Recomposition géostratégique au Moyen-Orient

Par Frédéric ENCEL,

Diplômé de Sciences-Po, docteur en Géopolitique de l’Université Paris VIII, Frédéric ENCEL enseigne les Relations internationales en Prép-ENA à l’Institut d’Etudes Politiques de Rennes, et à l’Institut International d’Administration Publique. Il a longtemps collaboré aux revues géopolitiques Hérodote et Limes, et a publié, chez Flammarion, trois ouvrages : Géopolitique de Jérusalem [préfacé par Yves Lacoste] (1998, réimp. 2001) ; Une géopolitique du Golan (1999, réimp.2001) ; L’art de la guerre par l’exemple (2000, réimp. 2001). Il travaille en outre dans le domaine du risque-pays.

Avril 2001

La guerre israélo-palestinienne qui se déroule depuis septembre 2000 ne fait que renforcer cette réalité sise sur des tendances lourdes ; le Moyen-Orient, considéré ici de l’Egypte à l’Iran et de la Turquie à la péninsule Arabique, connaît un authentique bouleversement géostratégique depuis plusieurs années déjà. Deux axes en effet se constituent, se renforcent, s’opposent l’un à l’autre année après année (en dépit de désaccords ponctuels dans les camps respectifs) ; des alliances pouvant a priori apparaître contre-nature ou, selon la formulation chère aux tacticiens, à front renversé.

Qu’on en juge plutôt : la Turquie musulmane s’alliant militairement à l’Etat sioniste, la Syrie baasite renouant avec le  » frère-ennemi  » irakien, lui-même cherchant l’appui de l’Iran honni et combattu huit années durant dans un conflit de haute intensité ! Autour, des Etats aux régimes excessivement fragiles – l’Egypte, la Jordanie, l’Arabie saoudite – sommés de prendre position en fonction et dans l’ombre omniprésente de la superpuissante Amérique…

En réalité, une analyse pointue des enjeux, des représentations identitaires et des stratégies -autrement dit une étude de type authentiquement géopolitique – permet de comprendre cette nouvelle réalité moyen-orientale et d’en prendre la mesure.

  1. L’axe Israël/Turquie

Depuis le début des années 1990, Israël et la Turquie ont entamé un rapprochement spectaculaire ; de relations diplomatiques réduites à leur plus simple statement, on est passé à une authentique entente stratégique et à une coopération militaire de tout premier ordre. Si Jérusalem et Ankara ne sont toujours liés officiellement, dix ans après le premier accord de partenariat en 1991, par aucun pacte ni traité formel – un état de fait qui perdurera probablement – il demeure que lorsque deux Etats pratiquent des rencontres régulières entre officiers supérieurs et même chefs d’état-major, des visites mutuelles de sites hautement stratégiques, des manœuvres navales et des entraînements aériens conjoints, cette carence diplomatique devient tout relative et sert en définitive de cache-sexe à une authentique alliance de fait. Non mitoyens, les deux Etats n’entretiennent aucun conflit territorial ni représentation expansionniste mutuelle, tandis que chacun des deux est aux prises avec des revendications d’un Etat tiers et, en conséquence, communément adversaire : la Syrie. A ce dénominateur négatif commun s’ajoute celui de la représentation des Arabes dans leur collectif, et celui – positif – de l’alliance américaine, extrêmement précieuse pour les deux parties.

– Pour la Turquie : affaiblir la cause kurde

L’avantage de la Turquie à coopérer avec Israël, au risque de sacrifier certains intérêts dans le monde arabe, semble de prime abord peu évident. Sur le plan technique, les matériels et équipements américains suffisent amplement à faire de l’armée turque une force offensive redoutable, sans doute supérieure à ses potentielles rivales syrienne, iranienne et irakienne, cette dernière considérablement affaiblie par la défaite de 1991. Il est vrai que les procédés et l’expérience antiguérilla et anti-terroristes d’Israël offrent un supplément qualitatif à l’armée turque dans ces domaines. Mais il y a bien plus.

On n’insistera jamais assez sur l’angoisse obsessionnelle que représente, pour le pouvoir à Ankara, la question kurde. Pour être plus précis, c’est le séparatisme kurde et la possible création d’un Etat indépendant en Anatolie orientale, au cœur des fortes densités de population kurde, qui constitue une menace existentielle pour la Turquie kémaliste. A telle enseigne que le pouvoir turc définit sinon l’essentiel, du moins une grande part de ses objectifs diplomatiques et stratégiques en fonction de cette question.

Il en va ainsi des relations difficiles avec la Syrie. Devant le refus catégorique d’Ankara d’ouvrir des pourparlers sur un certain nombre de questions litigieuses (Alexandrette, barrage Ataturk…), Damas a choisi au début des années 1980 – et de manière très claire à partir de 1984 – de soutenir ouvertement le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), le plus combatif des mouvements nationalistes kurdes, dont l’état-major de guérilla, la logistique, les infrastructures militaires et services de propagande trouvent asile en territoire syrien. En conséquence, les incidents frontaliers se sont multipliés, l’armée turque – forte d’un contingent permanent de 650.000 hommes de troupe – dépêchant à plusieurs reprises des troupes dans la région méridionale d’Urfa.

Mais pour la Turquie comme pour Israël, le fait de prendre en tenailles l’irritant voisin renforce considérablement le pouvoir de persuasion. A l’automne 1998, Ankara lança une vaste campagne d’intimidation en dépêchant des troupes à la frontière et en menaçant ouvertement le voisin syrien de vigoureuses représailles armées si Damas poursuivait sa politique pro-kurde à outrance. Occupée à  » digérer  » le Liban (40.000 soldats syriens présents au pays du cèdre) et contrainte de maintenir d’importants effectifs face à Israël, l’armée syrienne n’eût pas été de taille à éviter un camouflet. En novembre, Damas capitulait en annonçant l’expulsion du chef kurde Abdullah Ôcalan, désigné comme ennemi public numéro un par les autorités turques.

Dans cet affrontement hautement géopolitique, le véritable intérêt d’Ankara à s’allier avec Jérusalem se situe ailleurs, hors des terrains d’entraînement et des champs de bataille. Par-delà un continent et un océan, c’est en effet à Washington, soit à plus de 10.000 km. des combats, que se joue la partie ; dans sa lutte contre le séparatisme kurde – et en particulier contre le PKK – Ankara a autant besoin d’amis à la chambre des Représentants que de blindés dans le sud-est anatolien. Or au Département d’Etat et surtout au Congrès, qui devient partenaire actif de l’Etat hébreu gagne corrélativement le soutien non moins actif d’un puissant lobby pro­israélien, largement incarné par l’American Israel Public Affairs Comittee (AIPAC). Aux Etats-Unis mêmes, la guerre du Vietnam (entre autres exemples) démontra amplement que tous les efforts conjoints d’un pouvoir déterminé et d’une armée puissante ne suffisent pas forcément à triompher d’un ennemi, surtout s’il incarne un mouvement de libération nationale.

En l’occurrence, l’opinion publique, les grands médias et, naturellement, les élus au Sénat et à la Chambre sont des passages obligés pour une cause, même fort lointaine et aux répercussions impalpables dans l’Idaho ou le Kentucky. En jouant la carte israélienne – dans un contexte de double rivalité aiguë Etats-Unis/Irak et Etats-Unis/Iran – le régime turc s’assure que la cause indépendantiste kurde n’aura qu’un écho limité dans les sphères dirigeants américaines.

La démonstration en fut d’ailleurs donnée avec la brûlante question de la responsabilité dans le génocide arménien. En 1990 une première fois, puis en 1995 à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de la tragédie, une série de manifestations politiques et culturelles devait se tenir à New-York et Washington. Comme à l’accoutumée, la chancellerie turque déploya tous ses efforts pour minimiser l’événement, et du moins pour rejeter la responsabilité sur l’ancien régime ottoman. Pressées de définir leur attitude à la lueur de la nouvelle entente israélo-turque, les organisations juives éprouvèrent de grandes difficultés à établir une position commune et cohérente. En Israël même, cette affaire aux forts relents de raison d’Etat provoqua des remous considérables.

