Toujours plus libres dans un monde toujours plus sûr

Laurent LADOUCE

Coordinateur de la commission de travail « Le Rêve africain » dans la Fédération pour la paix universelle

L’humanité préhistorique a connu le nomadisme et la liberté sauvage et sans frontières. Avec l’entrée dans l’histoire et notamment l’apparition de l’écrit, la liberté humaine est devenue créatrice, dominatrice et a fixé des codes, des bornes et des frontières. Dans les temps modernes, cette liberté s’est laïcisée, et a cru trouver son accomplissement suprême dans l’Etat-nation aux frontières bien délimitées. La configuration politique actuelle du globe est un compromis entre la liberté et la sécurité. Le pire danger serait pour le genre humain d’aller vers une liberté arbitraire, sans bornes métaphysiques et éthiques. Seuls des principes universels dans les domaines spirituel, politique et économique nous permettront d’aller vers un monde toujours plus libre et toujours plus sûr.

Prehistoric mankind experienced nomadism and uncivilized freedom without borders. At the dawn of history and notably with the emergence of writing, human freedom became creative, dominating and established codes, boundaries and borders. In modern times, this freedom became more and more secularized, and it was believed that the supreme achievement of freedom was the establishment of the nation-state with well-defined boundaries. The current political organization of the globe is a compromise between freedom and security. The greatest danger would be for mankind to indulge in an arbitrary freedom, without metaphysical and ethical limits. Only universal principles in the spiritual, political and economic realms will enable us to live ever freer in an ever safer world.

L’espace d’un pays souverain est délimité par une bordure, que l’anglais appelle border. Frontier s’emploie rarement dans le sens « frontalier. » Le mot français « frontière » vient de « front » et « ligne de front ». La bordure évoque la couture. La frontière renvoie à une coupure1 entre mon camp et le camp d’en face. Notons aussi qu’en anglais, l’étranger se dit foreigner, « celui de l’extérieur », d’un vieux français qui a donné forain. Stranger désigne l’inconnu.
Au tennis et au volley-ball, un filet réglementaire sépare le terrain en deux. Les montées au filet et les smashes violents n’empêchent pas les adversaires d’une partie d’être amis, sans déchirer les mailles. Ce n’est qu’un jeu. Reste à comprendre pourquoi tant de sports précieux pour l’amitié entre les peuples nécessitent de saines joutes sur des terrains aux bordures bien définies.

Le globe terrestre est d’un découpage bien plus complexe. En tout cas, ce n’est pas un monde décousu, où des hordes humaines vagabondes se déplaceraient à tout va. Même les espaces aériens et les eaux territoriales sont délimités.
Nous vivons dans un patchwork de pays découpés sur les terres émergées. Les limites entre les tissus sont parfois de belles coutures imperceptibles. Ailleurs, le tissu est déchiré. Sur ces laides coupures, courent des barbelés souvent tâchés de sang. Le vêtement que porte l’humanité est un assortiment de haute couture et de haillon. La peau qui semble saine ne peut ignorer les parties sanguinolentes. Ce n’est pas le vêtement qui a lacéré l’épiderme. Un jeu violent et sans règles a endommagé le corps et le vêtement en plusieurs endroits.

L’humanité, qui aimerait se sentir plus libre de ses mouvements dans un vêtement plus sûr, songe parfois à changer de tailleur. Mais sans rectifier son comportement, elle déchirera d’autres habits.

Comment sont apparues ces coutures et ces coupures ? Le diagnostic des sciences humaines est utile. Mais les maladies comportementales ne relèvent pas uniquement de la médecine. De saines passions guérissent mieux une addiction que des produits de substitution ou l’abstinence absolue. L’humanité ne guérira pas de ses frontières pathologiques en lui substituant des frontières moins pénibles mais aussi artificielles, ni en allant vers l’utopique « sans frontière ». Une humanité plus libre et plus sûre de ses gestes, saura trouver la tenue adéquate et en préserver l’intégrité. C’est pourquoi nous allons parler de l’apport des sciences humaines mais pas seulement. Viendra ensuite l’éclairage de la métaphysique, de l’ontologie, de l’approche existentialiste et personnaliste, et de l’éthique.

La liberté : un privilège borné de frontières ?2

Des populations préhistoriques réduites vivaient d’une économie nomade de chasse et de cueillette. Ces peuples sans enclos occupaient des terrains vagues provisoires, puis les délaissaient. Littéralement sans feu ni lieu, ils étaient aussi sans foi ni loi. Leurs croyances animistes et leurs coutumes étaient sans code précis ni trace écrite. Leur vie sociale restait sommaire : familles, clans et tribus. En passant d’une liberté aussi sauvage qu’incertaine à une liberté créatrice plus assurée, l’être humain est devenu traceur de frontières.

Comment en est-on venu à délimiter l’espace terrestre ? A établir des aires géographiques où vivent les nôtres, et des terres étrangères où vivent les autres ? Le marquage du temps aurait-il précédé celui de l’espace ? En s’inscrivant dans la longue durée segmentée en heures, en jours et en semaines, l’humanité morcela les grands espaces en unités de lieux.

Le lieu naquit probablement avec le feu. Maintenir le foyer, c’était se sédentariser. On découvrit l’agriculture et l’élevage. Avec le domicile, s’instaura une domestication de la nature. L’oikos où l’on vit engendra une économie et une écologie liée à des biens durables, à du foncier.

