Recensions

Lina Murr Nehmé, Fatwas et caricatures, Paris, Salvator, 2015, 222 p.
L’auteur, Franco-libanaise, est professeur à l’université libanaise à Beyrouth. Elle nous démontre par ce remarquable ouvrage qu’elle est une spécialiste de l’islam tant aux niveaux géopolitique, historique, publiciste et sociologique. Son approche des guerres contemporaines du Moyen-Orient, des terroristes et de leurs modes opératoires, les racines historiques des tensions et conflits dans sa région, est sans concession. Scientifiquement fondés, ses arguments chocs et cette liberté de ton, sans polémique, permettent de bousculer jusqu’à leur fondement les idées reçues sur toutes ces problématiques liées a une région, le Moyen-Orient, et à une religion, l’islam. Remarquablement scindé en chapitres thématiques, l’ouvrage est enrichi de nombreuses illustrations iconographiques et documentaires ainsi qu’un appareillage de notes très dense et référencé. Le lecteur trouvera tout au long des développements d’un livre bien écrit et pédagogue, un nombre d’informations difficilement consultables ailleurs. Étudiant les réseaux islamistes et les prédicateurs, al Qaïda, Frères musulmans, Daech et la politique des familles royales saoudiennes et des dirigeants du Qatar, Lina Murr Nehmé, à la différence de nombreux essayistes, s’appuie sur une connaissance historique maîtrisée de ces questions qui lui permet d’analyser avec une grande pertinence toute une panoplie de questions également sociologiques tels que le port du voile, l’autocensure des occidentaux lorsqu’il s’agit de l’islam et des monarchies du golfe, le phénomène Tariq Ramadan, la conception de la femme selon l’Islam, pour le service la vente ou le viol lorsqu’il s’agit de femmes prisonnières de guerre selon l’Etat islamique et conformément aux traditions califales, etc. À l’heure de la volonté conjointe des islamistes sunnites (wahhabites, Frères musulmans, Turcs, etc.) d’un retour à la société des premiers califes, Lina Murr Nehmé, à travers ce dernier livre paru mais également tout au long de son oeuvre riche, nous démontre qu’on ne pourra plus jamais dire qu’on ne savait pas.
Roger Pontus

recensions-a1

Antoine-Louis de Prémonville, Thomas Flichy de la Neuville, Géopolitique de l’Iran. De l’empire confiné au retour de la puissance, Paris, coll. « Major», PUF, 2015, 173 p.
Peut-on se limiter aux analyses contemporaines sur l’Iran lesquelles soulignent surtout la capacité de puissance énergétique de ce grand pays ? Antoine-Louis de Prémonville, diplômé des facultés de droit, sciences politiques et langues de l’université Jean-Moulin Lyon III, est également titulaire d’un doctorat ès lettres, langues, linguistiques et arts. Il est officier de l’Armée de terre. Thomas Flichy de La Neuville, ancien élève en persan de l’Institut national des langues et civilisations orientales, agrégé d’histoire et docteur en droit, est spécialiste de l’histoire diplomatique de l’Iran. Il est professeur à l’école spéciale militaire de Saint-Cyr. Les auteurs sont des universitaires, authentiques spécialistes, et non autoproclamés comme la plupart des « géopoliticiens » sollicités à longueur de temps d’antenne et récitant docilement la doxa américaine comme Bernard Guetta (France Inter), Jean Guisnel (Le Point) ou Alexandre Adler (partout…). Certes, l’Iran se trouve au centre géopolitique de la planète dans la mesure où il peut contrôler les réserves majeures d’hydrocarbures de la mer Caspienne et du golfe Persique, il se présente comme un intermédiaire idéal entre la Chine et l’Occident et se révèle aussi comme la clef des paix afghane, irakienne et syrienne. Mais Antoine-Louis de Prémonville, Thomas Flichy de la Neuville rappellent combien la force principale de l’Iran est inhérente à sa puissance créatrice. Celle-ci, intimement liée à l’existence d’un très ancien foyer poétique, est essentiellement issue de l’essence civilisationelle, le temps long, qui a permis à la Perse de marquer son histoire et l’histoire du monde. Toute réflexion difficilement accessible aux gouvernants actuels de notre diplomatie, François Hollande, Laurent Fabius puis Jean-Marc Ayrault en raison de leur tragique amateurisme. Mais, dans l’équilibre entre sa puissance innovatrice et les limites démographiques, psychologiques et navales qui s’imposent à Téhéran, force est de constater que le pays fait figure d’empire confiné. Un sentiment d’encerclement prévaut toujours malgré sa situation d’appartenance à une sorte de contre-empire mongol avec la Chine et la Russie pour contenir les velléités turques. L’Iran dispose d’une diplomatie à la hauteur du rayonnement de sa civilisation et pour échapper au pillage énergétique et renouer in fine avec la puissance, il lui faut travailler à tisser tous les liens nécessaires aux différentes échelles de sa géographie politique, locale, régionale et internationale sans renier ses soutiens traditionnels qui lui ont permis de tenir tout au long des années noires des sanctions internationales. Très riche en notes de bas de pages référencés, l’ouvrage dispose d’un index nominum, d’une bibliographie très dense et propose de nombreuses illustrations cartographiques et des tableaux explicatifs des nombreux éléments d’information qu’il développe. L’ouvrage complète avec bonheur la très belle série « géopolitique de » dans la collection « Major » dirigée par le géopoliticien Pascal Gauchon aux PUF.
Roland Pipet

recensions-a2

Marc Fromager, Guerres, pétrole et radicalisme. Les Chrétiens d’Orient pris en étau, Paris, Salvator, 2015, 191 p.
C’est un ouvrage extraordinairement lucide et géopolitiquement très informé que nous livre le directeur de l’Aide à l’Eglise en détresse (AED). Marc Fromager, en effet, décrypte de façon très originale les raisons multiples qui font des chrétiens d’Orient des victimes collatérales de conflits et d’enjeux dont ils ne sont ni les manipulateurs, ni les bénéficiaires. Ces causes des malheurs, qui ensanglantent leur région et dont ils ne sont pas les seules victimes puisque nous pourrions prendre également l’exemple du génocide des populations Yézidis en Irak, sont connues : radicalisation de l’islam et homogénéisation du Moyen-Orient qui en découle, lutte pour l’hégémonie régionale, appétits jamais assouvis de pétrole et de gaz, course aux armements, ingérences et dépendances occidentales. L’ouvrage est scindé en cinq parties très équilibrées et un grand nombre de chapitres précis et explicites. Marc Fromager prend soin de bien rappeler sur chaque thématique choisie les éléments historiques et culturels qui correspondent aux fondements des crises et des tensions étudiées. L’auteur possède une connaissance maîtrisée de l’origine et des raisons des interventions occidentales, les deux guerres du Golfe, l’embargo anglo-américain et la nouvelle carte souhaitée du Moyen-Orient. Il évoque la mutation décisive du Moyen-Orient et le rééquilibrage des forces en présence dans la région avec la découverte des nouveaux gisements énergétiques de Méditerranée orientale. Il pose la question de savoir si les puissances locales, régionales et mondiales désirent vraiment la paix, et ce, avec des éléments précis qu’il révèle au lecteur. Il évoque le retour du boomerang des ingérences sur le sol occidental et européen avec les grandes migrations de réfugiés, l’immigration massive, l’islamisation de l’Europe et les conflits à venir au sein même des sociétés de la rive nord de la Méditerranée. À la suite d’informations aussi précises, de constats si lucides et de raisonnement tant fondés qui ne poussent pas à l’optimisme, l’auteur réussit néanmoins à nous convaincre de l’existence des lueurs d’espoir et des raisons d’espérer.
Régis Poupard

recensions-a3

Pierre Pascallon (dir.), Notre monde est-il au bord du gouffre ?, Coll. « Défense », Paris, L’Harmattan, 2016, 444 p.
Ce travail présente une analyse de prospective géopolitique tout à fait époustouflante.
Le monde des années 2010-2015 n’est plus, à supposer qu’il le fût dans les années 1990-2000, le monde de la « mondialisation heureuse » (Alain Minc), marquée par la « fin de l’histoire » (Francis Fukuyama), mais le monde de la mondialisation « dure » scandée par le retour de l’histoire pleine de bruit et de fureur qui frappe à nouveau à nos portes. La réalité de la décennie 2010 est en effet, et les qualificatifs très concordants se pressent pour la définir, celle d’un monde de krachs et de crises, de dangers et de conflits, de désorganisation et de chaos, d’incertitude et d’instabilité… Sans doute, pour dire les choses au plus près et au plus juste à l’heure où les nuages noirs s’amoncellent, un monde américain de désordres. Avec la dualité et la dialectique : décomposition / recomposition, désordre / recherche de l’ordre, demain par la diplomatie, le pragmatisme du Droit international public et les dispositifs de retour et de maintien de la paix, mais aussi par la puissance et la guerre, qui ne cesse de rôder autour de nos sociétés humaines, l’ouvrage propose une analyse prospective inédite et audacieuse. Les contributeurs sont prestigieux et représentants l’ensemble du spectre des spécialistes, c’est-à-dire d’horizons et d’opinions différents, qu’ils soient historiens, publicistes, hommes politiques, diplomates, universitaires et essayistes, tels que Florin Aftalion, Nils Andersson, André Babeau, Christian De Boissieu, Pascal Boniface, Général (2s) Claude Le Borgne, Philippe Boulanger, Antoine Brunet, Jean Marie Collin, Général (2s) Vincent Desportes, Thierry Garcin, Bernard Gerbier, François Géré, Pierre Noël Giraud, Olivier Hanne, Christian Harbulot, Jean Yves Heurtebise, Rodolphe Husset, Michel Jan, Isabelle Job-Bazille, Sylvie Kauffmann, Olivier Kempf, Général (2s) Alain Lamballe, Jean Hervé Lorenzi, Général De Division (2s) Eric De La Maisonneuve, Jean Matouk, Jean Sylvestre Mongrenier, Philippe Moreau Defarges, Pierre Pascallon, Mathieu Plane, Général (2s) Jean Paul Perruche, Dominique Plihon, Michel Raimbaud, Xavier Raufer, Christophe Reveillard, Julien Reysz, Michel Rocard, Christian Saint Etienne, Charles Saint Prot.
Roger Pontus

recensions-a4

Hélène Kosséian, L’Arménie au cœur de la mémoire, Paris, éditions du Rocher, 2015, 209 p.
Dans l’année du centième anniversaire du début du génocide arménien, l’auteur fait revivre l’histoire tragique par laquelle le premier pays à embrasser officiellement le christianisme est passé. Le samedi 24 avril 1915, à Constantinople, 600 notables arméniens sont arrêtés et jetés sur les routes de la déportation. Commence alors le premier génocide du XXe siècle. 1,5 million d’Arméniens périssent, principalement sur leurs terres historiques d’Anatolie Orientale. Parmi ceux qui survécurent, certains gagneront l’éphémère Ire République d’Arménie. Lâchée politiquement, cernée militairement, étranglée économiquement, elle deviendra finalement une des républiques de l’Union Soviétique. D’autres arméniens gagneront, dès 1921, des rivages plus cléments. Débarqués à Marseille, ils constitueront une main-d’œuvre docile dans la France d’après-guerre. Et lorsqu’éclatera la Seconde Guerre Mondiale, la plupart d’entre eux n’hésiteront pas à combattre l’occupant, armes à la main, que ce soit en France, dans les rangs de l’Armée Rouge ou ailleurs. C’est alors qu’après une longue période de silence, des cris s’élèveront à Erevan le 24 avril 1965 : « Nos terres ! Justice ! Résolvez la question arménienne ! ». Cinquante ans après l’apocalypse, les habitants de la capitale arménienne commencent le combat pour la reconnaissance du génocide par les États et par l’héritière de l’Empire ottoman : la Turquie. Un siècle plus tard, l’auteur, d’origine arménienne, se plonge dans le passé de l’Arménie et de ces souvenirs douloureux. Un essai qui permet de comprendre l’histoire et la mémoire de ce pays, alors que le débat autour de la mémoire du génocide a fait couler beaucoup d’encre en France. A cette occasion, Hélène Kosséian se plonge dans le passé de l’Arménie et de ces souvenirs douloureux, à travers un cheminement chrono-thématique qui évoque tour à tour le meurtre organisé et le rôle sanguinaire de Talaat Pacha, l’un des plus grands criminels de l’histoire du XXe siècle, de l’empire à la Ière République d’Arménie, l’aristocratie arménienne au sein du pouvoir ottoman, les Arméniens dans l’histoire de France, l’occupant nazi puis les succès militaires, les premières reconnaissances internationales, l’éclatement de l’empire soviétique et les conséquences sur l’indépendance de l’Arménie et du Haut-Karabagh, enfin la vie quotidienne pour ceux qui sont restés au sein d’une authentique démocratie turque puisque le peuple souverain est majoritairement l’un des plus radicalement islamistes au monde et le plus attaché à une vision fondamentaliste de la fusion temporelle avec le spirituel. Un livre passionnant et attachant.
Renaud Ponan