Il conviendrait d’ajouter qu’aux yeux du pouvoir turc en quête de soutiens américains, le lobby juif demeure sans doute le seul à pouvoir contrebalancer le lobby grec (auquel on pourrait ici adjoindre celui arménien), assez puissant, qui véhicule une image désastreuse de la Turquie auprès de l’opinion publique. A cet égard, les appels du pied aux Juifs américains procèdent d’une stratégie habilement construite. En effet, le passé turco-ottoman plaide en faveur d’un  » échange de bon procédés  » ; la représentation juive de la Turquie – et avant l’Etat kémaliste de l’empire ottoman – est extrêmement positive. Les Juifs de la péninsule Ibérique chassés en 1492 trouvèrent, pour beaucoup, asile et réconfort en terre ottomane (Europe balkanique, Constantinople, Anatolie occidentale). Ils apportaient certes leur expérience dans l’administration, le commerce ou encore la médecine. Mais les autorités impériales les accueillaient et les apprécieraient d’autant plus, au fil des siècles, qu’en tant que communauté cultuelle ils ne revendiqueraient jamais rien en matière politique et surtout territoriale, a contrario des autres minorités dont quasiment toutes se constitueraient en foyers nationalistes. D’où la réputation de fidélité et de loyauté à l’égard du sultan, qui se prorogerait du reste sous le pouvoir Jeune-Turc et celui du régime kémaliste. A l’heure actuelle, la vingtaine de milliers de Juifs demeurant encore à Istanbul et Izmir (Smyrne) ne subit manifestement aucun type d’antisémitisme officiel ou populaire.

Aux antipodes de cette vision idyllique, la constance d’un antisémitisme virulent en Grèce est bien connue qui s’illustra sous l’Occupation nazie, de 1941 à 1943. Au mieux, la population grecque orthodoxe assista passivement à la déportation massive des Juifs de Salonique, au pire elle y collabora. Par la suite, les relations glaciales entretenues par Athènes à l’endroit de Jérusalem, et son pro-arabisme jugé forcené ne contribua guère à modifier l’image d’une nation décidément hostile aux Juifs et à Israël.

– Pour Israël : survoler les frontières hostiles

Le partenariat militaire actif avec la Turquie offre à l’Etat hébreu l’avancée géostratégique qualitativement la plus importante depuis au moins la paix avec l’Egypte, en 1978-79. Peut-être même davantage, dans la mesure où Israël perdait, avec la paix de Camp David, l’intégralité de la péninsule Sinaïtique, autrement dit non seulement une profondeur stratégique très importante en cas de brusque dénonciation du traité de paix par Le Caire (coup d’Etat islamiste ?), mais également le verrou de Sharm el-Sheikh sur la mer Rouge, enfin des ressources pétrolières et touristiques non négligeables. En outre, Israël sacrifiait plusieurs implantations situées le long de la frontière internationale. Le partenariat avec la Turquie ne présente quant à lui que des avantages. Ils sont essentiellement de deux types.

  • Le premier intérêt géostratégique, tout à fait majeur, est celui du ciel. Car contrairement à ce que laissent à penser nombre d’images télédiffusées, ce ne sont pas les manœuvres navales israélo-turco-américaines – bien que spectaculaires et sans précédent – qui importent aux stratèges hébreux, pas plus que les entraînements communs sur terre ou les échanges d’informations anti-terroristes. Pour Israël, la vraie révolution se trouve dans les airs, et plus précisément dans l’espace aérien turc. Les accords militaires bilatéraux de coopération (notamment ceux de février 1996) ouvrent en effet aux appareils de combat frappés de l’étoile de David, au seul motif officiel d’entraînements conjoints, la quasi intégralité de l’espace aérien anatolien. Un regard furtif à n’importe quel atlas permet de juger des conséquences d’une telle ouverture.

D’abord cela signifie que Tsahal, de son fer de lance qu’à toujours incarné l’aviation, menace l’adversaire (et éventuellement l’ennemi) syrien non plus sur deux mais sur trois fronts ; jusque-là seuls le haut plateau du Golan et le Liban (déjà sous contrôle aérien israélien, en vertu des accords tacites Israël/Syrie sur les  » lignes rouges « ), étaient survolés par les chasseurs-bombardiers de Tsahal. Désormais, ses F-15 et F-16 pourraient franchir la longue frontière turco-syrienne et atteindre, en quelques minutes, les villes d’Alep, Homs, Hama et l’unique port syrien à fort gabarit, celui de Lattaquié. Et au vu du caractère exécrable des relations turco-syriennes, il semble acquis qu’en cas de conflit entre Israël et la Syrie, la Turquie fermerait les yeux sur l’utilisation par l’Etat hébreu de son espace comme base de départ pour des opérations en territoire syrien. En définitive, sans la possession du Golan ni le soutien potentiel des armées jordanienne ou égyptienne, et affaiblie par la fin des livraisons d’armements modernes et de pièces détachées soviétiques, l’armée syrienne accusait déjà un rapport de force nettement défavorable face à Tsahal ; avec le déploiement aérien de celle-ci dans le ciel anatolien, ce rapport devient intenable. En d’autres termes, l’option militaire directe, régulièrement brandie par Damas en réplique au refus israélien de transiger sur le Golan, ne semble aujourd’hui même plus crédible sur la base des nouveaux développements.

Le schéma est sensiblement identique s’agissant de l’Irak, dont les régions pétrolifères septentrionales se trouvent à la merci d’une frappe immédiate, massive et/ou  » chirurgicale  » de Tsahal. Une telle opération pourrait suivre une attaque de Scud irakiens déclenchée sur le modèle et dans un contexte similaire à ceux de la guerre du Golfe. La coalition onusienne et arabo-occidentale de 1990-91 n’existant plus, le pouvoir israélien a du reste prévenu Washington, lors des récentes crises de février et décembre 1998 et de mars 2001, qu’il n’observerait pas une seconde fois sa politique de retenue…

Ensuite, outre la Syrie et l’Irak, c’est la menace nucléaire iranienne qui paraît désormais sinon disparaître, du moins s’éloigner. Non pas que le régime des mollah soit contraint d’abandonner sa course à la technologie atomique – bien au contraire -, mais avec des appareils israéliens situés à moins de 1.000 km de Téhéran et dotés, depuis la frontière turque, d’un rayon d’action en autonomie couvrant la totalité du territoire perse, la menace d’un  » Osirak bis  » est à prendre en considération, et devient à ce titre une incontournable variable de la prise de décision iranienne dans les dossiers concernant Israël. Il convient de préciser qu’hors de ce schéma de coordination active avec l’armée turque, jamais Israël n’aurait pu espérer obtenir autant d’avantages – ou plus exactement un avantage qualitatif et simultané aussi considérable

  • face à l’ensemble du Front du refus oriental.

– Un intérêt commun : l’alliance américaine

Des erreurs stratégiques que commit Staline, l’une des plus conséquentes fut sans nul doute d’avoir poussé la Turquie dans les bras de l’Amérique. En 1945-46, Moscou choisit en effet l’intimidation pour inciter Ankara à lui céder un certain nombre de zones frontalières contestées dans le Caucase, notamment autour de Kars. Craignant une intervention militaire soviétique, la Turquie abandonne alors la neutralité officielle observée depuis les années 1930 vis-à-vis des grandes puissances, et se tourne vers l’unique puissance susceptible de faire barrage à d’éventuels coups de force du géant soviétique. Au Pentagone, on n’avait probablement guère espéré tel engagement et, en l’espace de quelques années, la Turquie devient une pièce absolument maîtresse du dispositif géostratégique américain dans la vaste zone correspondant à l’Europe balkanique, la Méditerranée orientale et le Moyen-Orient. Incluse dans l’OTAN, pierre angulaire du Pacte de Bagdad, elle offre à l’armée américaine des atouts majeurs : le contrôle des détroits (Bosphore et Dardanelles, permettant de contenir la progression de l’URSS vers les mers chaudes), maintien sous surveillance du Caucase soviétique, base d’appui contre la Syrie et l’Irak alliés de Moscou à partir des années 1958-59, point d’appui pour la VIè flotte U.S. en Méditerranée…

Après l’effondrement de l’empire soviétique, le rôle de la Turquie sur l’échiquier américain ne s’est guère dévalué. En 1991, lors de la guerre du Golfe, c’est de la gigantesque base turque d’Iskenderun, allouée à l’OTAN, que les appareils américains et britanniques partent frapper les cibles situées au nord de l’Irak, dans les régions de Mossoul et Kirkouk. Depuis, la Turquie joue un rôle non négligeable dans le double endiguement américain à l’encontre de l’Irak et de l’Iran ; le bon élève de l’OTAN recueille ainsi, en dépit de la question chypriote en suspens, des gains politiques et financiers de la part du puissant partenaire. Ainsi n’est-il pas jusqu’à la scène européenne où les Etats-Unis ne jouent un rôle en faveur de la Turquie, fut-il indirect. Car en affichant ses liens privilégiés avec Washington, Ankara relativise considérablement -au moins dans le discours – le poids des conditions exigées par l’Union européenne pour son adhésion. Lorsque Bruxelles, invoquant la République turque de Chypre, le respect des Droits de l’Homme ou le niveau économique de la Turquie pour motiver un nouveau refus d’intégration, Ankara se tourne vers Washington afin d’obtenir quelque substantielle compensation.