Des graines qu’on sème dans des terres qu’on laboure, pour récolter les légumes et les fruits de sa parcelle, cela vous fixe quelque part. Pour éviter les chapardages, il fallut des enclos. Des animaux domestiqués, dont on pouvait consommer le lait, la viande et la peau, tout cela permit de regrouper les tribus. Plus tard, l’invention de l’écriture permit de nommer précisément les choses, en les classant dans un ordre alphabétique ou conceptuel. Surtout, l’être humain commença à rapporter sa vie dans des écrits. Officialiser l’existence individuelle et collective, c’était tracer une frontière entre le monde naturel et le monde culturel. De la terre et de la pierre, on tira des immeubles où plusieurs générations peuvent se loger. Même les morts ont eu droit à une dernière demeure. Ci-gît le corps pour que l’âme migre au-delà.

Plusieurs facteurs concomitants contribuèrent à tracer des limites réelles ou imaginaires. Le plus important est le passage de la préhistoire à l’histoire. Avec la sédentarisation, la naissance de l’agriculture et de l’élevage, l’invention de l’écriture et la naissance progressive d’une pensée philosophique et religieuse remplaçant les mythologies, l’être humain voulut inscrire son existence dans un cadre spatio-temporel. En somme, on ne vient pas au monde par hasard, n’importe où, n’importe comment, n’importe quand, pour finir par être emporté quelque part, comme toute autre créature périssable. Nous avons vécu quelque part, chez nous, et nous voyons là un gage d’une meilleure ascension vers l’au-delà. La tombe reprend notre dépouille, libérant l’âme pour l’outre-tombe. Nous reviendrons plus tard sur cette dimension métaphysique des frontières.

Le diagnostic des sciences humaines sur les frontières actuelles
La démographie et la géographie montrent une humanité déséquilibrée, atteinte d’obésité ici, de rachitisme ailleurs. Le globe terrestre porte aujourd’hui une population de 7,6 milliards d’habitants répartis entre 193 États-nations souverains aux frontières précises. Avec une densité moyenne de 51 habitants aux kilomètres carrés, la planète reste vivable. Mais tout dépend où l’on habite.

Singapour est un Etat minuscule, surpeuplé mais immensément prospère, très relié au monde. Non loin de là, l’Etat surpeuplé du Bangladesh, avec plus de 1 000 habitants au kilomètres carrés essaie de vaincre la précarité et l’isolement.

Aucun danger de surpopulation ne menace le plus minuscule et le moins peuplé des Etats du globe. Cet Etat sans maternité, où on peut mourir, mais ne jamais naître, est le Vatican. Depuis des siècles, la Cité-Etat enclavée maintient la plus forte influence spirituelle « sans frontières » dans le monde.

Certains Etats immenses sont sous-peuplés, comme le Canada, d’autres surpeuplés, comme la Chine. Ce pays achète des terres cultivables sur plusieurs continents.
En examinant où passent les frontières, leur nombre, leur genèse, qui elles séparent ou au contraire enferment contre leur gré, on diagnostique que l’humanité souffre de ses frontières. La géographie n’y est pour rien, nos comportements individuels et collectifs en sont la cause. D’après les sciences humaines, peu de frontières sont « naturelles ». En Islande, un seul peuple est souverain sur ses côtes, on pourrait parler de frontières naturelles. Mais Hispaniola est partagée entre une Haïti créole et francophone et une République dominicaine hispanophone. Un fossé sépare leurs systèmes politiques et leur niveau de vie. 3e île du monde après l’Australie et le Groenland, la Nouvelle-Guinée se détacha de l’Australie voilà 21 000 ans. Sa population autochtone à peu près homogène pourrait en faire un seul État-nation de 10 millions d’habitants. Les colonisateurs européens en décidèrent autrement. A l’Ouest, 3,5 millions d’habitants d’Irian Jaya sont rattachés à l’immense archipel indonésien, le plus grand Etat musulman du monde et au continent asiatique. A l’est, 6,5 millions d’habitants leur tournent artificiellement le dos, formant le deuxième État-nation d’Océanie. Ce dont la géographie fait un ensemble, l’histoire et la politique en ont fait deux blocs. La coupure de la Nouvelle Guinée pourrait devenir une couture utile dans le futur. Une unification politique semble utopique, mais un réveil culturel des papous, accompagné d’une vision économique commune, pourrait faire de cette île le trait d’union entre l’Océan indien et l’Océan Pacifique, entre l’Asie et l’Océanie.

Les frontières politiques entre les Etats souverains ne sont pas les seules frontières. Samuel Huntington, dans le Choc des Civilisations3, distinguait huit grandes sphères culturelles, aux contours assez précis. Son classement est discutable mais les aires culturelles sont une réalité et certaines populations se sentent autant liées à leur sphère culturelle qu’à leur Etat-nation.

L’indice du développement humain (IDH) fait ressortir une autre frontière, moins explicite, mais bien réelle. Schématiquement, au-dessus du tropique du cancer, se trouvent la plupart des régimes à l’IDH élevé à très élevé. L’observateur est toutefois frappé par le fossé assez important existant entre l’IDH de Hong Kong et de Singapour en 2014 (respectivement 11e et 12e sur le plan mondial) et celui de la République populaire de Chine (97e). Les clivages idéologiques créent donc d’autres frontières. Sur la péninsule coréenne, le 38e parallèle sépare une population homogène à la longue histoire commune en deux Etats aux antipodes l’un de l’autre sur les plans politique et économique.

Sous le tropique du cancer se trouvent la plupart des régimes à l’indice de développement moyen à faible, à l’exception notable de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Et sur le cône sud de l’Amérique latine, l’Argentine et le Chili se démarquent du reste de l’Amérique du Sud.

