Retour sur la présidence Eltsine: Les débuts de la nouvelle diplomatie russe

Charles ZQRGBIBE

Professeur a l’Université de Paris I Panthéon- Sorbonne, ancien recteur de l’Académie d’Aix -Marseille.

Le 28 FÉVRIER 1993, BORIS ELTSINE évoque, devant les députés de l’Union civique – une coalition de partis centristes, un groupe-charnière dont l’appui lui est, alors, indispensable dans le combat parlementaire — le rôle de la Fédération de Russie comme « gendarme régional » dans l’ancien espace soviétique : « Le mo­ment est venu pour que des organisations internationales responsables, y compris l’ONU, confèrent à la Russie des pouvoirs spéciaux en tant que garante de la paix et de la sécurité dans la région de l’ancienne Union (soviétique).» Le président russe insiste: «La pratique montre que personne, à l’exception de la Russie, n’est prêt à supporter le fardeau du maintien de la paix dans l’espace de l’ex-URSS. » II déplore : « Le recours aux forces russes suscite cependant, jusqu’à présent, des craintes dans certains pays. » Le 3 mars 1993, le gouvernement russe fait tenir aux Nations Unies une note sur « les nouvelles réalités géopolitiques (de l’ex-URSS) », qui décrit l’émergence d’une « nouvelle génération de conflits », caractérisée par le « nationalisme agressif» et des contradictions entre souveraineté étatique et droit à l’autodétermination. En décembre 1993, le ministre des Affaires étrangères Andreï Kozyrev présente la position russe à ses collègues des États membres de la cscE, qui lui opposent une sécurité collective centralisée aux mains « de l’ONU et de son Conseil de sécurité » : « II n’appartient pas à tel ou tel pays de dire le droit international ou de décider le maintien de la paix. » Le 28 janvier 1994, lors de sa rencontre avec Jiang Zemin, secrétaire général du Para communiste chinois, le chef de la diplomatie russe se veut plus incisif : « Ce que l’Occident dit sur le «néo-impé­rialisme» russe est destiné à détourner les gens d’un problème réel qui est le suivant : comment la Russie et les membres de la Communauté des États indépendants peu­vent maintenir la stabilité. »

De fait, le rôle de la Russie dans l’ancienne Union reste essentiel : la zone rouble continue d’exister ; les liens économiques sont encore très fortes ; le russe reste la langue commune ; l’armée russe est présente, comme « intercesseur » entre les belli­gérants ou comme « pacificateur » au côté de l’une des parties, de l’Ossétie du Sud au Tadjikistan. La Russie est, au demeurant, l’héritière « privilégiée » de l’ex-URSS -avec 75 % du territoire, 51 % de la population, 76 % des entreprises de production, 90 % de l’extraction pétrolière… de l’ancienne Union.

Le débat sur les « pouvoirs spéciaux » ne rend pas compte du débat plus général sur les options diplomatiques de la nouvelle Russie. La Russie doit-elle entrer dans le « monde occidental », s’affilier aux Etats du « Nord » industrialisé développé : ce choix — celui d’Eltsine et de Kozyrev – implique ceux de la démocratie pluraliste, de l’économie de marché, du primat des droits de l’Homme. Mais la grande que­relle entre partisans de l’Occident et Slavophiles, qui tint une large place dans la Russie des czars, a resurgi sur les ruines du communisme. Les adversaires de l’affi­liation à l’Occident soulignent les obstacles « psychologiques » et « ethniques » qui subsistent : ils constatent le retard économique russe et la condescendance occiden­tale : ils demandent le respect de la nature multinationale de la Fédération russe, qui fait de la Russie un Etat, en partie, du « Sud ». Favoriser la spécificité slave ? Archéo- communistes et néo-fascistes ont enfourché le « cheval » slave : en fait preuve la solidarité avec la Serbie, qui a suscité un discours alarmiste de Kozyrev, le14 décembre 1992, devant la cscE, à Stockholm. Mais l’opposition déterminée, à l’époque, des « frères slaves » les plus proches, l’Ukraine et la Biélorussie, enlève une part de sa validité au courant slavophile. Le plaidoyer pour une spécificité slave tend donc à rejoindre une vision « eurasiatique » plus large : la Russie ne doit pas être une simple zone-tampon pour l’Occident, isolée sur le « front sud » ; elle doit rééquilibrer sa position internationale et ses alliances.

