europe émane des sujets subjectifs et non tangibles. D’ailleurs, c’est le cas pour toutes les interactions entre l’Orient et l’Occident, entre l’Islam, le Christianisme, le Judaïsme… et le cas du dialogue entre civilisations. La difficulté fondamentale remonte à la modalité de la vision à propos de l’autre et de l’entendement mutuel. Selon le réalisme phi­losophique, considéré comme l’une des méthodes d’études sur les relations entre les acteurs au sein du système international, les nations et les Etats se distinguent entre « nous » et les « autres », entre « intimes » et « étrangers ». C’est d’après cette perception qu’on essaye d’inventer des critères pour définir comment être « nous » et comment sont les « autres ». En fait donc, d’après le réalisme philosophique, la capacité de former des hypothèses sur les réalités externes est toujours influencée par les intermédiaires subjectifs, c’est là où on voit que l’ « idéal » se superpose à la « réalité ». Ainsi, les intermédiaires subjectifs deviennent des conceptions qui nous éloignent des réalités externes.

Ainsi, un des grands obstacles dans la compréhension mutuelle et le développe­ment des relations bilatérales consiste en la problématique de l’idéal face à la réalité. Les raisonnements que les Européens poursuivent dans leurs dialogues avec l’Iran, basés sur une définition intime protégeant leurs intérêts, sont bien différents de ceux des Iraniens dans ce dialogue. Ce clivage entre l’idéal et la réalité trouve, en effet, ses racines dans une très longue crise historique, qui revient comme toujours à la confrontation entre « l’intime » et « l’étranger » : « nous » nous sommes civilisés, les « autres » ne le sont pas, « nous » sommes démocratisés, les « autres » ne le sont pas, « nous » sommes pour le progrès, les « autres » ne le sont pas.

De plus, selon le réalisme philosophique, l’histoire a une conception unique avec une trajectoire prévisible. Il faut donc attendre qu’elle arrive à son terme, sinon cela provoque un conflit de civilisations. Le terme serait, soit le libéralisme démo­cratique, soit le socialisme, soit l’islamisme ou encore un autre « isme » ?

Malheureusement, la distinction entre « nous » et les « autres » a pénétré dans différents aspects social et politique de la vie humaine, voire sur la scène internatio­nale. Ainsi, il faut avouer que le comportement des Etats dans leurs relations avec d’autres acteurs internationaux, est toujours éclipsé par l’influence des intermé­diaires subjectifs, autrement dit, par la suprématie de l’idéal sur la réalité. Compte tenu de la présence des facteurs subjectifs, nous observons toujours l’existence des perceptions diverses et différentes face à une seule et unique réalité.

A titre d’exemple, quand le régime sioniste parle du plus grand séisme régional en évoquant la Révolution Islamique d’Iran, ou encore quand les généraux israé­liens menacent régulièrement ce pays en projetant des attaques militaires, il n’y a aucune réaction. Quand l’ancien conseiller de la Sécurité nationale des Etats-Unis propose de déraciner une nation aussi vielle que l’histoire, ou encore quand George W. Bush brandit la menace du bombardement atomique contre l’Iran … aucune réaction. En revanche, lorsque le président iranien, en réponse à toutes ces attaques, compare le sionisme à l’Apartheid etc.   il y a un tollé tonitruant.

Lorsque l’on parle des armements atomiques américains ou des ogives nucléai­res israéliennes, bien qu’il s’agisse dans les deux cas d’armes de guerre offensives, ils apparaissent comme des jouets inoffensifs semblables à des jeux vidéo, alors qu’un missile iranien, défensif, est présenté comme étant effrayant et dangereux.

Pourquoi ? C’est tout simplement la distinction entre « nous » et les « autres », entre « intime » et « étranger ». Tout ce qui émane de notre provenance, « nous », est bon, humain et démocratique. Tout ce qui vient des autres, « autrui », est mauvais, inhumain et anti-démocratique.

A partir de ce point de vu, l’Occident présente son modèle favori de libéralisme démocratique comme étant l’idéal et la finalité de l’homme moderne et rêve d’un monde où ne régnerait que ce modèle. En effet, l’Occident, non seulement conseille et préconise son modèle pour tous les Etats du monde, mais il est prêt à user de la force pour l’importer. Tandis que nous le savons bien, d’après le droit interna­tional, les documents et les conventions mondiaux, il n’existe aucune ordonnance concernant le type et la forme de gouvernement dans le monde. Selon la Charte des Nations Unies, un Etat devient acteur sur la scène internationale dès lors qu’il ac­complit ses engagements internes et ses obligations externes. Par conséquent, aucun modèle international, provenant de « nous » ou des « autres », ne pourrait jouir d’une quelconque légitimité légale dans le droit international.

C’est ainsi que l’Occident, selon cette vision égocentrique, se considère comme le sauveur des nations et des Etats dans le monde. Dans cet objectif, il se voit obligé, comme un devoir moral, d’imposer même par la force, le processus de mondialisa­tion (le libéralisme démocratique occidental). Alors qu’en Orient, et dans le monde islamique, ce comportement de la part de l’Occident est considéré comme étant un moyen d’infiltration et de domination. A titre d’exemple, alors que les Américains et les Anglais se croient les sauveurs et les pourvoyeurs du bonheur pour le peuple de l’Irak, au contraire, les Irakiens les considèrent comme une force étrangère, oc­cupant leurs pays et qui doivent le quitter le plus tôt possible.