recensions-a5

Falk van Gaver, Kassam Maaddi, Taybeh. Dernier village chrétien de Palestine, Paris, éditions du Rocher, 2015
Les chapitres du remarquable ouvrage des deux auteurs Falk van Gaver et Kassam Maaddi déroulent mois après mois la vie simple et atypique des chrétiens de Taybeh, dernier refuge du Christ avant le déroulement inexorable de sa passion à Jérusalem, mais aussi dernier village entièrement chrétien de Cisjordanie et de toute la Terre sainte. Alors que l’exode des chrétiens d’Orient est devenu une préoccupation mondiale, ce récit optimiste et beau nous plonge dans le quotidien des chrétiens de Palestine, décidés à rester chez eux coûte que coûte. Taybeh, environ 1 300 âmes, est un petit village à une trentaine de kilomètres au nord de Jérusalem, non loin de Ramallah, dans les fameux territoires palestiniens qui se trouvent de l’autre côté du Mur de séparation. De nombreux moments de vie, une histoire biblique constamment présente et les conséquences de l’occupation israélienne nous sont resitués dans un style serein et dépouillé de toute polémique. Taybeh se présente comme un vestige vivant de cette Palestine chrétienne oubliée des médias comme des agences de voyages. Falk van Gaver y a passé deux ans. Avec Kassam Maaddi, jeune catholique de Taybeh, il en rapporte ces savoureuses chroniques du quotidien des Arabes chrétiens dont la vie se déroule entre société musulmane et occupation israélienne. Ni catastrophiste ni militant, ce récit nous entraîne au cœur d’une petite chrétienté enracinée et vivante qui espère contre tout espoir.
Roland Pipet

recensions-a6

Bertrand Badie, Un monde de souffrances. Ambivalence de la mondialisation, Paris, Salvator, 2015, 186 p.
Il est des auteurs pour qui se tromper régulièrement ne pose aucun problème et même semble être un moteur supplémentaire à persévérer ouvrage après ouvrage. Bertrand Badie rentre-t-il dans cette catégorie ? La première impression à la lecture de son dernier ouvrage, nous pousserait dans un premier temps à répondre par la négative, tant il détaille avec précision le nombre impressionnant de maux créés par une globalisation anglo-saxonne au libéralisme débridé et au déracinement volontariste. Mais en réalité, l’auteur, qui n’a cessé de dépeindre tout au long de ses précédents ouvrages une mondialisation heureuse jusqu’à la disparition des frontières, jusqu’à la création d’un village planétaire, aux individus à l’identité multiple, au déracinement de sociétés entières, jusqu’à la disparition des territoires, enfin, essaie de s’en tirer par une plaisanterie dialectique qui serait risible si l’objet de l’ouvrage n’était pas les souffrances issues de la mondialisation. Vouloir passer en effet des Etats aux individus, de la diplomatie à l’ingérence, du réalisme à l’humanitarisme et de la politique au fonctionnalisme de superstructures mondialisées, n’est rien d’autre que souscrire au volontarisme idéologique idéaliste qui mène le plus souvent au désastre pour les populations que l’on ne consulte jamais. Ce Bertrand Badie oublie-t-il que les notions d’« ingérence humanitaire », de Nation building, de frappes préventives, de diabolisation des adversaires par un manichéisme ouvrant la voie à toutes les violences dites légitimes, sont le fruit du « nouvel ordre mondial » qu’il appelait de ses vœux ? L’ultime plaidoyer de l’auteur pour la conversion à l’internationalisme de la gauche de gouvernement française en est une hallucinante illustration lorsque l’on sait que celle-ci a depuis longtemps rejoint l’alignement sioniste, atlantiste et néoconservateur, tels que François Hollande, Manuel Valls et Laurent Fabius, reprenant les préconisations du think tank de gauche bobo, Terra Nova, mais qu’elle fait semblant de croire que le processus de mondialisation anglo-saxon peut-être autre chose qu’un paradigme néolibéral. Pitoyable.
Roland Pipet

recensions-a7

Sébastien Colin, La Chine, puissance mondiale, La Documentation photographique, N°2832, novembre-décembre 2015, Paris, La Documentation française, 63 p.
L’auteur, géographe et maître de conférences à l’INALCO, conserve la qualité et la pertinence des analyses du précédent numéro de la collection « documentation photographique » de la Documentation française, consacré au même sujet et proposé en 2008 par Thierry Sanjuan. Les lecteurs pourront ainsi retrouver les deux parties intitulées « Le point sur » et « thèmes et documents ». La première partie se décompose en trois chapitres sur la « puissance mondiale en construction » qu’est devenue la Chine, puis les rapports au monde apparemment complexes qui sont les siens et enfin les nombreux défis internes auxquels elle doit faire face. La deuxième partie évoque tour à tour le désir de puissance, la puissance économique mondialisée, la puissance régionale et, enfin, les défis et les fragilités d’une nation empire. Ce qui frappe dans l’ouvrage de Sébastien Colin c’est la rapidité des transformations, et tout autant la capacité d’adaptation que les défis de la transformation culturelle et sociale. À peine parvenue au faîte de la puissance mondiale, la Chine doit faire face au questionnement concernant son modèle de croissance économique, aux défis démographiques, aux nouvelles tensions sociales, et à son système politique hybride. La grande qualité de l’auteur est de multi-paramétrer son approche des défis chinois en utilisant les ressorts des disciplines géopolitique, économique, historique, sociologique et culturelle. Le lecteur retrouvera dans ce dernier-né de cette très belle collection, les qualités iconographiques et éditoriales auxquelles la série « documentation photographique » nous a habitués et qui présente également les compléments numériques substantiels à l’abonnement à la revue. Ce nouveau numéro sur la Chine permet aux enseignants, aux étudiants et à toute personne intéressée de compléter et d’actualiser ses connaissances en ayant en main un outil documentaire exceptionnel.
Roger Pontus

recensions-a8

Xavier Moreau, Ukraine, Pourquoi la France s’est trompée, Paris, éditions du Rocher, 2015, 185 p.
Comptant parmi les meilleurs géopoliticiens français actuels, Xavier Moreau nous livre ici un ouvrage d’analyse parmi les meilleurs de la production récente. Xavier Moreau que les lecteurs de Géostratégiques ont déjà découvert dans des numéros précédents, est un homme d’affaires et un analyste politico-stratégique installé à Moscou depuis 15 ans. Saint-Cyrien et diplômé de la Sorbonne, il conseille différents groupes internationaux dans les pays de l’ancienne URSS dont la Russie et l’Ukraine. Il est l’auteur de La Nouvelle Grande Russie (Ellipse, 2012) et co-fondateur du site d’analyse politico-stratégique, www.stratpol.com.
Son travail est un décryptage rationnel et lucide de la situation de la diplomatie française à travers le cas de la crise ukrainienne. Il souligne le contraste des retours à leur avantage de Washington, Berlin et Varsovie dans ce territoire clef avec une position française atlantiste et suiviste contradictoire de ses intérêts propres. L’ouvrage veut analyser le plus précisément possible les fautes d’appréciation qui ont été commises. Comment les Français ont-ils pu croire que Viktor Yanoukovitch signerait l’accord d’association avec l’Union Européenne, sans le prêt de 15 milliards de dollars qui lui avaient été promis ? Comment les Français ont-ils pu croire que la Russie laisserait Sébastopol et la Crimée entre les mains d’un triumvirat incluant Oleg Tiagnibok, le président de Svoboda ? Comment les Français ont-ils pu croire que la Russie continuerait à financer l’Etat ukrainien en accordant un prix du gaz préférentiel à l’Ukraine ? Comment les Français ont-ils pu croire que les habitants de l’Ukraine russophone accepteraient, sans mot dire, de remplacer la mémoire de l’armée de rouge par celle de Stepan Bandera ? Comment les Français ont-ils pu croire que des régions qui appartenaient au monde russe depuis 1000 ans allaient accepter de renoncer à leur histoire et leur langue ? Les responsables français ont refusé de répondre à ces questions, estimant que l’attrait du modèle occidental était tellement fort qu’il s’imposerait de lui-même, passant outre les impératifs politiques et économiques. C’est cette faillite intellectuelle qui est à l’origine de la guerre civile ukrainienne. Ce scénario de guerre en plein centre de l’Europe, satisfaisant les plans stratégiques américains, est une catastrophe et un échec pour la France. Il aura d’ailleurs fallu 10 mois pour que les deux puissances continentales d’Europe de l’Ouest, Paris et Berlin, se détournent des Etats-Unis et de l’Union Européenne, pour tenter, en se joignant enfin à la Russie, de trouver une solution politique au conflit ukrainien. Les maux dont a été frappé la position française sont symptomatiques d’une évolution générale de notre diplomatie qui va s’appauvrissant au fur et à mesure de son alignement, doublée de l’amateurisme consternant de François Hollande, de Laurent Fabius puis de Jean-Marc Ayrault, dont les capacités ne sont pas à la hauteur des enjeux. Ignorance de l’Histoire de l’Ukraine et des espaces civilisationnels, méconnaissance des forces en présence et des enjeux économiques, absence de prise en compte des tendances lourdes du temps long et incapacité à définir une stratégie conforme aux seuls intérêts nationaux expliquent l’échec français. Obligés de se déjuger, les responsables français ont été avec l’Allemagne les signataires de l’accord Minsk II et doivent supporter le ressentiment des Ukrainiens qui ont cru aux promesses occidentales d’une prise en charge générale par l’Union européenne. S’appuyant sur sa solide connaissance de l’Ukraine, Xavier Moreau développe ici l’argumentaire géopolitique le plus classique en mobilisant le plus grand nombre de paramètres explicatifs de la situation, histoire, géographie, sciences politiques, état des forces, méthodes insurrectionnelles employées, stratégies de long terme. Un livre conseillé pour comprendre les ressorts d’une déstabilisation de l’Ukraine emblématique des crises actuelles.
Roger Pontus

