Quel Venezuela après Chavez ?

Patrick DOMBROWSKY

Directeur de l’Observatoire d’Analyses des Relations internationales Contemporaines.

4eme trimestre 2014

Un peu plus d’une demi année après la mort d’Hugo Chavez, l’heure est venue d’esquisser un premier bilan de l’ère post-chaviste. L’héritage du Presidente est-il aussi scrupuleusement respecté que cela fut affirmé dans un premier temps ? Le Venezuela continue-t-il sur le difficile chemin d’un positionnement géopolitique émancipé des pesanteurs latino-américaines, ou bien se nor-malise-t-il peu à peu, renouant avec la discrétion que son ancien président avait en horreur ? il est certes encore trop tôt pour dresser un constat de décès de son œuvre politique. Le chavisme a eu l’immense mérite, malgré ses nombreux défauts et la modestie de ses résultats concrets, de mon­trer que des voies alternatives existaient en Amérique latine, face à l’alignement institutionnel et politique vis-à-vis des États-Unis.

L’ESPACE d’une JOURNÉE, LE 8 MARS 2013, le centre de gravité politique de l’ensemble de l’Amérique latine s’est déplacé à Caracas, capitale du Venezuela. La plupart des chefs d’États du sous-continent étaient présents, en compagnie d’un aréopage passablement hétéroclite de dirigeants étrangers, unis par les liens poli­tiques étroits qu’ils entretenaient depuis longtemps avec celui qui fut durant vingt ans l’homme fort du pays : Hugo Rafael Chavez Frias. Toutefois ce n’est pas à son invitation, afin de célébrer les bienfaits de la révolution bolivarienne qui fut sa marque de fabrique, que les dignitaires latino-américains étaient réunis ce jour-là. Leur rassemblement se faisait en réalité autour du cercueil du Presidente, qui venait d’être terrassé par le cancer, après des mois d’une agonie longtemps niée avant d’être plus ou moins mise en scène par le régime. Mort, Hugo Chavez a réussi à réaliser ce qu’il avait en vain espéré toute sa vie politique durant : faire (presque) l’una­nimité autour de lui. Seuls les pays occidentaux, pour une fois unis, boudèrent ostensiblement les obsèques de celui qui durant tant d’années fut parmi leurs plus virulents imprécateurs, quitte à nouer de fructueux accords commerciaux avec eux en sous-main. Et s’il ne fallait retenir qu’un message du long discours, souvent in­terrompu par une réelle émotion, que prononça le vice-président Nicolas Maduro, au-delà de l’annonce spectaculaire que le corps du défunt serait momifié[1], c’est bien qu’après Chavez, le Venezuela resterait fidèle à la politique qu’il avait initiée, et que la Révolution suivrait son cours.

Un peu plus d’une demi-année plus tard, l’heure est venue d’esquisser un pre­mier bilan de l’ère post-chaviste. L’héritage du Presidente est-il aussi scrupuleuse­ment respecté que cela fut affirmé dans un premier temps ? Le Venezuela conti-nue-t-il sur le difficile chemin d’un positionnement géopolitique émancipé des pesanteurs latino-américaines, ou bien se normalise-t-il peu à peu, renouant avec la discrétion que son ancien président avait en horreur ? Les années 1999-2013, au cours desquelles l’ancien officier progressiste originaire du centre du pays dirigea, d’une main de fer mais avec une incontestable popularité, un État auquel il tenta de donner un destin international bien au-dessus de ses potentialités, resteront-elles finalement une simple parenthèse, ou peuvent-elles constituer le point de départ d’une nouvelle ambition pour l’ensemble du sous-continent ?

