Stratégie américaine en Eurasie et conséquences de la guerre du Kosovo

 Par Alexandre Del Valle

Janvier 2001

La situation géopolitique mondiale de l’Après Guerre Froide a donné naissance à un monde à la fois multipolaire (la Russie et les Etats-Unis ne sont plus les deux seules puissances en lice) et unipolaire, la suprématie de l’« Hyperpuissance » américaine étant, pour l’heure, sans égal. Or les stratèges d’Outre Atlantique savent pertinemment que cette « unipolarité », cette position hégémonique globale qu’ils détiennent, permise par l’effondrement de la menace soviéto-communiste et de la Russie, est momentanée. Par ailleurs, les orientations géopolitiques américaines doivent tenir compte de plusieurs phénomènes également consécutifs à la chute de l’Union soviétique et que Washington peut difficilement enrayer : renouveau général de l’Islam; réapparition ou émergence de Blocs géopolitiques et civilisationnels « récalcitrants » ou/et menaçants (Russie, Chine, Inde, monde islamique) risquant de remettre un jour en cause l’hégémonie américaine et oeuvrant à l’édification d’un monde multipolaire ; et, enfin, guerre économique entre les différents ensembles géopolitiques, principalement entre l’Amérique et l’Asie, et surtout entre l’Amérique et l’Europe. C’est dans ce contexte global, qu’il convient de resituer la campagne aérienne occidentalo-américaine « Opération Alliée » déclenchée contre la Serbie entre mars et juin 1999, opération qui dépassait infiniment le seul sort du Kosovo, ainsi que la volonté de la nouvelle Administration américaine de relancer la course aux armements avec le projet anti­missile National Missile Defence (NMD)

Une stratégie totale
Si les Etats-Unis parviennent à déclarer unilatéralement des guerres un peu partout sans essuyer plus qu’une ridicule abstention ou un veto chinois à l’Onu ou autre gesticulation aussi symbolique que désespérée en provenance de Moscou, c’est certes parce qu’ils sont les plus forts dans tous les domaines de la puissance (économie, politique, armées, technologies, communication), mais également parce qu’ils utilisent d’abord les outils non-militaires propres à la guerre moderne ou « guerre totale ». Celle-ci englobe la guerre médiatique ou « informationnelle » – doublée d’une « guerre des représentations » – la guerre économique et technologique, et surtout la guerre psychologique. Après avoir essuyé quelques échecs militaires, politiques et économiques ici et là, au Vietnam, à Cuba, plus récemment en Somalie, et, dans une certaine mesure en Iran ou au Liban, puis face à « l’attaque économique » du Japon au cours des années 70-80, les Etats-Unis sont parvenus, ces dix dernières années, à opérer un formidable redressement économique, à bien des égards exemplaire pour la Vieille Europe social-démocrate, et à mettre en oeuvre une formidable restructuration de tout leur appareil de défense et d’intelligence économique. Les stratèges et décideurs américains ont entièrement repensé la stratégie globale de leur pays, devenue essentiellement géoéconomique, opérant des fusions, regroupements d’industries complémentaires, réconciliant entre eux les secteurs politiques, administratifs, économiques, industriels, médiatiques et militaires. Le résultat est une Amérique économiquement florissante, plus compétitive, mais également plus conquérante, agressive et plus que jamais sûre d’elle même – Samuel Huntington emploie l’expression « arrogante », en tout cas, beaucoup moins naïve et innocente que ne le croient les américanophiles invétérés d’Europe et d’ailleurs, pour qui « les

Américains, qui nous ont sauvé deux fois » – certes – seraient de « grands enfants, incapables de nuire volontairement aux intérêts de leurs protégés et alliés européens »…

Consolidation de l’inféodation des « zones molles » et endiguement des « zones dures » D’après le général Pierre Marie Gallois, initiateur de la « force de frappe française », les différentes aires géo-civilisationnelles du monde de l’Après Guerre froide peuvent être classées en deux catégories fondamentales : « zones dures » et « zones molles ». Les « Zones dures » désignent, à l’intérieur des civilisations avancées ou dynamiques, les nations ou autres entités politiques capables de préserver leur indépendance et leur souveraineté, donc ayant la volonté et les moyens de contester, du moins dans une aire donnée, la suprématie des Etats- Unis ou d’une autre superpuissance. Dans la terminologie du stratège américain Zbigniew Brzezinski, l’un des chefs de file de la pensée stratégique américaine, les « zones dures » renvoient aux « acteurs géostratégiques de premier plan », soit les Etats dotés d’une capacité et d’une volonté nationale suffisantes pour exercer leur puissance et leur influence au delà de leurs frontières et modifier les relations internationales, au risque d’affecter les intérêts de l’Amérique. « Pour des raisons diverses – grandeur nationale, satisfaction idéologique, messianisme religieux ou prétentions économiques – certains Etats ou acteurs géostratégiques de premier plan chercheraient à atteindre une position régionale dominante ou une influence mondiale. Aussi les Etats-Unis doivent-ils prêter une attention toute particulière à de tels acteurs » [1], explique Brzezinski. On remarquera que, dans cette formulation, l’ancien conseiller du Président Carter considère comme suspect, voire menaçant, le seul fait, pour une nation souveraine, de rechercher la puissance et de ne pas s’en remettre à la « suprématie bienveillante » des Etats-Unis…. Quant aux « zones molles », elles désignent soit les nations ou « ensemble de nations non souveraines » et/ou dénuées des principales marques de la puissance : économique, politique ou militaire (Afrique-Amérique latine, etc), soit les blocs géocivilisationnels anciens (européennes, islamiques, etc), potentiellement très puissants mais affaiblis ou ayant partiellement abdiqué leur souveraineté, ce qui semble être de plus en plus le cas des Etats d’Europe occidentale qui s’en remettent entièrement à l’OTAN – donc aux Etats-Unis pour la défense de leur Sécurité.

Schématiquement, les Etats-Unis identifient deux (ou trois) blocs géoéconomiques et civilisationnels capables de les rattraper avec le temps : l’Asie (Chine ou/et Inde) et l’Europe, au cas où l’Union européenne aurait de subites velléités d’indépendance ou bien dans le cas où la Russie ou l’Allemagne, voire même une coalition « anti-hégémonique » (axe stratégique continental Paris-Berlin-Moscou), parvienne à contrôler l’ensemble européen. Aussi, pour équilibrer l’imposante masse asiatique, future « zone dure », et pérenniser la faiblesse et la division stratégique des Européens et des masses islamo-africaines, les Etats-Unis d’Amérique escomptent unifier, sous leur leadership global, l’Occident, l’Afrique et le monde islamique. En fait, pour maintenir son hégémonie sur le monde, Washington applique une stratégie globale basée sur quatre principales déclinaisons stratégiques régionales :

1/ – Maintenir l’Amérique du Nord et l’Amérique latine comme chasse gardée des EU et empêcher la formation de puissances indépendantes dans le tiers-monde 2/ – Empêcher les pays d’Asie de devenir des superpuissances capables de contester la domination américaine en équilibrant la « zone dure » asiatique par le renforcement de l’hégémonie américaine dans les principales « zones molles » que sont l’Afrique, l’Europe et l’Islam.

3/ – Empêcher les « Etats-pivots » européens (Allemagne, France et/ou Russie) d’unifier et d’émanciper l’Europe continentale de la tutelle américano-atlantique, puis maintenir l’Europe occidentale et centrale comme principale tête de pont de l’Amérique en Eurasie.

4/ – Renforcer la dépendance et l’alliance des pays islamiques, afin d’enrayer ex ante leur velléité d’«autonomisation » tout en poursuivant la stratégie d’endiguement de la Russie et de contrôle des matières stratégiques grâce au « bélier » islamique.

La maîtrise de « l’Eurasie »
Comme l’explique Zbigniew Brzezinski, l’enjeu principal pour l’Amérique est la maîtrise de « l’Eurasie », vaste ensemble allant de l’Europe de l’Ouest à la Chine via le Moyen-Orient et l’Asie centrale. Aussi les Etats-Unis considèrent-ils les anciennes colonies musulmanes pétrolifères et gazières de l’ex-URSS comme la zone stratégique la plus importante du monde. Washington doit par conséquent tout faire pour demeurer la seule puissance hégémonique sur le Continent eurasiatique. La géopolitique classique postule, rappelle Brzezinski, que la prééminence sur le Continent eurasien sert de point d’ancrage à la « domination globale ». Certes les Etats-Unis, puissance extérieure à l’Eurasie, sont d’ores et déjà la première puissance mondiale grâce à leur présence directe sur trois zones périphériques du Continent, position étendant leur rayon d’action jusque sur les Etats de « l’hinterland continental ». Toutefois, pour les stratèges américains, l’Eurasie demeure le seul théâtre sur lequel un rival potentiel de l’Amérique pourrait éventuellement apparaître. Là se trouve la clé de toute la doctrine géostratégique américaine, dans ses déclinaisons « interventionnistes » de type Clinton comme dans sa version « isolationniste », telle que présentée par la nouvelle équipe Bush jr. Mais la dichotomie isolationnistes/interventionnistes participe plus d’une prise en compte des nuances que d’une réalité tangible étant données les « responsabilités » planétaires de « l’Hyperpuissance ».

En fait, cette doctrine stratégique globale des Etats-Unis s’inscrit dans la tradition géopolitique britannique présentant l’évolution du monde comme le résultat des rivalités entre « puissances continentales » et « puissances maritimes ». Père de la géopolitique classique, on doit à l’anglais Halford John Mackinder (1861-1947) l’élévation en théorie générale de la dichotomie conflictuelle Terre/Mer. En fait, le géographe britannique avance l’existence d’un « pivot du monde » (ou zone « pivot »), situé au cœur de l’Eurasie, englobant grosso modo l’actuelle Russie, la Sibérie, le Caucase, et une partie de l’Europe orientale (voir cartes), tremplins incontournables à la maîtrise du Continent eurasiatique. Autour de la zone « pivot », qu’il nomme Heartland[2], littéralement « cœur de la terre », se trouve en Eurasie ce qu’il appelle le « croissant Marginal intérieur », zone de contact entre le Continent et les Mers (Péninsule ibérique, Italie, Balkans, Grèce, Turquie, Proche-Orient, Golfe persique, Pakistan, Inde, Indochine, îles chinoises du Sud, etc). Aux extrémités du « croissant marginal intérieur », deux archipels-clés, la Grande Bretagne et le Japon, baptisés « archipels de l’extérieur », ayant atteint leur apogée grâce à la maîtrise des Mers. Enfin, autour de ce « bloc-pivot » et de ses bordures maritimes se trouvent les « grandes îles » : Amérique, Afrique, Indonésie et Australie, qui forment le « Croissant insulaire extérieur » avec au milieu une zone d’interposition constituée de déserts. Mackinder redoute que, par l’ampleur de ses immenses ressources et grâce au développement des voies ferrées et routières, la zone « pivot » (Heartland) s’étende vers les périphéries et parvienne à dominer toute le continent eurasien, pour ensuite étendre ses conquêtes à l’ensemble des mers et des terres de la planète. Dans un premier temps, Mackinder considère que la pire des menaces est représentée par la poussée vers l’Est de l’Allemagne de Guillaume II (Drang Nach Osten), voire même par une éventuelle « alliance continentale » russo-germanique, deux scénarios susceptibles de provoquer l’unité géopolitique du Grand Continent et de mettre fin à la suprématie mondiale anglo-saxonne. En 1919, le géographe réclame donc la mise sur pied, en Europe de l’Est, d’une « ceinture d’Etats » susceptibles de former une zone-tampon entre la Russie et l’Allemagne, afin d’éviter que cette dernière, toujours plus conquérante, ne provoque par les armes l’unité de la « zone pivot ». Mais prenant acte du bouleversement occasionné par la révolution bolchevique, Mackinder redéfinit, dès 1943, le concept de Heartland : « C’est la partie Nord et intérieure de l’Eurasie », c’est-à-dire l’ex-URSS ou l’actuelle CEI, débordant légèrement sur l’Europe centrale et orientale. En raison de prétentions universalistes et impériales, la jeune Union soviétique apparaît comme la « puissance continentale » par excellence, bien plus vaste et plus puissante encore que l’Allemagne et plus à même, de par sa volonté de progresser vers l’Europe centrale et orientale et les Mers chaudes, de prendre le contrôle de la totalité du Continent et d’en chasser les « puissances maritimes ». John Halford Mackinder résume ainsi l’enjeu en ces termes : « celui qui contrôle l’Europe de l’Est commande le « cœur de la terre » [heartland]; celui qui contrôle le « cœur de la terre » commande « l’île du monde » (World Island)» ; celui qui contrôle « l’île du monde » commande le monde ». A cette époque déjà, l’Europe de l’Est constitue l’une des plus importantes zones stratégiques du monde : non seulement les Balkans relient le Heartland à la Méditerranée, enjeu séculaire pour la Russie, mais l’Europe centrale et orientale est le pont, la clé de voûte, de l’unité éventuelle du Grand Continent. On comprend mieux ainsi pourquoi la Grande Bretagne puis les Etats-Unis, Puissances de la Mer, ont toujours déployé des efforts considérables pour priver la Russie de sa profondeur stratégique et de son accès aux mers chaudes dans le Caucase, en Asie centrale et des Balkans.