Pour ce qui concerne Israël, même si le partenariat et a fortiori l’alliance avec les Etats-Unis furent plus tardifs (années 1970), l’Etat hébreu se trouva toujours objectivement du côté de l’axe turco-américain. En 1955, le leader historique et Premier ministre David Ben Gourion demande officiellement à intégrer le pacte de Bagdad. Pour d’évidentes raisons liées à l’hostilité implacable de l’Irak à l’encontre d’Israël, Washington oppose une fin de non-recevoir. L’intérêt stratégique manifesté par les Etats-Unis pour Israël ne date que de la guerre des Six Jours de 1967, mais ne cessera plus de se renforcer parallèlement à la forte progression de l’URSS durant la décennie qui suit. Avec la chute de l’URSS et le relatif effacement de la Russie héritière au Moyen-Orient, les observateurs prédirent dans leur ensemble une dévalorisation stratégique de la place d’Israël aux yeux du Pentagone et de la Maison Blanche. Or la grande stabilité de son régime, l’attitude forcément obligée de Jérusalem à l’endroit du grand protecteur/donateur, son exceptionnelle puissance de frappe à proximité de Suez ; ces éléments sont admis au Pentagone comme autant d’avantages constants dans un environnement incertain. Pourtant, dans les liens qu’entretiennent les dirigeants américains et, de manière plus générale, la classe politique et une grande partie de l’opinion avec Israël, l’affectif compte en définitive autant – parfois davantage – que les considérations strictement stratégiques.

Il y a bien sûr la mauvaise conscience liée à la Shoah qui demeure sous-jacente, resurgissant vivement à la faveur d’un livre ou d’un film portant sur ce thème. La fermeture à l’immigration des Juifs allemands (à l’exception de grandes figures) fuyant le nazisme, et surtout l’absence inexplicable de bombardements des voies ferrées menant à Auschwitz, tandis que le sort des convois était connu et que des objectifs industriels situés à proximité étaient détruits, sont des réalités qui, cinquante années après les faits, nourrissent toujours les liens israélo-américains.

Il y a aussi le lobby juif, réputé comme comptant parmi les cinq plus puissants des Etats-Unis, et sur lequel on fonde souvent des espoirs ou des craintes injustifiées. Certes si l’influence de ce lobby fut à partir des années 1970 et reste à ce jour très considérable, d’une part le poids démographique des Juifs américains est en constante diminution en part relative de l’ensemble de la population (faible taux de fécondité, forte exogamie…), ce qui provoquera à moyen terme l’affaiblissement de ce lobby, d’autre part d’autres groupes de pression -notamment pétroliers ou arabes – commencent à se développer ou continuent de se renforcer.

Mais bien davantage encore que les autres éléments, demeure un phénomène affectif et pour le moins irrationnel par trop inconnu ou négligé : la représentation extrêmement positive du sionisme et d’Israël entretenue par les fractions proches de l’évangélisme au sein des populations White Anglo-Saxon Protestant (WASP). Sur-représentée chez les élites politiques, industrielles et financières, les Baptistes (tel Bill Clinton) et autres évangélistes font une lecture événementielle du retour (d’une partie) du peuple juif en Terre promise comme le triomphe et la réalisation des prophéties bibliques, en particulier celles d’Esaïe, de Jérémie et d’Ezéchiel comprises dans l’Ancien (Premier) Testament ; ce retour des Juifs en Eretz Israel et l’avènement d’un Etat hébreu puissant serait annonciateur de la Parousie.

Il convient d’insister sur le fait que cette représentation mystique intègre le champ de vision politique de Washington au Moyen-Orient, pas officiellement bien entendu mais probablement à un niveau supérieur aux autres éléments vus plus haut, et dans le sens d’un Israël fort. A cet égard, il n’est pas de meilleure illustration que le discours du Premier ministre israélien fraîchement élu, le nationaliste Benyamin Nétanyahou prononcé en juillet 1996 devant le Congrès réuni pour l’occasion. Pétrie de références prophétiques, de louanges à la fraternité judéo-chrétienne et tenue sur le mode du David (Israël) contre Goliath (Etats arabo-musulmans), l’allocution avait enflammé l’auditoire ; les élus les plus puissants du monde ovationnant, debout, ce jeune chef de gouvernement hébreu contemporain…

Depuis, le moins qu’on puisse prétendre est que ni le Département d’Etat ni le Congrès n’ont rivalisé de pressions – y compris quant à l’application des Accords de Wye River – à l’encontre d’un gouvernement israélien pourtant perçu comme intransigeant dans ses pourparlers avec l’Autorité palestinienne. Or rien ne permet aujourd’hui de prédire, à court ou moyen terme, un infléchissement du phénomène, ni rien de prévoir que des dirigeants israéliens cesseront de jouer – de bonne guerre et dans leur intérêt bien compris – sur cette fibre sensible du collectif protestant américain.

– Une représentation commune : les Arabes

S’il est une perception commune à Israël et à la Turquie kémaliste, c’est un rapport à l’Occident et au monde arabe sinon similaires, du moins suffisamment proches pour constituer matière à coordination. La révolution Jeune-Turc, puis le bouleversement culturel et l’organisation de la Turquie moderne par Kemal Ataturk, ont largement procédé d’une valorisation du lien supposé ou réel avec la culture et les valeurs occidentales, européennes en particulier. Tandis que l’Empire ottoman avait toujours englobé, jusqu’à son effondrement, une importante part de populations et de terres arabes, la Turquie moderne se replierait sur l’Anatolie quasiment exempte de ces populations. Au-delà, la défiance, la rancoeur voire l’hostilité à l’encontre des Arabes, notamment en raison de la grande révolte arabe de 1916 perçue comme une trahison manifeste, n’ont cessé d’habiter les élites politiques et militaires turques. De manière générale, les Arabes dans leur globalité ne sont-ils d’ailleurs pas considérés aujourd’hui encore (plus que jamais ?) en Turquie comme  » rétrogrades et inaptes au progrès  » ?

En Israël, l’idée d’un rapprochement avec Ankara date de la création même de l’Etat. En dépit du vote défavorable de la Turquie lors du partage de la Palestine, en novembre 1947, Ben Gourion était convaincu que cette puissance non arabe et officiellement laïque (bien que musulmane) pourrait contribuer au désenclavement d’Israël. Une position encouragée par l’ouverture de relations diplomatiques – certes modestes mais avec rang d’ambassadeur – dès 1949. En bon connaisseur de la Turquie moderne, Ben Gourion avait tenté de jouer – comme le ferait, quelques décennies plus tard, Menahem Bégin avec les Maronites du Liban – sur une fibre occidentale commune. Au fond, un récent cheminement respectif ne présentait-il pas de stupéfiantes similitudes ? Les sionistes avaient abandonné la langue du ghetto (le yiddish) pour l’hébreu ; les Jeunes-turcs adoptaient l’alphabet latin. Les sionistes avaient largement rejeté la pratique du culte judaïque ; les Jeunes-turcs laïcisaient à outrance un pays musulman. Des deux côtés, on avait choisi, dans une profonde révolution des mentalités, la voie du progrès, celle des Lumières. En cela, Ben Gourion se faisait le véhicule d’une représentation très encrée dans la population israélienne encore pétrie des référents sionistes initiaux liés au travail de la terre, au progrès social et économique, à l’organisation rationnelle et laïque de la société… Il est toutefois difficile d’affirmer que cette logique discursive du chef d’Etat hébreu eut un impact décisif sur les élites turques. L’Etat d’Israël naissant constituait de toute façon une quantité trop négligeable pour qu’Ankara soit concrètement séduite.

Par ailleurs, au sein des sociétés turque et israélienne, communément porteuses de représentations valorisant la bravoure et la valeur militaires, il est fréquent de rencontrer un complexe de supériorité militaire par rapport aux Arabes. Dans un récent entretien avec un ancien ambassadeur turc, il nous était donné d’entendre une fois encore que depuis leur conquête anatolienne des VIIè et VIIIè siècles, jamais les Arabes n’ont plus remporté la moindre victoire contre une armée turque. Idem en Israël où les victoires légendaires de Tsahal n’ont d’égales dans la psyché nationale que les défaites écrasantes consécutivement infligées aux armées arabes coalisées de 1948 à 1982. Dans les deux cas, ce n’est pas le fait du hasard si un nombre considérable de plaisanteries populaires – et non seulement militaires -prennent pour cible la prétendue piètre valeur militaire des Arabes.

– De la solidité de l’axe

En décembre 1995, le parti islamiste dit de la Prospérité, le Refah, arriva en tête des élections législatives turques. Nombre d’observateurs enterrèrent alors, bien prématurément, le partenariat avec Israël. Car c’était sans compter avec deux éléments clé de la vie politique turque.