Hugo Chavez, électron libre dans l’histoire politique du Venezuela

Lorsqu’il parvint enfin au pouvoir, en 1999, après plusieurs années marquées par des tentatives ratées de putsch, et par plusieurs séjours en prison, Hugo Chavez cumulait les inaugurations symboliques. Il était le premier militaire à accéder à la tête du Venezuela depuis l’instauration du pacte de Punto Fijo, en 1958[2], qui mit en place le bipartisme strict qui dirigea le pays pendant quarante années. Il était le premier, aussi, à y parvenir au terme d’une élection au suffrage universel, alors que l’onction de ce dernier n’était habituellement recherchée par ses pairs militaires latino-américains qu’après plusieurs années de pouvoir, comme pour se donner un vernis de démocratie. Il était surtout, dans son pays et dans tout le continent, le premier dirigeant à être porté au pouvoir en brandissant haut l’étendard de ses racines indigènes[3], dans un Venezuela jusqu’alors exclusivement dirigé par ses élites hispaniques. Dans son pays comme dans tout le paysage politique d’Amérique latine, Hugo Chavez dénotait. Sa biographie, sur laquelle il insistait complaisam-ment comme pour mieux rappeler que son parcours ne devait rien aux élites de la côte, est truffée d’anecdotes plus ou moins invérifiables, qui ont néanmoins pour point commun d’en faire un enfant du Venezuela profond (celui des basses terres andines du Sud Ouest et du centre), issu d’un milieu modeste si ce n’est réellement pauvre, observateur curieux et inlassable des évolutions politiques et sociales du continent, qui n’eut guère que la voie militaire pour espérer franchir les paliers sociaux d’une société vénézuélienne particulièrement stratifiée. C’est d’ailleurs son arrivée à l’armée qui marqua l’ancrage progressiste de la vision politique d’Hugo Chavez, curieusement durant ces années 1970 caractérisées en Amérique latine par les gouvernements militaires les plus durs. Mais, pragmatisme ou ambition, il res­tait plus intéressé et séduit par les modèles qui exerçaient le pouvoir que par ceux qui rêvaient, souvent en vain, de le conquérir. Aux yeux de Chavez, pour pouvoir changer les choses dans la société de son pays, encore fallait-il au préalable y exercer des responsabilités. Il n’eut jamais d’attrait particulier pour les luttes clandestines dans la jungle, à la mode Che Guevarra, alors que les politiques menées notamment par Omar Torrijos à Panama[4], ou Juan Velasco Alvarado au Pérou[5], l’influencèrent beaucoup plus. C’est pour mettre en place des régimes progressistes inspirés par leurs expériences, qu’il participa activement, en 1992, à deux tentatives de coup d’État contre les institutions vénézuéliennes, qu’il jugeait sclérosées. Leur échec le conduisit à la prison, d’où il sortit gracié par le régime qu’il avait voulu abattre. À nouveau pragmatique, Hugo Chavez comprit alors que la voie légale était la plus sûre pour parvenir à son objectif présidentiel. Porté par son charisme exceptionnel, et par une popularité d’autant plus forte que les élites traditionnelles du pays étaient largement discréditées par leur incurie sociale et la corruption grandissante, il fut élu à la magistrature suprême en décembre 1998. Son gouvernement fut, dès les premiers mois, à la mesure de l’originalité de son parcours précédent.