Dans son ouvrage « The geography of peace » (1944), le politologue américain Nicholas Spykman, autre théoricien du paradigme Terre/Mer, avance l’idée selon laquelle la véritable « zone pivot » est le « Rimland », autre grand concept clé de la géopolitique anglo-saxonne désignant « la région intermédiaire entre le Heartland et les mers riveraines ». Plus optimiste que J. H. Mackinder, Spykman pensait que si la Puissance de la Mer était capable d’organiser les peuples du Rimland afin qu’ils bloquent la marche vers les Mers de la principale Puissance de la terre, la conquête du monde par la Puissance du Heartland demeurerait toute théorique. Aussi la formule de Nicholas Spykman renverse-t-elle celle de son prédécesseur, tout en réaffirmant l’idée fondamentale de la rivalité terre/Mer et en annonçant elle aussi le socle doctrinal de l’OTAN, dont le but était de constituer une série de pactes d’alliances avec les pays situés sur le Rimland afin de contenir le Heartland russo-soviétique : « celui qui domine le Rimland domine l’Eurasie ; celui qui domine l’Eurasie tient le destin du Monde entre ses mains ». La théorie spykmanienne du Rimland contenant les puissances continentales aura une grande influence sur l’élaboration de la politique étrangère américaine et sera à l’origine de la doctrine de l’endiguement (containment), mise au point par Washington pendant la Guerre froide.

Du « containment » contre le Bloc communiste au « néo-containment » contre le « Bloc orthodoxe »

Si l’on transpose la théorie classique du containment sur la scène géopolitique contemporaine, Washington doit à tout prix prévenir l’apparition d’une puissance eurasiatique susceptible de remettre en question son hégémonie globale bienveillante et d’acquérir une position dominante en Eurasie. Il s’agit donc, pour les stratèges américains, non seulement de « contenir » et « refouler » (roll back) la Russie (heartland) avant qu’elle ne se ressaisisse, mais également de neutraliser la montée en puissance de la Chine et enfin de maintenir l’Union européenne, « zone molle », dans son état de faiblesse et d’inféodation. La montée en puissance de la Chine et de l’Asie étant quasiment impossibles à endiguer, l’Amérique doit renoncer à dominer l’intégralité du Continent eurasiatique et se concentrer sur sa partie occidentale et centrale : Union européenne, Europe centrale et orientale, Balkans, Caucase, Asie centrale. Washington considère donc deux priorités à court terme : premièrement, pérenniser la vassalité/alliance de l’Europe « occidentale », zone molle la plus « sûre ». Deuxièmement, poursuivre la politique d’affaiblissement-isolation de la Russie. D’où la volonté clairement affichée, des Etats-Unis, de « ceinturer » la Russie et le « Bloc orthodoxe » en gestation, par un « glacis périphérique et intérieur islamo-occidental » (nouveau « Rimland »), dont le dispositif militaro-stratégique commun est l’OTAN. D’où aussi la persistance américaine à exercer maintes pressions sur Bruxelles pour que la Turquie intègre l’Union européenne ; l’élargissement de l’Alliance aux pays d’Europe centrale ; et, surtout, le renforcement de la collaboration turco-américaine à l’intérieur de celle-ci.

Vis-à-vis de l’Est européen, les Etats-Unis mènent donc une double politique consistant : primo, à étendre l’OTAN aux portes de la Russie, en intégrant au « monde occidental » les nations anti-russes de l’ex-Bloc soviétique en voie d’industrialisation, de culture catholico- protestante (Hongrie, Pologne, ex-Tchécoslovaquie, etc) et islamique (Turquie, républiques musulmanes d’Asie centrale, Bosnie, Albanie-Kosovo, etc) ; secundo, à affaiblir la Russie, la « refouler » vers l’Asie et la couper de l’Europe occidentale. Il s’agit ainsi de scinder le Continent européen en deux, en réactivant une « nouvelle Guerre Froide » entre un Est post­byzantin ex-soviéto-communiste et un Ouest américanisé, un nouveau « choc géocivilisationnel » entre les « deux Europes », opposées l’une à l’autre autour des pierres d’achoppements stratégiques islamo-occidentale et socio-économique.

Ainsi s’expliquent, non seulement ladite « guerre du Kosovo », mais aussi, au début de l’année 2000, l’étonnant soutien médiatique occidental apporté aux ultra-fondamentalistes tchétchènes liés aux Talibans et la tentative de bannir la Russie de la « communauté internationale » et même de l’exclure du Conseil de l’Europe, cela au moment même où l’on justifie l’entrée au sein de l’Union européenne de la Turquie, Etat génocidaire, anti­démocratique et militariste, justiciable d’opérations de répressions non moins violentes que celles orchestrées par les Russes en Tchétchénie et même les Serbes au Kosovo. Mais le Conseil de l’Europe est bien moins regardant sur les manquements aux « droits de l’Homme » commis par une Turquie plus que jamais « pilier-Sud de l’OTAN en Eurasie » (cf Brzezinski). Les principales zones d’instabilité dans le monde, portent, on le voit, la marque de la stratégie américaine du « divide et impera » et du « deux poids deux mesures ». Une stratégie à n’en pas douter suicidaire à long terme pour l’Occident, certes, puisqu’elle fait le jeu du fondamentalisme sunnite pro-saoudien et pro-taliban, ennemi déclaré de l’Occident mais aussi de l’Iran, de l’Inde, de la Chine et de la Russie, mais que les compagnies américaines, prêtes à tout pour remporter de nouveaux marchés, et les élites d’Outre Atlantique, aveuglées par leur « volonté de puissance planétaire », défendent, quel qu’en soit le prix à payer par les « Alliés », abusés par le discours « occidentiste » (Zinoviev) et « atlantiste », « cache-sexes » sémantiques et symboliques de l’hégémonisme belliciste américain.

Les véritables « buts de guerre » et motivations stratégiques de la Guerre du Kosovo Avec le recul, plus d’un après l’opération Force Alliée au Kosovo, on s’aperçoit, du point de vue géopolitique, que la guerre de l’OTAN contre l’ex-Yougoslavie était essentiellement destinée à compromettre la construction d’une Europe indépendante et forte. Derrière la diabolisation de l’Ennemi – serbe – à laquelle se sont livrés les états-majors occidentaux, prétendant bombarder le Kosovo pour « éviter une catastrophe humanitaire » que ces mêmes bombardements ont pourtant déclenchée, c’est la Yougoslavie socialiste, entité multiethnique réfractaire à l’expansion de OTAN dans les Balkans, que les Etats-Unis ont entrepris de détruire – au profit d’entités « ethniquement purifiées » de leurs éléments serbes, tziganes (fédération croato-musulmane de Bosnie, Croatie, Kosovo) et même juifs (Kosovo) – après avoir compromis toute issue pacifique à la crise (« accords » de Rambouillet).

Parmi les motivations stratégiques et politiques profondes qui ont présidé au déclenchement de la « guerre du Kosovo », on distingue deux types de « buts du guerre » : les « buts de guerre immédiats », liés au théâtre balkanique et kosovar lui-même, et les « buts de guerre stratégiques », dépassant largement le cadre du théâtre d’opération et rentrant dans le cadre de la stratégie « globale » des Etats-Unis et de l’Otan en Eurasie.

Grosso modo, les « buts de guerre immédiats de l’Otan » et de Washington, lors de l’Opération Force Alliée, étaient les suivants :

1/ déclenchement de l’exode des Albanais du Kosovo et exacerbation de la « catastrophe humanitaire »,

2/ démembrement-destruction de l’ex-Yougoslavie et soulèvement populaire contre le régime de Belgrade,

3/ justification de l’extension de l’OTAN dans les Balkans et en Eurasie et relance de l’industrie de défense américaine.

Concernant les objectifs politico-stratégiques à moyen et long terme, ou « buts de guerre stratégiques », nous pouvons en distinguer cinq principaux :

  • création de facto d’une Grande Albanie dans le but de déstabiliser les Balkans ;
  • instauration d’un protectorat international de l’OTAN dans les Balkans et en Albanie, permettant aux Etats-Unis de fragmenter et ceinturer le monde russo-orthodoxe ;
  • instaurer entre l’Europe occidentale et le monde slavo-orthodoxe une « cassure civilisationnelle » durable (historique, psychologique, spirituelle, politico-économique et géostratégique) ;
  • compromettre la construction de l’Union européenne et faire de celle-ci une tête de Pont de l’hégémonie américaine en Eurasie ;
  • faciliter la création d’enclaves et abcès de fixation islamiques dans les Balkans dans le double but de déstabiliser l’Europe, en accentuant la cassure Orthodoxie/Occident, et de redorer le blason des Etats-Unis auprès du monde islamique.

Conscients qu’une Europe Forte et Indépendante serait en mesure de dépasser l’Amérique dans tous les domaines de la puissance, notamment économique, les stratèges américains veulent à tout prix prévenir le moindre réveil, tuer dans l’œuf la moindre velléité d’autonomie européenne, au cas où des dirigeants lucides décideraient de mettre sur pied une Grande Europe continentale, réconciliant ses « deux poumons », orthodoxe et occidental. D’où la volonté américaine d’affaiblir et de diluer le Continent européen en incluant – au nom de l’OTAN – la Turquie dans l’Union européenne et en éloignant consécutivement encore un peu plus celle-ci de la Russie, afin que la constitution d’une Grande Europe continentale indépendante et forte, susceptible de concurrencer les Etats-Unis – mais ainsi rendue impossible – ne voie jamais le jour.

 Du « néo-containment » à une « nouvelle guerre froide ? »
Au travers de cette grille de lecture, les raisons profondes de la « guerre du Kosovo »[3] paraissent plus claires : chaque bombe larguée sur Pristina ou Belgrade équivaut à réveiller les vieilles rancoeurs entre les deux « poumons européens », à rouvrir les douloureuses plaies qui, du Grand Schisme au partage de Yalta, en passant par la Guerre de Crimée, les ont divisées dans le passé – au détriment de l’indépendance et de l’unité géostratégique du Vieux Continent – et qui étaient justement sur le point de se refermer depuis la chute du Mur de Berlin et la Perestroïka. Bref, instaurer entre l’«Occident » et l’« Orient » européen un nouveau « Rideau de fer et de Sang », dresser « l’Occident » contre le « Bloc Orthodoxe ».

En définitive, la politique belliciste de Washington à l’œuvre pendant la « guerre du Kosovo » visait à ressusciter le « choc de civilisation » Occident/Orthodoxie, voire une Nouvelle Guerre Froide entre « l’Occident » et le Reste du monde. Car chaque bombe lancée sur Belgrade fut également reçue comme une gifle à Moscou et un avertissement à New Dehli et Pékin. Aussi n’est-il pas inutile de se pencher sur le bombardement de l’Ambassade de Chine pendant la guerre du Kosovo, officiellement dû à une « erreur technique », mais en réalité destiné à concrétiser un peu plus l’avertissement-gifle auquel nous faisions allusion. Rappelons les faits : le 8 mai 1999, au moment fort des bombardements de l’Otan contre la Serbie, 3 missiles américains bombardèrent l’Ambassade de Chine à Belgrade, tuant trois journalistes chinois et faisant une vingtaine de blessés. Les services de communication de l’OTAN et Washington exprimèrent leurs « excuses », expliquant dans un premier temps qu’une manoeuvre des Serbes aurait « éclairé » malencontreusement le bâtiment au moment du « passage » d’un B2 américain. Au bout d’à peine trois jours, les services de sécurité extérieurs français (DGSE) firent savoir que cette explication n’était pas crédible. Aussi apprendra-t-on par la suite que « l’erreur » de frappe aurait résulté de l’emploi de « mauvaises cartes » américaines situant toujours l’Ambassade de Chine à son ancienne adresse. Toutefois, le fait que l’Ambassade de Chine ait été bombardée par un B2 stratégique américain relevant directement du Pentagone et non de l’Otan invite à se poser de sérieuses questions. Car durant la guerre du Kosovo, près de la moitié des bombardements les plus stratégiques furent effectués à partir de bâtiments américains ne rendant aucun compte à l‘Otan. Toujours est-il que Pékin n’acceptera pas les explications américaines et interprétera le bombardement de son ambassade comme un avertissement. Mettant cet événement en parallèle avec le projet de déploiement, par les Etats- Unis, de systèmes anti-missiles en Asie, la Chine décidera alors de redoubler ses efforts dans le domaine de l’armement stratégique, notamment dans le cadre d’une coopération avec la Russie. De leur côté, les Russes ont relancé leurs recherches en matière de technologies anti­missiles, tandis que la Chine entend investir quelque 10 milliards de dollars pour moderniser ses armements nucléaires et être en mesure d’aligner, d’ici 2010, une bonne centaine de fusée à grande portée susceptibles d’échapper à toute agression atomique. Déjà, remarque P.M. Gallois, spécialiste du nucléaire et initiateur de la « force de frappe » française, le missile DF.31 qui vient d’être expérimenté aurait une portée de 8000 Km. Or ni l’Inde, ni le Pakistan ne resteront indifférents à l’armement de la Chine…

La volonté des Américains d’exclure jusqu’au dernier moment les Russes des négociations de Rambouillet, ainsi que le bombardement « par erreur » de l’Ambassade de Chine en Serbie, peuvent en effet apparaître comme des volontés délibérées, de part des Etats-Unis, de déclencher une Nouvelle Guerre Froide, certains ont dit « une Paix Froide », cette fois-ci entre, d’une part, « l’Occident » industrialisé incluant les NPI et le Japon, et, d’autre part, le « monde récalcitrant », non-« occidental » (principalement : Russie-Biélorussie-Yougoslavie ; Chine et Corée du Nord ; Inde), au sens où l’entendent les membres du Forum économique de Davos et les chantres de l’économie libérale. D’après les stratèges et économistes américains, le camp des « récalcitrants » serait potentiellement susceptible de remettre en cause l’hégémonisme de Washington dans le monde, d’où l’ambitieux programme anti-missiles américain destiné à neutraliser les puissances nucléaires russe et asiatiques.