En premier lieu, si les islamistes locaux avaient effectivement progressé, ils n’obtenaient qu’une majorité relative dans un parlement morcelé, avec à peine plus de 21% des suffrages.

Approximativement, deux autres cinquièmes des voix s’étaient portés sur les deux principaux partis laïcs et nationalistes du pays, et seule la forte défiance mutuelle de leurs leaders respectifs permit au chef du Refah, Necmettin Erbakan, d’accéder au poste de Premier ministre. Du reste, il s’était agi bien davantage d’un vote de contestation que d’un plébiscite islamiste ; un grand nombre – sans doute la majorité – des votants pro-islamistes étaient des Kurdes, désespérés par la poursuite du conflit est-anatolien et attirés par les promesses de règlement politique martelées par le Refah au cours de la campagne électorale.

En second lieu, neutralisé par une majorité objective à la Chambre, le Refah demeurait sous le contrôle sévère de l’armée. Or l’institution militaire turque constitue le pilier central, puissant, de l’édifice laïc et pro-occidental érigé par Moustafa Kemal dès 1923, même si les généraux ont pu s’appuyer, suite au coup d’Etat de 1980, sur des référents islamiques pour contrer l’influence des puissants mouvements de gauche. Ainsi, sauf quelques voyages de sympathie, notamment à Téhéran, effectués par le Premier ministre islamiste au cours de son exercice (à partir de juillet 1996), aucune initiative autre que symbolique ne put, en matière géopolitique et stratégique, être menée à bien. En juin 1997, Erbakan était même destitué de ses fonctions et frappé d’inéligibilité pour cinq ans. Quant au Refah, il fut tout bonnement interdit.

Côté israélien, on pouvait penser que le rapprochement, à la faveur des accords d’Oslo, avec certains Etats arabes, relativiserait l’importance de la carte turque comme atout de contournement. Or là encore, il fallait sans doute affiner l’observation. Car l’unique accord de paix  » gagné  » par Israël dans la foulée d’Oslo fut celui signé avec la Jordanie le 26 octobre 1994. Ventre mou du Moyen-Orient, modéré et militairement inoffensif, le Royaume hashémite était, depuis les années 1920 déjà, acquis à la cause de la coexistence avec le sionisme. Et l’accord de paix Rabin/Hussein ne fut en définitive que l’officialisation d’une situation préexistante de paix tacite. Les actuels rapports de paix officiels et chaleureux devraient d’ailleurs survivre au roi Hussein (décédé en février 1999), voire être renforcés par son fils héritier et successeur au trône Abdallah II.

Des progrès diplomatiques furent bien enregistrés avec d’autres Etats arabes, mais soit leur poids économique et diplomatique était négligeable (Oman), soit ils étaient fort éloignés du Moyen-Orient (Maroc, Tunisie, Mauritanie). Surtout, aucune puissance du Front du refus, comme la Syrie, le Soudan ou l’Irak, n’entama officiellement de dialogue politique avec l’Etat hébreu. D’autre part le scrutin mémorable de mai 1996 donna lieu, une fois encore, à des interprétations erronées concernant l’axe israélo-turc. Puisqu’en 1978 le Premier ministre nationaliste d’Israël, Menahem Bégin, avait officiellement renoncé, à la surprise générale et en contradiction avec son idéologie, à l’intégralité du Sinaï en échange de la paix avec l’Egypte, que le nouveau Premier ministre – également issu du Likoud – n’en ferait autant avec la Syrie au sacrifice du Golan ?… Las. Bien au contraire, Benyamin Nétanyahou et son cabinet  » faucon  » n’eurent de cesse de poursuivre et d’accentuer la stratégie de contournement turque au détriment de Damas, plus que jamais adversaire commun d’Israël et de la Turquie. Il semble même qu’à l’heure actuelle, en plein conflit ouvert entre Israël et l’Autorité palestinienne et alors que la tension remonte entre Jérusalem et Damas, que les deux alliés tentent de jouer la carte de la chute du régime alaouite déjà fragilisé par l’avènement du jeune et inexpérimenté Bashar el Assad, et peut-être la dislocation interne de l’Etat syrien.

  1. L’axe Syrie/Irak/Iran

La constitution rapide et bien réelle d’un axe Ankara/Jérusalem ne pouvait laisser indifférentes les puissances du Moyen-Orient ; trois d’entre elles au moins se sont effectivement senties menacées de manière directe par l’entente des nouveaux amis : la Syrie, l’Iran et l’Irak. Depuis 1997, chacune des trois puissances renforce, tisse ou renoue des liens diplomatiques avec les deux autres de manière plus ou moins précipitée, et l’on observe d’ores et déjà les linéaments d’un axe triangulaire. Nouvelle et à contre-courant par certains aspects (Syrie/Irak), cette triple entente répond très précisément à l’axe Israël/Turquie, et défie dans le même temps son parrain américain.

– La Syrie : des alliés pour contrer le front israélo-turc

C’est prioritairement la Syrie qui – objectivement, on l’a vu – est légitimée à fonder quelque inquiétude et frustration. D’abord toutes les tentatives tant diplomatiques (Alexandrette à l’ONU, contacts de Wye Plantation pour le Golan en 1995 puis 1999) que militaires (Golan, offensive de 1973 ; soutien au Hezbollah) pour recouvrer la souveraineté sur les terres perdues ont jusqu’alors échoué. Quant au Liban, son annexion rampante n’a pu se réaliser qu’à la faveur de la guerre civile, et d’un jeu particulièrement opportun et subtil de Hafez el-Assad, de l’intervention pro-chrétienne de 1976 à la coalition anti-irakienne de 1990-91. Ensuite, outre le litige d’Alexandrette, l’hostilité syrienne anti-turque reste liée à des litiges objectifs. Ainsi en est-il de la question de l’eau. L’édification par Ankara, depuis 1980, d’un gigantesque complexe hydraulique sur le cours supérieur de l’Euphrate baptisé Guneydogu Anadolu Projesi (GAP), composé de vingt-deux barrages (alimentant dix-sept centrales électriques) dont celui appelé Ataturk – le cinquième plus imposant au monde -, constitue une authentique menace pour l’approvisionnement syrien. Privée de sa souveraineté sur les riches régions aquifères du Liban, du Golan, et des hauteurs d’Antioche (eaux du Taurus, dans le sandjak d’Alexandrette), la Syrie dispose en principe du bassin de l’Euphrate pour ses besoins. Cependant, tributaire du pouvoir turc quant au débit du grand fleuve, Damas serait définitivement réduite à l’état de puissance secondaire. Or en dépit des protestations syriennes officielles auprès de l’ONU et de l’OCI (Organisation de la Conférence Islamique) et d’intenses pressions frontalières (aide au PKK), Ankara poursuit sereinement la réalisation des barrages du formidable complexe Ataturk.

Au sud, pour ce qui est du  » front israélien « , l’alternance politique propre au système démocratique interne à l’Etat juif paraît décidément échapper à l’entendement du pouvoir autoritaire et clanique des Assad. Il demeure que le vent d’Oslo a déçu, et que les maîtres successifs de Damas sont contraints de revenir à la traditionnelle politique du refus qui caractérisa tous les pouvoirs syriens depuis l’indépendance. Mais l’actuel régime baasiste ne peut ni ne souhaite lutter seul. Il lui faut renforcer son alliance avec l’Iran, et surtout renouer avec le régime frère-ennemi irakien.

– L’Irak : desserrer l’étau à tout prix

Après sa défaite de 1991 et les frappes anglo-américaines des hivers 1998-99 et 2000-2001, l’Irak exsangue, neutralisé, étroitement surveillé par la VIIè flotte U.S. et le Conseil de sécurité de l’ONU, ne constitue certes pas un grand péril pour l’axe israélo-turc, ni un puissant appui pour son vis-à-vis syrien. Néanmoins, Damas ni Bagdad ne disposent d’une grande marge de manoeuvre ; face à la toute-puissance américaine et à ses alliés, les régimes baasistes des Assad et de Saddam Hussein n’ont d’alternative au rapprochement, voire à la réconciliation. Rivaux idéologiques du nationalisme pan-arabe, ennemis durant la première guerre du Golfe (Iran/Irak, 1980-1988), ennemis au cours de la seconde (1990-91), les deux pouvoirs se retrouvent à présent autour d’un faisceau d’intérêts convergents.

Le premier est simplissime : à l’encontre d’Israël, Bagdad entretient une hostilité existentielle. Dès la création de l’Etat hébreu en 1948, les Juifs du pays avaient été chassés, plusieurs dizaines étant pendus en place publique pour espionnage. L’Irak est l’unique Etat à n’avoir jamais signé d’armistice avec Israël (même en 1949, puisque non frontalier), et à pris activement part à toutes les coalitions militaires anti-israéliennes. A telle enseigne que l’Iran de Khomeiny, pourtant peu soupçonnable de sympathie à l’égard du sionisme, reçut des matériels israéliens considérables tout au long de sa confrontation avec l’Irak ; l’Etat hébreu cherchant à affaiblir le plus possible cette puissance militaire arabe irréductiblement ennemie. On se souviendra enfin, sans insister, des épisodes déjà évoqués d’Osirak et des Scud sur Tel-Aviv.