Avec constance, Hugo Chavez se déclarait « socialiste ». Arrivé au pouvoir au terme d’une décennie toute entière marquée par l’hégémonie triomphante du libé­ralisme occidental, sur les décombres de l’Union soviétique patrie auto-proclamée de l’idéal socialiste, le Presidente ne craignait ni l’anachronisme, ni le paradoxe. Son socialisme ne fut ni velléitaire, comme celui après lequel courait en vain Salvador Allende au Chili, ni doctrinaire comme celui de la dynastie Castro à Cuba, ni même exubérant et brouillon, comme celui des sandinistes nicaraguayens. Il fut à la fois massif par les domaines concernés, et novateur par l’orientation idéologique répé­tée. Nationalisation des terres, ensuite redistribuées à des coopératives collégiales de petits agriculteurs ; multiplication des aides et des allocations d’État à destination des plus démunis ; lutte contre l’économie informelle, cause de la pauvreté du plus grand nombre ; développement des régions périphériques, longtemps oubliées du développement économique vénézuélien[6]… Toutes ces mesures allaient dans le sens d’une révolution de la société vénézuélienne, jusqu’alors particulièrement inéga-litaire et figée. Mais leur mise en œuvre fut souvent brouillonne et désordonnée. Pour leur donner une cohérence, mais aussi pour donner le sentiment d’une réelle originalité conceptuelle susceptible de provoquer une adhésion internationale, Chavez popularisa rapidement l’idée de révolution bolivarienne. Récupérant pleine­ment l’image et le nom du père des indépendances latino-américaines, le régime en fit son étendard idéologique, signant ainsi la singularité d’une politique qui s’inter­disait (contrairement au castrisme[7]) de s’aligner sur un modèle étranger au monde latino-américain. Parti pris d’autant plus aisément réalisable que, presque deux siècles après l’ère de la domination politique du Libertador, la politique de Simon Bolivar était suffisamment anachronique pour être accommodée à n’importe quel contenu contemporain. Le néo-bolivarisme affiché par Hugo Chavez se voulait une nouvelle ère dans l’histoire politique du Venezuela. Ses symboles furent d’autant plus abondamment utilisés qu’ils étaient, finalement, les moins difficiles à mettre en pratique : changement du nom officiel du pays, de sa monnaie, de nombreux lieux géographiques, de l’hymne national, du drapeau et des armoiries… Simon Bolivar fit l’objet d’une véritable appropriation par Hugo Chavez et son régime, au grand dam d’ailleurs de nombreux mouvements latino-américains, prompts à dénoncer une récupération pure et simple. Quant à la population vénézuélienne, elle oscilla longtemps entre une adhésion fervente aux réalisations sociales de la révolution bolivarienne, et une perplexité prudente devant les envolées lyriques du Presidente. Jusqu’à ce que l’insuffisance des résultats économiques, et la persistance prédatrice de la corruption, éloignent de plus en plus d’électeurs d’un régime qui, en fait de rupture avec ses prédécesseurs, s’est souvent cantonné à une logorrhée prolifique, mais dénuée de résultats concrets. Sa popularité diminua sensiblement à partir de la fin des années 2000 : élu pour son premier mandat avec 56,5 % des suffrages en 1998, réélu avec 59,8 % en 2000 puis avec 62,8 % en 2006, Hugo Chavez ne l’emporta qu’avec 55,1 % en 2012 malgré la sympathie suscitée par son intermi­nable lutte contre la maladie.

Hugo Chavez, inlassable trublion international

La scène, brève mais intense, a marqué les observateurs et les diplomates. À la mi-novembre 2007, la dernière séance de travail du sommet ibéro-américain de Santiago est émaillée d’un soudain et rarissime incident : envolé dans une intermi­nable péroraison mêlant diatribes anti-occidentales et insultes contre des dirigeants passés et présents accusés d’être proches des États-Unis, Hugo Chavez fut vivement interrompu par le roi d’Espagne Juan Carlos qui, excédé, lui lâcha : « Mais pour­quoi ne te tais-tu pas ?… ». Quelques minutes plus tard, comme le président nica­raguayen tentait de redonner la parole à son homologue vénézuélien, le souverain espagnol quitta ostensiblement la salle de réunion.