Comme nous l’avons vu, la stratégie américaine de maîtrise de l’Eurasie et d’élimination des puissances réfractaires à l’unipolarité américaine a pour objectif de déstabiliser, grâce à la pierre d’achoppement islamiste, les trois compétiteurs les plus « dangereux » de «l’Hyperpuissance » : Inde, aux prises (Cachemire) avec les Islamistes pakistano-afghans jadis soutenus par la CIA en Afghanistan contre les Soviétiques ; Chine, face aux séparatistes wahhabites dans le Xin Jang musulman riche en hydrocarbures; et Russie, contre laquelle les vétérans tchétchéno-séoudiens d’Afghanistan, liés au Pentagone et à la CIA[4] depuis le milieu des années 80 (Bessaïev, Khattab), menacent d’embraser le Caucase et l’Asie centrale afin de priver Moscou de la route du pétrole. Force est donc de constater que les principales zones d’instabilité dans le monde, portent donc la marque de la stratégie américaine du « divide et impera ».

Le « Droit d’ingérence » et la « guerre du Kosovo » : facteur de guerre et déstabilisation en chaîne

En bafouant les principes du Droit International, à commencer par celui de la souveraineté nationale, au nom d’une « ingérence humanitaire » à géométrie variable, les responsables occidentaux ont ouvert la boîte de Pandore du nationalisme ethnique et du séparatisme (« Syndrome du Kosovo »). La « diplomatie des raids et des embargos » (Gallois) constitue désormais l’une des principales sources de conflit dans le monde, une grave menace pour la Paix, qui plus est accentuée par le nouveau programme anti-missiles américain, officiellement tourné contre les « Etats-voyous » (rogue States), mais en réalité destiné à neutraliser les puissances eurasiatiques, et à relancer la course aux armements nucléaires, en violation du traité de non prolifération de 1972 (ABM).

Vraisemblablement, les interventions de type « humanitaire », traditionnellement appelées « missions de Petersberg », comme celle du Kossovo, risquent dans un avenir proche de devenir monnaie courante et d’être de plus en plus utilisées pour légitimer des guerres punitives (Serbie) ou néo-coloniales (Irak) qui ne disent pas leur nom mais qui portent la marque de l’hégémonie américaine. L’augmentation et la légitimation croissantes de ce type d’interventions résultent directement de la Nouvelle « stratégie globale » américaine visant à faire évoluer l’Otan d’un pacte de Défense collective contre la menace soviéto-communiste vers un organe offensif, auto-saisissable assurant la « Sécurité Globale » des Etats-Unis lorsque les intérêts de ceux-ci, masqués derrière ceux de « l’Occident », sont « menacés » : approvisionnements énergétiques, circulation maritime, terreur contre les populations civiles, repositionnement géostratégique, etc.

Les principes fondateurs du Droit International, donc de la Charte Atlantique, de la Charte des Nations Unies comme des différents Tribunaux Internationaux demeurant la souveraineté des nations, jusqu’à aujourd’hui sujet-clés du Droit International, la sacro-sainte souveraineté nationale est devenue un réel obstacle à l’évolution interventionniste de l’OTAN et à la nouvelle stratégie américaine globale. « Devant cette longue décadence géostratégique de l’histoire contemporaine qui menace grandement la paix par son instabilité même, la volonté récente d’outrepasser la souveraineté des nations par ce fameux devoir d’ingérence humanitaire ajoute encore au chaos, à la menace de déstabilisation géopolitique du monde » [5], commente Paul Virilio. Car les conséquences d’une évolution néo-impériale et anti­souverainiste de la politique étrangère des Etats-Unis, sous l’Administration Clinton, qui encouragent en Russie, en Asie centrale, en Chine, en Irak, en ex-Yougoslavie et ailleurs, les sécessions territoriales, se manifestent par une « déstabilisation en chaîne » du monde, annoncée par l’extraordinaire prolifération étatique (micro-états) depuis le début des années 90. Ainsi, le virus des rébellions, des séparatismes et autres revendications d’«autodétermination », chères à Washington depuis le Président Woodrow Wilson ( « déclaration Wilson » de 1915 sur le « droit à l’autodétermination des peuples »), possède sa dynamique belligène propre, ceci même si la nouvelle Administration Bush mettait réellement fin, comme elle le prétend, à l’hégémonisme « arrogant » des Etats-Unis, ce dont on peut encore douter.

A termes, la dynamique anti-souverainiste du « droit d’ingérence » risque de se retourner contre les Etats-Unis eux mêmes et leurs alliés, notamment Israël et la Turquie. « La première guerre de l’Otan en Europe orientale augure mal de la capacité des Etats-Unis d’assurer durablement la paix à l’ère de la prolifération mondiale des dangers », écrit le philosophe- stratège Paul Virilio, (…) à défaut de pouvoir supprimer la bombe, on de décide donc à supprimer Etat-nation (…) désormais chargé de tous les vices souverainistes, de tous les crimes nationalistes » [6], sauf le nationalisme américain, bien sûr, plus que jamais renforcé par ce même internationalisme de combat, cache-sexe du « national-hégémonisme » planétaire des Etats-Unis, vainqueurs de la Guerre des représentations et véritables bénéficiaires du processus de globalisation.

A défaut d’avoir apporté la Paix aux Balkans, où elle a contribué à raviver les plaies et les haines intercommunautaires, l’intervention de l’Otan au Kosovo ralluma, par effet d’entraînement en chaîne, la guerre dans le Caucase et dans maints points du monde. En effet, des combats opposèrent violemment Azéris et Arméniens trois semaines seulement après la fin des raids au Kossovo, les Ministres conseillers du Président azéri Aliev réclamant, à leur tour, une intervention de l’Otan… contre l’Arménie, intervention qui leur parut alors découler de celle du Kosovo, « l’Occident » étant désormais supposé être automatiquement du côté des Musulmans aux prises avec les Slavo-orthodoxes ex-communistes. Car ce fut exactement au moment de la reddition de Belgrade devant l’OTAN et donc de l’aboutissement victorieux de la stratégie d’internationalisation de l’UCK, durant l’été 1999, que les rebelles tchétchènes, investirent le territoire du Daghestan et y proclament « l’indépendance » d’une République islamique au nom du « droit des peuples à disposer d’eux mêmes ». Persuadés que « l’Occident », à défaut d’agir militairement contre Moscou, les défendrait au moins sur le plan diplomatique, et commandités de l’extérieur pour les raisons pétrostratégiques que nous avons développées plus haut, les indépendantistes tchétchènes, alliés des Talibans pro-saoudiens de Kaboul et proches du réseau terroriste wahhabite de Bin Laden, avaient à dessein intensifié, depuis 1996, leurs actes quotidiens de guérilla terroriste (enlèvements, assassinats de policiers et civils slaves, attentats, etc), multipliant à dessein les provocations (bombe 53 morts en gare de Vladkavkaz, raids meurtriers et embuscades de patrouilles tout au long des trois dernières années de paix relative, sabotage de pipelines au Daghestan, fermeture du territoire tchétchène au pétrole de l’oléoduc passant par Grozny, attentats à Moscou, etc). Violent unilatéralement l’accord de cessez-le-feu conclu en 1996 entre Moscou et Grozny – un peu comme l’UCK avait violé les accords Milosevic-Holbrooke les mois précédant l’opération Force Alliée pour pousser Belgrade dans ses retranchements les plus extrêmes, les rebelles islamistes tchétchènes adopteront la stratégie victorieuse de l’UCK : provocation-répression- internationalisation, au mépris du sacrifice de milliers de vies humaines, les leaders islamistes sachant que leur « stratégie du pire » provoqueraient inéluctablement de terribles répressions de la part de Moscou qui ne pouvait pas se permettre de perdre un territoire russe stratégique traversé par la « route du pétrole ».

C’est également pendant puis à l’issue de la crise du Kosovo que furent perpétrés, dans l’indifférence quasi totale de la communauté internationale, les terribles massacres à l’encontre des minorités chrétiennes du Timor-oriental, en Indonésie. « Ce n’est pas parce que nous avons bombardé Belgrade que nous allons bombarder Dili », expliquait Sandy Berger, chef du Conseil National de Sécurité américain, peu après les terribles massacres de Dili. « Le Timor-Oriental n’est pas le Kosovo », renchérira James Rubin, le porte-parole du Département d’Etat. [7]. Pourtant, au lendemain de la guerre du Kosovo, le Président Clinton avait déclaré que l’opération Force alliée allait servir d’exemple : « Que vous vivez en Afrique, en Europe centrale ou n’importe où ailleurs, si quelqu’un veut commettre des crimes de masse contre une population civile innocente, il doit savoir que, dans la mesure de nos possibilités, nous l’en empêcherons »[8]. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’actualité au Timor Est et dans le Caucase n’ont pas confirmé les bonnes intentions du Président américain.

Dès lors, une question cruciale se pose, comment les « Occidentaux » pourront-ils désormais être crédibles et se permettre, après avoir détruit l’ex-Yougoslavie, provoqué la mort d’un millions de civils en Irak après 11 années de raids et d’embargos, et laissé agir impunément Turcs, Indonésiens, et tant d’autres de dictatures militaires ou fondamentalistes, de dénoncer les répressions perpétrées par Moscou, Pékin ou toute autre Etat significatif à l’encontre de ses minorités ? Le précédant de la guerre du Kosovo constitue en fin de compte un double encouragement aux différents protagonistes bellicistes de par le monde : d’une part, les indépendantistes de tout pays risquent de se lancer dans des « stratégies du pire » type UCK (revendication-provocation-internationalisation), avec plus ou moins de succès, Washington n’étant aucunement prête à dépenser des milliards pour tous les séparatistes de la planète, ainsi que l’ont confirmé à plusieurs reprises le nouveau Président Bush et Colin Powell; d’autre part, prenant acte du risque de voir leur souveraineté menacée par la vague séparatiste et l’extension du « droit d’ingérence », les Etats puissants du monde entier, conscients que les Etats-Unis ne feront rien pour les arrêter, risquent, comme c’est le cas de la Russie, d’en profiter pour « régler » eux aussi « leurs problèmes » avec la manière forte (Moscou s’étant d’ailleurs inspiré, avec un succès relatif, de la doctrine américaine du « zéro-mort » et de l’offensive aérienne de l’OTAN au Kosovo)

Dès lors, force est de constater que, loin d’instaurer un « monde meilleur », un Nouvel Ordre Mondial « plus juste » au profit des minorités persécutées du monde entier et de la mise au pas des Etats autoritaires, c’est une sorte de « droit du plus fort régional » (chaque Etat-pivot régional usant de la Force comme bon lui semble dans son aire propre) qui s’est substitué de facto au traditionnel et imparfait ordre international symbolisé par les Nations Unies. Tout cela au nom d’un « droit d’ingérence » à géométrie variable » exclusivement tourné vers les ennemis désignés ou non des Etats-Unis et des « moins forts ». En réalité, qu’ils s’agisse d’Etat-pivots pro-américains autoritaires comme la Turquie, l’Arabie Séoudite, le Koweït, le Pakistan (officieusement) ou l’Indonésie, ou de puissances « anti-hégémoniques » réfractaires aux « valeurs occidentales », comme la Russie, l’Inde ou la Chine, ces différents protagonistes de poids se sont doublement sentis encouragés dans leurs stratégies unilatérales propres par la crise du Kosovo. Ils ont compris le message : seuls les Etats non dotés d’armes stratégiques, relativement faibles, comme l’Irak ou la Serbie, et/ou portant préjudice aux intérêts économiques américains, ont vocation à être sanctionnés par les raids de l’OTAN au nom des « droits de l’Homme ». Les uns (Turquie, Indonésie, Etats du Golfe, etc) ne sont même pas sujets aux critiques. Les autres (Chine, Russie, etc) se voient reprochées, de manière purement formelle, leurs actes. Raison de plus pour en découdre le plus vite possible et sans témoins…

« Parmi les facteurs qui contribuent à la déstabilisation des Etats multinationaux, commente Sergio Romano, ancien ambassadeur d’Italie à Moscou, le plus important est l’insistance avec laquelle les Etats Unis et l’Europe ont brandi le drapeau des droits de l’Homme. L’Occident oublie que les droits de l’homme, dans le contexte des sociétés multinationales d’Europe centre-orientale, signifient en réalité les droits des communautés ethno-nationales. Il croit défendre les droits individuels et il envoie un signal que les minorités et leurs leaders perçoivent comme un encouragement objectif à leurs requêtes d’autonomie et d’indépendance. Il croit défendre la démocratie et il souffle involontairement le vent du nationalisme. Il croit défendre ses valeurs fondamentales, il met au contraire en péril son intérêt principal : la stabilité » [9]. Aussi l’expression « droits de l’Homme » ne revêt-elle pas la même signification en France, où elle est liée à la défense de l’individu, qu’en Tchétchénie, en Bosnie, ou au Kosovo, où elle signifie clairement l’indépendance.