recensions-a9

Anne Pinot, Christophe Réveillard (dir.), Russie d’hier et d’aujourd’hui. Perceptions croisées, coll. « Intarissable », Paris, SPM, 2016, 322 p.
Les Français nourrissent volontiers l’image d’une « Sainte Russie », chargée d’histoire, de tradition, de culture, mais ils sont en même temps souvent tentés de voir dans la Russie contemporaine une puissance énigmatique et inquiétante, parfois presque aussi diabolique qu’elle ne leur paraissait sainte quand le pouvoir soviétique, admiré parfois par ceux qui n’y voyaient que la promesse d’un paradis terrestre, menaçait de l’anéantir. Mais l’âme de la vieille Russie n’est-elle pas aussi celle qui anime un peuple que nous appréhendons chaque jour plus difficilement ? Et, si les Russes qui ont toujours aimé la « douce France » ne la comprennent plus très bien, est-ce parce qu’elle est restée fidèle à des traditions qu’ils ne déchiffrent plus ? Ces dernières années, les relations entre nos deux pays ont fluctué au rythme d’enjeux qui leur sont parfois étrangers, et il semblait utile d’inviter, par des approches historique, politique, géographique, sociologique, littéraire ou encore spirituelle, à poser sur le grand pays que reste la Russie un regard renouvelé et nourri des recherches et des réflexions d’auteurs qui connaissent bien la Russie – celle d’hier, et celle d’aujourd’hui. C’est ce que se propose cet ouvrage avec une progression chronothématique tout à fait bien servie par des auteurs prestigieux, authentiques spécialistes de la question qu’ils soient (majoritairement) universitaires, diplomates ou publicistes. L’ouvrage est en effet scindé en quatre parties très équilibrées, la géopolitique russe, les perspectives françaises d’une Russie orthodoxe, une histoire commune, puis la littérature et l’âme des peuples et enfin les repères contemporains. Les directeurs de l’ouvrage, Anne Pinot et Christophe Réveillard, ont voulu faire précéder leur introduction générale d’une préface de Jean-Louis Backès, merveilleusement intitulée « Douce France et sainte Russie », sous la forme d’une promenade littéraire laquelle, autour de l’élucidation des ces termes, évoque les différences de perception entre France et Russie. Présentant magistralement le sujet, Pascal Marchand, dans une fresque foisonnante à la perspective la plus large, décrit la géographie politique générale de la Russie comme un espace civilisationnel dont l’immensité est « hyper-continentale », masse eurasienne verrouillée par les glaces et dont l’isolement a pu jouer sur la nature du pouvoir. L’approche géographico-historique de l’auteur nous fait visiter la perception russe du « modèle » occidental, l’importance de l’orthodoxie russe et son rapport à la Christianitas, la proximité-porosité historique entre Europe occidentale et Europe orientale, puis la sorte d’avatar communiste, précédant la relation Union européenne – Russie, de nature condescendante et la question qui se pose en ce début du XXIe siècle, sur la possibilité d’un espace de civilisation commun. Abordant le début du chemin chronologique de l’ouvrage, Pierre Lorrain développe dans une étude fouillée le rôle des invasions mongoles dans la concrétisation de l’État russe, puis Guillaume Bernard évoque remarquablement le point particulier de Diderot et le Nakaz de Catherine II et décline les thématiques des enjeux de cette instruction, que ce soit le règne contractuel du souverain, l’origine du régime politique, la hiérarchie des fonctions politiques, le règne absolu de la loi, l’articulation de la loi et de la justice et le mécanisme de la sanction pénale. Bernard Marchadier travaille quant à lui à dégager de la correspondance entre Ivan le Terrible et le prince André Kourbski, la nature de cette opposition entre autocratie idéologique et dissidence aristocratique de ces deux hommes au moment où le règne d’Ivan IV le Terrible marque une étape décisive dans l’histoire et la civilisation russes ; le résultat en est tout simplement passionnant. Faisant un saut dans l’histoire longue, Philippe Conrad évoque à son tour, la genèse de l’improbable alliance franco-russe de 1891-1893, avant que Jean-Pierre Deschodt n’étudie le sentiment national russe au début du XXe siècle et notamment le slavophilisme et l’occidentalisme, la doctrine de « la nationalité officielle », l’essor du Panslavisme et le nationalisme d’État. Philippe Conrad dans une recension de différents auteurs français fait ressurgir ce qu’a été une bien trop longue illusion soviétique et la séduction des lendemains qui chantent auprès des voyageurs français durant l’entre-deux guerres. Historien et juriste, spécialiste de l’Europe, Christophe Réveillard travaille dans son article à établir une sorte de synthèse du rapport entre Russie et idée européenne, en distinguant Europe, idée d’Europe et continent européen, en décrivant l’européisme russe et la position soviétique devant les projets concrets d’unité européenne pour conclure sur la représentation européenne de la Russie. Karine Greth offre au lecteur une étude particulière sur un point précis : celle de la présence française à Saint-Pétersbourg à partir de regards croisés franco-russes sur cette relation privilégiée sur les vingt années 1990 à 2010. Dans le chapitre sur les perspectives françaises d’une Russie orthodoxe, Jean-Paul Besse qualifie Wladimir Guettée de « témoin d’exception », Laurence Varaut évoque la figure de la « Sainte Mère » Marie Skobtsov, Olga Lossky celle d’Élisabeth Behr-Sigel dont elle écrit que la spiritualité russe se situe à la source de sa pensée théologique, sa rencontre avec l’Église d’Orient, que son étude sur la sainteté russe l’a fait vivre une vie liturgique selon la Tradition slave et qu’elle est une voix moderne qui actualise l’héritage de l’Orthodoxie russe et transmets l’héritage russe à l’Occident chrétien. Jean Marc Joubert évoque quant à lui ses propres souvenirs de l’Institut Saint-Serge, qu’il qualifie d’une « sainte montagne » russe à Paris, la vie étudiante, le rapport entre l’Institut et la Russie et entre l’Institut Saint-Serge et les Occidentaux. Il était impossible pour Anne Pinot et Christophe Réveillard, directeurs d’un ouvrage balayant tout ce champ croisé de deux civilisations complémentaires de ne pas consacrer un chapitre sur la littérature et l’âme des peuples dans lequel Véronique Lossky dresse le portrait de Marina Tsvetaeva, poète russe exilée en France (1892-1941), et interprète son œuvre. Anne Pinot détaille quant à elle, la confluence qui se dessine nettement, une rencontre intellectuelle, artistique, mais aussi spirituelle entre deux hommes, deux écrivains qui n’ont aucun lien direct, Dostoïevski et Bernanos ; « ce que chacun d’eux ne cesse d’exprimer dans son œuvre romanesque aussi bien que dans ses essais ou ses articles, c’est sa propre expérience de la vie, de l’homme, de l’art aussi et, de l’un à l’autre, d’une œuvre à l’autre, on découvre d’étranges liens, on perçoit d’étonnants échos », écrit-elle dans ce travail remarquable de mise en perspective dans lequel sa propre virtuosité stylistique illustre la formule de Bernanos : « L’art a un autre but que lui-même… ». Le regretté Nikita Struve avait consacré son article au phénomène Alexandre Soljenitsyne et à son œuvre, les directeurs lui rendent donc hommage en rappelant son départ le 7 mai 2016, avant de voir paraître cet ouvrage, en rappelant son parcours : agrégé de russe, professeur émérite à l’université Paris X, spécialiste de la littérature russe, traducteur, éditeur et ami d’Alexandre Soljenitsyne, fondateur de la revue en français Le Messager orthodoxe, auteur d’une œuvre riche et forte, « il concentrait en lui passion et modestie, intelligence et courtoisie, exigence et bienveillance ; il était surtout animé une foi profonde qui lui permettait de pénétrer et de traduire la spiritualité russe. Son décès nous enlève l’homme cultivé et l’héritier d’une civilisation dont le charme nous était comme bienfaisant ». Puis, Dominique Souchet évoque une perception française particulière de la Russie : le lien Vendée/Russie à travers la relation des hommes et celle de la grande histoire. Le dernier chapitre se devait de revenir à l’étude géopolitique et Jean-Pierre Arrignon s’attache à étudier les transformations récentes de la Russie de Boris Eltsine à Dmitrij Medvedev (1990-2010), tandis qu’Aymeric Chauprade évoque tour à tour Vladimir Poutine et le redressement, le défi stratégique que représente le bouclier antimissile américain et la guerre des pôles. Natalia Lapina développe un travail tout à fait intéressant sur les conflits d’interprétations du régime politique russe (1990-2010). Le géopoliticien Xavier Moreau choisit d’axer ses développements sur la vision russe de la longue durée et l’hypothèse d’un redressement français. Quant à son habitude, Pascal Cauchy, dans sa postface, nous entraîne dans un style classique et léger, rigoureux et poétique, à comprendre la matrice, la racine, de cette ambivalence des rapports franco-russes : « cette notion de dépassement où se mêlent l’idée de progrès et l’attachement à la tradition, est au cœur des questions qui jalonnent l’ouvrage d’Anne Pinot et Christophe Réveillard. Poser le regard sur la Russie depuis la France, c’est se trouver dans la situation d’un arpenteur qui, avec sa chaîne, tente de mesurer des distances continuellement changeantes ». Avec son remarquable appareillage de notes de bas de page très denses et référencées, son index nominum exhaustif, le jalonnement de nombreuses indications bibliographiques, l’ouvrage scientifique publié aux éditions SPM enrichit considérablement la recherche en la matière.
Roland Pipet

recensions-a10

Jean-Paul Bled, Jean-Pierre Deschodt (dir.), Les Guerres balkaniques 1912-1913, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne (PUPS), 2015
Cet ouvrage est issu du colloque tenu à l’Institut catholique d’études supérieures organisé conjointement par son Département d’histoire, décidément très actif dans les innovations de la recherche historique, et l’UMR 8596 Roland Mousnier (CNRS – université Paris Sorbonne). L’ouvrage offre au lecteur un tour d’horizon complet sur l’organisation de l’Europe à la veille des guerres balkaniques mais également une analyse très stricte et précise des opérations militaires et l’état de préparation des différents pays belligérants. L’organisation même du plan en chapitres selon les rapports de force et les coalitions, est un formidable révélateur des causes et des conditions de ces conflits particuliers. « La Première Guerre mondiale commence comme la troisième guerre balkanique », observe l’historien américain Samuel Williamson Jr. Ce constat signifie que le conflit qui va embraser l’Europe commence en fait dès 1912. Consécutif au repli ottoman, les Balkans sont devenus une poudrière où se croisent et s’affrontent à la fois les intérêts des États de cet espace, décidés à chasser la Turquie d’Europe et à en récolter les dépouilles, et ceux des grandes puissances, notamment de l’Autriche-Hongrie et de la Russie, qui s’emploient à conserver ce mouvement sous leur contrôle, qu’elles cherchent à le favoriser ou à le retenir. Ces guerres recomposent la carte politique des Balkans. La Serbie, le Monténégro, la Grèce et la Roumanie en sortent agrandies, l’Empire ottoman affaibli, sans avoir été toutefois expulsé d’Europe. La Bulgarie, seule contre tous dans la seconde guerre balkanique, est la grande vaincue et rêve de revanche. L’Allemagne a retenu le bras de l’Autriche-Hongrie. Si elle lui a barré la route de l’Adriatique, celle-ci n’a pu empêcher la Serbie de doubler son territoire. Au lendemain de ces guerres, Vienne est bien décidée à ne plus rien tolérer à Belgrade. Bref, en ce début de 1914, les Balkans sont plus que jamais une poudrière. Le Concert européen a évité le pire, mais le pourra-t-il encore en cas de nouvelle crise ? Il suffirait d’une étincelle pour que la poudrière explose et que l’incendie s’étende cette fois au reste de l’Europe. Les Presses universitaires de Paris-Sorbonne (PUPS) continuent leur publication de qualité scientifique avec une place spécifique laissée aux spécialistes des thématiques étudiées dans la grande tradition de l’université française ainsi qu’un savoir-faire d’éditeur tout à fait remarquable.
Renaud Ponan

recensions-a11

Michel de Jaeghere, Jean-Pierre Maugendre (dir.), A quoi sert l’histoire ?, Paris, éditions Contretemps, 2015
Les éditions Contretemps publient un ouvrage aussi riche par le choix des thèmes développés que par la qualité des auteurs. Les trois parties très équilibrées qui le constituent évoquent les différentes facettes de la question historique aujourd’hui à la croisée des chemins sous la double menace de la primauté donnée à la mémoire plutôt qu’à l’histoire et à l’idéologisation dont elle est la cible. En effet, l’ouvrage est scindé en trois séquences reprenant des thématiques fondamentales du sujet, « Les crises de la transmission », « L’instrumentalisation de l’Histoire » et « L’Histoire confisquée ». C’est Michel de Jaeghere qui introduit le thème dans un article liminaire époustouflant d’érudition et d’intelligence. Etudiant l’évolution de la notion de ses origines à Hérodote, il lui semble que les leçons des Anciens sont le fondement difficilement dépassable de la compréhension de l’Histoire, de sa création jusqu’aux motivations de ceux qui l’enseignent. Ses leçons ? Si elle est « un redoutable moyen de propagande entre les mains des puissants », « l’étude et la connaissance de notre passé sont la plus sûre des défenses contre cette propagande » dit l’auteur. Elle est aussi une école de discernement grâce à son enseignement du jeu des causes et des conséquences tout autant qu’elle apprend le sens de la nuance. Bien enseignée, elle entretient, selon Michel de Jaeghere, la vertu d’admiration par l’exemple des héros, des martyrs et des saints mais aussi sur la beauté des civilisations, de la création du « caractère miraculeux de l’aventure humaine » et, a contrario, elle révèle la tyrannie du présent. L’Histoire nous enseigne la « nature de nos appartenances » et nous prépare aux épreuves en nous faisant méditer « la fragilité des puissances temporelles ». Elle nous incite à préserver l’ordre stable des communautés humaines et en premier lieu les patries, notamment parce qu’elle est « une école d’espérance » et de compréhension des signes de la Providence. Mais surtout, l’auteur insiste sur le fait que l’Histoire nous apprend ce que nous sommes en nous rappelant ce que nous devons à nos pères, l’héritage de la civilisation, ce que combat actuellement la modernité tardive par la décadence de l’enseignement de l’Histoire à l’école et l’omniprésence de la repentance, du déni de l’identité, dans le débat public. Les différents auteurs, François-Xavier Bellamy, Jean-François Chemain, Jean Sévillia, Martin Pelletier, Jean-Marie Kéroas, Reynald Secher, Philippe Conrad, Nicolas Noël et le chanoine Benoît Merly viennent à leur tour enrichir le débat sur l’Histoire et l’historiographie qu’il s’agisse de la légitimité du roman national français, d’enseignement et de programmes, de la vulgarisation et de la manipulation de l’Histoire, de l’exégèse et du génocide vendéen, du manichéisme présidant la doxa historique des républiques d’après-guerre. Se garder des faux prophètes, enfin, c’est aussi voir l’Histoire comme nous délivrant du conformisme en informant notre liberté. Un ouvrage stimulant, indispensable sur le sujet.
Roger Pontus