Au-delà de l’anecdote, l’épisode symbolise ce que fut le positionnement diplo­matique constant d’Hugo Chavez durant les treize années de sa présidence : une opposition radicale à l’encontre des puissances occidentales, allant jusqu’à des rap­prochements systématiques avec tous les États se situant à la marge de la diplo­matie traditionnelle, en rupture avec les règles d’une communauté internationale considérée comme inféodée aux seuls intérêts américains. Cette hostilité envers les États-Unis, Chavez la construisit durant les années de sa formation intellectuelle. Ses lectures d’auteurs marxistes, certes, l’y menèrent peu à peu. Mais elle puisa surtout sa force dans la fascination du futur président vénézuélien envers les rares dirigeants latino-américains ayant tenté, et parfois partiellement réussi, à résister à la domination politique des États-Unis sur ce qu’ils considéraient depuis 1823[8] comme leur arrière-cour géopolitique naturelle. Elle se manifesta essentiellement par un discours et un positionnement radicalement opposé à celui que tenaient les présidents américains successifs, encore enthousiasmés par la soudaine promo­tion de leur pays comme seule super-puissance mondiale, depuis la disparition de l’Union soviétique. Au fil des années, Hugo Chavez multiplia les accusations envers les dirigeants américains, accusés en vrac de comploter régulièrement contre lui[9], d’avoir eux-mêmes perpétré les attentats du 11 septembre 2001, de manipuler à leur guise les organisations mondiales (il alla même jusqu’à réclamer le déménage­ment du siège social des Nations unies hors du territoire américain, et la dissolu­tion du FMI). Le caractère presque obsessionnel de sa querelle anti-américaine finit d’ailleurs par affaiblir la portée de son message diplomatique global, dans la mesure où elle apparut de plus en plus, au fil des années, comme un moyen de détourner l’attention de sa population de résultats économiques insuffisants, en jouant sur le fond anti-États-Unis commun à toutes les sociétés latino-américaines. Au fil des années, ce soupçon de vouloir ériger un écran de fumée par un simple effet de com­munication grandit, d’autant plus que dans le même temps le Venezuela chaviste continuait faire des États-Unis le premier acheteur du pétrole produit en masse par le pays[10]. Le grand écart entre une politique américaine vouée aux gémonies et une économie américaine courtisée en tant que débouché pétrolier devint au fil des années de plus en plus difficile à masquer. Il conduisit Hugo Chavez à mul­tiplier les provocations anti-occidentales, comme s’il voulait attester de la pureté de son ancrage géopolitique. À partir de la deuxième moitié des années 2000, le Venezuela apparut fréquemment aux côtés d’États considérés comme les plus infré­quentables par la majorité de la communauté internationale. Si le rapprochement avec la Russie et la Chine, qui irrita les États-Unis, peut se comprendre par le besoin de s’adosser à des puissances de rang mondial, le soutien plus qu’amical qu’Hugo Chavez manifesta envers le président iranien Ahmadinejad, ou le chef d’État libyen Kadhafi peu avant sa chute, relève plus du désir d’exister sur la scène diplomatique par la virulence provocatrice de ses positions que d’une réelle stratégie : comment croire en effet que le Venezuela puisse mener une diplomatie cohérente avec des États aussi éloignés, et aux intérêts aussi divers que l’Iran, la Biélorussie, la Syrie, ou même la Corée du
Nord ?…

Sur le continent latino-américain, en revanche, les initiatives diplomatiques impulsées par le régime d’Hugo Chavez furent singulièrement plus pertinentes, et suscitèrent un intérêt débordant largement le cercle des alliés naturels du bouillant Présidente. Si en effet le Venezuela n’était, lors de la prise de fonctions de ce der­nier en 1999, qu’un État de second ordre dans le sous-continent, il est désormais parmi ses principales puissances. Et la présence quasi unanime des chefs d’États latino-américains aux cérémonies funèbres de mars 2013 n’est pas qu’un exercice diplomatique obligé vis-à-vis du décès d’un homologue : elle témoigne de la place centrale qu’Hugo Chavez avait su acquérir parmi ses pairs. Place personnelle, certes, mais aussi place géopolitique, tant il sut bouleverser la carte des équilibres tradition­nels du continent. Il le fit tout d’abord par les relations privilégiées qu’il entretint avec certains de ses homologues. L’anti-américanisme de son discours y fut pour beaucoup, ainsi que l’usage récurrent que Chavez fit des racines amérindiennes communes qu’il avait avec certains de ses voisins : la relation très proche qu’il noua ainsi avec le Bolivien Evo Morales, qui lui aussi a fait de ses ascendances précolom­biennes un de ses principaux atouts politiques, en est l’exemple le plus frappant. Peu à peu, Hugo Chavez noua autour de lui un réseau d’alliances et d’affinités allant de la Bolivie au Nicaragua et de Cuba à l’Équateur, en passant par plusieurs micro-États caribéens, ravis de pouvoir s’adosser à un autre interlocuteur que les surpuissants États-Unis, ou l’ancien colonisateur britannique[11]. Hugo Chavez ne se contenta pas de ces rapprochements politiques. Il entreprit de les structurer au sein d’une organisation latino-américaine nouvelle, vouée à s’immiscer dans le face-à-face ancien et passablement sclérosé des deux « vieilles » organisations traditionnelles du sous-continent[12]. Celle-ci émergea progressivement, à partir d’un simple accord bilatéral entre le Venezuela et Cuba, en 2005, baptisé Association bolivarienne pour les Amériques. La Bolivie, puis l’Équateur et le Nicaragua, et enfin trois États cari-béens[13] sont désormais membres de ce qui est pleinement devenu la troisième orga­nisation internationale du continent. Certes, la cartographie de ses membres est passablement éclatée ; certes, leur importance géopolitique est souvent mineure ; mais l’ensemble reste cohérent, uni d’une part par la personnalité d’Hugo Chavez, mais aussi par un réel positionnement original dans un espace qui a longtemps été incapable de construire une réelle coopération tous azimuts entre ses diverses com­posantes. Avoir fait bouger les lignes d’alliances entre les États latino-américains est finalement la réussite diplomatique la plus significative d’Hugo Chavez. Lui survivra-t-elle pour autant ?