Enfin, à Moscou, à Pékin, à Belgrade comme à New Dehli, les « droits de l’Homme » et « devoir d’ingérence », instrumentalisés par les mouvements séparatistes du Caucase, du Xin Jang, du Kosovo ou du Cachemire, sont synonymes de désintégration et d’agression occidentale. Il est donc à la fois compréhensible et prévisible que certaines minorités sécessionnistes, souvent aussi violentes, nationalistes et peu démocratiques, soit dit en passant, que les gouvernements qui les répriment, cherchent à dramatiser leur situation, suscitant même à dessein, si nécessaire (voir infra), les réactions de violence du « régime oppressif », afin de renforcer le discrédit de ce dernier. « L’Etat central réagit suscitant les sentiments nationalistes de sa propre opinion publique ; la minorité oppressée répond à son tour avec un nationalisme tout aussi radical. Il suffit alors d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres. Paradoxalement, la campagne en faveur des droits de l’Homme engendre le nationalisme et fait de la stabilité internationale une perspective encore plus dépassée »[10], conclut Sergio Romano. Il ne s’agit pas là d’un phénomène universel, bien sûr – ce qui reviendrait à mettre au même niveau victimes et bourreaux -, nombre de minorités dans le monde étant victimes de terribles persécutions de la part de régimes totalitaires ou autoritaires. Mais il incombe au géopolitologue la délicate tâche de distinguer, dans la mesure du possible, le faux du vrai, ou plutôt les faits bruts de leurs représentations, forcément subjectives. Or quels sont les principaux moyens d’observations dont dispose le citoyen lambda ? Les médias. Ceux-ci, loin d’être la pièce maîtresse d’un hypothétique complot, sont, comme les êtres humains qui les pilotent, subjectifs, donc manipulables. Il appartient donc également au géopolitologue de savoir pourquoi l’on couvre médiatiquement tel événement plutôt que tel autre. Or au risque d’écrire en disciple de Lapalisse, rappelons tout de même que le « droit d’ingérence humanitaire » n’est réellement invoqué et que l’Occident ne déclenche des interventions militaires de l’OTAN qu’en faveur des minorités bénéficiant d’un net soutien politique occidental, soutien relayé et justifié lui-même par une intense couverture médiatique préalable, dont bénéficieront les heureux élus albanais au détriment des minorités animistes ou chrétiennes du Soudan, d’Indonésie ou d’Inde, des minorités serbes du Kosovo, des Libanais envahis par la Syrie, des centaines de milliers de Russes chassés du Kazakhstan et du Caucase, etc

En fait, le nouveau principe éthico-politique « d’ingérence militaire » au profit des minorités (séparatistes) « persécutées » n’est pas appliqué de manière universelle et équitable dans les différentes régions du monde, et c’est là son principal talon d’Achille. Certes, le fait de ne pas être intervenu en Chine ou en Russie s’explique par le poids militaro-stratégique de ces deux puissances, sans communes mesures avec l’Irak de 18 millions d’habitants, la petite Serbie de 10 millions d’âmes ou la minuscule république Serbe de Bosnie. Mais les « Occidentaux » n’ont pas même amorcé l’esquisse d’une action préventive ou punitive comparable à celle du Kosovo en Afrique : Rwanda, Burundi, Sierra Leone ou Congo, où sont régulièrement perpétrés des massacres bien plus sanglants et massifs. Idem en Turquie, où près de 20 000 Kurdes ont été tués au cours des dernières décennies dans des opérations de nettoyage par les forces armées d’Ankara, lesquelles seront malgré tout intégrées, comble de l’ironie de l’ingérence à géométrie variable, aux forces de l’Otan venues empêcher les Serbes de poursuivre leur politique éradicatrice au Kossovo… En d’autres termes, « les démocraties interviennent, seulement lorsque la protection des droits humains coïncide avec des intérêts politiques particuliers », lance l’Ambassadeur Sergio Romano. A cet égard, l’Irak, sur lequel Américains et Britanniques ont continué à larguer des bombes tout au long des années 1999 et 2000, sans aucun mandat de l’ONU, après plus de dix années d’embargos et de raids, est, avec la Serbie, la plus éclatante manifestation de cette coïncidence entre intérêts stratégiques, « droit du plus fort », et « droits d’ingérence humanitaire ».

Conformément à la stratégie américaine d’hégémonie « totale » que nous avons développée précédemment, stratégie visant à empêcher tout rival, concurrent ou ennemi potentiel de contester la suprématie « globale » américaine, les différentes interventions menées depuis une dizaine d’années dans les Balkans ont le triple avantage de permettre aux Etats-Unis d’affaiblir structurellement le concurrent-allié de l’Union européenne tout en poursuivant l’objectif de « refoulement » de la Russie et en avertissant la Chine – ou tout autre récalcitrant potentiel – que les Etats-Unis entendent conserver le « leadership mondial ». Aussi le fait de s’affranchir unilatéralement de l’ONU permet-il à l’Otan et aux Etats-Unis de contourner tout risque de veto russe ou chinois, voire même français ou britannique au Conseil de Sécurité des Nations Unies, au cas où les « alliés » européens auraient quelque volonté d’autonomisation et si jamais une alliance « anti-hégémonique » telle que crainte par Brzezinski venait à revendiquer un ordre « multipolaire ». C’est dans ce contexte stratégique global et de nouvelle donne internationale que s’insère d’autres décisions stratégiques des Etats-Unis, notamment le « nouveau concept stratégique », que la nouvelle Administration Bush jr semble vouloir amender, et ce que les médias ont nommé à tort la « nouvelle guerre des étoiles », l’un des éléments forces du programme présidentiel de l’équipe Bush.

Le « Nouveau Concept Stratégique » de l’OTAN : permettre à Washington d’intervenir partout et n’importe quand sans mandat de l’ONU

Dans la droite ligne du « Concept Stratégique » de 1991, le « Nouveau Concept Stratégique » de l’Alliance [11], officiellement adopté les 23 et 24 avril 1999 à Washington par les Etats- membres, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’OTAN, avait consacré, à la faveur de la guerre du Kosovo, au nom du droit positif de l’action du « plus fort », le voeux des Américains d’affranchir l’action de l‘OTAN de la tutelle légale et décisionnelle de l’ONU et de voir reconnu à l’Organisation un droit auto-saisine. Dans le chiffre 48, le « Nouveau Concept Stratégique » stipulait que « le maintien de la sécurité et de la stabilité de la région euro-atlantique revêt une importance primordiale. Un objectif important de l’Alliance et de ses forces consiste à écarter les risques en faisant face rapidement aux crises potentielles (…).

En cas de crise mettant en danger la stabilité euro-atlantique (…) les forces militaires alliées pourraient être appelées à conduire des opérations de réponse aux crises ». En termes plus crus, cela signifiait que, désormais, l’OTAN allait être officiellement habilitée à intervenir militairement dès lors qu’elle considère que la stabilité est menacée en Europe, contre des pays souverains, y compris si les Etats «pouvant nuire à la sécurité des membres de l’alliance », comme la Yougoslavie, n’ont agressé aucun Etat souverain, membre ou non de l’OTAN, élément qui conditionnait pourtant, jusqu’alors, d’après les textes fondateurs mêmes de l’Organisation atlantique, toute intervention, en vertu de la Charte de l’OTAN[12]. Or cette dérive de l’Organisation est à mettre en parallèle avec une autre dérive, toute aussi inquiétante pour la Paix : la rapidité avec laquelle les Etats-Unis optent pour des solutions militaires et substituent la pratique des « frappes aériennes » aux mécanismes diplomatiques. Avant l’opération Force Alliée, les Américains avaient déjà bombardé le Soudan et l’Afghanistan en août 1998, suite aux attentats contre les ambassades américaines en Afrique, la Bosnie, en 1995, et surtout l’Eak, entre 1990 et 2000, à partir de la guerre du Golfe et de manière récurrente jusqu’à aujourd’hui.

Comment en est-on arrivé là ? En fait, les choses ont progressivement évolué depuis la chute de l’Union soviétique. Une première étape fut franchie vers l’extension de l’aire géographique de l’Otan avec la création du Conseil de Coopération Nord-Atlantique (COCONA), rebaptisé « Partenariat Euro-Atlantique » (CPEA), dont l’objectif officiel était d’assurer la sécurité sur tout le Continent européen. Sa composition sera rapidement étendue à trente-huit membres, dont la plupart des pays d’Europe centrale et orientale, à l’exclusion de l’ex-Yougoslavie, qui venait de renouer avec le Grand-frère russe. Les textes fondateurs du Conseil de Coopération Nord-Atlantique lui permettaient de traiter de la Bosnie-Herzégovine, du Kosovo, des autres crises pouvant se produire dans l’ancienne Yougoslavie, des conflits du Caucase, de la Moldavie et même de la guerre civile au Tadjikistan, comme le reconnaissait la déclaration finale de sa réunion du 18 décembre 1992, tenue à Bruxelles au siège de l’OTAN. Pour réduire l’opposition, prévisible, de Moscou, Boris Eltsine ayant vivement protesté contre l’extension de l’OTAN en Eurasie, Washington fit un geste d’apaisement en mettant sur pied « l’Acte Fondateur Russie-OTAN » du 27 mai 1997, à Paris, qui instaurait un conseil conjoint permanent entre la Russie et l’OTAN, celle-ci étant théoriquement autorisée à prendre part aux délibérations des membres de l’Alliance. Mais tout cela n’était qu’un « faux semblant », commente Paul Marie de la Gorce, la Russie n’ayant en réalité ni moyen ni compétence pour s’opposer aux décisions des pays membres de l’OTAN. D’ailleurs, on le constatera avec les crises de Bosnie et du Kosovo, Moscou ne sera jamais écoutée ni même réellement consultée par ses « Partenaires occidentaux ». L’étape suivante sera l’élargissement pur et simple de l’OTAN dans toute l’Europe de l’Est, et même, à terme, comme l’envisagent les stratèges américains, dans tout le continent eurasiatique. A cet égard, l’intégration de la Pologne, de la République tchèque et de la Hongrie créera un précédant. Elle incitera les Pays Baltes, pourtant peuplées en grande partie de Russes (Estonie, Lettonie), et même l’Ukraine, à frapper à la porte de l’OTAN (Charte OTAN-Ukraine de 1997), alors que la chose équivalait, pour la Russie voisine, à un véritable casus belli. Parallèlement au forum régional, au Dialogue Méditerranéen, initié en 1995, se seront bientôt des pays balkaniques, comme la Macédoine, et même d’Asie centrale et du Caucase, comme l’Azerbaïdjan, qui se rapprocheront de l’OTAN, à travers une autre structure intermédiaire ad hoc, le « Partenariat Pour la Paix ».

L’adoption du « Nouveau Concept Stratégique » en avril 1999, à la faveur de la guerre du Kosovo et en vertu d’une sorte de « droit positif du fait accompli », marqua un véritable tournant dans l’histoire des relations internationales mais formalisa une réalité déjà existante depuis 1991 : l’Organisation atlantique est « en passe de devenir un instrument permanent d’intervention dans des crises et les conflits, trouvant ainsi une justification nouvelle de son existence et de sa pérennité »[13]. Pour la première fois depuis 1945, la seule légalité internationale reconnue et admise par les Etats, les Nations Unies, était mise à l’écart sans même être remplacée par une structure équivalente, mais au profit d’un Nouvel Ordre Mondial américain unilatéral. Lourd de conséquences, ce bouleversement de l’Ordre planétaire instaure implicitement une nouvelle forme de droit : celui « du Plus fort », pour reprendre l’expression consacrée par Ignacio Ramonet.