Premier paradoxe de 1′ « eurasisme » : cette doctrine est née après la révolution d’Octobre 1917, dans l’émigration : les travaux de ses principaux porte-parole – N. Troubetskoï, P. Souvtchinsky, P. Savitsky – ont été publiés à Sofia, Prague, Berlin, Paris. Loin d’idéaliser l’Empire russe, ces émigrés déplorent son « européanisa-tion » et lisent dans la victoire du communisme la sanction de l’évolution erronée du czarisme. A partir des années 90, l’eurasisme se transforme ; de la doctrine d’une fraction de l’émigration russe, il devient un grand courant d’opinion de la Russie contemporaine – une Russie qui a retrouvé une partie de l’héritage intel­lectuel développé à l’étranger pendant plus de soixante-dix ans. Second paradoxe : les « eurasistes » combinent l’admiration pour l’orthodoxie, pour la spiritualité du peuple russe, dont ils font l’élément unificateur de la Russie-Eurasie, et une appréciation positive de l’élément asiatique, de la domination mongole… Et, s’ils dénoncent l’influence de la culture occidentale, « romano-germanique », c’est après lui avoir enlevé sa dimension historique, après l’avoir ramenée à sa seule expres­sion libérale-positiviste contemporaine. L’eurasisme n’en est pas moins devenu une plate-forme politique, dont s’emparent les formations national-patriotiques — des libéraux-démocrates de Vladimir Jirinovsky aux communistes-russes de Guennadi Ziouganov — et qui contraint les « démocrates » gouvernementaux à la surenchère ou à une posture défensive. La reconstitution d’une Russie-Eurasie, d’un espace unifié eurasien, implique la création d’un Etat fort, avec ses particularismes étran­gers à l’Occident. L’eurasisme affirme la place de la Russie dans le nouveau système international, il fournit à la politique extérieure et militaire russe les concepts d’ « intérêts vitaux », de « zones d’influence traditionnelles », d’«étranger proche ».

Le problème précis soulevé par Boris Eltsine, celui du maintien de l’ordre dans l’ancienne URSS, se pose alors de manière aiguë. Selon Hélène Carrère d’Encausse, près de 80 conflits frontaliers, territoriaux ou sur les régimes politiques, sont décla­rés ou latents, dans les années 1990, au sein de la CEI. Une équipe d’analystes amé­ricains, animée d’une ambition surréaliste en matière de projections statistiques, prévoit 12 conflits armés sur l’ancien territoire soviétique, provoquant 523 000 morts et 21 millions de réfugiés.. Parfois, la Russie est le « gendarme obligé » : elle est contrainte, par l’ensemble des Etats d’Asie centrale, qui craignent l’appari­tion d’un pouvoir islamique fondamentaliste, d’intervenir dans la guerre civile du Tadjikistan ; elle est appelée en renfort par la Géorgie, confrontée aux rébellions des Ossètes du Sud, qui désirent rejoindre leurs frères Ossètes du nord au sein de la Russie, et de l’Abkhasie, qui a proclamé son indépendance en août 1990 ; elle s’efforce de rester militairement à l’écart du conflit du Karabakh, qui oppose l’Azerbaïdjan et l’Arménie depuis 1988, tout en développant une action diploma­tique et en s’inquiétant des répercussions possibles sur ses territoires caucasiens. Ailleurs, la Russie est directement impliquée : le statut de la Crimée, conquête de Catherine II, peuplée principalement de Russes depuis la déportation des Tatars par Staline, constitue un abcès entre la Russie et l’Ukraine ; le destin des popula­tions russes de Transnitrie ouvre un contentieux avec la Moldavie — Ukraine et Moldavie invoquant l’intégrité de leurs territoires, le respect des frontières entre républiques membres de l’ancienne URSS, alors qu’au Parlement russe, certains des hommes politiques les plus libéraux s’appuient sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cruel dilemme pour la nouvelle Russie, sommée de choisir entre la « solidarité des Russes » et la nécessité de ne pas paraître « impérialiste » vis-à-vis des nouvelles républiques indépendantes ! L’éclatement de l’URSS a provoqué le démembrement de « l’espace ethnique russe ». La question des minorités « russes ethniques » ou « russophones » dans les Etats issus de l’URSS prend une impor­tance toujours plus grande. La transformation des membres de ces minorités en citoyens de second rang, voire en ressortissants étrangers, les traitements parfois discriminatoires auxquels ils sont soumis, l’image négative de la Russie dans les États de la CEI, parfois utilisée par les nouvelles classes dirigeantes pour construire une conscience nationale, constituent le socle de conflits potentiels entre la Russie et ses voisins de 1’« étranger proche ». Dans le même temps, s’opère une conjonc­tion entre les communautés russes minoritaires de 1’« étranger proche » et les partis nationaux – patriotiques en Russie ; le « problème russe » devient, sous Eltsine, un aspect fondamental de la situation politique interne de la Fédération de Russie.