Crise de l’eschatologie chrétienne et naissance des États-nations modernes
Le mot actuel de « frontière » se précise vers la fin du Moyen-Âge, accompagnant la naissance de l’État-nation, dont il délimite l’aspect géographique. En 1213, la frontière est « le front d’une armée », puis le mot désigne en 1292 « la place fortifiée faisant face à l’ennemi » avant de définir, un siècle plus tard, la limite militaire puis civile d’un territoire. Les monarchies nationales apparaissent en Europe occidentale précisément pendant cette période. Elles sont l’embryon des États-nations modernes, définis par un État souverain, une population donnée et un territoire défini. La frontière délimite un espace, où l’âme du pays s’incarne dans sa géographie, sa culture, son actualité nationale, sa vie officielle, tout ce qui fait qu’une population participe à la construction nationale. Aujourd’hui, l’existence des nations nous semble naturelle. C’est pourtant une invention tardive de l’Europe occidentale, en concurrence avec les empires qui s’éclipsent et les cités-Etats et principautés, qui sont restés mineurs, sans être négligeables. 4

D’où vient l’Etat-nation ? D’une série d’échecs définitifs : les Croisades, la crise du catholicisme puis le schisme protestant, enfin l’éclipse du Saint-Empire romain germanique, malgré l’ultime effort de Charles-Quint. La nation naît de l’effacement du temps eschatologique et messianique devant le temps laïc. Le doute s’installe : la Providence peut-elle s’incarner dans l’histoire humaine et nous guider vers le Royaume de Dieu sans frontières. La désacralisation du temps amène le morcèlement de l’espace impérial en territoires nationaux. Le roi dira « ceci est à moi », puis le peuple dira : « voilà notre bien commun, notre patrie. »
L’Etat nation est né d’une désillusion d’arriver à l’unité spirituelle et politique des peuples d’Europe autour du Pape et de l’Empereur, « les deux moitiés de Dieu ».5 Il est né du constat progressif de l’impossibilité de constituer la Cité de Dieu, un rassemblement spirituel et impérial européen. Les nationalismes commencent avec le gallicanisme puis l’anglicanisme, quand un roi souverain oppose une limite politique et culturelle à l’influence d’une idéologie religieuse ou autre sur son territoire.

Les peuples européens ont difficilement renoncé à leur vocation messianique, à savoir constituer l’alliance du peuple de Dieu sur terre, un peuple élu regroupé en Europe et ayant vocation à faire partout triompher la foi et la loi. On dut se faire une raison : le Dieu tout-puissant ne laissa pas les Croisés reprendre les lieux saints. Il permit que Rome ne soit plus dans Rome mais en Avignon, à cause de Philippe le Bel. Ce Roi se voyait « empereur en son royaume ». Plus tard, le Royaume de France eut une « passion pour la frontière »6 au plus fort du classicisme. Le Roi Soleil, tel un Narcisse, aime se refléter dans un espace géométrique qui constitue le « Pré Carré ». Vauban se chargera de construire la ceinture de fer, avec des forteresses massées sur les frontières. Le pays entier doit devenir un jardin à la française, la raison cartésienne imposant à la nature une forme quasi hexagonale. Là où l’âme russe dionysiaque rêve des frontières indéfinies et infinies, l’esprit apollinien de la France rêve de circonscrire la raison dans un espace fini, agréable au regard.

La Renaissance voit l’Europe entériner le divorce spirituel entre le catholicisme et la réforme, succédant au schisme avec le monde orthodoxe. Les guerres de religion aboutiront au compromis du Saint Empire romain germanique, à savoir principe Cujus regio, ejus religio (telle région, telle religion). Cette formule du juriste Joachim Stephani en 1612 marque un tournant, les contentieux étant désormais réglés sur le plan civil et non par des tentatives de conciliation doctrinale. La religion devient un marqueur ethno-politique. Autrement dit, j’adhère à la religion du souverain de mon lieu de résidence.
Le Ciel cesse d’être un. La certitude imposée d’arriver tous ensemble vers Dieu cède la place à la liberté individuelle de croire en lieu sûr.

Du coup, le peuple de Dieu se divise. Les Protestants, soucieux d’un libre accès des fidèles à la Parole, désacralisent cette dernière, traduisant la Bible en langues vernaculaires. Presque toutes les langues nationales d’Europe ont pour origine la traduction de la Bible. En se regroupant autour de leur langue et de leurs cultures, les peuples d’Europe vont privilégier le particularisme sur l’universalisme.
Finalement, la terre se partage, avec ce paradoxe : l’État-nation, en regroupant la puissance autour d’un souverain fort et de parlements nationaux centralisés, réussira mieux que l’empire à développer la civilisation. Presque toutes les nations vont graduellement briser les féodalités et corporatismes politiques et professionnels et imposer un même régime juridique à tous.

L’instauration de ces frontières spirituelles, ethniques, culturelles, politiques et économiques sur les décombres de la Chrétienté, se fera dans la douleur des guerres de religions puis des révolutions. Après le Traité de Westphalie en 1648, il y aura les mouvements révolutionnaires en Europe de 1789 à 1848, puis l’unification politique de l’Allemagne et de l’Italie et enfin l’affrontement des nationalismes puis des idéologies pendant les deux guerres mondiales.
Pour le meilleur et pour le pire, l’Europe occidentale a imposé presque partout le modèle de l’État-nation.

La Grande-Bretagne a créé trois répliques à grande échelle de son modèle : Canada, États-Unis, Australie, respectivement deuxième, troisième et sixième territoires les plus vastes du globe. Les États-Unis représentent un paradoxe : le pays le plus protestant et le plus républicain, est aussi celui qui adhère le plus à la mystique médiévale de la Cité de Dieu. Les Américains forment autour de leur Constitution, et dans les 50 Etats de leur République, la One nation under God. Troisième pays du monde par la taille, par le nombre d’habitants, cette nation se perçoit comme un laboratoire : tous les peuples qui y vivent peuvent participer quotidiennement à un rêve aussi messianique et universaliste que foncièrement individualiste.