Jusqu’à une période récente, les Etats-Unis agissaient à travers des organisation internationales qu’ils contrôlaient plus ou moins bien (ONU, FMI, BIRD, etc). « La priorité est à présent donnée à l’exercice solitaire du pouvoir et aux actions unilatérales, explique l’américain Michael T. Klare, professeur au Hampshire College du Massachussetts. I y a peu, les deux tendances de la politique étrangère américaine, oscillant entre multilatéralisme et unilatéralisme, s’équilibraient. Prenant acte des réticences françaises, chinoises et russes quant à de nouveaux raids en Irak, Washington bombarda à nouveau et sans mandat de l’ONU des objectifs stratégiques irakiens. Depuis, toute ambiguïté a disparu : tant Clinton que Madeleine Albright, James Rubin affirment haut et fort que les Etats-Unis interviendront désormais unilatéralement où ils voudront et comme bon leur semblera, avec ou sans l’accord des « alliés » et des organisations internationales »[14].

Mais le fait que les Etats-Unis ne soient pas satisfaits du fonctionnement de l’ONU depuis 1995 et ne dissimulent plus leur unilatéralisme, ne signifie pas pour autant qu’ils aient renoncé aux « coalitions occidentales, toujours fort précieuses, et destinées à diluer les motivations stratégiques et responsabilités américaines à l’intérieur de systèmes formellement multilatéraux, supposés représenter la « communauté internationale ». D’après le général Jean Salvan, spécialiste des questions stratégiques, l’utilisation de « coalitions occidentales » pour mener à bien des opérations unilatérales demeure une constante de la politique américaine depuis plusieurs années et participe de ce qu’il nomme la « stratégie du fureteur », par laquelle le chasseur « lâche le furet, puis se saisit de la proie capturée par le furet »[15]. En avril 1996, Robbin Laird, ancien conseiller de Brzezinski, avait d’ailleurs précisé le rôle des « furets », essentiellement représentés par les « Alliés » européens de l’OTAN : « les Etats-Unis doivent concevoir et mettre en œuvre une stratégie multi-régionale et constituer des réseaux d’alliance en travaillant étroitement avec leurs alliés ». Aussi Laird dresse-t-il la liste des différents partenaires privilégiés ou « furets » régionaux des Etats-Unis : Grande Bretagne, dans l’Atlantique et le Nord de l’Europe ; l’Allemagne en Europe centrale ; la France en Afrique francophone ; Israël et la Turquie au Proche-Orient ; le Japon et la Corée en Extrême- Orient.

Aussi le Nouveau Concept Stratégique de l’Otan avait-il pour vocation de permettre à la Maison Blanche, sous couvert de « coalition internationale », d’utiliser les forces armées américaines et de l’OTAN partout où cela sera nécessaire pour défendre les intérêts militaires, économico-industriels et stratégiques des Etats-Unis. « En tant que seule nation capable de mener des opérations à grande échelle intégrées [polyvalentes] sur des théâtres très éloignés de ses frontières, les Etats-Unis occupent une position unique. Cette capacité permet aux Etats-Unis de maîtriser les crises étrangères et d’y répondre même lorsqu’il n’ont pas de présence permanente dans la région et n’y disposent que d’une infrastructure limitée (…). Les Etats-Unis doivent donc pouvoir surmonter, partout où ils veulent intervenir, toute forme de résistance, car il n’est pas toujours possible de compter sur des alliés locaux pour protéger les intérêts américains à l’étranger » [16], reconnaissent les officiels du Pentagone. Conçue et dirigée par Washington, en fonction des seuls priorités et intérêts géopolitiques américains, sous couvert de ceux, moins inavouables, de « l’Occident », l’Otan se saisit désormais elle- même, démontre qu’elle peut agir où elle veut, quand elle veut et presque partout où elle le décide, contre quiconque osera défier l’hégémonie américaine camouflée derrière la représentation « Occident », renvoyant quant à elle à celle, encore plus onirique, de mondialisme ou « citoyenneté du monde ».

Le nouveau projet anti-missiles américain : suprématie globale et relance de la course aux armements
Conformément à la Nouvelle Stratégie Nationale de Sécurité américaine, le Sénat à majorité républicaine, a adopté, durant l’hiver 1999, un nouveau programme anti-missile visant à assurer la sécurité d’une partie du territoire américain et certains pays alliés en zone asiatique. Devenu l’un des principaux arguments électoraux du candidat victorieux à la présidence des Etats-Unis, Georges Bush jr, et l’un des points-forts de la nouvelle doctrine américaine de sécurité et de politique étrangère, ce programme devait être divisé, en principe, en deux volets principaux : premièrement le National Missile Defence (NMD), destiné à défendre le territoire américain et susceptible d’abattre[17] les missiles balistiques lancés par un pays ennemi avant qu’il ne pénètre dans les hautes couches atmosphériques; deuxièmement le Threater Missile Defense (TMD), programme similaire conçu pour être utilisé sur des théâtres extérieurs, principalement en Asie. Le Pentagone a donc prévu de dépenser plus de 65 milliards de Francs (10 milliards d’Euros) sur ce projet entre 2000 et 1005.

Le programme anti-missiles est en réalité l’une des priorités stratégiques de la nouvelle Administration républicaine, les Etats-Unis étant à l’heure actuelle dans l’incapacité de se prémunir contre des attaques simultanées « d’Etats-voyous » (rogue States) : Corée du nord, Iran, Pakistan, Inde Irak, Libye, etc, certains ayant la capacité d’aligner des missiles dont la portée actuelle varie entre 1500 et 8000 Km, mais dont les performances seront améliorées dans les années à venir. Moins ambitieux que le projet de « guerre des étoiles lancé par Ronald Reagan, dont l’objectif était de détruire les missiles adverses repérés dans les couches hautes de l’atmosphère à partir de plates-formes spatiales, le projet NDM serait cette fois basé à terre et s’appuierait sur la détection d’engins adverses par le réseau américain de satellites d’observation, d’où l’importance de la maîtrise des technologies satellitaires, point su lequel nous reviendrons. « Jusqu’à présent, l’espace était considéré comme le théâtre d’enjeux militaires qui concernaient la communication, la reconnaissance et la surveillance, écrit le Général Randy Weidenheimer, de l’US Air Force. Aujourd’hui, nous devons pouvoir utiliser nos satellites comme de véritables armes ».

Mais le nouveau programme anti-missile américain, pièce essentielle de la « Révolution dans les Affaires Militaires » (Revolution in the Military affairs = RMA), comme disent les stratèges, outrepasse la traditionnelle volonté politique internationale de ne pas utiliser l’espace circumterrestre. Il risque en fait de relancer purement et simplement la course aux armements nucléaires, puisqu’il revient, comme l’a rappelé Moscou, qui le conteste vivement, à dénoncer le traité russo-américain de limitation des systèmes anti-missiles ABM (anti- balistic missiles) de 1972, ainsi que d’autres accords de réduction des armements stratégiques. C’est d’ailleurs dans ce même contexte d’unilatéralité et de relance de la course aux armements stratégiques que le Sénat a rejeté, le 13 octobre 1999, le traité d’interdiction totale des expériences nucléaires (CTBT), malgré les exhortations du Président Clinton. « Les Etats- Unis relancent une course aux missiles antimissiles qui menace l’ensemble des accords de désarmement signés depuis plusieurs décennies », affirme Phyllis Bennis, chercheuse à l’Institute for Policy Studies des Etats-٧nis[18].

Officiellement, le programme TMD envisage de déployer en Asie, probablement au Japon et même à Taïwan, un système de défense anti-missile destiné à prévenir une agression en provenance d’Etats-voyous (rogue states), comme la Corée du Nord. Mais derrière cet axe stratégique théoriquement tourné contre la Corée du Nord, Pékin ne voit rien d’autre qu’un dispositif occidental destiné, à partir des Rimlands asiatiques et des îles à encercler et contenir la Chine, comme l’OTAN et la Partenariat Pour la Paix encerclent et refoulent la Russie. Ayant réitéré sa détermination à réintégrer Taïwan dans le giron chinois, Pékin considère le déploiement de systèmes anti-missiles dans l’île nationaliste comme un véritable casus belli de la part des Etats-Unis. En outre, les méfiances chinoises ne peuvent être que renforcées après l’épisode du bombardement de l’ambassade de Chine en Yougoslavie par les avions américains durant la « guerre du Kosovo », bombardements compris, à Pékin et à Moscou, comme un avertissement lancé aux géants eurasiatiques récalcitrants à l’hégémonisme américain.

Aussi le programme américain NDM ne peut-il qu’encourager l’ensemble des puissances atomiques « anti-hégémoniques » – tant « l’axe confucéo-islamique », redouté par Huntington, que l’axe Pékin-Moscou-Téhéran, ainsi que l’Inde, via la Russie – à coopérer plus étroitement ensemble et à augmenter le nombre de leurs charges atomiques et leur capacité de projection à moyenne puis longue portée. Comme l’explique Pierre Marie Gallois, le projet américain de défense spatiale revient à « inciter ces pays aux panoplies limitées, mais suffisantes pour être intimidantes, à augmenter le nombre de leurs armes afin qu’en cas de besoin une quantité encore substantielle d’entre elles atteigne ses objectifs, les représailles demeurant redoutables (…). Voici donc encouragée la prolifération ‘verticale’ et aussi, indirectement, ‘horizontale’, puisqu’il faudra de nouveaux essais pour augmenter les inventaires nationaux modestes, et rendre ainsi licite la reprise des expérimentations » [19]. N’oublions pas que la Corée du Nord possède un missile Taepodong I, qui, développé, pourrait intervenir à grande distance, que l’Iran semble s’être engagée sur la même voie, tant pour les « explosifs que pour les « vecteurs » ; et que l’Inde et le Pakistan, à la suite de la Chine, ont mis en évidence leurs capacités atomiques respectives.

La menace pour la paix mondiale que constitue cette nouvelle course aux armements sur fond de Nouvelle Guerre froide Est-Ouest/Nord/Sud risque d’être lourde de conséquence pour la stabilité et la paix dans le monde au cours des années à venir. Certes, les Etats-Unis affirment que leur écrasante supériorité technologique et militaire dissuadera toute autre puissance à faire usage de ses forces stratégiques contre « l’Occident », du moins contre les Etats-Unis, surtout s’ils sont un jour dotés d’un « parapluie atomique spatial », ce qui est encore loin d’être le cas. Mais c’est oublier que les risques de clashs atomiques entre puissances moyennes sont quant à eux décuplés, la « stratégie du Fort au Faible », voire même celle du « Fou au Fort » n’épargnant, de surcroît, aucunement l’Europe et les Etats-Unis d’attaques nucléaires par « saturation », le système de défense anti-missile étant encore loin d’être fiable à 100 %.

Mais la relance de la course aux « armements de suprématie » (aérospatiale et atomique) masque en fait la véritable guerre, la « course à l’épuisement économique » des nations. De même que pendant la guerre froide les Etats-Unis avaient acculé l’URSS à engager des dépenses militaires improductives liées à la guerre des Etoiles (IDS), qui ruinèrent Moscou et contribuèrent à mettre à genoux « l’Empire du Mal », de même cette stratégie géoéconomique de la course aux technologies stratégiques a pour buts de détruire la puissance économique de l’ennemi, réel ou virtuel, comme de l’« allié-compétiteur », d’épuiser une à une les économies concurrentes du Grand marché de Wall Street » [20], explique Paul Virilio, les frontières séparant ces différentes notions (concurrent, ennemi, adversaire, allié, ami) étant devenues floues, voire même étanches, dans un contexte de guerre économique.

A terme, les Etats-Unis entendent atteindre le buts que les stratèges anglo-saxons ont toujours poursuivis : soumettre définitivement les puissances continentales, neutraliser le Heartland eurasiatique, à partir des Rimlands périphériques – donnant accès à la domination du monde – afin d’atteindre l’hégémonie mondiale totale, la maîtrise du Heartland. Rappelons le mot du stratège John Collins à propos de la suprématie spatiale : paraphrasant Mackinder, qui avait déclaré que « celui qui commande l’Europe de l’est commande l’Eurasie et celui qui gouverne l’Eurasie commande l’île mondiale », Collins explique que « celui qui gouverne l’espace circumterrestre commande la Terre ; celui qui possède la Lune commande l’espace circumterrestre ; celui qui commande L4 et L5 commande le système Terre-Lune (L4 et L5 sont les points de l’espace où l’attraction gravitationnelle de la Lune et de la Terre est en parfaite équivalence). Dans la revue américaine Foreign Affairs de mai-juin 1994, un article de Ethan B. Kapstein aurait pu attirer l’attention de plusieurs de nos dirigeants : « pour la première fois dans l’histoire moderne, un pays est sur le point de monopoliser le commerce international d’armement. L’augmentation des coûts et la diminution des budgets de défense exercent une pression sur les producteurs d’armement inefficaces, et la plupart s’effondrent sous cette pression… Au début du XXIème siècle, les Etats-Unis seront le seul producteur des armements les plus avancés, au fur et à mesure que les autres pays découvriront que les coûts associés au financement de nouveaux programmes sont trop lourds à supporter… ce monopole sera bénéfique pour les Etats-Unis, mais aussi pour la communauté mondiale. Le passé montre que les Etats qui dépendent des armes américaines sont moins enclins que d’autres à entrer en guerre avec leurs voisins… Ironiquement, un monopole américain sera bon pour l’économie mondiale. Une fois les inefficaces industries de défense sorties de leur coûteuse misère, les gouvernements pourront consacrer leurs maigres ressources à des objectifs plus productifs ».