 

La EI : un système de sécurité collective en formation

Les « pouvoirs spéciaux » dans l’ancienne Union, revendiqués par Boris Eltsine, ne sont pas contraires à la lettre de la Charte des Nations Unies. Le chapitre VII fait appel au bras séculier des Etats, et les laisse exercer une légitime défense individuelle et collective : des accords, même purement bilatéraux, autoriseraient la Russie à in­tervenir. Mais, en faisant allusion à des pouvoirs « conférés par les Nations Unies », Boris Eltsine évoque la voie royale du chapitre VIII sur les organisations régionales de sécurité collective : la Communauté des Etats indépendants peut-elle se doter de compétences dans ce domaine ?

La Communauté des États indépendants a été créée le 21 décembre 1991 par onze républiques de l’ancienne URSS : l’Azerbaïdjan, l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, la Kirghizie, la Russie, la Moldavie, le Tadjikistan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan et l’Ukraine. La Géorgie a adhéré à la CEI, en octobre 1993. Dès le Sommet d’Alma-Ata, deux premiers pas ont été accomplis vers la construction d’un système de sécurité collective. Un « Accord sur les armes nucléaires » a été conclu par la Biélorussie, le Kazakhstan, l’Ukraine avec la Russie – les trois premières répu­bliques s’engageant à transférer leurs armes à la Russie, aux fins de destruction et de retraitement des matières fissiles. Un « protocole sur les forces armées », signé par tous les États membres de la CEI, crée un commandement unique des forces armées de la Communauté, qu’il attribue au maréchal Evguenii Chapochnikov.

Deux semaines avant le Sommet d’Alma-Ata, une tout autre tentative avait été faite : celle de la création d’une Communauté des Etats slaves, lors de la Conférence de Minsk, le 7 décembre 1991. La réunification du « trio slave », l’union des Etats issus du « même rameau » – l’Ukraine, avec Kiev, matrice des diverses principautés qui formèrent la Russie ; la Biélorussie, simple division administrative – avait été souhaitée par Soljénitsyne, alors que l’écrivain préconisait l’abandon des marches non slaves de l’Empire… Mais les contradictions entre Etats slaves furent les plus fortes. Le commandement de la flotte de la mer Noire, exercé conjointement par la Russie et l’Ukraine depuis 1991, et le statut de Sébastopol suscitèrent polémiques entre gouvernements, et harcèlements ou voies de fait entre équipages et autorités locales. Le transfert de l’armement nucléaire ukrainien, prévu par l’accord d’Alma-Ata, ne fut pas réalisé – jusqu’à l’intervention des États-Unis et la conclusion, le 14 janvier 1994, d’un traité tripartite Washington-Kiev-Moscou, qui ouvre la voie au transfert de 1 500 têtes nucléaires ukrainiennes à la Russie.

Comment se présentait, alors, l’avenir de la CEI ? La Biélorussie, qui avait pro­clamé sa neutralité, refusait toute formule de sécurité collective ; l’Ukraine – jusqu’à l’élection d’un nouveau président, Léonid Koutchma, en juillet 1994 – préconisait une organisation très lâche, aux objectifs purement économiques. Restait à établir un système de sécurité collective au sein de la Communauté avec ceux des Etats membres qui le souhaitaient. Le 15 mai 1992, un traité de sécurité collective a été conclu par six républiques : l’Arménie, le Kazakhstan, la Kirghizie, l’Ouzbékistan, la Russie et le Tadjikistan ; une agression contre l’une des parties est considérée comme dirigée contre l’ensemble des contractants. Ce traité a été renforcé par une série de traités bilatéraux, inaugurée par le Kazakhstan, le 25 mai 1992. Mais la CEI a connu un échec spectaculaire avec le retrait du maréchal Chapochnikov, en juin 1993 : le commandement en chef des forces armées de la CEI est supprimé… devant « l’impossibilité de créer rapidement des forces armées unies » ; le général Viktor Samsonov devient chef d’état-major « de la coordination et la coopération militaires de la CEI ». Le statut de « gendarme régional » de la Russie est, désormais, assis sur les accords bilatéraux.

Le 16 juillet 1992 à Tachkent, les ministres des Affaires étrangères et de la dé­fense de la CEI ont élaboré un statut des « forces de maintien de la paix » de la Communauté. Les Etats membres contribuent à la formation de ces forces en fonc­tion de la taille de leurs armées. L’intervention desdites forces doit répondre à la demande d’un ou de plusieurs Etats membres, avec l’accord de toutes les parties en conflit. Les tâches des unités d’interposition sont limitées à la surveillance d’accords de cessez-le-feu, à la création de zones démilitarisées, à la séparation des belligé­rants, à la préparation d’un règlement pacifique. Les « soldats de la paix » de la CEI ne doivent pas être impliqués dans les conflits militaires ; ils doivent utiliser souvent des moyens pacifiques. Le Conseil de sécurité de l’ONU et la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe doivent être tenus informés de leurs activités.