Partout ailleurs, en Afrique et en Asie, dans les Caraïbes et en Océanie, l’Empire britannique colonial a laissé bon nombre d’États-nations qui se retrouvent souvent dans le Commonwealth. Son ancien joyau d’Asie, l’Inde, est aujourd’hui la 2e démographie sur la 7e superficie. Elle pourrait être la nation la plus peuplée, n’eurent été les partitions de 19477 et de 1971.8 Elle le deviendra de toute façon.
L’Espagne créa aussi son empire colonial, mais l’Hispanidad ne sut créer en Amérique latine le même modèle que les Anglo-saxons aux États-Unis. Le protestantisme individualiste américain sut créer la République impériale. Le catholicisme romain unitaire échoua à fédérer l’ensemble bolivarien. Le Portugal a lui aussi créé un empire colonial. Si l’immense Brésil s’est émancipé tôt, les colonies d’Afrique durent attendre 1974 et former progressivement les États-nations lusophones d’Afrique.
La France elle aussi céda son empire colonial dans la douleur. Si les trois pays de l’ex Indochine française (Vietnam, Cambodge, Laos) correspondent à d’anciens royaumes précoloniaux aux cultures et langues distinctes, le découpage de leurs frontières comporte des anomalies. Leur lutte d’indépendance se solda par une tragédie. En Afrique francophone, les États-nations ont vite renoncé à leurs ambitions fédérales, malgré les efforts de Senghor au Sénégal ou de Boganda en Centrafrique.
Frontières actuelles et quatre libertés

Un certain universalisme peut vouloir abolir les frontières politiques pour trois nobles raisons : sans frontières le monde serait plus libre, plus uni, plus pacifique. Dans une grande famille multiculturelle et fraternelle, nous serions libres d’entrer en contact avec qui bon nous semble, dans la bonne entente, la confiance, l’hospitalité. Il y aurait un déclin des contrôles étatiques arbitraires pour nous dire là où nous pouvons aller, avec qui nous pouvons nous associer.
A l’inverse, les frontières seraient par définition des entraves : à la liberté car elles restreignent la mobilité. à l’unité car elles séparent et discriminent entre ici et là-bas, à la paix, car elles nous déchirent.

Cette vision est pourtant trop simple. Le vingtième siècle a vu proliférer le nombre d’États-nations souverains, aux frontières reconnues. Mais est-ce que ce fut par haine de la liberté, goût de se barricader pour se protéger des autres ou se préparer à les agresser ? Les États-nations se sont constitués, avec leurs frontières, pour que les peuples se sentent maîtres chez eux. Cela permit aux peuples colonisés, traités sur leur sol en citoyens de seconde zone par des étrangers, d’affirmer leur humanité pleine et entière. Des populations longtemps fragilisées par les invasions ont connu le répit chez elles, protégées par le droit international. Souvent arbitraire, le découpage des frontières est aussi parfois un moindre mal, notamment après l’échec de l’impérialisme idéologique du communisme au 20e siècle.
Pour asseoir sa légitimité et entretenir de bons rapports avec ses voisins, chaque État-nation souverain est amené à souscrire à plusieurs chartes internationales. Il doit veiller au respect des libertés fondamentales, abolir les discriminations, promouvoir l’accès de tous aux biens et services. Qu’on le veuille ou non, avoir des frontières reconnues est souvent une bonne nouvelle pour la liberté et la sûreté du globe.

Au vingtième siècle, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes amena bien des patriotes à conquérir leur indépendance pour vivre dans une patrie, avec ses attributs que sont la souveraineté nationale, un peuple maître de son destin, un territoire délimité. Ne pas avoir de frontière, c’était pour beaucoup de peuples rester colonisés, nomades, apatrides, inexistants. Mais au nom de la même liberté, un grand nombre de droits ont été affirmés et reconnus, qui permettent à des individus de plus en plus libres de franchir des frontières toujours plus sûres et toujours plus ouvertes.
Jamais il n’y a eu tant de frontières, et jamais l’aspiration à un monde cosmopolite, sans frontière, n’a été aussi forte. Les utopies démolisseuses de frontières ont produit l’asservissement. Le marxisme-léninisme voyait les frontières comme la marque de l’aliénation humaine, la première frontière haïssable étant la propriété. Tout cela n’a entraîné que déshumanisation.
Les quatre libertés de Roosevelt et les frontières actuelles
Être libre, paradoxalement, c’est se déterminer tout en voulant l’indétermination. C’est être chez soi, mais libre d’en sortir. C’est avoir une situation et pouvoir en changer. Les peuples les plus sûrs de leurs frontières sont aussi les plus libres de les ouvrir.

La même notion de liberté conduit les peuples à vouloir des frontières défendues par le droit international, et à les vouloir amicales, ouvertes à une libre circulation des biens et des personnes.
Le 6 janvier 1941, le Président Roosevelt prononça le discours des quatre libertés :
« Dans les jours à venir, que nous cherchons à rendre sûrs, nous entrevoyons un monde fondé sur quatre libertés essentielles. La première est la liberté de parole et d’expression, partout dans le monde. La deuxième est la liberté de chacun d’honorer Dieu comme il l’entend, partout dans le monde. La troisième consiste à être libéré du besoin (…) partout dans le monde. La quatrième consiste à être libéré de la peur (…) partout dans le monde. »

Les deux premières libertés sont dites positives (freedom of ou freedom for en anglais). Les deux dernières sont des libertés négatives, des freedom from.9 En français, on parle du droit de (droit-liberté) ou liberté de chacun de contribuer à l’ensemble, et du droit à (droit-créance), la garantie de prestations octroyées à tous, pour être à l’abri du danger, du besoin. Schématiquement, l’être humain a d’abord droit à un chez soi en paix, sécurisé, où il soit autonome et peut vivre de son travail. Pour cela, il faut un régime de propriété privée, et un Etat régalien qui protège nos frontières et garantisse à tous l’accès au revenu, sur un territoire exploitable. Cette liberté-sécurité étant garantie, les êtres humains veulent honorer Dieu, parler librement partout, mais aussi entreprendre, créer, vivre partout.
La décolonisation entraîna les indépendances du tiers-monde entre 1947 et 1975, parfois au-delà et la course au développement. Certes, bien des Etats étaient précaires, mais l’assistance humanitaire et les agences internationales ont aidé les nouveaux dirigeants et leur peuple à nouer un contrat social. Les échecs ne doivent pas occulter les réussites.