Que restera-t-il du chavisme ?

Tous les dirigeants vénézuéliens l’ont dit et répété dès l’annonce de la mort du Presidente : son œuvre serait continuée, et survivrait largement au décès de son initiateur. Il est toutefois à craindre que ces affirmations aient plus été des incan­tations que des vérités avérées. Et il n’est pas du tout acquis que le chavisme soit, sans Hugo Chavez, autre chose qu’un mot plaqué sur une réalité redevenue banale. Au plan intérieur, une certaine continuité semble attestée. Le vice-président en fonction lors du décès présidentiel a exercé l’intérim, puis est devenu président constitutionnel au terme d’une élection anticipée promptement convoquée[14]. Mais là où un Hugo Chavez physiquement affaibli et presque totalement absent de la campagne de 2012 l’avait quand même emporté assez largement, même si son score était en recul par rapport aux précédents scrutins, Nicolas Maduro ne l’emporta que de justesse malgré son omniprésence médiatique, avec seulement 225 000 voix d’avance sur environ 15 millions de suffrages exprimés. Terne, sans grand charisme, le nouveau chef de l’État ne peut pas se prévaloir du passé flamboyant de son pré­décesseur : c’est surtout en bureaucrate du syndicalisme des transports de la capitale qu’il a gravi les échelons du régime chaviste. Et si ses talents oratoires lui permettent quelques envolées remarquées, ils sont très insuffisants à faire oublier les intermi­nables discours et les non moins interminables interventions télévisées qui firent beaucoup pour l’aura de son prédécesseur. De ce point de vue, le pouvoir vénézué­lien est retourné à une certaine normalité, dont toute épopée a disparu. La politique menée par Nicolas Maduro, de son côté, se veut pour l’instant dans la droite ligne de celle affichée par Hugo Chavez. Ce qui veut dire que les tensions sociales qui s’accumulent depuis quelques années, et qui ont pleinement bénéficié de l’efface­ment progressif du président malade, ne peuvent que s’accroître gravement. Seule en effet une sérieuse reprise en main économique, couplée à une lutte implacable contre la corruption et l’expansion de l’économie parallèle au Venezuela, pourrait redonner une certaine crédibilité à un régime qui apparaît singulièrement à bout de souffle. Rien dans les prises de position du nouveau président ne laisse présager une telle évolution. Entièrement issu du sérail chaviste, qui n’était finalement soudé que par la seule personnalité d’Hugo Chavez lui-même, il n’est d’ailleurs pas certain qu’il soit l’homme idéal pour une telle reprise en main, ni qu’il ait le poids politique suffisant pour l’imposer. Si l’affichage du régime (notamment les principaux sym­boles de la révolution bolivarienne) et de sa politique continue de faire croire à une certaine continuité quant à ce que fit le défunt président pendant les treize années de son pouvoir, force est de reconnaître qu’au point de vue interne, le chavisme n’a aucune raison de survivre à celui qui le créa et l’incarna, au vu des mois qui viennent de s’écouler.