 

Doctrine militaire russe et maintien de la paix

La nouvelle doctrine militaire russe a été exposée, le 19 novembre 1993, par l’organe de l’armée, « Krasnaïa Zvezda», après avoir été adoptée par le Conseil de sécurité de la Fédération – pour les plus sceptiques des observateurs, un « bureau politique » à l’ancienne, camouflé en conseil de sécurité à l’occidentale. Le Conseil avait déjà élaboré, en avril 1993, un document sur «les principales dispositions relatives à la conception de politique extérieure de la Fédération de Russie » : la position de grande puissance de la Russie, par son potentiel et son impact sur le système international, ainsi que la responsabilité qui en résulte, étaient rappelées ; les termes d’« intérêts vitaux » et de « menaces contre la sécurité de la Fédération» étaient officiellement présentés. Les menaces politiques ne concernaient pas seule­ment l’intégrité territoriale de la Fédération, mais aussi les processus d’intégration dans le cadre de la CEI, les violations des droits et libertés dans les Etats voisins. Les menaces militaires pouvaient naître du développement des conflits locaux les plus proches des frontières russes, de la prolifération des armes de destruction massive, de la présence d’arsenaux nucléaires dans des Etats voisins, de la violation des ac­cords de maîtrise et de réduction des armements. Les « intérêts vitaux » incluaient principalement les rapports avec les anciennes républiques de l’URSS : la responsa­bilité russe en matière de stabilité et de sécurité régionales était réaffirmée, ainsi que la nécessité de garantir le statut de la Russie comme unique puissance nucléaire au sein de la CEI et de renforcer les « frontières extérieures de la Communauté ». Le maintien de la paix dans l’ancien espace soviétique, sous mandat des Nations Unies ou de la cscE, était posé comme un objectif essentiel. Comme le soulignait le quo­tidien Krasnaïa Zvezda, « les discussions théoriques sur le fait de savoir si l’espace soviétique est une zone d’intérêt vital » pour la Russie sont terminées. Il est clair que c’est le cas. La question est maintenant de savoir si elle en a les moyens.

Le nouveau discours de doctrine militaire reflète une nette « occidentalisation » et « démocratisation » des principaux concepts. Les forces armées sont soumises à « l’autorité politique légitime » ; elles ont pour mission de défendre le système constitutionnel, la sécurité de l’État et l’intégrité territoriale. La doctrine est dé­fensive : les forces armées ne sont engagées que pour répondre à une agression. Le stationnement des forces russes à l’étranger est lié à « l’existence de documents juri­diques appropriés ». La doctrine nucléaire évolue considérablement et se rapproche du concept français de dissuasion : l’arme nucléaire constitue désormais un instru­ment politique et non plus un moyen de combat ; référence est faite au principe de suffisance, le potentiel devant être maintenu à un niveau garantissant le préjudice à imposer à l’adversaire dans toutes les circonstances. Surtout, le concept d’opéra­tions de maintien de la paix est introduit dans la doctrine russe : la participation à de telles opérations doit répondre à des besoins définis par les Nations Unies ou à « d’autres obligations internationales ». Les missions de ces forces s’étendent à l’interposition, à l’aide humanitaire et à l’imposition de sanctions internationales.

Sans doute des strates idéologiques diverses subsistent-elles dans le nouveau discours russe : des îlots de la pensée militaire soviétique surnagent parfois – qu’il s’agisse de la « permanence de la menace de guerre mondiale », de la « mobilisation générale de la Russie », de la possibilité de mener des opérations offensives au-delà des frontières, de la nécessité d’ « isoler les groupes d’invasion de l’adversaire ». Mais les incertitudes concernent surtout les opérations militaires au-delà des frontières. Les « intérêts » qui peuvent justifier le recours à la force armée sont très divers : ils s’étendent de « l’intégrité du système stratégique et spatial de l’ex-URSS » à la sau­vegarde des « droits, libertés et intérêts légitimes des Russes à l’étranger », de la « sta­bilité stratégique » (avec une allusion au respect par l’Ukraine de ses engagements) à « l’élargissement des blocs militaires » (lire : du « bloc atlantique »).