Après la fin de la guerre froide, d’autres indépendances furent accordées, notamment en Europe. Le démantèlement de l’ex URSS, de l’ex Yougoslavie, de l’ex Tchécoslovaquie a engendré presque 20 nouveaux pays en Europe. Les quatre libertés y trouvent leur compte : de nouvelles frontières oui, mais au total, plus de liberté, de mobilité, d’opportunités. Que veulent la plupart des nouveaux Etats ? Ils veulent s’intégrer à un espace plus grand, l’U.E, pour plus de liberté et de sécurité à la fois. Tout le monde souhaite donc des frontières ouvertes dans l’UE, bien défendues à l’extérieur, et une vraie liberté créative au sein de cette Union, qui permette au tout d’être plus que la somme des parties.
Les quatre grands cercles de la liberté humaine
Les sciences humaines nous ont éclairés sur le comment des frontières, souvent artificielles et arbitraires. Reste à comprendre le pourquoi ultime des limites essentielles de la condition humaine qui assurent notre liberté et qu’il ne faut jamais transgresser.

Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
Cette question de Leibnitz pose la question d’une limite métaphysique. Un « univers » est là, mais cet « être-là » est une étrangeté. Ce n’est pas l’Être Absolu, mais un être contingent. L’être humain, si grande soit sa passion de faire quelque chose, le fait toujours sur un fond de totale indétermination. Tout cela pourrait fort bien ne pas du tout exister. Nous sommes dans un monde physique. Mais nous sommes aussi d’un autre monde. Chacun de nous est un être qui existe actuellement et qui, probablement, n’a jamais existé tel quel auparavant, et n’existera plus jamais non plus sous cette forme ici. Notre naissance et notre mort, la brièveté de notre existence, nous rendent songeur. L’univers a beau sembler illimité et éternel, il n’est qu’une contingence, une chose dont la cause nous interpelle. Toute la réalité tient de l’irréalité suprême : pourquoi est-elle ?

En général, l’être humain préfère rester éloigné de ce cercle métaphysique, car cela donne le vertige. Y a-t-il quelque chose au-delà ? Pourquoi donc sommes-nous provisoirement de ce côté-ci ? Pour Heidegger, l’être humain est « jeté-dans-le-monde », et constitue un « être-vers-la-mort ». C’est le constat presque nihiliste de deux frontières entourant notre existence.10 Dans la plupart des traditions spirituelles, la certitude de la contingence invite plutôt l’être humain à un double choix. D’une part, nous devons éviter la vanité. L’être humain peut s’attacher aux choses, tout en cherchant à s’en détacher. S’il veut justifier sa vie, il doit aller au bout de ses interrogations métaphysiques, ne pas s’enfermer dans des activités et des possessions qui le divertissent, au sens pascalien.

D’abord terrifié par sa solitude dans l’univers, l’être humain peut croire qu’il a été laissé là, tel un paquet inutile. Sa vie résulterait d’une souveraine indifférence, d’un abandon. Mais plusieurs signes vont l’éveiller, s’il le veut bien, à une autre intuition, à savoir que sa vie résulte d’une abondance, d’un don gratuit. C’est une chance que l’être humain ne serve littéralement à rien, soit « de trop ». Il suffit de voir l’amour des parents pour un enfant handicapé. La même conviction radicale, presque nihiliste, de ne servir à rien de particulier dans l’ordre des choses à faire, des tâches à accomplir, peut se muer en conviction quasi religieuse d’être nécessaire, au prix d’une radicale liberté de choix, pour un autre projet. L’être humain est libre de s’adresser à son créateur sans L’enfermer dans une religion.
Pourquoi y a-t-il de la musique, plutôt que du bruit ?

Cette deuxième question, de l’astrophysicien Hubert Reeves,11 évoque la limite ontologique. Quelque chose existe, certes, mais pas n’importe quoi, n’importe où, n’importe comment, n’importe quand. Du chaos primitif (« le bruit ») émergent des structures délimitées (la musique). Cette apparente coupure entre le désordre et l’ordre s’avère en réalité de la haute couture. Cela semble se faire « tout seul », « naturellement ». Du nouveau a sans cesse surgi dans cet univers, un agencement progressif s’y est mis localement en place au bout d’un certain temps, à certains endroits. Des structures toujours plus codifiées et complexes ont permis à la matière de se mettre en mouvement : la vie, finalement la pensée. Plus l’organisation a augmenté, plus la liberté a franchi de nouveaux degrés.
C’est ce qui donne à l’univers cette apparence d’œuvre ininterrompue, sans cesse renouvelée, toujours semblable, jamais identique, spontanée, vivante, imprévisible. La liberté est partout portée par du mécanique d’une précision infinie. L’intendance suit à chaque fois le mouvement. Le limité porte l’illimité, comme la gamme porte la symphonie vers le sublime.