recensions-a12

Olivier Wievorka (dir.), La France en chiffres, Paris, Perrin, 2015, 667 p.
Ce livre très substantiel est tout à fait le bienvenu. Divisé en cinq parties démographie, économie, société, politique, guerres et crises, il est un trésor de données statistiques économiques, sociales, politiques et culturelles. L’auteur a voulu d’ailleurs qu’un très grand nombre de tableaux viennent compléter des explications historiques et pédagogiques tout à fait pertinentes aux chiffres fiables et contextualisés dans un très grand nombre de domaines de recherche comme par exemple, parmi tant d’autres, les associations de libre pensée, les internés de la Libération, les départs annuels en vacances, les taux d’activité, les taux d’ordination, etc. Réalisé par Julie le Gac, Anne-Laure Ollivier et Raphaël Spina, l’ouvrage, pris dans son ensemble, est une formidable photographie historique d’un moyen long terme civilisationnel, le grand XXe siècle français. Scindé en cinq parties et huit chapitres, ce travail permet aux différents chercheurs et enseignants de disposer de sources fiables et actualisés dont la synthèse n’est pas forcément chose aisée. On peut ainsi remercier les auteurs d’avoir mis à la disposition des lecteurs un appareil statistique immédiatement disponible sur un champ historique très large.
Renaud Ponan

recensions-a13

Jean-Paul Bled, Jean-Pierre Deschodt (dir.), La crise de juillet 1914 et l’Europe, Paris, éditions SPM, 2016
Jean-Paul Bled, professeur à l’Université de Paris Sorbonne, et Jean-Pierre Deschodt, directeur du département d’Histoire de l’ICES, avaient co-dirigé un premier ouvrage, Les Guerres balkaniques aux éditions PUPS (vr. supra). Avec la participation d’universitaires européens de premier plan tels que Dusan Batakovic, Dan Berindei, Stéphane Courtois, Alma Hannig, Lothar Höbelt, Gérard Hocmard, Tancrède Josseran, Günther Kronenbitter, André Louchet, Renaud Meltz, Edi Milos, Frédéric Le Moal, Charlotte Nicollet, Thierry Noulens, Vojislav Pavlovic, Nicolas Pitsos, André Reszler, Serge Schweizer, Slobodan Soja, Georges-Henri Soutou, ils prolongent leur travail d’élucidation des prémisses de la Première guerre mondiale par la publication des actes du colloque international tenu à l’Institut Catholique d’Enseignement Supérieur de La Roche-sur-Yon organisé conjointement par son département d’histoire et l’UMR 8596 Roland Mousnier (CNRS/Université Paris-Sorbonne). Les Guerres balkaniques de 1912-1913 ont redistribué la carte de l’Europe du Sud-Est, sans réussir à en apaiser les vives tensions. Considérant avec inquiétude l’agrandissement de la Serbie, l’Autriche-Hongrie est désormais décidée à ne plus rien tolérer de sa part. Au-delà de ce premier cercle, l’Europe se trouve partagée en blocs antagonistes et surarmés. Sujette à ces oppositions croissantes, le « concert européen » a manifesté d’inquiétants dysfonctionnements dans le traitement des crises balkaniques. Il suffirait d’une étincelle pour qu’une machine infernale se mette en marche… L’attentat de Sarajevo, du 28 juin 1914 contre François-Ferdinand, l’archiduc héritier d’Autriche-Hongrie, allume la mèche. Vienne y trouve aussitôt l’occasion de régler son différend avec la Serbie. A partir de là, de nombreuses questions se posent : cette guerre restera-t-elle limitée ? Ou bien va-t-elle s’internationaliser ? L’Allemagne, alliée de l’Autriche-Hongrie, laissera-t-elle la Russie intervenir au côté de la Serbie ? Quelle sera l’attitude de la France et de l’Angleterre, l’une et l’autre liées à la Russie par des traités ? Comment les opinions publiques réagiront-elles face à la menace de guerre ? Quelle place prendront les mouvements pacifistes et « anti-guerres » ? Une crise aussi aigüe rendra-t-elle encore tenable la neutralité des États ? Le fruit de ce long travail de confrontation historique, possède évidemment toutes les qualités éditoriales donc les éditions SPM nous ont habitués tels qu’un appareillage de notes complet et référencé, un index nominum et des références biographiques nombreuses. Ce deuxième tome d’un travail scientifique de longue haleine réunissant les meilleurs spécialistes de la question est un ouvrage de fond qui restera une référence pour tous les chercheurs et les enseignants.
Roland Pipet

recensions-a14

Jean Robin, Livre noir des géants de l’Internet. Espionnage généralisé, exploitation, vol de données, destruction d’emplois, etc, Blois, Tatamis, 2014, 189 p.
Comment à son habitude, Jean Robin, offre à ses lecteurs une enquête sans concession, évoquant tour à tour le fait que les résultats d’une recherche sur Google peuvent influer les résultats d’une élection, les pouvoirs d’intimidation, d’atteinte à la vie privée, des droits de propriété bafoués, d’exploitation des données personnelles, etc., sont devenus quotidiens et en toute impunité dans le monde orwellien des géants de l’Internet. Livre dans lequel on apprend entre autres que la série House of Cards de netflix a été conçue par algorithmes, et que Steve jobs s’est inspiré des gourous indiens. Depuis l’avènement des géants de l’Internet, au début des années 2000, nous ne sommes pas sortis de la crise économique et sociale, bien au contraire. La puissance de calcul et les capacités de stockage de données vont croissantes, et rendent une poignée de gens milliardaires ou millionnaires. Mais l’immense majorité d’entre nous s’appauvrit, surtout si nous faisons partie des classes moyennes des pays développés. C’est donc la preuve que le système actuel ne fonctionne pas, et qu’une infime minorité d’acteurs exploitent l’immense majorité des peuples, sans respecter qui plus est certains de leurs droits fondamentaux. Les plus connus (Google, Facebook, Amazon et Apple) ne sont pas les seuls concernés. Les secteurs de la finance, de l’assurance et bien d’autres sont en train de se concentrer en supprimant les uns après les autres les emplois sans pour autant créer de valeur en échange. La destruction créatrice de Schumpeter n’est pas à l’oeuvre, c’est la destruction destructrice qui est à l’oeuvre. Avec une liberté de ton tout à fait bienvenue et une très grande précision des informations données cet ouvrage permet d’en savoir un peu plus sur le monde fermé de ces multinationales.
Roger Pontus

recensions-a29

Thierry Chopin, Michel Foucher, L’état de l’union. Rapport Schuman 2015 sur l’Union européenne, Paris, Lignes de repères, 2015, 276 p.
Les directeurs de la publication ont souhaité bénéficier de l’expertise d’auteurs aussi pertinents que Angelino Alfano, Joachim Bitterlich, Jean-Jacques Bonnaud, Alain Chouet, Claire Darmé, Corinne Deloy, Claire Demesmay, Michel Derdevet, Alain Fabre, Jean-Dominique Giuliani, Nicole Gnesotto, Pascale Joannin, Jean-Claude Juncker, Barbara Kunz, Mathilde Lemoine, Christian Lequesne, Anand Menon, Robin Niblett, Pascal Perrineau, Jean-Claude Piris, Gerrit Schlomach et Daniela Schwarzer. S’ouvrant sur les enjeux politiques pour l’Union tant pour les nouvelles institutions européennes que pour la zone euro, l’ouvrage offre ensuite une déclinaison des problématiques géographiques européennes telle que la place pour la France dans l’Union européenne, et ce, malgré le peu de crédibilité internationale de François Hollande, la question de la sortie du Royaume-Uni de l’UE lancée par David Cameron talonné par l’Ukip et celle des sécessionnismes régionaux évoquant une balkanisation de l’Europe, tel qu’on a pu l’entrevoir avec la Catalogne. Au niveau économique, les auteurs se penchent sur la question de l’inexistante croissance dans l’UE, de l’hétérogénéité des visions économiques en Allemagne et en France, notamment en termes d’énergie, d’immigration, d’asile et de contrôle aux frontières extérieures de l’Union européenne ; problématique posant la difficulté pour l’UE de développer une influence face aux nouveaux rapports de force mondiaux, en particulier en raison de son incompréhension de la géopolitique russe, à cause de son rapport schizophrénique vis-à-vis de la rive sud de la Méditerranée, de sa difficulté de dépasser le concept de « guerre globale contre la terreur » lancée par les Américains dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, de l’incapacité à développer une authentique Défense européenne et enfin de la tentation de rester dans la dépendance vis-à-vis des États-Unis (ÉU) comme le confirme le document stratégique de l’UE, « décalque » de la stratégie américaine de sécurité. Dans son article, Jean-Dominique Giulani souligne la dimension idéologique du projet européen en évoquant le caractère inéluctable, l’impossibilité de retour en arrière d’une construction fonctionnaliste : « son fondement véritable c’est une volonté politique constante, assumée par tous les dirigeants européens successifs et gravée dans le marbre de traités, qui interdisaient tout retour en arrière en la mettant à l’abri des soubresauts politiques », comme l’expliquait par ailleurs Jean-Claude Junker en ces termes : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Concernant les spécificités de l’économie européenne, Jean-Dominique Giulani en présente des caractéristiques particulières et notamment « une démographie en berne et préoccupante, qui explique une prudence vis-à-vis de l’endettement et une approche très spécifique de l’avenir des régimes de retraite, le poids important du secteur public et de la dépense publique (47% du PIB en moyenne), un stock d’investissements étrangers très élevé mais un flux en fort ralentissement, un chômage élevé, qui s’établit à plus de 10%, supérieur à celui de nos principaux compétiteurs des Etats-Unis (moins de 6%), du Japon (moins de 4%), de la Chine ou du Brésil (environ 4%) ou de la moyenne mondiale à peine supérieure à 6% ». L’ouvrage se conclue sur un grand entretien avec le président de la Commission européenne. Comme chaque année, L’Etat de l’Union se distingue également par une avalanche de données statistiques, géographiques et géopolitiques. En étudiant la place de l’Union européenne dans le nouvel ordre mondial et notamment vis-à-vis des Etats-Unis (ÉU), l’ouvrage évoque son poids démographique et celui des États membres, et effectue des comparaisons internationales et des prévisions en mettant l’accent sur le vieillissement de la population dans l’UE. Sujet d’actualité, sont détaillées le nombre de demandeurs d’asile ainsi que le statut des demandes d’asile dans l’UE. Pour bien comprendre la place de cette dernière dans la mondialisation, la mesure du poids économique et financier de ses États membres et, par comparaison des autres pôles de puissance économique, est tout à fait pertinent d’autant plus si on le détaille par l’étude de la répartition du PIB mondial, à parité de pouvoir d’achat ainsi que le PIB à parité de pouvoir d’achat des États membres et leur rang mondial. L’ouvrage évoque logiquement ensuite la place des économies des Etats membres dans les échanges internationaux par rapport à l’évolution du commerce mondial en prenant en compte les importations extracommunautaires par État membre de l’UE, les flux entrants d’investissements directs étrangers de l’UE avec des comparaisons internationales. La partie statistique détaille également les dépenses des États de l’UE en matière de défense, en exportation d’armes et en ce qui concerne l’aide publique au développement. Les auteurs proposent d’établir un bilan de la maîtrise des finances publiques et la stabilité financière en étudiant les déficits et dettes publics des États membres de la zone euro, le solde structurel des États membres de l’UEM, l’évolution de la masse monétaire et le taux d’inflation dans la zone euro, le cours de l’euro face aux principales monnaies, les taux de croissance et de chômage dans l’UE. Les auteurs soulignent également le retard pris par rapport aux objectifs, en ce qui concerne les dépenses publiques et privées pour l’éducation, la formation continue et l’apprentissage mais surtout les dépenses de recherche et développement dans les politiques de l’UE. A ce titre, le rapport détaille la répartition du financement du budget européen et les parts respectives du budget dédiées à la politique agricole commune, à l’environnement, au développement rural, aux politiques de cohésion, aux politiques de compétitivité. Le rapport reste une des meilleures sources pour la compréhension du système d’intégration européen.
Roland Pipet