 

Une nouvelle « doctrine Brejnev » ? l’affaire de Tchétchénie

Un faux procès est ouvert en Occident, sous la présidence Eltsine, contre la nouvelle diplomatie russe : Moscou mettrait en œuvre une nouvelle « doctrine Brejnev ». Parfois, les alliés les plus fidèles de la Russie contribuent à ce jeu : le 4 mars 1993, recevant un groupe de correspondants étrangers, le président de l’Ouzbékistan, Islam Karimov, évoque « un nouveau pacte de Varsovie », qui per­mettrait à la Russie d’être « garante de la sécurité en Asie centrale ». En réalité, l’allusion est hors de propos. La doctrine Brejnev comportait deux éléments fon­damentaux : les interventions du pacte de Varsovie étaient décidées à Moscou et non sur la demande du gouvernement directement concerné ; elle avait pour ob­jectif de rétablir une « conformité idéologique ». Aucun de ces deux éléments ne se retrouve dans la conception eltsinienne : la Russie ne poursuit aucune ambition idéologique ; la demande du gouvernement légal intéressé est présentée comme un préalable incontournable. Quant à l’affaire de Tchétchénie, si elle relève de la « souveraineté limitée », c’est par nature puisqu’il s’agit d’une république autonome, membre de la Fédération de Russie…

La Tchétchénie est, en effet, l’une des 20 républiques autonomes – et des 89 collectivités fédérées – qui composent la Fédération de Russie, depuis sa naissance le 25 décembre 1991. Moins de deux semaines après la tentative de coup d’Etat d’août 1991 contre Gorbatchev, le général Djokhar Doudaev avait déposé le gouver­nement officiel de la république tchétchéno-ingouche et avait instauré un pouvoir insurrectionnel, « légitimé » par les électeurs, le 27 octobre 1991. Moscou avait, alors, tenté de déstabiliser le régime Doudaev – qui proclamait l’indépendance du nouvel État : des soldats russes étaient capturés, le 26 novembre 1994, lors d’une tentative d’assaut contre le palais présidentiel de Grozny. La menace de Doudaev d’exécuter lesdits soldats déclenche la crise : le décret présidentiel du 1er décembre 1994 d’Eltsine sur « le renforcement de l’ordre et de la loi dans le Caucase nord » annonce l’opération militaire, déclenchée le 11 décembre.

Signe de l’émergence d’un « régime d’opinion publique » en Russie ? Une vé­ritable « bataille d’images » a accompagné le développement du conflit. La version officielle russe est présentée par le ministre de l’Intérieur Victor Vérin : « II s’agit d’une zone criminelle, qui vit des produits du vol, de la contrebande, du commerce illégal des armes et des stupéfiants. » Et le ministre de préciser que « 43 % des per­sonnes accusées de fraude fiscale sur le territoire de la Fédération… sont des citoyens tchétchénes ! » Une version « dissidente » est opposée par Elena Bonner : Doudaev a été régulièrement élu ; la Tchétchénie est riche en pétrole et en minéraux ; elle contrôle l’oléoduc mer Caspienne-Russie ; l’explication du conflit serait dans les intérêts du complexe militaire-industriel russe, dans la liaison entre les « magnats de l’industrie pétrolière » et la direction de l’armée…

Un antagonisme de type colonial transparaît, certes, dans le « discours de paci­fication » des autorités russes, arc-boutées sur l’indivisibilité de la Fédération, ten­dues vers la réaffirmation de la loi sur le territoire de la Fédération, et aussi dans la stratégie des indépendantistes, qui parviennent à transformer leur défaite militaire en victoire politique… Une deuxième « guerre du Caucase » s’étend – la première vit, de 1829 à 1864, l’expansion de la Russie au Daghestan et en Tchétchénie. La « dorsale caucasienne » s’embrase : au nord, dans les républiques autonomes de la Fédération, au sud dans les États indépendants de la CEI.

Juridiquement, il s’agit donc, cette fois, du territoire russe. Pourtant, les réac­tions négatives à l’intérieur de la CEI et de la Russie même soulignent l’insuffisance des critères purement juridiques. Au sein de la CEI, le fidèle Kazakhstan est rappelé à l’ordre par Moscou : son ministre des Affaires étrangères, Kasymjomart Tokaïev, avait proposé sa médiation. En Russie, une fronde des régions prend forme : la Tchouvachie, une région agricole du bassin de la Volga, convie, en janvier 1995, les cinq autres républiques de l’Oural et la Carélie septentrionale à une réunion au cours de laquelle l’intervention russe est condamnée, et un appel est lancé à la convocation d’un « Congrès des peuples de Russie ». Peu après, le président tchouvache, Nicolaï Fedorov, déclare illégal l’envoi de conscrits en Tchétchénie ; il est imité par la république sibérienne de Lakoutie. Les présidents tatar et ingouche offrent, à leur tour, leur médiation et sont accusés par Moscou de ménager des refuges aux insurgés.