Le second Etat sur lequel se cristallise l’hostilité de Bagdad, la Turquie, présente en plus un danger mortel. Durant l’hiver 1997-98, l’armée turque lançait une offensive terrestre de grande envergure contre le nord de l’Irak, dans la zone interdite de survol (au nord du 36è parallèle, contrôlée par l’aviation américaine) en vertu des accords de cessez-le-feu irako-onusiens de février 1991. Officiellement, il s’agissait de réduire les bases et foyers indépendantistes kurdes repliés en Irak. En réalité, Ankara caresse le vieux projet de démembrer cet Etat, d’une part afin d’y constituer une zone autonome kurde au nord et de résoudre ainsi le conflit en Anatolie, d’autre part pour tenter de prendre le contrôle de Mossoul, région pétrolifère ouvertement revendiquée à partir de 1923, plus discrètement depuis 1945. En outre, il convient de signaler que le contentieux portant sur les ressources de l’Euphrate et du Tigre est sensiblement identique à celui exprimé par l’autre bas-riverain syrien ; Bagdad reprochant à Ankara de conditionner le débit du Tigre et de l’Euphrate aux relations politiques entretenues par les deux chancelleries.

En tout état de cause, Saddam Hussein n’a d’autre choix que d’accepter l’amitié des deux uniques puissances – la Syrie et l’Iran – susceptibles de freiner peu ou prou l’ardeur expansionniste turque au Kurdistan irakien, et surtout de contribuer à mettre un terme à la pression civile (embargo) et militaire (frappes aériennes) américaine.

– L’Iran : solidarité islamique contre l’Amérique

Lorsqu’on évoque l’Iran des mollah, en dépit du changement très relatif qu’a constitué l’élection du  » moderniste  » Khatami à la Présidence de l’Etat (1998), on pense instantanément au discours violemment anti-impérialiste du régime ; lequel puise une part importante de ses ressources idéologiques dans l’opposition radicale à l’Occident. Grands et petits Satan se bousculent dans le panthéon noir des maîtres de Téhéran, au premier rang desquels se trouvent les Etats-Unis et Israël. L’Iran khomeinyste n’a donc d’autre choix ni volonté, dans un schéma de triple alliance américano-israélo-turque, que de s’y opposer irréductiblement, d’autant plus que, d’une part, la politique d’embargo et de refoulement de Washington, en principe implacable, et la série de succès diplomatiques d’Israël après Oslo, ont constitué des revers importants, des marques évidentes de l’impuissance iranienne dans la région, et que d’autre part l’alliance israélo-turque mène les avions de  » l’ennemi sioniste  » à la frontière..

Aussi, Téhéran poursuit-il désormais un objectif géopolitique d’envergure qui coïncide parfaitement avec l’axe Syrie/Irak/Iran proposé par Damas : rompre son isolement et devenir le moteur de l’opposition à la présence militaire U.S. au Moyen-Orient. Déjà allié à la Syrie depuis 1979, Téhéran semble accueillir d’autant plus favorablement une réconciliation avec l’Irak que Saddam est considérablement affaibli. A l’heure actuelle, les ardeurs belliqueuses du dictateur irakien n’ont plus guère de chance de se porter vers le sud arabe et pétrolifère, le Chatt el-Arab ou le territoire iranien. En revanche, pour affaibli, l’Irak n’en demeure pas moins un point de cristallisation pour Washington qui voit s’effriter ses soutiens arabes dans l’exacte mesure de ses initiatives militaires contre Irak.

Ancien ennemi mortel aujourd’hui fort de cet atout, l’Iran joue la carte de la fraternité islamique contre l’omniprésence américaine au Moyen-Orient. Ce faisant, Téhéran a appris le pragmatisme ; au lieu de réunir des foules déchaînées brûlant des drapeaux américains devant les caméras de CNN, et de menacer des pires foudres les régimes musulmans qui seraient les  » suppôts de l’impérialisme « , les leaders iraniens pratiquent désormais l’ouverture diplomatique tous azimuts. En témoigne, après une grande campagne de charme, le grand succès qui a consisté pour l’Iran à réunir le 8è sommet de l’OCI. En décembre 1997, les représentants des cinquante-quatre Etats musulmans à travers la planète (dont plusieurs furent récemment encore victimes de séditions pro-iraniennes), se réunissaient pour un sommet sans précédent dans le sanctuaire du fondamentalisme étatique. Au grand dam des Etats-Unis, il ne manquait pas un représentant, et même les pires ennemis du temps du conflit Iran/Irak, les monarchies pétrolières de la péninsule Arabique, étaient présents. Non content de rompre enfin vingt années d’un isolement inter-musulman quasi complet, Téhéran fit surtout crier  » haro sur le baudet  » ; sévèrement pris à partie sur le partenariat de son pays avec Israël, le Président turc Suleyman Demirel décida de quitter le sommet…

Parallèlement à l’offensive diplomatique destinée aux voisins musulmans – fussent-ils arabes et sunnites – l’Iran a entamé depuis au moins les années 1991-92 une course à l’obtention de la technologie nucléaire. L’effondrement de l’URSS, et avec elle de la discipline et du secret militaires et stratégiques, a entraîné nombre de  » savants  » et d’ingénieurs nucléaires à proposer, valise de plutonium en main, leurs services au plus offrant, en l’espèce le pouvoir iranien.

Non dissimulée et même vigoureusement défendue sur le mode de l’équité et de la justice face à la puissance atomique, la volonté iranienne de se doter de l’arme suprême renforce simultanément le poids de Téhéran dans les affaires moyen-orientales, et l’inquiétude de ses adversaires pro-occidentaux. En effet, contrairement à d’autres puissances qui possèdent la technologie atomique mais pas les vecteurs, l’Iran dispose de missiles potentiellement pourvus d’une tête nucléaire. En juillet 1998, Téhéran annonçait la réussite du lancement d’un nouvel engin à moyenne portée (1.300km), le Shehab 3, plus puissant que les Nodong nord-coréens et les Scud B et C.

De cette course au nucléaire, menée conjointement par les scientifiques et les services secrets iraniens contre les services secrets israéliens et américains, Téhéran a tout à gagner. Car soit le régime des mollah parvient à faire exploser dans l’un de ses déserts une bombe (comme l’Inde et le Pakistan en juin 1998), et gagne ainsi un immense prestige auprès des masses arabo-musulmanes du Moyen-Orient en menaçant directement Israël, soit un raid israélien ou américain détruit préventivement ses installations nucléaires, et alors c’est sur une vague de colère et de solidarité dans les même sphères que Téhéran pourra définitivement briser son isolement, apparaissant comme la nouvelle victime de  » l’impérialisme américano-sioniste « .

Enfin au-delà du théâtre moyen-oriental et de la hantise d’Israël et de l’Amérique, l’Iran affiche d’autres ambitions depuis la chute de l’URSS, au nord cette fois. En fait, une véritable rivalité entre Turquie et Iran, croissante, s’est instaurée dans le Caucase et en Asie centrale, avec pour enjeu fondamental l’édification de sphères d’influence. L’amitié des républiques musulmanes ex-soviétiques, fort riches en ressources minérales pour certaines, sont particulièrement convoitées ; la Turquie invoque les ancestraux liens linguistiques et les racines turco-mongoles (ensemble du Turkestan), l’Iran en appelle à la solidarité de l’Islam chiite (Azerbaïdjan) et à la persanité (Tadjikistan).

Cette confrontation feutrée exercée sur la gamme de toutes les variantes ethno-culturelles n’est pas nouvelle ; elle prend toutefois une autre dimension au vu de l’axe Ankara/Jérusalem.

  1. Le choix crucial pour trois Etats clé

Situés autour, à proximité des deux pôles antagonistes en pleine édification, les autres Etats du Moyen-Orient se voient sans cesse plus sollicités pour rejoindre l’un ou l’autre camp ; l’axe syro-irako-iranien en pleine constitution étant le plus demandeur. Le jeu des alliances que nous évoquions en préambule à cette partie, embarrassant voire potentiellement fatal pour les  » pions  » les plus vulnérables, est bel et bien entamé et nul ne semble pouvoir s’y soustraire tout à fait.