L’anglais distingue stuff, la matière brute et matter, la matière organisée, structurée. Dans l’univers où nous sommes, chaque entité est la matière, le matériau de construction d’une autre entité.12 Les particules forment des atomes, les atomes forment des molécules. Le minéral sert de matériau du vivant, le végétal nourrit l’animal, l’animal en mourant retourne à la terre. Il existe un principe de différentiation extrêmement poussé dans l’univers : chaque entité est un être distinct, chaque être vivant tient son identité d’un code génétique. Ce code-barre lui donne sa forme précise. Mais dans le vivant, la membrane même qui le protège et le distingue des autres, permet le passage de substances et d’informations, dans les deux sens. La membrane est donc le symbole de cette coupure/couture ontologique, qui permet d’être à la fois indépendant et interdépendant.

Dans le système solaire, chaque planète effectue une rotation sur elle-même, tout en décrivant une révolution régulière (un cycle), sur une orbite définie, autour du soleil, l’étoile centrale, elle-même alignée sur le centre de la galaxie. La force de la gravitation est partout à l’œuvre, permettant à ce ballet sphérique de se maintenir depuis des milliards d’années. Sur une seule des planètes, la nôtre, et pour des raisons liées notamment à sa distance par rapport au soleil, la vitesse de sa rotation et de sa révolution, la vie est apparue. La vie est mouvement, transformation, et comme telle, la vie est sélection, projet, dessein, téléonomie. En grec, le mot telos désigne la fin d’un être (sa finitude) mais aussi son but. Un agencement infiniment minutieux permet cette apparente spontanéité « naturelle », cette natura naturata dont parlait Spinoza.13

L’univers pourrait être soit figé dans un ordre rigide, soit en constant déséquilibre chaotique, dans une liberté « folle ». Descartes y voit une création continuée, et cette liberté créatrice, loin d’ignorer le code la route, le suit à la lettre, mais en conduisant avec souplesse. Le miracle, si l’on peut dire, est que cette concentration infiniment minutieuse de l’ordre constitue le support de l’activité la plus libre. L’être humain est d’autant plus libre qu’il peut s’appuyer sur le système nerveux le plus complexe et le plus fiable, le plus sûr, de tout le monde animal. Dans l’être humain, 300 milliards de cellules et 100 milliards de neurones sont le support de l’activité mentale, de la pensée, du libre-arbitre. Le vent de la liberté souffle sur des structures à toute épreuve, extrêmement résistantes.
Pourquoi y a-t-il quelqu’un ? (plutôt que personne)

Le surgissement de la personne consciente marque une autre coupure radicale, la limite existentielle. « L’homme, précise Miguel de Unamuno, par le fait d’avoir conscience, est déjà, par rapport à l’âne ou au crabe, un animal malade. La conscience est une maladie. » Il confond peut-être l’étrangeté existentielle (l’ipséité) et une aliénation psychologique, un sentiment névrotique de solitude. La psychologie parle d’ailleurs de ego boundaries (les barrières de l’ego) et distingue les personnalités aux barrières fines avec autrui (êtres en général sensibles, empathiques, créatifs, mais aussi vulnérables) ou aux barrières plus épaisses (êtres cartésiens, rationalistes, analytiques, souvent sûrs d’eux mais parfois psychorigides).
Vercors évoque aussi la frontière existentielle. « Confondu avec la nature, l’animal ne peut l’interroger. (…) L’animal fait un avec la nature. L’homme fait deux. Pour passer de l’inconscience passive à la conscience interrogative, il a fallu ce schisme, ce divorce, il a fallu cet arrachement. N’est-ce point la frontière justement ? Animal avant l’arrachement, homme après lui ? Des animaux dénaturés, voilà ce que nous sommes. »

Cette vue est très exagérée. Homo a la même racine que humus, la terre qui porte les légumes, les fruits et les animaux que nous ingérons. La Bible parle de l’être humain comme tiré de la terre et en qui est insufflée une haleine de vie. Cela dit, l’être humain est là et se tient debout, sa face est un visage, habité par le regard et la réflexion. L’être humain s’interroge sur le monde et sur lui-même. Le malaise existentiel qu’évoquent Unamuno et Vercors vient en partie d’un dérèglement possible entre les deux aspects du moi, l’esprit et le corps. Quand il y a plénitude, la coupure existentielle entre l’esprit et la chair comporte les nombreuses coutures de la vie pratique, où notre liberté s’incarne. Chaque acte libre est une synthèse psychosensible comme le dit Kierkegaard à propos de l’amour. Exprimant sa confiance dans une liberté individuelle qui n’a rien de névrotique, André Gounelle remarque :
« Il faut certes un endroit à soi, mais il faut aussi en sortir, se risquer, courir des aventures. Exister signifie étymologiquement sistere, se tenir et ex, hors : on n’ex-siste que si on sait s’ex-poser, c’est-à-dire sortir de soi, dépasser ses frontières, faire de son lieu une base de départ et d’exploration vers un ailleurs. »14

L’être humain n’est donc pas l’intrus, mais l’hôte : dans sa conscience, ce monde d’objets « inanimés » commence à prendre une âme et un sens. L’être humain a vocation à mettre de l’ordre dans le monde qui l’entoure, ses paroles et ses actes effectuent un va-et-vient constant entre le monde comme réalité et le monde comme représentation. On est alors éveillé, émerveillé par la beauté du monde plutôt que frappé de mélancolie par sa solitude.
Le monde contemporain fragilise la synthèse psychosensible. L’être humain n’a jamais été aussi libre, mais livré à lui-même, sans attache. La liberté avance à tâtons, sûre de rien. Les comportements erratiques et non maîtrisés se multiplient, les projets sans lendemain, une liberté qui tourne à vide. Les psychologues diagnostiquent souvent un divorce croissant entre la vie intellectuelle, la vie émotionnelle et la vie manuelle ; entre des pensées, des émotions et des gestes de plus en plus dissociés, notamment à cause du monde virtuel, où l’on croit avoir des émotions et des pensées pour des êtres qui ne sont pas là, tandis qu’on ne sait quoi dire, ni quoi faire avec ceux qui sont là, à côté. Tendons-nous vers une insoutenable légèreté de l’être, vers une liberté sans gravité ?