Que pouvait faire l’Occident ? S’immiscer dans le conflit ? Ce serait parier sur le démantèlement de la Fédération de Russie et considérer la Russie comme un nouvel adversaire virtuel. Par contre, la question de souveraineté peut être contournée, et l’accent mis sur le rappel au respect des droits de l’Homme. Les méthodes de l’in­tervention russe en Tchétchénie vont, évidemment, au-delà de la simple opération de police, du maintien de l’ordre intérieur. Les Russes font la guerre à leur propre pays ; ils usent de forces disproportionnées à l’enjeu, font de nombreuses victimes dans la population civile, violent les droits élémentaires… Dans des conditions dif­ficiles, le « droit de regard » de la Conférence puis Organisation sur la sécurité et la coopération en Europe (csce-osce) a été confirmé dans son principe – même si le regard ne fut que marginal, les observateurs de l’oscE étant conviés à une « visite guidée » dans les zones contrôlées par l’armée russe.

 

Du Caucase à l’Asie centrale : maintien de la paix ou cobelligérance ?

Dans les conflits du Caucase et de l’Asie centrale, la présence militaire russe relève-t-elle du « maintien de la paix » classique, de l’interposition entre les parties ?

Dans la guerre civile du Tadjikistan, la réponse ne peut être que négative : il y a, en réalité, cobelligérance. L’affrontement a commencé, au printemps 1992, entre les forces néo-communistes gouvernementales et l’opposition fondamentaliste (une coalition du « Paru islamiste de la renaissance » et du « Parti démocratique »). Les Etats signataires du traité de sécurité collective de la CEI, réunis en Conférence « au Sommet » à Bichkek, en octobre 1992, ont alors proposé l’intervention des « forces de maintien de la paix de la Communauté ». Mais l’entrée en lice des forces de deux Etats membres – la Russie et l’Ouzbékistan – s’est faite sur la base d’accords bilaté­raux avec le Tadjikistan. En décembre 1992, les forces néo-communistes – renfor­cées par leurs alliés ouzbeks – reprenaient la capitale, Douchanbé ; la répression fut brutale, 40 000 Tadjiks se réfugièrent en Afghanistan. Depuis, la Russie s’est fondée sur les obligations qui résultent, pour elle, du « traité multilatéral pour la défense de la frontière avec l’Afghanistan », conclu par les républiques d’Asie centrale et la Russie le 7 août 1993 à Moscou. « Cette frontière est une frontière de la Russie, non du Tadjikistan », affirme Boris Eltsine, le 5 septembre 1993 ; et le ministre de la Défense, Pavel Gratchev, visitant, le 19 juillet 1993, un poste frontière russe qui a été attaqué par des groupes fondamentalistes venus d’Afghanistan, parle de « guerre non déclarée contre la Russie ». La 201e division russe, stationnée à Douchanbé, a été renforcée ; une aide militaire accrue a été consentie au gouvernement tadjik et la formation des officiers sera assurée par la Russie. Nulle mention de « maintien de la paix » désormais : la présence russe sur le territoire tadjik répond au concept d’« intérêts vitaux » de la Fédération, intérêts ici ébranlés par le fondamentalisme islamique et la menace pesant sur les « Russes ethniques » habitant la république (en proie à un fort courant d’émigration) ; l’établissement de « garnisons dans les pays de l’étranger proche » reflète une stratégie pragmatique, destinée à conforter ces intérêts vitaux.

En Transnitrie, la présence russe est plus difficile à définir – partagée entre le « maintien de la paix » et la collusion avec les éléments russophones de la popula­tion. Dès l’origine, le conflit implique, en réalité, la Russie : lorsque le Parlement de Kichinev proclame l’indépendance de la Moldavie le 27 août 1991, il précise que la création de la Moldavie en 1940 fut « illégale » car opérée par Staline sur le territoire roumain de la Bessarabie – l’adhésion de la Bessarabie à l’URSS fut un « acte d’agression et d’occupation ». Par la suite, le gouvernement moldave allait adopter une série de mesures tendant à la « roumanisation » du pays. Mais une fraction de la république de Moldavie – la Transnitrie – n’a jamais fait partie de la Bessarabie ; sa population est à majorité russe et ukrainienne et refuse toute rouma-nisation ; son territoire est séparé du reste de la Moldavie par une frontière natu­relle, le fleuve Dnestr. Le 1» décembre 1991, 78 % de la population de Transnitrie s’est prononcée, par référendum, pour la création d’une « république moldave de Transnitrie ». Le 13 juin 1992, des affrontements armés ont éclaté entre troupes moldaves et russophones. Finalement, après une longue négociation entre Boris Eltsine et son homologue moldave Mircha Snegour, un cessez-le-feu a été conclu le 8 juillet 1992 ; le communiqué russo-moldave réaffirme « le respect de la souverai­neté, de l’indépendance et de l’intégrité territoriale de la Moldavie », mais aussi le droit de la population de Transnitrie à l’autodétermination si la Moldavie venait à changer de statut – Eltsine s’étant clairement prononcé contre le rattachement de la Moldavie à la Roumanie.