recensions-a16

Renaud Garcia, Le désert de la critique. Déconstruction et politique, Paris, coll. « Versus», Editions L’Echappée, 2015, 222 p.
L’auteur, philosophe, spécialiste de l’anarchisme de la critique sociale de la croissance est un fer de lance de la critique du déconstructivisme post-moderne qu’il présente comme une sorte de chaos de la pensée. Avec la fin du communisme bolchevique ultime idéologie messianique du XXe siècle qui avait préalablement vaincu le nazisme, la victoire du système capitaliste dans sa variante libérale et financière ultime, a eu pour conséquence d’amener un « désert de la critique », puisque celle-ci « inféconde, se contraint à la démystification, à la déconstruction des structures du capitalisme, des rapports de pouvoirs, sans parvenir à leur opposer concrètement une idéologie alternative ». La modernité tardive a ceci de particulier qu’elle a pu fausser la capacité de l’homme à utiliser les outils intellectuels et culturels dont il disposait naturellement pour approcher la réalité du monde. Renaud Garcia évoque Mai 68, la contre-révolution libérale parfaite, véritable cheval de Troie du capitalisme libéral sous un avatar libertaire provoquant de façon volontariste la confusion entre liberté et libéralisation, créant le consommateur moderne achevé selon le modèle de consommation de masse. La Déconstruction c’est, dans la modernité tardive, l’absence d’alternative et la fin des idéologies messianiques, au profit d’une capacité uniquement immanentiste de la pensée. L’auteur se penche sur l’idéologie foucaldienne dans laquelle l’idée de déconstruction est la caractéristique déterminante de l’époque moderne tardive. Tout y passe et l’homme d’aujourd’hui est peint comme perdu face au vide de sens de sa propre condition, anesthésié, presque esclave du système dans lequel est inséré, « souffrant d’avoir la capacité intellectuelle de le déconstruire mais prisonnier de son inébranlable incapacité à s’en extraire ». La déconstruction reste-t-elle triomphante au moment même où s’appliquant partout elle s’est institutionnalisée ? Où justifiant la marchandisation généralisée, elle permet l’emprise des industries culturelles et l’artificialisation du monde, dans lequel « le réel est si contradictoire qu’il devient incompréhensible, le pouvoir, si multiple qu’il devient inidentifiable, la nature humaine, si vague qu’elle relève d’une utopie, le langage, si normé qu’il éloigne de l’idée, la vérité, si conditionnée qu’elle perd sa fiabilité, le corps, si indéfinissable qu’il ne peut se définir plus que dans le transgenre » (Helena Magnan Coelho). La faillite intellectuelle et, il faut bien dire, l’appauvrissement de la pensée que la déconstruction suggère, sont remarquablement analysés par l’ouvrage de Renaud Garcia lequel a travaillé sur l’échec des différentes tentatives de critique sociale contemporaine en raison de la pesanteur d’un système social et culturel boboisé à la fois exclusiviste et à prétention monopolistique.
Roland Pipet

recensions-a17

Gérard Conio, Théologie de la provocation. Causes et enjeux du principe totalitaire, Paris, éditions des Syrtes, 2016, 227 p.
Gérard Conio est professeur émérite de l’Université de Nancy 2, traducteur d’auteurs russes et polonais. Peut-on dire à la suite d’Hannah Arendt que la notion de progrès est d’essence totalitaire ? Dans la grande tradition des penseurs de la modernité tardive, tel Augusto del Noce, Gérard Conio nous fait entrer de plain-pied dans l’élucidation du monde technicien issu de la révolution moderne. Il nous fait comprendre combien la provocation est l’essence de la modernité. La vision de l’auteur se fonde sur la critique de l’historicisme et utilise le temps long dit civilisationnel pour l’exprimer : « depuis la chute du premier homme hors du jardin d’Éden, depuis la tentation du Christ dans le désert, l’histoire a refermé sa boucle et retourne sur elle-même. La civilisation technicienne réintroduit le règne des lois de la jungle où l’homme est une proie pour l’homme. Les derniers développements du capitalisme triomphant confirment le passage de l’ennemi traditionnel à l’ennemi réel analysé par Carl Schmitt. À ce point d’inversion totale des valeurs, l’union sacrée autour de la défense du « genre humain » exige la présence permanente d’un ennemi public qui dépasse la distinction entre l’ami et l’ennemi. Le concept de « guerre humanitaire » traduit une nécessité issue du nouvel état du monde. Désormais la paix n’est plus négociable car le salut de l’humanité passe par l’extermination totale et sans condition de son ennemi. Puisque la démocratie mondiale sous protectorat américain a décidé une fois pour toutes qu’elle s’identifiait à l’humanité, tout ennemi désigné sera voué à l’extermination morale et physique ». L’auteur peut décliner ainsi une bonne partie du XXe siècle idéologique, les idéologies messianistes, tels le marxiste-léniniste et le nazisme, mais également les rouages totalitaires et l’institutionnalisation de l’imposture de la société bourgeoise à prétention matérialiste, immanentiste, relativiste et moraliste. Très pédagogue, Gérard Conio, illustre son propos de nombreux cas concrets comme par exemple, la révolution russe, l’affaire Azef, le principe du « Tiers inclus », la question du sens de l’histoire, l’Occidentisme comme provocation globale, etc. Reprenant la thématique générale de ses précédents ouvrages, L’Art contre les masses (L’Age d’Homme, 2003) et Les Figures du double (L’Age d’Homme, 2001), l’auteur rappelle que la stratégie de l’Occidentisme consiste dans la confusion programmée entre la forme sous laquelle la réalité se présente d’abord à la conscience et la réalité elle-même. Dès lors l’important n’est plus dans la réalité des faits objectivement établis mais dans la présentation de ces faits à une opinion instrumentalisée. Alors la prémisse moderne trouve idéalement son application totalitaire puisque, « prise en étau entre la réalité et la contingence, la possibilité d’un avenir radieux, qu’elle soit celle du communisme, du mondialisme ou de l’islamisme radical, crée entre les hommes, le cercle apocalyptique de l’enfer c’est les autres ». Un ouvrage de fond qui invite le lecteur à ne pas fermer les yeux sur des vérités que nous refusons de voir.
Roger Pontus

recensions-a18

Claude Gauvard, Jean-François Sirinelli, Dictionnaire de l’historien, Paris, Coll. « Quadrige dictionnaire », PUF, 2015, 786 p.
Ce Dictionnaire de l’historien, tout à fait bienvenu dans le champ des études historiographiques, est dirigé par Claude Gauvard, professeur émérite d’Histoire du Moyen Âge à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre honoraire de l’Institut universitaire de France et qui a récemment dirigé, aux PUF, la collection « Une histoire personnelle de la France » en sept volumes, et par Jean-François Sirinelli, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris et président du Comité français des sciences historiques ; lesquels, par ailleurs, dirigent ensemble la Revue Historique (depuis 1998) et la collection « Le noeud gordien ». Ces deux éminents spécialistes se sont entourés de Stéphane Benoist, Anne-Emmanuelle Demartini, Jean-Marie Le Gall et Pascal Cauchy. On entre dans ce fort ouvrage en y découvrant, au fur et à mesure de la lecture des notices, ce que représentent à la fois la recherche en histoire et le métier d’historien. Possédant 355 entrées et 200 auteurs, ce travail qui est une entreprise d’envergure a du, comme tout dictionnaire, faire des choix thématiques notamment en privilégiant les grands thèmes qui renouvellent la pensée historique. Les quatre grandes périodes, antique, médiévale, moderne et contemporaine, sont représentées qui permettent à la fois une approche de la diversité du tissu historique et une historiographie très représentative. Reste que le grand défi des historiens est la maîtrise d’une méthodologie de la recherche devant exclure l’idéologie, c’est pourquoi on peut s’étonner, seul bémol à cet excellent ouvrage, de la présence d’un Pierre Serna totalement incongru parmi les éminents spécialistes du dictionnaire tellement son engagement radicalement partisan, obtus et grossier est l’antithèse de la démarche scientifique. Une grande attention a donc été portée au métier d’historien face à ces nouveaux objets et à de nouveaux modes d’investigation. Une telle somme montre que l’Histoire reste une, comme un édifice éclairant un savoir indispensable au citoyen d’aujourd’hui. « Définir les principes sur lesquels reposent la discipline historique et son enseignement, mettre en valeur les principaux acquis de la recherche dans une perspective historiographique, répondre aux enjeux de l’Histoire dans la société, telles sont les missions que tente de remplir ce Dictionnaire de l’historien. Au moment où, d’une part, l’histoire tend à se vulgariser et à se confondre trop souvent avec la mémoire et où, d’autre part, les spécialistes des sciences humaines et sociales parlent volontiers d’une « crise » de l’Histoire, il a semblé important de dresser un tableau des outils dont dispose l’historien pour développer sa discipline. (…) C’est un dictionnaire de méthode plus que de contenu historique, dont le but est de prendre en compte, en termes aussi simples que possible, la circulation des connaissances qui, de nos jours, servent à écrire l’histoire. (…) Une caractéristique que ce Dictionnaire revendique, c’est bien celle de respect : respect de la diversité historiographique et des sensibilités, respect de la variété des objets, tous d’une égale dignité intellectuelle. (…) Nous souhaitons que les futures générations d’historiens puisent dans ce livre, en premier lieu, le sens de la rigueur face à la complexité des êtres et des situations historiques. Car la fonction de l’historien, au bout du compte, demeure bien de procéder à un rendu de complexité : la réalité abolie qu’il tente de restituer fut forcément, en son temps, une réalité complexe et multiforme. Il ne s’agit pas pour lui de s’y perdre, au contraire. Ce traité se veut un guide pour se mouvoir dans la compréhension d’entités imbriquées qui ont, de surcroît, évolué au cours des âges ».
Renaud Ponan

recensions-a30

Marie-Laure Moquet-Anger, Les Institutions napoléoniennes, Paris, Coll. « Logiques Juridiques », L’Harmattan, 314 p.
Marie-Laure Moquet-Anger, Professeur à l’université de Rennes I et Directrice du Laboratoire d’Etude du Droit Public de la Faculté de Droit et de Science Politique de l’université de Rennes I avait organisé un colloque les 21 et 22 novembre 2002 sur les institutions napoléoniennes. A cette occasion, on avait pu apprécier lors des échanges scientifiques de très haut niveau entre les personnalités éminentes venus livrer leur communication, l’intimité des spécialistes, le général Raymond Germanos avec le recteur Maurice Quenet, très proches, tous deux ayant enseigné conjointement dans les différentes écoles militaires et de défense, se connaissant depuis longtemps et partageant apparemment une vraie intimité, ou scientifique entre les professeurs Yves Gaudemet, Jean-Louis Harouel et Jacques Moreau, par exemple, tous trois de l’université Paris II Panthéon-Assas. A la lecture enfin bienvenue des Actes, on peut constater que les auteurs avaient su évoquer le rôle de Bonaparte dans la diffusion d’une nouvelle conception des institutions et de la société (1796-1797). Deux siècles après leur création, la question était posée du destin des « masses de granit » annoncées par Bonaparte et « jetées sur le sol de France » ? Pourquoi avaient-elles résisté aux crises de régime et aux modifications constitutionnelles ? Comment s’adaptaient-elles aux évolutions de la société et plus particulièrement s’étaient-elles soumises aux prescriptions politico-juridiques de la construction européenne et à la mondialisation des échanges ? Comment ces institutions, civiles et militaires, administratives et juridictionnelles, répondent-elles aux besoins de justice, de transparence et d’accessibilité au droit et aux services publics ? A la lumière des diverses communications qui avaient nourri ces journées d’études, le lecteur découvrira les mouvements de fond qui avaient affecté, sans les détruire, ces masses de granit. C’est le professeur émérite Jacques Moreau, de l’université Paris II Panthéon-Assas qui introduisît remarquablement le dossier, que Jean-Louis Harouel, du même établissement orientait avec talent d’abord vers l’étude des institutions administratives, avec une puissante contribution d’Olivier Jacob sur le rôle du préfet dans l’exercice des missions régaliennes, celle, passionnante, de Francis Chauvin, Professeur à l’université de Rennes II sur le préfet et les politiques communautaires, le Préfet Raymond-François Le Bris faisait porter sa brillante contribution sur l’évolution du métier préfectoral en France, Manuel Gutan, de l’université « Lucian Blaga » de Sibiu (Roumanie) avait su capter l’intérêt de son auditoire en abordant la réception de l’institution napoléonienne du préfet en Roumanie. Maurice Quenet, de l’université de Paris II Panthéon-Assas développait assez laborieusement un sujet manifestement travaillé sur fiches, le rôle du Recteur-chancelier en matière d’enseignement supérieur, à la différence de Marc Debene, Recteur de l’académie de Rennes et Chancelier des universités de Bretagne qui évoquait avec talent l’autorité académique, deux siècles plus tard. Yves Gaudemet, Professeur à l’université Paris II Panthéon-Assas introduisait la partie sur le Système juridictionnel dont Marc Bouvet, Professeur à l’université de Pau et des Pays de l’Adour évoquait la procédure contentieuse devant le Conseil d’Etat napoléonien, juge administratif suprême entre 1799 et 1814). Bernard Pacteau, Professeur à l’université Montesquieu Bordeaux IV se posait la question de savoir si les années 2000, seraient un troisième âge pour la juridiction administrative française et Geneviève Gondouin, Professeur à l’université de Savoie celle de savoir quel était l’avenir pour la juridiction administrative à l’aune du dualisme juridictionnel en ce début du XXIe siècle. Alberto Azzena, Professeur à l’université de Pise (Italie) passionnait l’assistance par une époustouflante présentation du Conseil d’Etat italien. Sami Salhab, Professeur à l’université libanaise, prenait le cas du Liban pour évoquer avec force érudition l’influence du modèle juridictionnel français à l’étranger. Ainsi, Ioan Les, Professeur à la Faculté de droit de Sibiu (Roumanie), évoquait l’influence du modèle juridictionnel français sur le droit roumain, tandis que « Le juge des comptes et la Convention européenne des droits de l’homme était le sujet choisi par Jacques Petit, Professeur à l’université de Rennes I. L’introduction à la codification était assurée par Jean-Marie Pauti, Conseiller d’Etat et François Burdeau, Professeur émérite à l’université Paris II Pantheon-Assas posait la question « Codification ou codifications ? », Remy Schwartz, Conseiller d’Etat, s’attachant à décrire la politique actuelle de codification, François Terré, de l’Institut, Professeur émérite à l’université de Paris II Panthéon-Assas, concluant ce thème par l’évolution de la codification du droit civil dans le cadre européen. Il revenait au General d’Armée (2S) Raymond Germanos, d’introduire la thématique sur le lien Nation-Armée en développant sur la place de l’Armée dans la Nation, puis au General Christian Raviart de développer la capacité d’adaptation de l’enseignement militaire pour répondre aux besoins de la Nation et à Olivier Echappe, Secrétaire-général de la Grande Chancellerie de la Légion d’honneur et Professeur associe à l’université Lyon III et à l’Institut catholique de Paris, d’évoquer les Mérites civils et militaires : la Légion d’Honneur, ses Statuts et son Statut. Un ouvrage tout à fait remarquable à tout point de vue.
Renaud Ponan