Pourquoi y a-t-il quelqu’un d’autre ? plutôt que moi seul)
Devant ma subjectivité surgit alors une autre limite, celle qui me sépare d’autrui. Aussi mystérieuse que l’existence de la subjectivité est l’existence d’une inter-subjectivité, d’une réciprocité des consciences entre deux personnes, d’une conversation entre « toi » et « moi ». Quand Sartre affirme « l’enfer, c’est les autres », il souligne le malaise que le regard d’autrui suscite en moi quand il me dévisage et m’enferme dans une identité. Emmanuel Lévinas souligne au contraire le miracle de la rencontre entre la première et la deuxième personne du singulier. Cette rencontre peut être superficielle, fuyante, faite d’une amabilité de façade, ou inquisitoriale, mais elle peut déboucher aussi sur une communion où deux ne font plus qu’un, comme le souligne Timothy Keller :
« être aimé sans être connu fait du bien, mais superficiellement. Etre connu sans être aimé est notre plus grand effroi. Mais être pleinement connu et vraiment aimé, c’est quasiment comme être aimé de Dieu. C’est ce dont nous besoin par-dessus tout. »

Dans son fragment sur l’amour, Hegel commence par contraster leben (la vie) et lieben (l’amour). Il évoque la gêne existentielle qui peut exister entre la vie de l’homme et la vie de la femme. Non seulement la vie crée une scission entre les deux sexes, mais le désir sexuel peut amener à chosifier l’autre, le dépersonnaliser. Il a alors cette formule : « Dans l’amour le séparé est encore présent mais plus comme séparé ; il est présent comme uni, et le vivant sent le vivant. » L’amour permet à l’homme de connaître la femme et de la révéler à elle-même. Il permet à la femme de connaître l’homme et de le révéler à lui-même. L’amour révèle à la fois la finitude du corps sexué, vulnérable, nu, et sa capacité à exprimer l’union totale, le dépassement de l’ego. Le sexe révèle à la fois ma finitude, mon incomplétude existentielle, et ma vocation éthique à ne faire qu’un avec l’être aimé. Plus encore, Hegel perçoit dans l’acte conjugal la présence de Dieu qui fait de l’homme et de la femme bien plus que deux procréateurs, mais véritablement deux co-créateurs :
« La conscience d’un moi séparé disparaît et toute distinction entre les amants s’abolit. L’élément mortel, le corps, a perdu le caractère de séparabilité et un enfant vivant, une graine d’immortalité est venue à l’existence. Ce qui s’est uni dans l’enfant ne se divise plus. Dans l’amour, et par l’amour, Dieu a créé. Le processus est donc unité, séparation des opposés, réunion. »

Ici, Hegel présente l’amour comme la force par laquelle les frontières métaphysiques, ontologiques, existentielles, éthiques de l’être humain sont, non pas supprimées, mais sublimées. Le moi, sans cesser d’être lui-même, trouve sa place dans un ensemble plus vaste, où le Créateur est présent.
L’amour vécu dans un cadre éthique apparaît à la fois libre, spontané et sûr de lui. La passion, qui possède et dépossède en même temps le sujet, en fait un jouet anarchique. Mais l’amour éthique nous rend pleinement responsables de nos actes. Hegel ne souligne pas assez, toutefois la liberté donnée à l’enfant. Sa naissance n’est pas uniquement l’aboutissement d’un processus créateur, c’est le commencement d’une nouvelle création, comme le suggère Khalil Gibran :
Vos enfants ne sont pas vos enfants.
Ils sont les fils et les filles de l’appel de la Vie à elle-même,
Ils viennent à travers vous mais non de vous.
Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas.
Vous pouvez leur donner votre amour mais non point vos pensées,
Car ils ont leurs propres pensées.
Vous pouvez accueillir leurs corps mais pas leurs âmes,
Car leurs âmes habitent la maison de demain, que vous ne pouvez visiter,
(…) Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés.
L’Archer voit le but sur le chemin de l’infini, et Il vous tend de Sa puissance
pour que Ses flèches puissent voler vite et loin.

Le ciel est à tous, l’humanité est à tous, la terre est à tous
Nous voudrions conclure cette réflexion théorique sur les frontières par quelques conseils pratiques à l’intention de nos dirigeants spirituels, politiques, économiques.
Le Ciel est à tous (vivre ensemble spirituel)
Dans la configuration géo-religieuse actuelle, toutes les grandes sphères spirituelles et culturelles de l’humanité se côtoient quotidiennement. Au pire, ce sera le choc des civilisations, dont la menace est souvent agitée. Au mieux, nous irons vers une civilisation de l’amour. Chaque tradition spirituelle y contribuerait. Renonçant à se croire dépositaires de l’Absolu, les religions offriraient d’en être d’humbles serviteurs, qui coopèrent et partagent leurs sagesses.