Le cessez-le-feu a conforté l’existence de facto de la Transnitrie — laquelle pos­sède tous les attributs du pouvoir étatique, un système juridique autonome, ses propres forces armées, un gouvernement et un Parlement installés dans sa capitale Tiraspol, une économie nettement plus saine que celle de la Moldavie (dont elle détient les deux tiers du potentiel industriel). Le Parlement de Moscou, en même temps qu’il ratifiait l’accord de cessez-le-feu, érigeait la 14e armée russe en force de maintien de la paix. Mais là présence de la 14e armée – 8 000 hommes alors com­mandés par le général Lebed – s’affirme « hors normes ». Son activisme est remar­qué – et peu réductible aux critères classiques du maintien de la paix. Les. unités russes ont une grande liberté opérationnelle : elles développent une coopération intime avec les forces de Transnitrie et participent à des manœuvres communes. Le général Lebed semble, à l’époque, jouir d’une étonnante indépendance statutaire -qui lui permet de qualifier le gouvernement de Moldavie de « fasciste » puis celui de Transnitrie de « coalition de corrompus ». En réalité, à partir de son « tremplin » du Dniestr, le général Lebed devient un acteur politique de premier plan sur la scène de la Fédération russe, soutenu par les partis nationaux-patriotiques – jusqu’à son décès brutal, le 28 avril 2002, dans un accident d’hélicoptère, en Sibérie occiden­tale, dans la région de Krasnoïarsk.

L’intervention russe dans les crises de Géorgie et dans celle du Nagorny-Karabakh semble, en première approche, mieux répondre à une logique de « maintien de la paix » classique. La guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan à propos du Nagorny-Karabakh – à majorité arménienne mais enclavé sur le territoire azéri – a commencé dès 1988 : il s’agissait, alors, d’un conflit interne à l’URSS – devenu conflit interéta­tique après la désintégration de l’Union. Au début de l’affrontement, l’action armé­nienne s’était appuyée sur des « volontaires » issus de l’ancienne 7e armée soviétique stationnée en Arménie ; le 11 août 1992, l’Azerbaïdjan a conclu un accord avec la Fédération de Russie sur le statut provisoire des unités de « garde-frontières » russes maintenues sur le territoire azéri. Mais la Russie, dès la naissance de la fédération en 1991, a affirmé se tenir à la fonction de médiateur ; sa participation active serait consacrée au règlement pacifique du conflit. Les objectifs de la Russie semblent même s’encastrer dans le cadre plus général de la sécurité paneuropéenne ou des Nations Unies : le 20 février 1992, la Russie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie proclament leur « attachement aux principes de la cscE » et souhaitent « une connexion de leurs efforts avec ceux de la CSCE et de l’ONU ». Le 19 septembre 1992, les ministres de la Défense d’Arménie et d’Azerbaïdjan – ainsi que le ministre russe Pavel Gratchev – concluent un accord de cessez-le-feu, non respecté par les maxima-listes des deux camps. L’élection à la présidence de l’Azerbaïdjan, le 3 octobre 1993, de Geïdar Aliev, ancien membre du bureau politique de l’ère brejnevienne, permet d’amélio­rer les rapports entre la Russie et l’Azerbaïdjan. Le Parlement azéri avait refusé de ratifier l’adhésion à la CEI ; Aliev obtient cette ratification le 24 septembre 1993 ; un règlement du conflit azero-arménien dans le cadre de la CEI devient possible.