En fait, le budget militaire américain pour l’année 2000 en matière de défense, adopté par le Congrès en octobre 1999, illustre parfaitement la volonté américaine d’acquérir une suprématie globale incontestée et de distancer définitivement, sur le plan technologique, ennemis, rivaux et même alliés. Avec 267,8 milliards de dollars en effet, le nouveau budget de défense américain est non seulement le seul budget militaire occidental en hausse (+ 7 % par rapport à 1999), mais également celui qui accorde la plus grande priorité à la modernisation des équipements. Immanquablement, si il aboutit, le nouveau programme anti-missile NTD finira par épuiser, non seulement, les ennemis déclarés ou non déclarés des Etats-Unis (Chine, Russie, Inde, Corée du Nord), mais, par la même occasion, les alliés européens des Etats-Unis eux-mêmes. Aussi la suprématie technologique et militaire totale des Etats-Unis est-elle, à terme, la clé de la soumission des autres puissances du monde à l’Empire états-unien.

Mieux, cette suprématie technologique quasiment irrattrapable, à terme, même par les Européens, permet aux nouvelles Administrations américaines réputées « isolationnistes » de se « désengager » militairement d’Europe ou d’ailleurs, tout en continuant à exercer une toute aussi intense hégémonie, cette fois-ci autant par la dépendance techno-stratégique que par la coercition directe

Les conséquences de la guerre occidentalo-américaine contre la Serbie, d’une gravité encore insoupçonnée, risquent de se faire sentir pendant de longues décennies encore, tant les plaies réveillées sont profondes et les précédants propices aux pires dérives. Si elles apparaissent, à court terme, profitables aux Etats-Unis, elles sont en fin de compte préjudiciables aux intérêts vitaux de l’Europe Continentale et de l’Occident dans son ensemble. Elles auront pour principal effet stratégique de renforcer, à moyen et long terme, les positions de « l’Internationale islamiste » sunnite, jadis cantonnée entre le Pakistan et l’Afghanistan et entretenue à Riyad, aujourd’hui présente dans la totalité du monde musulman – exceptée l’Iran chiite – et même en Europe balkanique. Sans parler du réveil de l’ultra-nationalisme turc, dans sa version post-kémaliste, néo-ottomane et pantouranienne, dont l’irrédentisme ethno- religieux et la volonté de conquête se font sentir dans toute l’Eurasie et les Balkans, de la Chine à la Thrace grecque en passant par la « Grande Albanie » en voie de réalisation et la Bosnie.

Acceptation de la candidature turque dans l’Union Européenne : non-sens géopolitique ou exigence américaine ?
Conséquence directe de la guerre du Kosovo et du renforcement de l’hégémonie américaine et de l’Otan en Europe, les Quinze ont officiellement reconnu, à l’occasion du Conseil Européen d’Helsinki des 10-13 décembre 1999, la candidature de la Turquie à l’entrée dans l’Union européenne, Ankara ayant désormais le statut de (treizième) candidat officiel à l’adhésion, statut qu’elle revendiquait sans succès depuis 1963. Aussi la plupart des chefs d’Etats et dirigeants européens se félicitent-ils de cette nouvelle phase de la politique d’élargissement de l’Union. Pour Jacques Chirac, « la Turquie est européenne par son histoire, sa géographie et ses ambitions (…) »[21]. Considérant cette première comme une victoire politique personnelle, le Premier Ministre turc Bulen Ecevit a tenu, à l’issue du sommet, une conférence de presse des plus optimistes : « la voie est ouverte vers une adhésion pleine, même si je suis bien conscient qu’il y a du chemin à accomplir (…) je suis convaincu que mon pays adhérera à l’Union européenne dans une période de temps bien plus courte que prévu », grâce aux réformes en cour. Mais on peut se demander si les professions de foi « démocratiques » – et en faveur de l’abolition de la peine de mort – des dirigeants turcs, de Tansu Ciller à Bulen Ecevit, ne consistent pas surtout à désamorcer la récurrente réticence européenne. Aussi le refus catégorique, de la part d’Ankara, de reconnaître le génocide arménien – comme en ont témoigné les vives réactions suscitées en Turquie suite au vote, par le Sénat français puis le Parlement français en novembre 2000 et en janvier 2001[22], d’un projet de loi visant à reconnaître le génocide arménien -, la multiplication des mesures ségrégationnistes à l’encontre des Chrétiens de Turquie, ainsi que les persécutions récurrentes des populations kurdes ou alévies, confirment la nature ambivalente et violente de la Turquie nationaliste moderne. Avec près de deux millions d’Alévis, et surtout forte de onze millions de Kurdes victimes d’une persécution d’une rare violence, sans parler des millions de Musulmans turcisés descendants d’esclaves et fonctionnaires européens, principalement grecs, la Turquie est une nation hétérogène qui n’a d’autre solution, pour perdurer, que d’imposer à ses minorités une identité islamique et pantouranienne en grande partie reconstruite et fictive.

En dépit du fait que la Turquie fait partie de l’Otan, de l’OSCE et du Conseil de l’Europe, les Etats européens n’ont aucunement intérêt à intégrer en leur sein un Etat qui comptera dans quelques décennies plus de 100 millions de Musulmans. Pour ce qui est de l’argument commercial, celui-ci est peu convainquant dans la mesure où la Turquie a déjà le statut de pays associé à l’UE, qui permet des échanges sans entraves de part et d’autre. De nombreux Etats industrialisés (Etats-Unis, Etats membres de l’AELE, etc) ou sous-développés (pays « ACP » signataires des accords de Lomé) commercent avec l’Union européenne en vertu d’accords de libre-échange, préférentiels ou d’union douanière sans espérer être jamais reconnus comme candidats officiels. L’entrée de la Turquie dans l’Union, contrairement à ce qu’assène une certaine pensée atlantiste hégémonique, n’est aucunement une nécessité vitale pour l’intérêt de l’Europe. Ce sont donc des raisons politiques et philosophiques, issues des valeurs anglo-saxonnes, libre-échangistes, inscrites dans la Charte Atlantique et contenues dans l’esprit de l’OMC et de l’AMI, organisations d’ailleurs de plus en plus discréditées depuis l’échec de Seattle fin 1999, qui justifient l’acceptation, par les Européens – sous les fortes pressions américaines – de la candidature d’Ankara.

Dans un article retentissant paru dans le journal Le Monde du 4 mars 1997, l’ancien conseiller de François Mitterrand, Jacques Attali, atlantiste fervent, justifie la candidature turque, mettant sévèrement en garde les responsables français : « Si la France et l’Europe décident de s’affirmer comme un club chrétien, elles devraient se préparer à l’affrontement avec un milliard d’hommes [Musulmans], à une véritable guerre de civilisations. Avec en prime, en France, une guerre civile. Car la France, en raison de ses choix géopolitiques antérieurs, est une nation musulmane : l’islam est la religion de plus de deux millions de citoyens français et du tiers des immigrés sur son sol ». Dans un rapport qui lui a été commandé par le Ministre des Affaires Etrangères sur le devenir de l’Europe, remis fin juillet à M. Védrine, M. Attali appelait une nouvelle fois la France à « promouvoir ce qu’elle ne peut plus éviter ». On remarquera que la formulation d’Attali est tournée de telle manière qu’aucune autre issue ne semble envisageable, sous peine de guerres et de « malheurs » inévitables, alors que la fin du Xxème siècle nous a amplement démontré que les conflits civilisationnels les plus sanglants, et autres guerres civiles ethno-religieuses endémiques, surviennent le plus souvent à l’intérieur d’Etats souverains ou de Fédérations où vivent des peuples de civilisations ou de religions différentes (Liban, Ethiopie, Soudan, ex-Yougoslavie, Inde-Cachemire, Indonésie, etc). La démonstration de l’ancien conseiller de Mitterrand est en définitive une « représentation » forgée pour justifier l’hétérogénéisation civilisationnelle – donc la division – de l’Europe, qu’impliquerait inévitablement l’entrée éventuelle de la Turquie dans l’Union, et acculer les Européens conscients de cette « anomalie » à accepter, par résignation, ce qui est présenté comme un fait inéluctable.

En ce qui concerne les valeurs « occidentales » auxquelles s’identifie Bruxelles : laïcité, droits de l’homme, mondialisme, libéralisme économique et philosophique, séparation des pouvoirs militaires et politiques, démocratie, respect des minorités ethno-religieuses, etc, il est clair qu’Ankara ne les respecte pas. Les représentants de l’Union européenne présents au Sommet d’Helsinki de 1999 et au sommet de Nice de décembre 2000 ont d’ailleurs énuméré les nombreux points sur lesquels Ankara « devrait concentrer ses efforts », contraintes déjà fixées lors du Sommet de Copenhague en 1993 et qui semble n’avoir été aucunement suivi d’effets : droits de l’Homme, en particulier des populations kurdes du Sud-est anatolien, abolition de la peine de mort, question de Chypre, rôle exorbitant de l’Armée, notamment la suppression du Conseil de Sécurité Nationale (CSN), militaire, qui demeure toujours le pouvoir suprême, etc. A propos du CSN, il faut tout de même rappeler que cet organe anti-démocratique d’origine militaire est à l’origine du coup d’Etat à peine masqué qui destitua le gouvernement du Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan en 1997. Aussi, paradoxalement, la « démocratisation » de la Turquie – qui passe par la suppression du pouvoir militaire, seule garantie de la laïcité de l’Etat turc moderne – telle qu’exigé par Bruxelles, aboutirait à garantir la pérennité d’un éventuel gouvernement islamiste représenté à Strasbourg et Bruxelles dans le cas où la Turquie rentrerait dans l’Union européenne. Cette contradiction montre bien que les critères d’acceptation d’entrée dans l’Union ne peuvent se limiter à des critères juridico- constitutionnels mais doivent inclure aussi l’aspect civilisationnel.

Dans sa préface au livre de Vittorio Sanguineti sur l’élargissement de l’Union européenne, Danielle Mitterrand dénonçait déjà en 1996 la politique pro-turque d’origine atlantiste de l’Union européenne : « notre politique turque est une politique à courte vue (…). Ceci a conduit nos dirigeants européens à admettre l’entrée, au sein de l’Union douanière européenne (1995), de ce pays dirigé par une dictature militaire et adepte de la torture. Est-ce raisonnable d’intégrer dans un continent limité et bien défini (depuis des siècles) des nations qui n’en font pas partie, ni géographiquement, ni historiquement, et qui bafouent les principes fondateurs de l’Union ? L’Union européenne est-elle encline à courir le risque d’accepter en son sein un facteur de déstabilisation pour la cohésion européenne ? »[23]. Les violentes manifestations anti-italiennes, anti-françaises et anti-européennes occasionnées en Turquie à la suite de l’arrestation à l’aéroport Fiumicino à Rome, du leader kurde Abdullah Oçalan [24], le 12 octobre 1998, et après le vote de l’Assemblée nationale française visant à reconnaître officiellement le génocide arménien ٥uin-juillet 1998), permettent de comprendre comment y sont réellement perçus les Européens et de quelle façon Ankara interprète les « valeurs occidentales » et européennes auxquelles elle prétend adhérer. Le 15 février 1999, Abdullal Oçalan sera arrêté au Kénya par les services secrets turcs (MIT) épaulés par la CIA, et extradé vers la Turquie, après avoir été abandonné par les Gouvernements italien, allemand et grec, incapables de résister aux menaces d’Ankara en constituant un front du refus avec les autres membres de l’Union européenne, ce contre quoi la Turquie n’aurait rien pu faire. «La Turquie a remporté la partie, commente l’ambassadeur Sergio Romano, elle a certainement bénéficié de l’appui des Etats-Unis»[25].

Chacun reconnaît, in petto, que la demande turque d’adhésion à l’Union Européenne est motivée par des intérêts économiques et stratégiques (logique de l’Otan, liens avec les Etats- Unis, « retour » dans les Balkans, etc) et qu’elle est étroitement liée à la stratégie américaine d’« hétérogénéisation » de l’espace géo-civilisationnel européen. En aucun cas, la Turquie, dont à peine 6 % du territoire se trouve sur le sol européen, et dont la culture, l’origine géographique et la religion sont extra-européennes, ne s’identifie à l’Histoire de la civilisation européenne, surtout depuis la chute du Mur de Berlin, qui permit à Ankara de s’implanter dans les républiques musulmanes de l’ex-URSS, aujourd’hui indépendantes. Si la Turquie entre un jour dans l’Union européenne, c’est principalement parce que les Etats-Unis, à travers l’Otan, comptent ainsi étendre leur influence et leur hégémonie en Eurasie (voir infra). Indéniablement, il existe un véritable lobby pro-turc au sein de l’Administration et du Parlement européens, lobby constitué au sein de la frange la plus atlantiste et pro-américaine des partis politiques européens (centristes, démocrates-chrétiens, conservateurs).