Nous n’insisterons pas sur les petits Etats de la péninsule Arabique – soit leur politique extérieure est largement calquée sur le grand voisin saoudien (micro-monarchies pétrolières), soit ils ne disposent pas d’un poids démographique, économique, territorial ou militaire suffisant pour peser de manière déterminante sur le jeu des alliances et des rivalités (Yémen, Oman, Emirats Arabes Unis…) – ni sur les Etats tels que la Libye ou le Soudan qui, pour  » turbulents  » qu’ils soient, ne représentent non plus à l’heure actuelle des acteurs très considérables dans cette région.

A l’inverse, trois Etats apparaissent aux premières loges, intégrant bon gré mal gré le  » château de cartes  » et la logique des deux axes : la Jordanie, l’Egypte, l’Arabie Saoudite. Ces Etats présentent trois points communs essentiels ; d’une part ils sont officiellement alliés -d’une manière ou d’une autre et à des degrés divers – à Washington, d’autre part leur régime respectif est fragilisé par le travail de sape d’une opposition croissante en provenance des milieux islamistes violemment anti-américaine et anti-israélienne, enfin leur situation géostratégique (canal de Suez, longues frontières avec Israël, immenses réserves d’hydrocarbures) leur confère une importance toute particulière sur  » l’échiquier  » américain. De fait, tout changement brusque de régime et donc de ligne géopolitique globale entraînerait assurément des conséquences majeures sur l’équilibre de la région dans son ensemble, et probablement une conflagration à court terme.

– La Jordanie : survivre en tant qu’Etat bédouin

Le Royaume hachémite de Jordanie est l’unique Etat arabe à être passé – pour l’heure et bien qu’assez timidement, et en respectant les formes diplomatiques d’usage entre les Etats arabes  » frères  » – dans le camp de l’axe Washington/Ankara/Jérusalem. La sincère amitié d’Hussein pour l’Occident, puis celle de son successeur Abdallah II, n’explique pas à lui seul ce choix. Du reste, aucune conviction si forte et sincère soit-elle ne suffit à analyser les choix géostratégiques du régime bédouin, lequel est en charge d’un Etat souffrant d’une fragilité intrinsèque trop profonde pour se permettre de choisir véritablement. La Jordanie désertique, forgée de toutes pièces par Londres en 1922 en remerciement à (et au profit de) la famille hachémite pour son rôle primordial dans la grande révolte arabe de 1916, se trouve toujours empiriquement du côté du plus fort à un instant  » T « . En 1967, pris entre  » l’enclume  » israélienne et le  » marteau  » coalisé arabe tenu par le prestigieux Nasser, Hussein perd la Cisjordanie mais sauve l’essentiel ; la vie et l’essence bédouine de son royaume. Après la guerre des Six Jours, le régime hachémite est constamment menacé par trois périls.

Le premier est palestinien. La défaite de 1967 a charrié plusieurs centaines de milliers de réfugiés de Cisjordanie venant s’ajouter à ceux de 1948. Sur ce vivier de rancoeur et d’amertume se nourrit un irrédentisme nationaliste qui, en 1970, s’exprime par une tentative de renversement du régime au profit d’un pouvoir d’essence palestinienne.

Le second péril est syrien. On a vu que la Grande Syrie ou  » Syrie naturelle  » s’étendait sur le territoire jordanien. Par ailleurs, les régimes panarabes qui se sont succédés à Damas n’ont jamais pardonné aux Hachémites leur mansuétude – puis leur véritable coopération – avec le mouvement sioniste puis Israël. Depuis, les années 1970-80, les tentatives de déstabilisation et même d’assassinat à l’encontre du roi Hussein s’étaient multipliés.

Le troisième péril provient d’Irak. Non pas qu’il existe de contentieux particulier avec la Jordanie ; seulement, en cas de crise majeure, le puissant voisin exige d’Amman au moins une neutralité bienveillante (sachant pouvoir compter sur le soutien des couches palestiniennes de la population jordanienne), comme ce fut le cas en 1990 avec la crise du Golfe. Le golfe d’Akaba demeura alors un débouché et une fenêtre d’approvisionnement primordial pour l’Irak sous embargo onusien. Une fois encore, Hussein paya d’un lourd tribut son soutien à Saddam puisque cessèrent immédiatement et durablement les aides financières des pétromonarchies. Mais une fois encore, l’essentiel était sauvé et le régime survécut.

Enfin convient-il d’ajouter, même si ce facteur risque semble moindre, que la dynastie Saoudite a toujours convoité le territoire jordanien comme excroissance naturelle de la péninsule Arabique.

Dans un tel contexte, il n’est pas si paradoxal que le régime jordanien se tourne résolument vers la puissance militaire dominante du moment, bien que non arabe, pour sa protection. Au fond, le courant nationaliste en Israël qui prônait la chute des Hachémites au profit d’un Etat palestinien outre Jourdain ne s’étant jamais imposé, l’Etat hébreu constitue l’unique voisin fondamentalement intéressé à la pérennité du régime jordanien. D’abord le maintien de l’espace jordanien souverain interdit l’expansion grand-syrienne au sud et, pour l’heure, l’irrédentisme palestinien. Ensuite la Jordanie fait tampon entre Israël et l’ennemi irakien. Enfin, pauvre et très faiblement peuplée, la Jordanie ne représente en aucun cas une menace militaire pour Israël.

Autrement dit, c’est assez naturellement que les pouvoirs successifs à Jérusalem ont étendu leur protection (services secrets, menaces contre l’Irak ou la Syrie) sur Amman. Mais en 1994, le mouvement devient mutuel et officiel. Couvert par la reconnaissance mutuelle israélo-palestinienne, le roi Hussein s’engouffre dans la brèche et une année à peine après la signature des Accords d’Oslo, il contracte une paix en bonne et due forme avec l’Etat hébreu, au grand dam de Damas qui accuse un camouflet ainsi qu’un isolement désormais complet ; la Syrie demeurant seule (avec son protectorat libanais) officiellement en guerre contre Israël et à ses frontières.

Pour la Jordanie, la paix effective avec l’Etat juif procure immédiatement plusieurs avantages : la rétrocession de plusieurs centaines de km2 dans la plaine de la Arava (sud de la mer Morte) et un meilleur partage des eaux du Yarmouk (50 M de m3 d’eau/an supplémentaires), des investissements non négligeables (tourisme, zone aéroportuaire d’Akaba, industries textiles) pour une économie nationale en crise endémique, et une place de choix sur  » l’échiquier  » de l’Administration américaine (invitations de Hussein à Washington pour arbitrer les pourparlers israélo-palestiniens en 1999, présence de Bill Clinton à ses obsèques, etc.).

Mais fondamentalement, ce sont les clauses secrètes de l’accord de paix israélo-jordanien qui, de facto, plaçait le royaume bédouin dans l’orbite américano-israélo-turque. Selon toute vraisemblance, le traité de paix prévoirait un accord de défense bilatéral construit sur le modèle suivant : engagement formel d’Israël de défendre la dynastie hachémite ainsi que l’intégrité territoriale jordanienne contre toute menée subversive ou agression militaire, et, en contrepartie, libre traversée du territoire jordanien par Tsahal en cas de confrontation armée israélo-syrienne. Il va de soi que cet engagement mutuel aurait la bénédiction de Washington.

Un certain nombre d’initiatives récentes tendent à confirmer cette hypothèse. En premier lieu, le chef d’état-major jordanien participa en personne, en janvier 1998, aux manœuvres navales américano-israélo-turques en Méditerranée orientale ; une initiative (à l’invitation de l’état-major turc) procédant d’un rapprochement souhaité entre les armées turque et jordanienne -lequel sera officialisé par un pacte de coopération militaire en bonne et due forme – et suivie de la participation jordanienne sans précédent à la réunion stratégique . Elle fut d’autant plus significative qu’à peine quelques semaines auparavant, le Mossad israélien avait opéré en plein centre d’Amman contre un leader du Hamas, Khaled Meshal, en violation flagrante de la lettre et de l’esprit de la paix israélo-jordanienne. Au Palais de Hussein, on eut beau faite mine de protester, arguant que le général jordanien n’avait qu’un rang d’observateur, le roi hachémite reçut une volée de bois vert de ses redoutables voisins syriens et irakiens. Il n’en n’eut cure, et l’initiative se renouvela.

En second lieu, on observe des signes politiques qui témoignent des liens croissants entre Amman et Jérusalem d’une part, Amman et Ankara d’autre part, à commencer par le nouveau ton adopté par la diplomatie jordanienne à l’égard de ses détracteurs arabes, notamment la Syrie.

Le 2 juin 1996, le roi Hussein accuse publiquement sur les ondes jordaniennes le Président syrien Assad de chercher à organiser des attentats en Jordanie. Quelques semaines plus tard, au sommet arabe du Caire, des échanges virulents opposent les deux hommes au sujet des accords Israël/Turquie et, de nouveau, sur le terrorisme. Comme en écho, Benyamin Netanyahou fraîchement élu déclarera peu après que la Syrie est la  » base du terrorisme contre Israël, la Jordanie et la Turquie « , avant d’accorder un satisfecit à… la Jordanie !