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Pierre-Emmanuel Barral, Les grands théoriciens des relations internationales, Levallois-Perret, Studyrama, 2015, 278 p.
Ancien élève de l’école des Chartes, agrégé et docteur en histoire, ancien secrétaire de la Commission française d’histoire militaire de 2003 à 2013 et enseignant à l’ICES, Pierre-Emmanuel Barral propose ici, une analyse des plus grands théoriciens des relations internationales. Ce livre rassemble, de manière structurée et selon une approche chronologique, cent biographies allant de l’Antiquité à nos jours. Ce travail didactique revêt un triple intérêt. L’auteur n’est pas tombé dans l’écueil de la compilation biographique et chaque auteur a été replacé dans son contexte ainsi que dans le courant de pensée auquel il se rattache, les précurseurs (Thucydide, Platon, Aristote, saint Thomas d’Aquin, Bodin, Hobbes, Locke, Rousseau, Clausewitz, etc.), les fondateurs contemporains de la discipline (Ratzel, Schmitt, Mackinder, Spykman, Maurras, Bainville, Huntington, Lacoste, etc.). De plus, P.-E. Barral va au-delà de la simple biographie stérilisante en présentant pour chaque auteur les apports majeurs de ces derniers, par l’analyse des principes de l’école réaliste, du courant idéaliste, de la géopolitique ou encore des différents débats historiographiques qui ont accompagné la naissance de la théorie des relations internationales. Enfin cet ouvrage constitue une invitation à en lire d’autres. Il constitue un parfait outil de travail pour toute personne désireuse d’en apprendre plus sur la théorie des relations internationales. Les fiches biographiques sont suffisamment denses pour satisfaire à la fois les spécialistes et les novices. Quant à la bibliographie fournie pour chaque auteur, elle constitue un précieux point de départ pour ceux souhaitant approfondir leurs connaissances sur tel ou tel théoricien. P.-E. Barral, digne disciple d’Hervé Coutau-Bégarie dont il fut un des plus proches élèves, livre ainsi une contribution de qualité aux études des relations internationales et de la géopolitique.
Thomas Siret

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Aude de Kerros, L’imposture de l’art contemporain. Une utopie financière, Paris, Eyrolles, 2015, 256 p.
A la suite de son remarquable L’Art caché. Les dissidents de l’art contemporain, l’auteur nous invite à un authentique décryptage de la contribution hexagonale à la « fabrique » d’un « art » contemporain mué en produit financier : un mécanisme aux rouages actionnés en réseau, entre marché et décision publique, au profit exclusif -sonnant et trébuchant- d’une poignée d’investisseurs et d’auteurs, au détriment de la partie immergée, majorité écrasante de la scène artistique, toujours moins silencieuse. Diplômée en droit et sciences politiques, Aude de Kerros a imposé depuis plus d’une décennie sa singularité d’essayiste de renom dans le domaine de la création artistique dont elle s’attache à restituer et faire connaître l’évolution souterraine. Ancienne pensionnaire de la Fondation Konrad Adenauer, lauréate de l’Institut de France (Prix de portrait Paul-Louis Weiller 1988), graveur et peintre dont les œuvres figurent au catalogue des collections du National Museum of Women in the Arts de Washington et du département des Estampes et de la photographie de la BNF, notamment, Aude de Kerros a présenté plus de quatre-vingts expositions en France et en Europe. Contributrice à divers supports de médias, auteur ou coauteur de plusieurs ouvrages, lauréate 2012 du Prix Adolphe-Boschot de l’Académie des Beaux-Arts pour Sacré art contemporain. Évêques, inspecteurs et commissaires (Jean-Cyrille Godefroy, 2012), elle a par ailleurs publié, avec Marie Sallantin et Pierre Marie Ziegler, 1983 – 2013 Les Années noires de la peinture Une mise à mort bureaucratique ? (Pierre-Guillaume de Roux, 2013) et L’Art caché. Les dissidents de l’art contemporain (Eyrolles, nouvelle édition 2013). Evoquant tour à tour, la question de la valeur réelle de l’art contemporain, ses hypostases, sa caractéristique exclusive, le compromis historique entre les intellectuels et les marchands de Paris à New York, la pyramide financière du marché de l’art, l’évolution du libéralisme artistique à l’art dirigé et du rigorisme rouge au progressisme hip, Aude de Kerros propose un questionnement sur l’art contemporain sous forme d’une enquête approfondie sur ses ressorts cachés, motivation financière et perversité intellectuelle. FIAC, Anish Kapoor, Jeff Koons, Xavier Veilhan, Paul MacCarthy, Daniel Buren… Les œuvres d’artistes d’aujourd’hui sont omniprésentes dans le paysage urbain des métropoles ainsi que dans le cadre des musées, sites et monuments patrimoniaux. Dans la sphère médiatique, également, laquelle a largement relayé les récents actes répétés de vandalisme dont certaines d’entre elles ont fait l’objet. À l’intention du plus large public interpellé par cette actualité symptomatique et intéressé par la création dans le champ des arts plastiques et les débats qui le traversent ou curieux des enjeux des politiques culturelles, Aude de Kerros délivre clefs et ressorts des phénomènes en cours dont elle propose une lecture analytique et critique, étayée par une abondante documentation et fourmillant d’exemples. Interrogée par Jack Moyal, elle rappelle que « Ce que l’on désigne couramment par le vocable d’ « Art contemporain » ne reflète pas toute la production artistique de notre époque, loin de là. L’appellation correspond à un label estampillant un courant parmi d’autres de la création: l’art conceptuel. Il a été choisi par le haut marché comme produit artistique à destination planétaire pour son caractère sériel, reproductible, peu identitaire. L’administration culturelle française en a fait l’art officiel de la République. Ses « inspecteurs de la création », ses conservateurs et universitaires décident de ce qui est de l’art et de ce qui n’en est pas, et ne distinguent plus très bien les frontières entre secteur Public et secteur privé. L’art conceptuel, apparu dans les années soixante, s’est en effet imposé à partir des années quatre-vingts en tant que seule pratique « contemporaine » légitime, avant de devenir, à la fin de la décennie quatre-vingt-dix, un « financial art » globalisé. Les œuvres sont devenues sérielles, avec des produits d’appel haut de gamme pouvant atteindre des cotes astronomiques, déclinées en marchandise industrielle aux quantités et formats divers, adaptés à tous les budgets. L’arbitraire des réseaux de collectionneurs qui en fabriquent la valeur remplace les critères et repères intelligibles de la valeur artistique. L’hyper-visibilité de ces produits, qui résulte de plans marketing et de communication, occulte les nombreux autres visages « cachés » de la création d’aujourd’hui, aussi divers que méconnus ». Un regard incisif et sans concession, à rebours de la rhétorique manichéenne et conformiste comme des raccourcis idéologiques, pour un essai revigorant autant que salutaire, ambitieux dans ses contours, inédit par son angle factuel. Une approche tout à la fois rétrospective, métamorphoses de la décennie écoulée, panoramique, large spectre sur la production actuelle en France, et prospective, scenarii d’éclatement à terme de la bulle spéculative.
Roger Pontus

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Thomas Gomart, Le retour du risque géopolitique. Le triangle stratégique Russie, Chine, États-Unis, Paris, IFRI, Institut de l’entreprise, 2016.
Suite à la normalisation de ses rapports économiques et politiques avec la Chine (ce sont bien les États-Unis (ÉU) qui ont favorisé l’entrée de Pékin dans l’OMC contre l’avis de l’Union européenne (UE), celle-ci considérant le peu de fiabilité des statistiques chinoises à l’époque), Washington n’a jamais cessé de considérer le rapport de puissance avec la Russie comme étant principal, premier, dans le déséquilibre ou l’équilibre de la nouvelle situation multipolaire des relations internationales. Par conséquent, les États-Unis concentrent une bonne part de leurs moyens d’action géopolitique sur l’endiguement, le refoulement et l’encerclement de la Russie, qu’il s’agisse par exemple de ses frontières physiques, avec l’élargissement de la sphère d’action de l’OTAN, ou de son influence, Washington sur la défensive ces dernières années, étant notamment débordé par le succès de l’intervention militaire russe en Syrie et une présence russe dont l’importance est croissante aux Proche et Moyen-Orient. Comme toute bonne stratégie, la logique commande d’en soigneusement cacher les objectifs et c’est pourquoi les observateurs ont pu voir fleurir dans les relais d’influence américains en Europe et en France en particulier, un grand nombre de publications, quelle que formes qu’elles prennent, reprendre les éléments de langage dictés outre-Atlantique, selon lesquels la Russie ne serait finalement considérée qu’en quatrième ou cinquième rang dans les priorités stratégiques de Washington. Ce fut, par exemple la publication des rapports de la CIA -déjà tout un programme !- préfacés par des essayistes de cour tels qu’Alexandre Adler (Le rapport de la CIA, Robert Laffont et Pocket, 2006, 2009, 2010, etc.) ou du Sénat américain par Jean Guisnel, (Un monde en péril, Paris, Grasset, 2010) appliquer à la lettre les suggestions américaines. Et voici qu’en février 2016, l’intervenant multicartes de nombreux médias, Thomas Gomart, publie cette note de l’IFRI (dont il est le directeur), avec l’Institut de l’entreprise. Non scientifique, mais très fortement orientée, ce papier présente peu d’intérêt tant dans l’étude géopolitique que dans la prospective occidentaliste timidement évoquée. Il possède, en revanche, toutes les caractéristiques de la note d’influence à destination des chefs entreprise et des décideurs français, sur les marchés d’exportation des trois pays concernés. Qu’y découvre-t-on en page 22, par exemple ? La reprise exacte de la doxa d’outre-Atlantique loin de la réalité stratégique mondiale, et selon laquelle « le problème fondamental réside dans une forte asymétrie d’intérêt : la Russie est perçue à Washington comme une puissance fondamentalement déclinante qui, de ce fait, présente un risque pour les équilibres régionaux. Elle est devenue un sujet secondaire sur l’agenda américain », avec une conclusion invitant évidemment à ne pas privilégier le marché russe (p. 56), etc. Tout le reste est à l’avenant, comme le regret pathétique de l’auteur du déclin des logiques prescriptives d’intégration (heureusement au profit des politiques d’État), le jargon sociologico-branché en sus. Le problème des auteurs de ce genre de notes ponctuelles, c’est le continuum de la désinformation dont elle sont porteuses, parce que les lecteurs deviennent de plus en plus exigeants et tendent à diversifier l’origine de leurs informations ; la révélation de la réalité des défis géopolitiques contemporains entraîne le discrédit rapide de ces travaux de commande dont la qualité d’analyse est faible et la fiabilité d’information basse. Ces auteurs médiatiques dont l’aura pâlit précocement doivent alors de plus en plus se contenter des créneaux repérés et ouvertement propagandistes et laisser aux nouvelles étoiles des médias le soin d’occuper les premiers rangs.
Régis Poupard