Tout acte ou prise de position émanant de la vision qui sépare « nous » et les « autres » est condamné à entraîner des crises et des tensions internationales. Ainsi, tout emploie du langage de la menace, de la force et de la politique du bâton contre les « autres », ne peut faire croire à la bonne intention, à la coopération et remplacer la carotte pour « nous ».

Mais que faut-il faire ? La solution est entre les mains des sages et des intellec­tuels pour créer une ambiance de compréhension et d’acceptation mutuelles. Au lieu de voir l’Orient avec la vision occidentale, ou encore de connaître l’Occident à travers un regard oriental, il faut découvrir chacun selon son propre caractère. Avant de décrypter l’autre, il faut toujours chercher à le comprendre, dans l’espoir d’être compris et admis.

 

C’est ainsi que l’on peut éviter les conflits identitaires émanant du triangle des mauvaises compréhensions, perceptions et jugements. C’est ainsi que l’on franchira le dialogue stérile pour atteindre une coopération active entre l’Iran et l’Europe avec une meilleure gestion des crises inhérentes à toutes relations durables.

 

*Docteur en Sciences Politiques de l’Université des Sciences sociales de Toulouse I. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, à savoir Les relations internationales et le nouvel ordre mondial et Politique et élections auxEtats-Unis et de nombreux articles parus dans différentes revues internationales. Il est actuellement membre agrégé du département des Relations Internationales et Études régionales et Maître de conférence à l’Université d’Allamah Tabatabaï à Téhéran.

 

 

Notes

  1. A ce titre, Ali Velayati, le ministre iranien des Affaires étrangères, a riposté lors de l’annonce de la rupture des relations diplomatiques en 1987 à l’ambassadeur de France à Téhéran : « Nos relations ne datent pas d’hier et ce n’est pas demain quelle vont disparaître », voir Pierre LAFRANCE, « Les relations franco-iraniennes : histoire d’un espoir tenace », in La crise iranienne : mythe ou réalité ? Géostratégie, n° 18, janvier 2008, pp. 37-41.
  2. En fait, depuis la révolution de 1979, le peuple iranien a rejeté l’ « impérialisme sauvage » aussi bien que le « communisme athée » pour revenir aux glorieux principes religieux et nationaux d’antan. La dynamique politique de la révolution iranienne pourrait être considérée comme une perturbation inédite au sein du système dominant.
  3. « Relations UE-République Islamique d’Iran » ineuropa.eu.
  4. Julie SCANDELLA, « L’Union européenne et l’Iran. Entre institutionnalisation et suspension des relations », in L’Iran : le régime conforté, Les Cahiers de l’Orient, n° 79, 3ème trimestre, 2005, pp. 101-106.
  5. La résolution d’Edimbourg a été émise le 14 décembre 1992, lors d’un sommet des douze tenu dans cette ville du Royaume-Uni.
  6. Mehdi ESKANDARIAN, « Un regard sur les relations entre l’Iran et l’Union européenne », in La politique étrangère, numéro spécial sur l’Europe, printemps 2002 pp. 61-77.

 

  1. La loi d’Amato-Kennedy est adoptée par le Congrès américain le 8 août 1996 et vise à sanctionner prétendument les Etats Parias (Rogue States). Cette loi connue aussi sous le nom d’ILSA (Iran and Lybia Sanctions Act) donne au président américain davantage de pouvoir dans l’application des sanctions économiques. Cette loi vise tout investissement dépassant les 20 millions de dollars dans le secteur énergétique. Voir : « D’Amato-Kennedy Act » in www. fr.wikipedia.org.
  2. On avance le chiffre de 18 milliards de dollars de crédits fournis d’une manière directe et indirecte à l’Iran.
  3. « Rapport sur les relations entre la République Islamique d’Iran et l’Union européenne », Centre de recherche de l’Assemblée islamique de l’Iran, 2002.

 

  1. « Relations UE-République Islamique d’Iran » in europa.eu.
  2. Trade and Cooperation Agreement.

 

  1. Rapport de la Commission Européenne au Conseil et au Parlement Européen sur les relations avec l’Iran, 7 février 2001.
  2. Par ailleurs, les relations diplomatiques qui étaient interrompues entre l’Iran et le Royaume-Uni à cause de la Fatwa contre Salman Rushdie reprennent en 1998. Un an après les deux pays procèdent à la nomination officielle d’ambassadeurs.
  3. Voir : Seyed Mohammad Tabatabaei : « La diplomatie nucléaire iranienne » in L’Iran, une puissance nucléaire ?, Confluences Méditerranée, n° 65, printemps 2008, pp. 31-56.
  4. Dans ce sens, il y a une phrase fameuse de l’Imam Ali qui dit : « Les gens sont hostiles à tout ce qu’ils ignorent. »
  5. Voir Christophe REVEILLARD, « vers une uniformisation de l’information sur l’Iran en Occident ? », in La crise iranienne : mythe ou réalité ? Géostratégie, N° 18, janvier 2008, pp. 113-119.

 

 

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