Il n’est pas jusqu’au régime de Bagdad naguère tant redouté qui ne fait les frais d’une diplomatie hachémite paraissant autrement plus assurée qu’autrefois. Dans une interview accordée à un grand quotidien arabe (As Sharq al-Awsat), Hussein indiquait crânement qu’il n’excluait pas le retour d’un membre de la famille hachémite sur le trône d’Irak si le peuple irakien le demandait. Plus récemment, lors du sommet arabe de juin 1998, c’est au prince héritier d’Arabie Saoudite qu’Hussein refusait sans ménagement de mettre un frein à la coopération avec Israël.

Depuis le décès de Hussein et l’accession au trône de Jordanie d’Abdallah II, le cap est maintenu – même plus discrètement – sur l’axe américano-israélo-turc. Reste à déterminer jusqu’à quel point la population jordanienne, au sein de laquelle non seulement les islamistes mais également une part importante des couches palestiniennes sont fortement opposés à la paix avec Israël, demeurera plus ou moins passive. En 1991, elle s’était illustrée parmi les sociétés arabes comme la plus farouchement pro-irakienne…

– L’Egypte : sacrifier la paix intérieure ou extérieure ?

Le régime égyptien, est l’archétype du pouvoir fragilisé et potentiellement déstabilisé par l’axe israélo-turc. Car Le Caire a fait le choix, depuis 1972-73, du partenariat actif avec Washington. A cette époque, Anouar el-Sadate décide de rompre avec l’alliée traditionnel de Nasser, l’URSS, dont l’assistance se bornait au domaine militaire. En choisissant les Etats-Unis comme médiateur des pourparlers de désengagement des troupes au front (1973-74), l’Egypte gagne les bons offices de Washington, trop heureux de voir ce bastion pro-soviétique retomber dans son giron. Avec la paix israélo-égyptienne de Camp David (1978-79), l’Egypte acquiert l’officiel et fort rare statut  » d’allié privilégié  » des Etats-Unis. Concrètement, les quelques Etats bénéficiaires de ce statut (Australie, Corée du Sud, Israël… ) perçoivent annuellement et de manière fixe des crédits civils et militaires considérables. L’Egypte, par exemple, puise ainsi chaque année quelque 2,1 milliards de dollars de matériels d’équipement (3 milliards pour Israël) dans les stocks civils et les arsenaux U.S., sur la base de listes de fournitures établies par le Département d’Etat et le Pentagone. On pourrait ajouter les moratoires et un certain nombre d’interventions en faveur du rééchelonnement voire de l’effacement de dettes extérieures. Pour une économie en voie de développement confrontée à des problèmes difficilement surmontables (croissance démographique vertigineuse, corruption endémique, aménagement des terres utiles…), l’aide américaine incarne une véritable manne dont la pérennité ne tient qu’au maintien de la paix avec Israël et, bien entendu, à un partenariat stratégique avec Washington. Cela signifie, par exemple, que les bâtiments de la VIè flotte mouillent régulièrement à Alexandrie, que l’armée égyptienne se dote essentiellement d’équipements américains, ou encore que Le Caire n’entrave aucun des choix stratégiques régionaux américains ni ne contracte d’alliance hostile.

 

Mais comme pour la Jordanie, la population égyptienne ressent d’autant plus mal la paix avec le voisin hébreu que, si le Sinaï fut intégralement restitué, Israël est perçu comme une puissance toujours dominatrice à l’égard des Arabes en général, et des Palestiniens en particulier. Les groupes islamistes et ceux progressistes avaient déjà subi de plein fouet la paix israélo-égyptienne comme une capitulation face à Israël, et un abandon à sa merci des  » frères  » palestiniens par Sadate, lequel avait du reste été abattu en 1981, précisément par des activistes fondamentalistes. Depuis, la paix maintenue par son successeur Hosni Moubarak, même  » froide « , est d’autant plus dénoncée qu’elle supporta successivement (aides américaines obligent) l’offensive israélienne au Liban (1982), l’Intifada (1987-91), et l’échec relatif de la Conférence de Madrid (1991-92). A présent, le conflit ouvert entre Israéliens et Palestiniens et l’avènement d’Ariel Sharon à Jérusalem exaspèrent une opposition non plus seulement constituée d’islamistes et de communistes ; dans les corporations, les médias,l’armée et la diplomatie, la politique d’Israël et l’appui à peu près inconditionnel de Washington sèment le trouble et la colère. Or dans une société qui a produit les Frères musulmans et au sein de laquelle les fondamentalistes semblent avoir le vent en poupe, l’argent américain a de plus en plus l’odeur de la trahison…

Entre le puissant mais encombrant protecteur d’outre océan, et des appels pressants de l’ami syrien à un retournement de politique en faveur de l’axe syro-irako-iranien, le Président Moubarak – lui-même victime de plusieurs attentats ces dernières années – affiche une détermination de moins en moins lisible, une ligne politique ondulant sans cesse davantage entre deux pôles de pression. Seule la teneur de la paix avec Israël lui offre encore une certaine marge de manoeuvre ; Washington ne peut en effet imposer un esprit à la lettre (respectée) de Camp David, et la fermeté du Raïs à l’encontre d’Israël lui permet d’apparaître devant son opposition, les Palestiniens et les Syriens comme un leader soucieux de l’honneur arabe. Mais à force de la vider de son contenu (depuis octobre 2000, il n’y a plus d’ambassadeur d’Egypte en Israël), la paix israélo-égyptienne ne ressemble déjà plus qu’à un simple accord de non-agression.

Ainsi la Conférence économique du Caire de 1997 inaugura-t-elle une série de manifestations culturelles et/ou économiques marquée par le boycott des patrons et des projets israéliens, chacun y étant même persona non grata. Plus encore : devant l’instrumentalisation par les islamistes des thèmes anti-israéliens et leur succès rencontré auprès du grand public, en particulier après l’affaire du souterrain de Jérusalem en septembre 1996, Moubarak donna son feu vert à des manœuvres militaires de grande envergure de part et d’autre du canal de Suez. Le nom donné à cette opération d’entraînement, al Badr, était le même que celui adopté lors de l’offensive victorieuse du 6 octobre 1973 ! Deux ans plus tard et dans un registre similaire, les autorités égyptiennes  » oublieront  » de célébrer le vingtième anniversaire du traité de paix de Camp David, mais non de commémorer le vingt-cinquième anniversaire de la guerre d’Octobre…

A présent, pressé par Damas de rejoindre le  » camp arabe  » face à l’alliance israélo-turque, le régime égyptien ne dispose plus de la marge de manœuvre que lui conférait, au début des années 1990, sa position de conciliateur voir d’arbitre dans les processus de Madrid puis d’Oslo. Le nouveau schéma de confrontation dure qui se profile contraindra Le Caire à choisir entre deux positions.

La première consiste à conserver intacte l’alliance américaine en ne s’impliquant pas davantage contre Israël. Mais le risque, pour le pouvoir, serait alors de s’exposer toujours davantage à la vindicte islamiste à l’intérieur, de s’isoler de la Syrie et de la direction palestinienne à l’extérieur, pour finalement perdre de nouveau le prestigieux leadership du monde arabe, retrouvé à grand peine après une décennie d’ostracisme, sans doute au profit de Damas.

L’alternative, celle d’un rapprochement significatif avec la Syrie, répondrait aux voeux d’une immense coalition d’intérêts et de conviction allant des islamistes à l’extrême-gauche en passant par les nassériens et autres nationalistes panarabes nostalgiques de la République arabe unie (1958-61). Pour Le Caire, élever la voix contre Ankara ne présente pas une gageure ni des risques considérables. En avril 1996 déjà, Le Caire avait très vivement condamné, au diapason de Damas et Téhéran, l’accord israélo-turc de coopération militaire ouvrant l’espace aérien turc aux avions de combat israéliens. En revanche, rompre l’alliance américaine aurait des répercussions tout à fait majeures.

Conscient de voguer entre Charybde et Sylla, Moubarak joue la conciliation. Toutefois, le refus net d’intégrer une nouvelle coalition anti-irakienne aux côtés de Washington, lors de la crise de février 1998, la campagne pour la fin de l’embargo contre Bagdad, ainsi que la multiplication des rencontres avec Hafez el-Assad ou encore l’agressivité de la diplomatie égyptienne à l’égard d’Israël, sont autant de signes qui ne trompent pas. Pour le pouvoir égyptien, il s’agit désormais moins de montrer des talents de stratège sur plateau de jeu que de survivre. Car reléguée à une place secondaire par le rapprochement entre les deux armées les plus puissantes de la région, l’armée égyptienne, appuyée par les masses populaires traditionalistes, pourrait à court terme faire défaut au Raïs et instaurer une direction bicéphale  » à la soudanaise (années 90)  » ; militaire et nationaliste pour la politique extérieure, islamiste pour l’intérieur. Le compte à rebours vers une conflagration (frontière avec Israël, canal de Suez, détroit de Tiran…) serait alors immédiatement enclenché.