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Thierry Balzacq, Frédéric Ramel (dir.), Traité de relations internationales, Paris, coll. « Nouveaux débats », Presses de Sciences Po, 2015, 1200 p.
Son titre l’indique, ce travail est un ouvrage de référence rédigé par une soixantaine d’auteurs dirigés par Thierry Balzacq (université de Namur et université d’Edimbourg), Frédéric Ramel (Sciences Po, Paris). Le lecteur est plongé dans le vaste champ d’étude des relations internationales, ce d’autant plus qu’il s’enrichit des nombreux apports d’autres disciplines et de la pluralité d’écoles en la matière. C’est en effet toute la première partie qui est consacrée à une contextualisation, une histoire décentrée des RI, l’histoire comparée des relations internationales en somme, par l’étude des approches du Royaume-Uni, des États-Unis, de l’Afrique Centrale, de l’Afrique de l’Ouest francophone, de la Belgique, du Canada, de la France, du Liban, de la Russie, de la Suisse, du Vietnam. La deuxième partie est une vision externe des relations internationales, celles d’autres disciplines, telles que le droit, l’économie, la géographie, l’histoire, les mathématiques et les modélisations, la philosophie, l’analyse des politiques publiques, la psychologie, la sociologie. La troisième partie évoque les axes de recherche et d’études sur des thématiques régulièrement abordées dans ce cadre d’analyse. Il s’agit de sujets tout aussi passionnants que la résolution des conflits, la diplomatie publique, le droit international, l’économie politique internationale, l’éthique des relations internationales, les études de sécurité, la stratégie, la géopolitique, l’histoire des relations internationales, la négociation internationale, les organisations internationales, la philosophie des sciences sociales et les relations internationales, la politique étrangère, la psychologie politique internationale, la théorie des relations internationales, l’environnement dans les relations internationales. Tout à fait originale, la dernière thématique abordée, intitulée « Transmission » et « Circulation et usages des connaissances », scrute les réseaux de diffusion des connaissances, de la pédagogie aux débats publics, la question de l’expertise et les nouveaux médias. Les auteurs se penchent ainsi sur l’enseignement des relations internationales, l’international comme dimension compréhensive dans l’enseignement de la science politique, l’usage des simulations de négociation, les blogs de RI, les revues francophones de relations internationales, la revue Études internationales, l’expertise internationale, l’internationaliste et la médiatisation des RI, ce dernier thème par un spécialiste, Thierry Garcin. Destiné aux étudiants, enseignants, chercheurs, politiciens, diplomates et experts, professionnels des associations et des organisations, cet ouvrage complet lequel accomplit l’ambition du traité, réussit à transmettre les fondamentaux de la discipline en innovant sur de nombreux points.
Renaud Ponan

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Christopher Booker, Richard North, La Grande dissimulation. Histoire secrète de l’UE, préf. Jacques Sapir, Paris, L’artilleur, collection « Toucan – Essais », 2016, 840 p.
Richard North, ancien directeur de recherches au Parlement européen et Christopher Booker journaliste au journal Sunday Telegraph, s’attaquent sans vergogne au processus d’intégration devant mener au gouvernement supranational à l’échelle européenne. Tout au long des dates-clefs qui jalonnent l’histoire de la méthode communautaire, chère à Arthur Salter, Jean Monnet, Konrad Adenauer, Helmut Kohl, François Mitterrand ou Jacques Delors, les deux auteurs, au terme d’une longue enquête, révèlent bien des ressorts cachés et des combat occultes pour imposer aux États une logique technicienne et fonctionnaliste et ignorer la nécessité politique de tout système de gouvernement. Il s’agit bien d’une lecture britannique du processus d’intégration européenne, maintenant largement éclairée par les résultats du référendum du 23 juin 2016 consacrant la sortie de l’île de l’Union européenne, le Brexit. Christopher Booker et Richard North développent donc une approche toute anglaise à la fois du processus d’intégration et des évènements politiques qui l’ont jalonné, comme par exemple le récit de l’éviction de Margaret Thatcher par le coup de force des conservateurs europhiles ou encore la description des concessions de John Major lors des négociations du traité de Maastricht, mais également la vie politique anglaise depuis 1945. Les auteurs n’hésitent pas à remonter en amont des premières communautés et évoquer les questions de l’Entre-deux-guerres telle que l’occupation de la Rhénanie en 1923, par exemple, et le lien entre défis géopolitiques de cette période et le lancement du processus supranational du début des années cinquante. Concernant la partie cachée des origines de l’idéologie de l’Europe intégrée, c’est-à-dire celle issue des projets nazis, les auteurs se fondent notamment sur le travail tout à fait exceptionnel de leur compatriote John Laughland (The Tainted Sources of the European Idea, traduit en La liberté des nations, F-X de Guibert, Paris, 2001 ; lequel conclut : « une Europe “post-nationale” serait une Europe allemande, dans laquelle l’Allemagne dominerait l’Europe autant que par principe que par sa taille »). Il eut été particulièrement fructueux en revanche, pour donner une assise scientifique à leur démonstration bien réelle, que les auteurs mentionnent les travaux universitaires de Pierre Mélandri (Les États-Unis face à l’unification de l’Europe 1945-1954, Paris, Pedone, 1980), André Kaspi (La mission de Jean Monnet à Alger (Mars-Octobre 1943), Paris, Publications de la Sorbonne, 1971), Christophe Réveillard (Les premières tentatives de construction d’une Europe fédérale. Des projets de la résistance au traité de CED (1940-1954), Paris, F-X de Guibert, 2001), Irwin Wall (L’influence américaine sur la politique française, Paris, Balland, 1989) et François David (John Foster Dulles, Secrétaire d’État, Cold Warrior et père de l’Europe, Paris, PUPS, 2011), lesquels ont fondé leurs recherches irréfutables sur des archives américaines et européennes, la plupart inédites. Christopher Booker et Richard North décrivent l’ensemble des étapes, telles que la préparation du traité constitutionnel de 2004, et des négociations qui ont accompagné la « révolution de gouvernement » provoquée par le processus d’intégration et ont le talent de faire ressortir, dans un tour d’horizon très complet, tous les éléments plus ou moins cachés, les intentions réelles des responsables communautaires ainsi que la force d’inertie de la bureaucratie européiste.
Régis Poupard

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Gabriel Martinez-Gros, Fascination du djihad. Fureur islamiste et défaite de la paix, Paris, PUF, 2016, 120 p.
L’effroyable bilan du ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve et de Manuel Valls face au terrorisme et à l’insécurité est tout à fait accablant. Les observateurs ajoutent à l’amateurisme de ces politiciens, leur incapacité à avoir intégré le jihadisme comme le reflet d’une fascination pour la violence collective. Ils se sont contentés de se réfugier derrière le désarmement moral occidental, sorte de « pacification sourcilleuse » modérée, qui refuse l’existence d’un ennemi (vr. B. Dumont, G. Dumont, C. Réveillard (dir.), La culture du refus de l’ennemi. Modérantisme et religion au seuil du XXIe siècle, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2007), alors que les islamistes incarnent la puissance d’une idéologie religieuse et récupèrent à leur profit cette immense fascination pour la violence collective. C’est justement ce que Gabriel Martinez-Gros (université de Nanterre) explique au lecteur dans les développements d’un livre à la fois pédagogue et critique. Riche d’une très grande maîtrise de la pensée d’Ibn Khaldoun (1332-1406), l’auteur (vr. sa Brève histoire des Empires, Paris, Seuil, 2004) réussit à se dégager des facilités routinières et des culpabilités inhibitrices, de l’éternelle confrontation de la Croix et du Croissant et de l’Occident et du Tiers-mondisme arabe, pour aborder la violence de l’Islam via les explications politiques et sociales, assez largement universelles dans les entités de taille impériale (séparation des fonctions productives et guerrières). La progression de la civilisation ne peut empêcher l’existence de petites cosmogonies ou tribus, notamment celles de l’Islam salafiste, fondées sur des formes de refus et de violence, d’autant plus radicales, précise Gabriel Martinez-Gros, « qu’elles sont efficaces face à des populations majoritaires de plus en plus désarmées matériellement et psychologiquement par leur sédentarisation, c’est-à-dire par les protections mêmes que leur offrent les Etats (…), un monde éduqué, ouvert, attaché à produire et à échanger, beaucoup plus qu’à se défendre » face aux nouveaux confins « bédouins ». Ces derniers ont ajouté la rupture idéologique du djihadisme, lequel se renforce « de l’aversion et de l’indignation qu’il suscite dans les majorités, dont il ne recherche pas l’assentiment ». Il rompt avec la morale des masses et se revendique en élite violente et belliqueuse, totalement en rupture avec un système productif « sédentaire » lui-même entré en crise durable. La volonté de disculper l’Islam de la violence du djihadisme est contestable et ne correspond pas à la réalité, puisque, idéologie globale, il développe un projet politique et historique clair et ancien, le panislamisme. Le djihadisme possède une unité étendue désormais sur la plus grande partie du monde islamique, de la Turquie et du Caucase au Bangladesh, de la Mauritanie au Xinjiang ; la poussée islamiste est mondiale. Le djihadisme n’est surtout pas un tiers-mondisme, impérialisme occidental de la culpabilité, mais la volonté salafiste d’établir un émirat, puis un califat pour la nation de l’Islam (celle sunnite wahhabite) ; il est clairement la volonté d’un retour aux pratiques de la première génération de l’Islam, ses marques distinctives ontologiques, notamment la charia, et le rejet de la civilisation occidentale, celle de tous les infidèles auxquels faire la guerre est une obligation religieuse des fidèles, non une frustration d’origine sociale. L’auteur souligne donc que le djihad est bien compris comme « la première obligation de toute entité qui se prétend islamique (…) et l’esclavage, selon la tradition la mieux établie de la pratique de la génération du prophète, est le lot des femmes et des enfants capturés dans cette guerre (…). Le djihadisme se contente de rétablir la vérité de l’islam, concluent ses militants ». Voilà pourquoi beaucoup de musulmans issus de nations occidentales, sont séduits par le retour à l’Islam, à leurs yeux le plus pur, le « retour des bédouins », l’« allégresse des tribus ». Dans cet ouvrage remarquable d’intelligence, Gabriel Martinez-Gros rappelle que la religion s’incarne toujours politiquement ; que, selon Ibn Khaldoun, l’Islam dans son principe est inséparable du djihad et que « la religion musulmane, c’est l’empire islamique », où la religion et la conquête coïncident, la dawa et l’assabiya, déploiement bédouin et message religieux, fonctions de guerre et fonctions du sacré. L’auteur explique que l’Islam est le seul monothéisme qui implique les devoirs de la guerre dans ceux de la religion. En conclusion de cet ouvrage si stimulant, Gabriel Martinez-Gros pose la question de savoir qui est sorti de l’histoire. La modernité occidentale censure toute dissidence et souhaiterait confiner le djihadisme dans l’archaïsme. En réalité, ce dernier se nourrit d’un récit par essence historique, d’un projet, d’une identité, d’un combat. L’empire sédentaire, lui, n’a rien de tout cela puisqu’il est officiellement sans rival, ni ennemi et est censé recouvrir la totalité de l’humain, telle une évidence consensuelle. Pour vaincre le djihadisme, la violence des bédouins, il faudra aussi briser la logique de l’empire consensuel sédentaire. De façon originale et approfondie, cet ouvrage ouvre remarquablement le débat.
Roger Pontus