Depuis les années soixante, Washington exerce en effet sur l’Union européenne des pressions constantes pour l’amener à admettre en son sein la Turquie, présentée comme un « Etat laïque et pro-occidental »[26], voire même, depuis les « guerres » du Golfe et d’ex-Yougoslavie, « occidental » tout court, d’après l’acception américaine et otanesque du terme « Occident » (le concept d’Occident a ici valeur de « leurre civilisationnel…). D’après Zbigniew Brzezinski, « l’Amérique devrait profiter de son influence en Europe pour soutenir l’admission éventuelle de la Turquie au sein de l’Union européenne, et mettre un point d’honneur à la traiter comme un Etat européen (…). Si la Turquie se sent exclue de l’Europe (…) elle sera favorable à la montée de l’islam, qui la rendra susceptible d’opposer son veto, par rancune, à l’élargissement de l’Otan et l’incitera à refuser de coopérer avec l’Occident dans sa volonté de stabiliser et d’intégrer une Asie centrale laïque dans la communauté internationale »[27]. On retrouve, dans les propos on ne peut plus explicites, les principales raisons qui poussent Washington à exercer des pressions sur Bruxelles pour que l’Union admette en son sein la Turquie : premièrement, le rôle clé de la Turquie dans le processus « d’occidentalisation » et de contrôle, pour le compte des Etats-Unis, des nations turcophones et musulmanes de l’ex- URSS, détentrices d’importantes réserves d’hydrocarbures et zones de passage des futurs oléoducs et gazoducs. Deuxièmement, le fait que la Turquie – « Etat-pivot » selon Brzezinski – constitue plus que jamais, depuis les guerres du Golfe et d’ex-Yougoslavie, le pilier Sud de l’Otan, pièce maîtresse de l’Organisation atlantique depuis la Méditerranée jusqu’aux frontières de la Chine, en passant par le Moyen-Orient et celles de la Russie. Aussi l’aire turcophone confère-t-elle à Ankara une profondeur stratégique noeudale et un statut géopolitique incontournable pour les Etats-Unis, qui ne peuvent compter, pour l’heure, sur aucun autre « Etat-pivot » d’envergure comparable, tant en Eurasie qu’au Moyen-Orient, l’Arabie Saoudite n’étant pas un « Etat-pivot », Israël étant moins stratégiquement utile, et l’Iran n’étant pas (encore) fidélisée.

De son côté, la Turquie exerce continuellement des pressions sur les chancelleries européennes et américaines, rappelant que son engagement au sein de l’OTAN aux côtés des « Alliées » occidentaux, lors des guerres du Golfe et de Yougoslavie, mérite quelques « contreparties ».

Au cas où l’Union européenne persisterait à refuser la candidature turque, ce qui était le cas depuis 1963, Ankara a donc intelligemment brandi la double menace d’un veto à l’entrée des PECO (pays d’Europe centrale et orientale) dans l’Otan pour « convaincre » les Européens, embarrassés, mais prisonniers de l’Atlantisme, de l’accepter… ainsi que le refus de laisser la nouvelle structure de défense européenne utiliser les moyens de l’Otan si la Turquie n’est pas étroitement associée à cette nouvelle défense eur٥péenne[28]. « Les Etats-Unis doivent d’abord promouvoir l’élargissement de l’Union européenne, car cela assurera la stabilité de la partie européenne du Continent eurasiatique et permettra d’étendre le champ couvert par l’alliance de sécurité atlantique »[29], confirme Brzezinski. 78 jours de bombardements de la Serbie (« Guerre du Kosovo »), célébrant à sa manière le cinquantième anniversaire de l’Otan et la main-mise américano-germano-turque sur les Balkans, auront eu raison de quarante années de réticences européennes envers l’entrée de la Turquie dans l’Europe. Le lobby pro­turc aux Etats-Unis, avec un budget annuel de 8 millions de dollars, s’appuie sur l’action combinée des Agences américaines de relations publiques comme Hill and Knowlton (qui a sévi en Irak), International Advisers et Mc Auliffe, Kelly, Raffaelli & Semens, soutenues financièrement par l’« American League for Exports » et le « Security Assistance », coordonné par l’ancien sous-Secrétaire d’Etat Powell Moore et Richard Perle, tuteurs des intérêts des industries de défense et d’aéronautique américaines. D’après le diplomate italien Vittorio Sanguineti, les objectifs du « lobby turc » américain visent, en échanges de facilités pour les contrats commerciaux en Turquie, de satisfaire aux principales requêtes diplomatiques d’Ankara :

1/ pleine intégration de la Turquie dans l’Union européenne ;

2/ Liberté de manoeuvre dans l’occupation du Nord de l’île de Chypre ;

3/ bloquer toute action visant à reconnaître le génocide arménien (résolution adoptée par le Parlement européen en 1991 mais rejetée par le Sénat américain en 1992) ;

4/ laisser libre cour à la répression anti-kurde.

Plus globalement, la Turquie joue, d’après les stratèges Américains, un rôle crucial dans le transport vers l’Occident du pétrole et du gaz de la Mer Caspienne. Us interviennent alors sur le trajet des futurs oléoducs, notamment le projet de tracé Bakou-Ceylan, signé en novembre 1999 à la faveur de l’embrasement de la Tchétchénie et du Daghestan, ceci permettant aux Turcs, aux Azéris, aux Géorgiens et aux sociétés américaines d’abandonner le tracé passant par le Caucase-Nord (Tchétchénie-Daghestan), au profit du projet défendu par la Turquie. C’est ainsi que lors du Sommet de l’OSCE à Istambul de novembre 1999, Bill Clinton a signé, avec les Présidents Démirel (Turquie), Aliev (Azerbaïdjan) et Chevarnadzé (Géorgie), une alliance dans le Caucase et la Mer Noire constituant un solide verrou anti-russe dont les relais européens seront la Bulgarie (également courtisée par Clinton pour sa positions stratégique à côté de la Turquie et son rôle de territoire de transit vers l’Occident), la Macédoine, occupée par l’Otan et à un tiers albanaise, et la Bosnie, véritable protectorat, avec le Kosovo, de l’Otan et des Etats-Unis, encore plus que de l’ONU. En fait, le traité américano-turco-azéro-géorgien scelle l’imminente mise en œuvre du projet d’oléoduc Bakou-Ceyhan. Les laissés-pour-comptes de ce pacte sont l’Arménie, enclavée dans son réduit caucasien et encerclée par deux puissances musulmanes ennemies, et la Russie, qui perd le contrôle du transport des hydrocarbures de la Caspienne. En dépit des discours officiels de dirigeants européens, plus enclins à être les bons élèves des Etats-Unis et de l’OTAN qu’à défendre les intérêts et la sécurité de leurs nations, maintes raisons devraient conduire les Européens à demeurer sceptiques quand à l’admission de la Turquie dans l’Union européenne. Mais l’acceptation de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne n’aurait pas été permise sans ce que nous avons appelé la « guerre des représentations », guerre d’informations et de maniement des concepts aux termes de laquelle la Turquie est apparue comme plus « européenne » et plus « occidentale » que la Russie elle-même.

La « guerre des représentations », enjeux stratégique primordial
Particulièrement prégnants, les concepts-clés de « civilisation », et d’« Occident » sont au cœur du processus de légitimation et du discours des « Alliés » lorsqu’ils entreprennent des opérations punitives en Irak ou en ex-Yougoslavie depuis plus de dix ans, ou encore lorsqu’ils justifient l’entrée de la Turquie au sein de l’Union européenne au nom de l’atlantisme et de ce même « Occident ». En fait, pour les stratèges américains et les adeptes de l’idéologie occidentaliste, le concept d’Occident ne désigne aucunement la civilisation européeo- occidentale historique, de substrat judéo-chrétien. Ici, « Occident » désigne une entité euro­atlantique et mondiale réunissant potentiellement non seulement les Amériques, l’Europe de l’Ouest et le Japon, mais à terme la Turquie, le monde turcophone et caucasien ainsi que toutes les autres nations non-occidentales qui rejoindront le monde capitaliste industrialisé (Davos) coiffé par les Etats-Unis. Paradoxalement, cette conception de l’Occident qui intègre la Turquie et le Japon, rejette assez nettement une des principales nations européennes : le Russie, quant à elle rangée dans la catégorie des nations non-occidentales. Comme on le voit, nous avons affaire à des représentations, des reconstructions historiques et idéologiques étroitement liées à la « stratégie totale » des Etats-Unis décrite précédemment et à la « nouvelle guerre froide », qui mettent toujours en scène, d’une part, les « Bons occidentaux », d’autre part, les « Mauvais orientaux », ces derniers étant indifféremment, asiatiques, slavo- orthodoxes ou arabo-musulmans. Aussi, la représentation « Occident » – ou « occidentisme », pour reprendre l’expression du sociologue russe Alexandre Zinoviev – constitue une arme sémantique, un « leurre civilisationnel », servant essentiellement masquer et envelopper l’hégémonisme américain derrière le glacis géo-civilisationnel occidental, mais aussi et surtout à duper l’Europe et à l’associer aux périlleuses entreprises de « l’Occident » américain, donc à diluer les responsabilité et motivations stratégiques profondes des gouvernements d’Outre-Atlantique autant qu’à les légitimer du point de vue idéologique et « civilisationnel ».

Stratégiquement, l’Europe, le Vieux Continent européen dans son ensemble, risque de payer très cher la facture de « l’occidentalité » et la taxe stratégique de « l’atlantisme », simples cache-sexes de son inféodation aux Etats-Unis : divisée de l’intérieur, coupée en deux par un nouveau « Rideau de Fer civilisationnel » et socio-économique, et prise en tenailles entre un Sud Islamique revanchard et un « Occident » américain hégémonique destructeur d’identités (pseudoculture commerciale « Mc World », analysée par le sociologue américain Benjamin Barber), l’Europe ne semble pas prête à relever les sérieux défis du XIXème siècle qui risquent tout bonnement de la faire disparaître en tant que civilisation plurimillénaire si elle ne réagit pas très vite.

La Grande Europe du Portugal à la Russie : seule réponse possible à la stratégie hégémonique américaine

Aux antipodes des conceptions géopolitiques « atlantistes » et finalement anglo-saxonne, de l’Europe « occidentale », séparée du poumon russo-slave et prise en tenaille entre l’américanisation et le panturcisme conquérant, seule une « Grande Europe » continentale réunissant les « deux poumons », occidental et post-byzantin, est susceptible, selon nous, de relever les défis géostratégiques du XXIème siècle.

La colonne vertébrale stratégique idéale de cette Grande Europe serait idéalement constituée par l’axe Paris-Berlin-Moscou – si toutefois l’Allemagne renonçait une fois pour toutes à ses vieux démons pangermaniques et jouait sincèrement le jeu de l’unité européenne -, axe européen fondamental Est/Ouest et grand-continental proposé par stratèges français aussi différents qu’éminents que le général Henri Paris ou le Général François Clerc, ancien chef d’Etat-major de l’Eurocorps et véritable pionnier de l’Europe de la Défense.

Certains font remarquer, non sans une pointe d’ironie, que la réalisation d’un ambitieux projet grand-européen confédéral, associant la Russie et les Etats pauvres du monde post-byzantin au riche espace « occidental » et atlantiste de l’Europe de l’Ouest, est tout bonnement irréaliste et utopique. Utopique paraîtra certes notre proposition d’intégrer progressivement la Russie et le monde slavo-orthodoxe au sein d’un grand ensemble européen, les « réalistes » rappelant qu’une Grande Europe ne peut pas faire cohabiter ensemble les Russes et les peuples anciennement colonisés par l’Empire russo-soviétique. Mais alors pourquoi ceux là mêmes qui émettent cette objection « réaliste » affirment-ils parallèlement, et avec force d’autorité et zèle, qu’il est tout à fait légitime, cohérent, naturel (Jacques Chirac), voire même vital et urgent (Attali), d’admettre la Turquie, pourtant ancien ennemi séculaire de l’Europe, au sein de l’Union ?