L’héritage international d’Hugo Chavez sera peut-être un peu plus durable. Mais il commence lui aussi à s’effriter. Les alliés d’hier, tout d’abord, ceux aux côtés desquels il aimait défier le monde occidental et l’ensemble de la commu­nauté internationale, s’éloignent ou disparaissent peu à peu du paysage. Kadhafi est mort ; Ahmadinejad a quitté le pouvoir ; Bachar al-Assad a à gérer des soucis autrement plus graves que les péripéties de la révolution bolivarienne ; le régime castriste n’en finit pas d’agoniser avec son fondateur ; et en Amérique latine même, le président équatorien Correa fait de moins en moins mystère de son ambition de prendre le relais, si ce n’est le flambeau idéologique, du Venezuela d’hier. Certes, rien ne semble pour le moment remettre en question l’existence de l’Association bolivarienne pour les Amériques, grande œuvre continentale d’Hugo Chavez. Mais en 2012, l’intégration définitive de son pays au Mercosur[15], hier encore rejeté pour son inféodation économique aux États-Unis, risque à terme de réduire à néant la singularité de la dernière née des organisations internationales latino-américaines.

En guise de conclusion

Huit mois après la mort d’Hugo Chavez, il est certes encore trop tôt pour dres­ser un constat de décès de son œuvre politique. Le chavisme a eu l’immense mérite, malgré ses nombreux défauts et la modestie de ses résultats concrets, de montrer que des voies alternatives existaient en Amérique latine, face à l’alignement institution­nel et politique vis-à-vis des États-Unis. Il a aussi focalisé sur lui l’attentive méfiance américaine, ce qui a indubitablement permis la prise d’autonomie d’autres États du sous-continent : à l’ombre des gesticulations et de l’exubérance d’Hugo Chavez, des États comme le Brésil ou, dans une moindre mesure, l’Argentine et le Chili, ont pu émerger sur la scène latino-américaine voire mondiale (dans le cas brésilien). Hugo Chavez avait certes voulu l’émancipation économique et géopolitique de la sphère latino-américaine vis-à-vis des États-Unis. Elle sera sans doute moins nette et moins rapide qu’il l’aurait souhaitée. Elle ne se fera très certainement pas selon le modèle politique progressiste qu’il voulait promouvoir. Mais elle semble désormais acquise, sauf imprévisible retournement des priorités des États-Unis eux-mêmes.

Ce sera, probablement, le seul héritage concret qu’Hugo Chavez laissera au monde. Il est moins flamboyant que l’aurait voulu son promoteur, mais il est loin d’être négligeable.

[1]Annonce qui resta sans lendemain, puisque quelques jours après les obsèques, le gouvernement vénézuélien annonça qu’il était trop tard pour entamer un processus de momification dont les préparatifs sur le corps du défunt auraient dû commencer dès après le décès.

[2]Accord entre les principaux partis politiques vénézuéliens, après la chute du dictateur Perez Jimenez.

[3]Hugo Chavez ne fut pas le premier dirigeant du pays à avoir majoritairement du sang indigène. Mais il fut le premier à en faire un argument politique.

[4]Sans endosser la charge présidentielle Omar Torrijos fut le véritable dirigeant de Panama de 1968 à sa mort, en 1981.

[5]L’un des rares généraux progressistes a avoir dirigé un pays latino-américain. Il fut président du Pérou de 1968 à sa destitution en 1975.

[6]Et bases du soutien inconditionnel des populations indiennes à l’expérience chaviste.

[7]Ce n’est que progressivement que les relations entre Chavez et les frères Castro devinrent singulièrement proches.

[8]Année de la formulation de la doctrine Monroë, du nom du président de l’époque qui officialisa pour la première fois la volonté des États-Unis d’être les seuls maîtres des enjeux géopolitiques latino-américains.

[9]Surtout après le putsch de 2002, qui le chassa du pouvoir pendant 48 heures et il affirma toujours qu’il avait été organisé par les États-Unis.

[10]Chavez balayait cette contradiction en affirmant que s’il vendait du pétrole aux États-Unis, c’était seulement à destination des territoires et des populations les plus démunis du pays.

[11]La richesse pétrolière du Venezuela fut un atout considérable au service de cette diplomatie d’influence régionale.

[12]Le Mercosur et la Communauté andine des Nations (ancien Pacte andin)

[13]Antigua, la Dominique et les Îles Saint Vincent.

[14]Et passablement contestable, aux yeux de la plupart des observateurs.

[15]Longtemps refusée par l’un ou l’autre des États membres, en raison de l’activisme radical de Chavez.

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