En attendant de telles perspectives, Hosni Moubarak louvoie toujours. La meilleure illustration en est cette double intervention de juillet

  1. Lors du 3è sommet arabe du Caire, le Raïs réaffirmait la position égyptienne d’allié privilégié de Washington sur un ton qui ne pouvait déplaire :

 » Les Etats-Unis sont la base du processus de paix (…) et l’action de l’Europe peut consolider le rôle américain, mais en aucun cas être une alternative « .

Le lendemain, son ministre des Affaires étrangères, Amr Moussa, s’en prenait vigoureusement à Israël :

 » La politique d’Israël est tout simplement inacceptable. Israël commet une faute stratégique et tactique en s’imaginant qu’il peut imposer une paix aux Arabes aux conditions israéliennes « .

– L’Arabie Saoudite : base fragile du  » château de cartes  »

Pour le Royaume islamique d’Arabie, le contexte de bipolarisation stratégique entre les puissances régionales est plus préoccupant encore, et participe davantage que tout autre de la nouvelle évolution géopolitique au Moyen-Orient. Souverain sur plus d’un tiers des réserves mondiales de pétrole, situé entre mer Rouge et golfe Persique, l’Etat saoudien est doté d’un régime wahhabite népotique, tribal et polygame affaibli par des luttes intestines continues. En outre, ce géant économique (et spirituel pour l’Islam) est en même temps un puissance démographique et militaire secondaire.

Il est vrai que la famille descendante d’Ibn Séoud est alliée aux Etats-Unis depuis les années 1930, d’abord avec l’exploitation de l’or noir par les grands consortiums anglo-américains (au premier rang desquels l’ARAMCO), puis contre l’influence soviétique dans les années 1970 (Syrie, Irak, Yémen, Egypte jusqu’en 1972), enfin face aux périls successivement khomeinyste (à partir de 1979) et irakien (1990-91). Mais la présence militaire américaine massive dans et autour de ce pays légalement considéré comme un horm (territoire sacré en principe interdite aux non-musulmans) depuis 1975, ainsi que l’attitude souvent jugée décadente des princes au pouvoir (1.200 princes de sang royal…), est de plus en plus mal vécue par une opposition strictement austère et orthodoxe constituée de chefs bédouins respectés. Là plus qu’ailleurs, en cas de chute du régime pro-américain du roi Fahd au profit d’un leadership violemment anti-occidental, ou simplement à la faveur d’une politique anti­américaine de son fils et successeur présumé Abdallah, les répercussions sur la région seraient tout à fait considérables ; osons en dresser un hypothétique scénario.

Washington ferait voter par le Conseil de Sécurité de l’ONU une résolution plaçant la zone des grands gisements pétrolifères (est et sud-est de l’Arabie) sous protection internationale. Le critère de définition serait bien entendu la nécessité absolue de protéger l’approvisionnement régulier en pétrole des grands consommateurs, notamment l’Amérique, l’Europe et le Japon.

Immédiatement, une sorte de ligne jaune serait établie au sol et dans les airs par les troupes américaines en deçà de laquelle le nouveau régime d’Arabie, déterminé qu’il serait à ne pas coopérer, ne jouirait plus d’aucune prérogative politique ou militaire. Autrement dit, le contrôle de cette vaste zone pétrolifère d’au moins 450.000 km2 (incluant les champs de Ghawar, Khurays, Fazran, Abqaiq, Oatif, Berri, etc…) passerait sous contrôle exclusif de l’ONU, autrement dit des Etats-Unis peut-être secondés de la Grande-Bretagne. Il est fort à parier que les troupes saoudiennes (ou post saoudiennes) fidèles au nouveau régime n’opposeraient qu’une résistance peu opiniâtre, du moins insuffisante à infléchir la détermination américaine. Sur le plan diplomatique, les Européens tenteraient sans doute -comme lors du choc pétrolier de 1973-74 – de ménager chèvre et choux, de trouver un compromis avec le nouveau pouvoir arabe, tout en ne s’opposant pas frontalement à l’initiative de Washington, tout de même salutaire pour leur approvisionnement en brut. La Russie, peut-être, profiterait-elle de l’intervention américaine pour revenir en force au Moyen-Orient, prenant le contre-pied de Washington et soutenant résolument l’axe syro-irako-iranien. Ou bien, plus cyniquement, Moscou monnaierait (comme Pékin en 1990) sa passivité en juteux contrats commerciaux ou moratoires bancaires.

En revanche, quid du monde arabo-musulman ? Déjà en 1990-91, les couches populaires arabes dans leur quasi unanimité avait condamné l’intervention américaine massive contre l’Irak, et l’installation de bases U.S. à quelques encablures des villes saintes de La Mecque et Médine. Pourtant, originellement, un Etat arabe en avait bien envahi un autre et partageait donc malgré tout la responsabilité de l’escalade militaire. Mais dans ce cas de figure… Ne s’agirait-il pas d’une agression caractérisée contre le cœur de l’Islam et de l’arabité, d’une appropriation injustifiée des richesses d’un pays  » frère  » (le pétrole  » don de Dieu « ) et, pire, du viol de son intégrité territoriale, de surcroît par une puissance occidentale alliée à Israël et à la Turquie, et perçue comme étant dirigée par un lobby juif comploteur et omnipotent ? Assurément, il n’est point de pouvoir musulman (à l’exception de la Turquie laïque et peut-être de quelques Etats musulmans ex-soviétiques) qui ne puisse alors se désolidariser pleinement de Washington, et pas un pouvoir arabe au Moyen-Orient (et jusqu’au Maghreb ?) qui ne puisse faire d’autre choix que de rompre ses liens avec le géant américain, voire de lui déclarer (même symboliquement) la guerre. Nous croyons que dans certains Etats, ce ne serait pas suffisant à apaiser la fureur des foules qui porteraient au pouvoir des leaders appelant au Djihad (en l’espèce compris dans le sens de  » guerre sainte « ) ; autant de Saladin chargés de combattre les nouveaux Croisés.

Car en définitive, pour les trois Etats que nous avons évoqués, le couple stratégique Israël/Turquie, même chapeauté par les Etats-Unis, ne représente pas une révolution en soi. C’est cependant l’obligation de se positionner par rapport à cet axe nouveau, et surtout le seuil d’exaspération supplémentaire que constitue cette entente perçue par les masses arabes comme plus ou moins hostile, qui sont des réalités à prendre en compte en considération. Au fond, pour l’ensemble des peuples et des régimes arabes du Moyen-Orient, le problème existentiel de l’axe israélo-turc est le suivant : il s’agit de l’alliance entre les deux principales puissances militaires de la région. Or ces deux puissances ne sont pas arabes. Dans l’absolu, il convient d’ajouter que la présence militaire américaine sur le terrain – de Iskenderun au golfe Persique en passant par Haïfa, Alexandrie et Dhahran – équivaut en soi à une puissance supplémentaire, redoutable et, là encore, non arabe.

De cette situation naît – ou plutôt s’amplifie- le sentiment humiliant et la représentation d’une impuissance constante. Cette représentation n’est pas négligeable. Elle traduit le lancinant complexe d’infériorité que nourrit le monde arabe à l’égard de l’Occident, tout au long de ce XXè siècle objectivement, et peut-être aussi, dans l’imaginaire collectif, depuis l’éviction ultime de l’Espagne au XVè siècle. L’Egypte, la Syrie et la Jordanie plusieurs fois vaincues par Israël ; les Palestiniens impuissants face à Tsahal ; l’Irak maintenu en échec contre l’Iran, puis écrasé par l’Occident et travaillé par la Turquie dominant le Tigre et l’Euphrate ; le golfe Arabo-persique et la péninsule Arabique sous l’étroit contrôle américain ; le feu nucléaire israélien… Véritablement, sans le possible recours à une autre superpuissance que les Etats-Unis, sans l’espoir de vaincre Israël (du moins à court terme), sans grand leader susceptible d’incarner le nouveau Saladin, le sempiternel schéma se reproduit et les foules arabes, en pleine crise identitaire et socio-économique, pourraient bientôt puiser dans cette  » triplice « , perçue comme hostile, l’énergie du désespoir et de la révolte. Une agitation qui se propagerait non seulement au Maghreb et au Mashrek, mais, potentiellement, dans les banlieues d’Europe occidentale…

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