Confrontée à la fois aux sécessions de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, et au harcèlement des partisans de l’ancien président Zviad Gamsakhurdia, la Géorgie d’Edouard Chevardnadze a, d’abord, souhaité une assistance militaire russe : c’est dans cette perspective qu’elle adhère à la CEI le 8 octobre 1993. En février 1994, Boris Eltsine effectue une visite officielle à Tbilissi, et signe un accord de coopéra­tion militaire. Six mois plus tôt, à l’automne 1993, la Russie – à travers une division aérienne, comprenant des hélicoptères d’appui rapproché – avait contribué à l’éli­mination des barrages sur les chemins de fer géorgiens, contrôlés par les insurgés abkhazes. Par la suite, la logique du maintien de la paix semble s’épanouir. Avec l’Abkhazie : le 14 mai 1994, un accord de cessez-le-feu est conclu à Moscou par Edouard Chevardnadze et le « président » abkaze Vladislav Ardzinba (qui a pro­clamé l’indépendance de l’Abkhazie, le 9 août 1993) ; les forces russes de maintien de la paix se déploient, à partir du 24 juin 1994, le long du fleuve « frontière », l’Inguri. Avec l’Ossétie du Sud : ce conflit, qui date de 1988, et qui, à l’époque soviétique, avait été « isolé » par la décision de Mikhaïl Gorbatchev d’annuler les proclamations opposées du gouvernement géorgien et des rebelles ossètes et de re­tirer les unités de l’Armée rouge présentes en Ossétie, semble désormais « figé » par l’interposition de forces de maintien de la paix – pour l’essentiel, le 104e régiment aéroporté russe, symboliquement complété par des unités de Géorgie et d’Ossétie du Sud, qui s’élèvent à 250 hommes.

Pourtant, une deuxième lecture est possible – même dans des situations en ap­parence proches du « pur » maintien de la paix : simplement l’état-major russe aurait montré, dans le Caucase, plus de savoir-faire que dans le lointain Tadjikistan.

Il s’agissait de ramener à la raison la Géorgie que son vigoureux réveil nationa­liste éloignait de la CEI et du giron russe – en aidant discrètement les Abkhazes qui s’emparèrent de Soukhoumi, le 27 septembre 1993, avec l’appui de navires et d’avions de combat russes et le renfort d’un bataillon russophone de Transnitrie. De fait, après avoir déploré publiquement la « triple trahison russe », l’ancien ministre des Affaires étrangères de Gorbatchev, devenu président de la Géorgie, acceptait de rejoindre la CEI et de se voir imposer, par le traité du 3 février 1994, l’installation de trois bases militaires russes sur le territoire géorgien.

De même, face à l’Azerbaïdjan, la Russie aurait soutenu les Arméniens du Nagorny Karabakh, les aurait ravitaillés et armés – avant de susciter une émeute contre le président azéri Elchibey, aux tendances « panturques » : l’Azerbaïdjan rentre dans le rang ; la Russie peut même laisser, à l’hiver 1993-1994, le nou­veau président Aliev mener de sanglantes contre-offensives afin de récupérer les 10 000 km2 de territoire azéri conquis par les Arméniens.

La politique russe dans le Caucase serait donc celle du « pompier incendiaire » : elle consisterait, en s’appuyant alternativement sur diverses minorités insurgées, à allumer un incendie pour être appelé à l’éteindre… le but étant, non le maintien de la paix, mais la « recomposition » de l’ancienne Union, le rétablissement de l’in­fluence de la Russie dans l’ancien espace soviétique.

La Russie d’Eltsine aurait-elle obtenu, sur sa conception du maintien de la paix, l’accord tacite des principaux acteurs internationaux ? Alexei Arbatov, directeur de l’Institut de recherches sur les Etats-Unis et le Canada à Moscou, en était persuadé ; 11 constatait un nouveau partage des zones d’influence : « La Russie confinerait ses
activités à l’ancienne zone géopolitique de l’URSS, tandis que les États-Unis et leurs
alliés seraient en charge des affaires mondiales et des autres affaires régionales. »
Ainsi s’expliquerait, alors, la non-ingérence des Occidentaux, malgré d’évidentes
différences de visions. Le 6 septembre 1994, l’ambassadeur des États-Unis auprès
de l’ONU, Madeleine Albright, semblait ratifier l’analyse d’Arbatov : « Parmi tous
les nouveaux Etats indépendants, seule la Russie a les ressources, l’intérêt direct et le
leadership nécessaires pour résoudre les problèmes de la région. »

La voie ouverte à l’Occident est, certes, étroite, aujourd’hui comme à l’ère Eltsine. Selon les préceptes de l’historien Henry Kissinger, il importe de réinsérer le vaincu d’hier – la Russie, vaincue de la guerre froide, cette guerre mondiale qui n’a pas eu lieu – dans le concert international, de lui redonner une « mise dans le jeu », d’éviter de le réduire au rang d’ « ennemi virtuel ».

La récente crise georgienne peut-elle susciter une nouvelle guerre froide ? Une politologue d’Ossétie du Sud, Irina Kadzhaev, allait plus loin : elle craignait, en avril 2009, l’exaspération des réactions occidentales, et une guerre de la Géorgie contre l’Ossétie du Sud qui deviendrait une « guerre de l’OTAN contre la Russie ». Le Sommet de l’OTAN à Corfou, les 28 et 29 juin 2009, a heureusement annoncé une revitalisation de l’Acte fondateur OTAN-Russie de 1997…

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