La Russie serait-elle plus « menaçante », moins « occidentale », moins « démocratique » et en fin de compte moins « compatible » avec l’Europe que la Turquie nationaliste édifiée sur les cendres du génocide d’un million et demi d’Arméniens, l’expulsion de deux millions de Grecs et la persécution récurrente des minorités chrétiennes, des Alévies et des kurdes de Turquie ? La question mériterait au moins d’être posée. On le voit, tout est en fait une question de postulats et de subjectivité géopolitiques, de représentations contradictoires. A terme, l’Europe n’a pourtant rien à gagner à préférer la Turquie à la Russie, à se couper du monde orthodoxe et à n’intégrer en son sein que les candidats agrées par Washington et les états- majors de l’OTAN. L’Europe, si elle veut être en mesure de relever les défis du XXIème siècle, devra, certes, entretenir de bons rapports avec Ankara, déjà membre du Conseil de l’Europe et de l’OSCE – forums de concertation non négligeables – et de l’Union douanière européenne, mais elle devra impérativement et avant toute chose rassembler les membres de la civilisation européenne, dépositaires d’un patrimoine culturel commun et menacés par les mêmes adversités.

En fait, l’utopie fondatrice, inhérente à tout projet géopolitique ambitieux, peut également être réconciliée avec le pragmatisme et le réalisme. Aussi conviendra-t-il de procéder par étapes, à la manière de nombreuses nations qui furent construites au fil des siècles autour d’un petit noyau central, comme la France capétienne. De la même façon que l’Union Economique et Monétaire s’est articulée en trois étapes, méthodiquement orchestrées par l’Institut Monétaire Européen, puis la Banque Centrale Européenne de concert avec chacune des Banques Centrales Nationales, sans qu’aucune force sérieuse n’ait pu s’y opposer efficacement, il nous semble possible de mettre en œuvre ce projet de Grande Europe en trois ou quatre étapes successives et au prix de la création de certaines institutions supplémentaires spécialisées. Ainsi, la première tâche sera de réformer l’Union européenne dans un sens confédéral et de la doter d’un projet stratégique et géopolitique clair. La mise sur pied de nouvelles institutions commencera par les organismes de Politique étrangère, de Défense et de Sécurité, ainsi que par un nouveau Pacte Confédéral Paneuropéen (PCP) donnant force de loi à l’autonomisation effective de l’ensemble des Etats membres de l’Europe des « Vingt-sept » (si l’on se place dans la perspective de l’intégration des prochaines vagues des nouveaux Etats arrivants) vis-à- vis des Etats-Unis. Une fois la Politique Etrangère et de Sécurité de l’Europe clairement redéfinie et l’édification d’une armée européenne organisée par l’UEO – ou un organe comparable, comme par l’exemple l’Union Européenne de Défense (UED), qui aurait l’avantage de ne pas être que occidentale – l’étape suivante consistera à mettre sur pied un Concert des nations européennes et à oeuvrer à la réconciliation des mondes occidental et orthodoxe, notamment grâce à l’instauration d’un Conseil de Sécurité Européen (CSE) réunissant les cinq ou six grandes puissances européennes, dont la Russie. Enfin, l’aboutissement du projet final sera précédé d’une phase d’intégration progressive – tout en maintenant des sous-ensembles régionaux plus ou moins autonomes (l’Europe des « petites- ententes » définies par le général Clerc) – des Etats majoritairement orthodoxes de la « seconde » et de la « troisième vague » : Roumanie, Bulgarie, Russie, Arménie, Géorgie, Ukraine, Biélorussie, Etats de l’ex-Yougoslavie, le Conseil de Sécurité Européen ayant vocation, en tant que structure intermédiaire préalable à l’intégration des Etats européens orthodoxes, à fusionner avec le bras armé de l’Union européenne.

Ce nouveau départ pour l’Europe reposerait sur trois axes essentiels :

  • institutionnel : transformer au moment du passage à la « troisième étape » décrite ci-dessus, l’actuelle Union européenne en Confédération politique paneuropéenne dotée de structures plus souples et plus démocratiques (pouvoir décisionnel suprême confié concomitamment au Conseil européen et aux deux Chambres : un Parlement réhabilité, au détriment de la Commission européenne, devenue un Secrétariat politique et économique au service du Conseil Européen, et un Sénat représentant les députés des parlements nationaux) ;
  • économique : protéger le marché européen en rééquilibrant le libre-échangisme intra-européen par la préférence européenne extérieure, qui a prévalu jusque dans les années 80.
  • géostratégique et diplomatique : mettre sur pied une réelle Politique Etrangère et de Sécurité Commune (PESC) indépendante, appuyée par des structures de défense communes : Union Européenne de Défense (UED) et Base Industrielle de Défense Commune (BIDC) et Conseil de Sécurité Européen (CSE), structure plus large intégrant en son sein la totalité des nations européennes, dont la Russie.

Car si la guerre du Kosovo a mis en lumière une carence fondamentale de l’Union européenne, c’est bien l’incohérence et la quasi inexistence d’une Politique Etrangère et de Sécurité commune ainsi qu’une politique de Défense communautaire. « Le semi-échec ou la semi-victoire, comme on voudra, des Américains sous couleurs de l’Otan [au Kosovo], souligne l’exigence d’une défense européenne aux mains des Européens. L’Europe de la défense est à créer avec qui on voudra, mais vite et sans ambages. Ce sera une Europe de la Défense à noyau dur ou à géométrie variable, comme on voudra encore, mais qu’elle existe et vite. Pour prévenir un nouveau Kosovo » [30], avertit, en guise de conclusion, le Général Henri Paris. Hélas, au sommet de Nice de 2001, les Européens ne sont pas encore parvenus, même si des progrès ont incontestablement été réalisés, à se réconcilier avec eux mêmes et à mettre sur pied une réelle politique de défense collective autonome des Etats-Unis et de l’Otan, faute de volonté politique mais également faute de moyens : le budget de défense de tous les pays de l’Union totalisant à peine 60 % du budget américain… Là se trouve le cœur réel du débat.

Note biographique

* Alexandre del Valle, chercheur au Centre de Recherche et d’Analyse Géopolitique (CRAG) à Paris VIII

spécialiste des questions internationales et stratégiques, est l’auteur d’un essai préfacé par le général Pierre Marie Gallois paru en 1997 : « Islamisme-Etats-Unis, une alliance contre l’Europe » (L’Age d’Homme).

Il est auteur de nombreux articles ou reportages dans des revues de géopolitique (Hérodote ; Stratégique, Quaderni Geopolitici), ou d’actualité politique (Figaro Magazine, Spectacle du Monde, La Une, etc), ayant tous pour toile de fond les questions de l’Islamisme radical, du terrorisme, des Balkans, ou de la Sécurité européenne.

Dans son dernier ouvrage, « Guerres contre l’Europe : Bosnie, Kosovo, Tchétchénie » (2001, Editions des Syrtes), Alexandre del Valle dresse un tableau général de l’échiquier mondial de l’après Guerre froide puis actualise et confirme les analyses développées dans son premier essai et exposées dans le présent article.

 

  • Zbigniew Brzezinski, Le Grand Echiquier, Bayard, 1997, p 69.
  • Mackinder emprunta le terme Heartland, « cœur de la terre », au géographe britannique James Fairgrieve, qui publia, en 1915, « Geography and World Power ».
  • Du point de vue polémologique, l’expédition punitive « occidentale » Force Alliée, déclenchée sans déclarations de guerre et autorisations des Parlements concernés, et au cours de laquelle l’Ennemi serbo-yougoslave, qui n’avait agressé aucun des pays de la coalition alliée, n’avait aucun moyen de défense, peut difficilement être considérée comme une guerre. Nous employons toutefois l’expression « guerre du Kosovo » pour des raisons de commodités.
  • Cf : A. del Valle, Islamisme-Etats-Unis, une alliance contre l’Europe, 1999.
  • Paul Virilio, La stratégie de la déception, Galillée, p 65.
  • Idem (p 65).
  • Le Monde, 14 septembre 1999. Notons que l’Indonésie a fait massacrer plus de 250 000 Timorais depuis les années 70. Mais grande puissance régionale (200 millions d’habitants), islamique de surcroît, elle demeure l’un des principaux alliés des Etats-Unis qui lui fournissent toujours soutien et armements, le cas de l’Indonésie étant comparable, ceteris paribus, à celui de la Turquie.
  • Le Monde, Ibid.
  • Sergio Romano, « Ipocrisia del nostro umanitarismo », Limes, Rome, janvier-février 2000.
  • Le « Concept Stratégique de l’Alliance », auquel les mass-médias ont ajouté le qualificatif de « Nouveau », a été approuvé par les chefs d’Etat et de Gouvernement participant à la réunion du Conseil Atlantique Nord tenue à Washington les 23 et 24 avril 1999. Il est disponible sur Internet : http :// nato.int/.
  • La Charte de l’OTAN se déclare elle même comme une organisation défensive n’ayant recours à la force que si l’un de ses membres est attaqué.
  • M. de la Gorce, « L’Otan, cadre de l’hégémonie américaine », Le Monde Diplomatique-Manière de voir, mai-juin 1999.
  • Le Monde, 25 janvier 1999.
  • Général Jean Salvan, « Quelques réflexions sur la crise du Kossovo », In Ana Pouvreau, Quelle Europe après le Kosovo, ouvrage collectif, à paraître, Ellipses, 2001.
  • Rapport Annuel du Département américain de la Defense pour l’année fiscale 1999, p 17.
  • Le missile américain utilisé pour les essais du nouveau programme est l’Exo Atmospheric Kill Vehicle (EKV).
  • Phyllis Bennis, op cit.
  • M. Gallois, « la course aux armements », La Nef, décembre 1999.
  • Paul Virilio, op cit, p 51.
  • « La Turquie s’amarre au Vieux-Continent », Le Figaro, 13 décembre 1999.
  • Les députés français ont voté, le 20 janvier 2001, une loi reconnaissant le génocide arménien de 1915 , au nom d’une « exigence de vérité », ainsi que l’a expliqué Jean-Jack Queyranne, ministre des relations avec le Parlement, précisant que la France n’en demeure pas moins « l’amie de la Turquie moderne ». Mais Ankara a immédiatement rappelé son ambassadeur pour consultation. Partout en Turquie, la France était accusée d’être anti-turque et de « préparer le refus de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne ». Des taxis d’Ankara décidaient de ne plus prendre de clients français. Plus grave, le Gouvernement turc décidait, le 24 janvier, d’annuler un contrat portant sur la construction, par Alcatel, d’un satellite espion, ainsi que de nombreux autres contrats. L’une des Universités d’Istanbul annonçait qu’elle coupait les liens avec l’Université de Toulouse. La chaîne publique TRT renonçait à obtenir des programmes auprès de Canal France International. De son côté, le Conseil de sécurité Nationale se déclarait « consterné » et prévenait que la reconnaissance du génocide des Arméniens par la France allait « avoir des répercussions négatives sur la stabilité et la sécurité régionale », faisant allusion au « Groupe de Minsk » en charge du règlement de la question du Haut Karabakh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
  • Vittorio Sanguineti, « The enlargement of the european union, Turkey, the controversial road to a wrong candidacy », Biblioteca della « Rivista di Studi Politici Internazionali », Firenze, 1999.
  • Des drapeaux italiens et de l’Union européenne furent brûlés dans la plupart des grandes villes de Turquie. Des centaines de jeunes Turcs, notamment les «Loups-gris» d’extrême- droite, pillèrent des quartiers à forte immigration kurde à Bruxelles, en Alsace et en Hollande. Les produits italiens furent boycottés dans toute la Turquie, cependant que des manifestations de haine étaient organisées par les Islamistes et les nationalistes turcs devant l’Ambassade d’Italie à Ankara et le Consulat italien à Smyrne. L’Etat turc convoqua l’ambassadeur d’Italie Massimiliano Bandini menaçant Rome de «représailles économiques et politiques graves» en cas de non-extradition d’Oçalan en Turquie… Enfin, Ankara avertit l’Union européenne qu’il ne valait mieux pas «réveiller la colère» de le Turquie..
  • Sergio Romano, Corriere del Ticino, 17 février 1999.
  • Brzezinski, Le Grand Echiquier, L’Amérique et le reste du monde, Bayard, 1997, p 260. Précisons que le titre original anglais de l’essai n’est pas The Grand Chessboard, comme cela est indiqué en page 6 de la version française, mais The Grand Chessboard, American Primacy and Its Geographic Lmperatives (Le Grand Echiquier, La Primauté américaine et ses impératifs géographiques), titre bien plus révélateur de la « volonté de puissance » de Washington.
  • Au moment du sommet de Nice, la Turquie a averti les Etats de l’Union qu’au cas où Ankara ne serait pas intégrée à l’UE ou au moins, dans un premier temps, étroitement associée à la défense européenne autonome, « née » à Nice, réclamant d’emblée un contingent turc plus important que celui des autres pays de l’Union, elle priverait cette nouvelle défense européenne des bases et moyens de l’Otan par son veto.
  • Zbigniew Brzezinski, « Puissance américaine et stabilité mondiale », Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS), Puissances et Influences, géopolitique et géostratégie à l’aube de l’an 2000, sous la Direction de François Géré et Gérard Chaliand, Mille et une Nuits, 1999, p 22
  • Lettre de Démocraties, Intervention au Colloque sur le Kosovo, Fondation Marc-Bloch, 29 mai 1999, Assemblée Nationale.
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