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Jean-Louis Harouel, Les droits de l’homme contre le peuple, Paris, Desclée de Brouwer, 143 pages.
Au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, Jean-Louis Harouel, historien du droit, décrit les causes de l’impuissance face à la menace du terrorisme islamique. L’affaiblissement mental, moral, des sociétés occidentales, les rend incapables de se défendre, paralysées par les dogmes de la religion humanitaire, minées par de redoutables pulsions suicidaires qui inclinent leurs élites, et une partie de leur population, à toutes les humiliations et à toutes les soumissions. Jean-Louis Harouel évoque en des termes précis et nuancés, le danger que représente l’Islam fondamentaliste, le plus souvent wahhabite, pour les sociétés occidentales chrétiennes : « Tous les musulmans, et bien loin de là, ne sont pas des islamistes. Et tous les islamistes ne sont pas des terroristes en puissance, beaucoup d’entre eux ne souhaitant pas le recours à la violence. Il n’en reste pas moins qu’ils diffusent une lecture littérale des textes saints qui est favorable à l’explosion de la terreur djihadiste. La ligne de démarcation que l’on prétend tracer entre islam, islamisme quiétiste (ou piétiste) et islamisme violent est très largement une fiction ». Les idées humanitaires empêchent toute défense efficace face au péril islamiste. Mieux : elles sont utilisées par les islamistes pour renforcer l’emprise de l’islam en Europe et y faire régner la loi coranique et, depuis plusieurs décennies, pour justifier une politique massive d’immigration des populations du tiers-monde en Europe. Décortiquant ces idées humanitaires, l’auteur opère une distinction entre la déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la religion des droits de l’homme. Selon lui, la déclaration de 1789 fut rédigée pour protéger les droits des individus contre les abus que pourraient commettre le gouvernement alors que « la doctrine des droits de l’homme est la dernière en date de nos religions civiles », écrit-il citant Régis Debray, propos qui rejoignent ceux de François Furet ou du doyen Carbonnier. De cette religion, Jean-Louis Harouel dresse la généalogie, d’ailleurs incomplète. Tout en haut de l’arbre, figure la gnose qui voit en l’homme un dieu placé « au-dessus des lois et de la morale ordinaire, celle du Décalogue » : « un être de nature divine n’a à se soumettre à aucune autorité, à aucune règle », poursuit-il soulignant l’« immense charge subversive » de la gnose. A la fin du XIIe siècle, l’abbé de Flore, Joachim, mêla à la gnose un discours millénariste prophétisant l’avènement prochain d’une ère nouvelle, le temps de l’Esprit, « temps de l’amour et de la liberté », dans laquelle l’homme-dieu serait affranchi de toute obéissance. Ce millénarisme annonçait le mythe du progrès, auquel Bacon, Galilée et Descartes devaient, entre 1625 et 1640, donner corps en le fortifiant d’une prétention scientiste à l’infaillibilité. L’auteur ne souffle mot de cette étape, et mène son lecteur directement au XIXe siècle et aux utopies socialistes, non sans avoir, au passage, mentionné la révolte de Dolcino de Novare, les taborites de Bohème, la guerre des paysans de Thomas Müntzer et les anabaptistes de Münster. Il insiste sur l’influence exercée sur Marx par Weitling, lequel avait affirmé le rôle messianique du prolétariat qui détruirait l’ordre existant pour établir un monde parfait, égalitariste, sans classes. Véritable religion séculière, « le communisme est également un gnosticisme » qui annonce la victoire mécanique du bien (le communisme) sur le mal (tout ce qui lui fait obstacle) et la naissance d’une ère nouvelle au cours de laquelle l’homme nouveau, régénéré, s’épanouira dans une société parfaite, sans autorité, sans religion, sans famille, sans règle morale. La faillite du communisme, et la disparition du prolétariat, a engendré, après la seconde guerre mondiale, la définition d’un prolétariat de substitution, les populations du tiers-monde, des femmes et des minorités sexuelles, permettant de donner un souffle nouveau à une idéologie marxiste désavouée par l’histoire en revitalisant la dialectique de la lutte des classes. « Les droits de l’homme sont la religion séculière qui a pris le relais de la religion séculière du communisme ». L’auteur souligne l’ampleur de l’offensive destructrice : « La religion séculière des droits de l’homme prolonge celle communiste dans sa détestation obsessionnelle des sociétés occidentales, de ce qui demeure de culture et de savoir-vivre dans leurs classes supérieures et moyennes ainsi que de bon sens dans leurs classes populaires, de ce qu’elles ont conservé d’opulence ou du moins d’aisance matérielle, de ce qui subsiste encore dans ces pays d’attachement à l’histoire, à leurs traditions, à leur passé, à leur roman national ». Cette offensive idéologique voit les droits de l’homme désormais protégés par le droit, intégrés au « bloc de constitutionnalité » dont le conseil constitutionnel s’est proclamé le gardien en 1971, protégés par les cours européennes, de Luxembourg et de Strasbourg, dont les décisions s’imposent aux Etats membres. Le droit s’en est trouvé peu à peu dénaturé. Le caractère progressiste de l’idéologie des droits de l’homme permet de créer indéfiniment de nouveaux droits. La déclaration des droits de l’homme de 1793 puis le préambule de la Constitution de 1946 en sont l’illustration, avec les droits « fondamentaux », obligations absolues contre lesquelles aucune critique, aucune objection de la conscience ne saurait être recevable. Au nom des droits de l’homme, l’homme concret se trouve pris dans un carcan de nature totalitaire qui emprisonne la pensée et annihile les libertés. Les juges des juridictions nationales et supranationales apportent, motu proprio, une contribution décisive à cette inflation. Ils ne cherchent plus à appliquer les textes existants (ce qui est la mission que leur assigne une conception positiviste du droit), ils ne cherchent pas non plus à rendre la décision la plus équitable (mission justicière dont ils étaient investis dans l’ancien droit), ils sont désormais des militants qui abusent de leur pouvoir pour faire progresser l’idéologie des droits de l’homme ; attitude qui explique l’incertitude grandissante, l’instabilité préoccupante que la jurisprudence récente imprime au droit. Au nom de la lutte contre les discriminations, les droits de l’homme ont été étoffés de toutes sortes de revendications particulières, érigées en droits fondamentaux, droits qui n’ont rien de naturel puisqu’ils sont le fruit de la volonté d’un législateur désireux de se ménager le soutien électoral et financier de groupes de pression aussi entreprenants et influents que minoritaires (puissants communautarismes, féministes, LGBT, partisans d’une immigration débridée). Les minorités militantes exigent d’être traitées de la même manière que les autres en tant que minorités (et non plus seulement en tant qu’individus) ; au nom de l’égalité, elles sont dotées de privilèges exorbitants, dont leurs associations, gorgées de subventions extravagantes, sont les gardiens vigilants, et souvent agressifs. « Au nom de la religion d’Etat des droits de l’homme, au nom de la parfaite égalité, ce sont des privilégiés. Ils ont leur régime juridique, leur privata lex, leur privilège. Ce sont des catégories à l’égard desquelles la liberté d’expression est supprimée. Il est prohibé d’exprimer à leur égard des critiques, même si elles sont fondées. Ces catégories sont placées au-dessus du reste de la société. Elles sont sacrées ». Se déploient ainsi les conséquences ultimes de la modernité philosophique, du nominalisme pour lequel les choses n’existent que par les mots dont on se sert pour les désigner, du relativisme, pour lequel le bien, le vrai et le juste n’existent pas, du positivisme juridique qui nie l’autorité du droit naturel et exige la sanction du droit écrit comme condition d’existence. Jean-Louis Harouel offre au lecteur de nombreuses pistes de réflexion très stimulantes. Sans doute, pourrait-on approfondir encore cette réflexion. Ainsi, nous regrettons que, dans la généalogie des idées qui a engendré la religion des droits de l’homme, l’auteur n’ait rien dit de la Révolution française. Il insiste beaucoup sur la responsabilité du marxisme et du léninisme dans l’affaiblissement mental et la dénaturation juridique. Cependant, ils puisaient eux-mêmes leur inspiration dans la Révolution française dans laquelle la religion des droits de l’homme est bien visible. Elle n’eut pas seulement pour objectif de protéger les droits des citoyens contre les abus éventuels du gouvernement, elle fut aussi le symbole de la régénération révolutionnaire, au point que le respect des droits qui y sont décrits étaient subordonnés au progrès de la Révolution laquelle eut la prétention d’établir une religion du citoyen dont Jean-Jacques Rousseau avait fondé le principe dans Le Contrat social sur « la sainteté du contrat social et des lois ». Souvent les droits de l’homme furent alors présentés comme l’évangile de la nouvelle religion du citoyen, qui devait hâter la naissance d’un homme nouveau, autre référence messianique. Au commencement du XXe siècle, le chartiste Augustin Cochin a bien mis en valeur la réalité de cette religion humanitaire que les armées de la Révolution tentèrent d’imposer aux quatre coins de l’Europe. S’en libérer mentalement exige de remettre en cause le cœur même de l’héritage révolutionnaire français, en particulier la définition idéologique de la Patrie, la définition positiviste du droit ainsi que la conception matérialiste de l’homme et de la société, renouer avec une conception organique de la Patrie, redécouvrir les exigences bienfaisantes du bien commun, reconnaître l’autorité du droit naturel et se réconcilier avec ses racines chrétiennes, pour la France renouer avec les promesses de son baptême. Pour les sociétés occidentales, le seul rempart solide face à l’offensive islamiste n’est pas la laïcité à la française mais le christianisme, dont Jean-Louis Harouel avait montré le génie civilisationnel dans un ouvrage intitulé Le Génie du Christianisme. L’Etat islamique du Levant et d’Iraq, plus communément appelé Dae’ch, a déclaré la guerre, une guerre anti-conventionnelle qui vise d’abord les populations civiles afin de briser leur moral et de préparer leur capitulation. La bataille à livrer est aussi une bataille intellectuelle, morale, spirituelle. C’est essentiellement grâce à sa force morale que le peuple britannique a offert en 1940-1941, sous les bombes allemandes, ce magnifique exemple de résistance qui fait aujourd’hui l’admiration du monde entier. Le livre de Jean-Louis Harouel a le courage, contrairement à ceux qui prétendent gouverner, de désigner l’ennemi. Il diagnostique le mal qui empêche les populations de se défendre, et prescrit des remèdes. Il apporte une contribution importante à ce réarmement moral.
Philippe Pichot

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Pierre le Vigan, L’effacement du politique. La philosophie politique et la genèse de la puissance de l’Europe, préf. Éric Maulin, Choisy-le-Roi, La Barque d’or, 2014, 163 p.
L’essence de l’Union européenne (UE), plus exactement du processus d’intégration européenne, est ici remarquablement revisitée par Pierre le Vigan sous l’angle de la dépolitisation dont elle est intrinsèquement porteuse, de « l’effacement du politique » qu’elle provoque par son système. La description est limpide : « Notre continent est sans existence politique, sans volonté, sans défense. Un embryon de gouvernement européen existe, mais en fait, ce sont des équipes de technocrates. Le pouvoir européen n’a pas de légitimité démocratique. Il n’a pas non plus acquis une légitimité par son efficacité. Il a beaucoup réglementé mais n’a guère construit. Il est de plus en plus contesté par les peuples (…). En conséquence, en politique internationale l’Europe n’existe pas (ou) en éclaireur de la superpuissance américaine. (…) Pour exister, il faut être porteur d’une certaine idée de soi. Or, l’Europe actuelle se veut d’abord universaliste. Sa seule identité serait d’être le réceptacle des identités des autres ». L’UE est essentiellement un projet de domination des populations et des États par le droit, une sorte de totalitarisme juridique techniciste et fonctionnel. De l’invocation du système démocratique classique, on est passé aux mannes de la démocratie procédurale, également analysée par les argentins Alberto Buela et Luis Maria Bandieri. Mais aussi au règne du matérialisme et de la marchandisation de toutes les relations sociales comme puissamment décrit par Christophe Beaudouin, « parce que le marché a besoin d’objets et d’êtres nettoyés de toute trace de liens. Tout défaire, délier chacun : le nouveau rêve européen », lequel souligne également l’« unité libérale profonde de l’Europe du marché et de l’Europe des droits, une unité rarement comprise qui commande la structure même des institutions supranationales » (vr. La démocratie à l’épreuve de l’intégration européenne, série « Bibliothèque de Droit Public », Livre 278, Paris, LGDJ, 2013). Un système de gouvernance consacrant la fin du pouvoir, de la politique publique ; c’est forcément toute une philosophie de l’amitié politique chère à Platon mais également tout l’exercice discriminant de la puissance publique qui s’estompent. Une sorte de déni de soi, selon Pierre le Vigan : « On préfère tout ce qui n’est pas nôtre. Chacun y plante et cultive ses croyances. Toutes les diversités sont bonnes, sauf celles d’Europe ». Les caractéristiques principales et immédiatement perceptibles de l’évolution constatée sont la recherche de la multiplicité et de la complexité des procédures, la désincarnation du pouvoir et sa dépolitisation, la fuite de toute définition identitaire européenne. Il est remarquable que ces éléments soient non seulement assumés mais même expressément désirés pour leurs effets propres recherchés qui entrent en plein dans le processus d’achèvement de la « fonctionnalisation » et de l’idéologie technicienne (C. Réveillard, « La gouvernance européenne et la décision intergouvernementale, des premières communautés à l’UE », A. Pécheul (dir.), La Souveraineté dans tous ses « États », Paris, Cujas, 2011). Pierre le Vigan apporte au lecteur l’éclairage du temps long pour expliquer la naissance et les évolutions tendancielles des idées politiques mêlant Bodin, Vitoria, Machiavel, Hobbes, Kant, Rousseau, Marx, le courant libéral, jusqu’à Rawls, Manent, Murray, Habermas, notamment. L’ouvrage multiplie les questionnements soutenus par l’érudition de l’auteur sur les tendances des différentes formes de gouvernement, révélateurs de la philosophie dont ils sont l’incarnation. Avant la phase concrète de remplacement du système d’intégration communautaire actuel, Pierre Le Vigan veut penser intellectuellement l’alternative européenne au système actuel, alternative qu’il voit plutôt emprunt de subsidiarité, sorte d’idée de « confédération des peuples d’Europe », d’Empire, dans laquelle l’identité collective ferait enfin sa réapparition à côté de celle individuelle. Une provocation salutaire à la réflexion de fond sur le système de gouvernement et la politique.
Roger Pontus

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