Le spirituel n’a pas disparu, il retrouve sa vigueur comme facteur de sens dans un monde déboussolé idéologiquement. Toutes les religions représentent une présence du métaphysique, de l’au-delà radical, au cœur de nos existences. Elles mettent l’âme humaine en présence de l’ineffable, présentée comme le foyer originaire de notre vie, dont nous venons. Souvent décrite comme bienveillance absolue, cette présence nous aide à inscrire notre destinée dans un cadre surpassant toutes les limitations. « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme. » déclare l’apôtre Paul. De fait, chaque grand rassemblement spirituel donne une idée de cette communion de tous avec l’un.
Les fidèles pourraient trouver dans les divers textes sacrés de leurs traditions une inspiration pour des actions toujours plus libres et plus sûres. Hélas, l’approche des textes oscille entre le scepticisme le plus total et le fondamentalisme le plus rigoureux, là où il faudrait une sagesse vivante, vécue, éclairant les individus et les collectivités dans leurs choix spirituels quotidiens. Beaucoup, dans le monde entier, veulent sincèrement dépasser le cadre d’une religion identitaire vers une spiritualité globale, inclusive. Il ne s’agit pas de prôner un syncrétisme, un abécédaire religieux, mais de créer une base pour que le ciel soit à tous. Notre première recommandation pratique est donc de renforcer la coopération interreligieuse, trans-religieuse, supra-religieuse. En faisant tous des efforts quotidiens dans ce sens, nous hâterons l’avènement d’une spiritualité toujours plus libératrice, et toujours plus rassurante. Cette vision doit venir du cœur des fidèles, de leurs maîtres, se nourrir de lectures qui en montrent le mode d’emploi. On pourrait alors imaginer que les grands lieux saints coopèrent entre eux et fournissent régulièrement des recommandations communes.

L’humanité est à tous (vivre ensemble humaniste)
L’humanité commune progresse. Le vivre ensemble nécessite sûrement un volet politique et institutionnel. Mais l’humanité est plus qu’une association de populations cherchant une meilleure organisation. C’est une fraternité de peuples et d’ethnies qui recherchent une convivialité passant par la culture et les émotions, pour devenir un organisme vivant.
Au plan politique, nous avons constaté plus haut une multiplication des Etats-nations et des frontières. Mais ceci n’entraîne pas forcément l’émiettement. Il y a aussi des efforts pour ouvrir et dépasser les frontières. Les agences internationales mûrissent. Plusieurs régions du monde connaissent des expériences supranationales. Les plus abouties sont l’Union Européenne et l’ASEAN.

En plus des aspects internationaux et supranationaux, se développent des coopérations transnationales. La diplomatie des villes et la coopération décentralisée progressent. En Europe, se constituent des euro-régions transfrontalières. Une société civile planétaire se dessine, pratiquant une diplomatie informelle, qui influence même l’ONU.

Mais la fraternité humaine dépasse l’aspiration démocratique. Une dimension anthropologique est à redécouvrir, pour que la famille humaine devienne un seul corps. Dans l’anthropologie hégélienne du couple, l’espèce humaine, et elle seule, a vocation à donner la vie à des personnes humaines au nom de l’amour, librement, en toute conscience. L’être humain est l’être qui se sait né de l’amour, et d’un dessein divin scellé par l’union de cet homme-ci et de cette femme-là, en tel lieu précis, à tel moment exact de l’histoire humaine. Nous naissons de l’amour. Ensuite seulement nous sommes des êtres de raison, de droit. L’être humain vient au monde avec un nom et un prénom enregistré dans l’Etat civil mais qui viennent d’abord de ses parents. Son numéro de sécurité sociale ne dit rien de cela. L’enfant participe à l’amour de ses parents qui le guide librement et sûrement vers sa maturité et son accomplissement.
Un verset du Coran élargit cette dimension interpersonnelle de l’amour conjugal à l’humanité entière :
« Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. » (Le Coran 49.13)

Ce verset fait du vivre ensemble social et politique des êtres humains une participation à la révélation de Dieu. Dieu est là quand les êtres humains s’entre-connaissent. La suprême forme d’entre-connaissance, la communion nuptiale devrait donner le ton à toutes les autres. Le vivre ensemble fondamental de l’humanité n’est pas d’ordre contractuel ou administratif, il n’est pas affaire de constitutions, de droit.                   Sartre, avant sa mort, s’entretenant avec Benny Lévy, le concède d’ailleurs : « Le rapport premier, d’homme à homme?est un rapport familial ; l’humanité forme une seule famille parce que,  pour chacun, la naissance est tellement le même phénomène que pour le voisin que, d’une certaine manière, deux hommes qui parlent entre eux […] ont la même mère. […] Nous sommes frères en ce sens-là. »

Notre deuxième recommandation est donc d’abord un cri d’alarme par rapport aux dérives actuelles de l’anthropologie familiale. Le poids excessif donné aux théories du genre, à une banalisation aveugle du mariage homosexuel mis sur le même plan que le mariage traditionnel, les discours sur la GPA et la PMA, l’influence grandissante de l’idéologie transhumaniste, tout cela vise à une abolition progressive des quatre frontières évoquées plus haut : la frontière métaphysique, la frontière ontologique, la frontière existentielle et la frontière éthique. Le discours commun est de considérer l’être humain comme un produit totalement contingent, sans nature ni identité particulière, qui pourrait se modifier à sa guise, selon un point de vue purement narcissique, où l’être humain, sans le dire, se prend pour un dieu. Cela mène à la déshumanisation.

Ce cri d’alarme s’accompagne d’un appel à lancer un politique familiale mondiale. Toutes les cultures doivent s’unir autour des valeurs familiales. Il est urgent de redécouvrir le sens profond des relations entre mari et femme, parents et enfants, frères et sœurs, dans un cadre familial où chaque acteur du projet familial se sent toujours plus libre et assuré d’aimer et d’être aimé. Bien plus que de bonnes institutions politiques, ce sont ces familles aimantes qui ouvriront les frontières, sans les abolir. Car lorsqu’on s’épanouit dans un foyer uni et heureux, on a plus de chances de progresser dans la société, de développer le sens d’autrui, d’ouvrir des portes, de progresser verticalement dans la hiérarchie sociale tout en s’enrichissant dans les rapports horizontaux avec ses pairs. Et c’est au contraire la dissolution des liens familiaux qui cause les déchirures les plus graves du tissu social.

La terre est à tous (vivre ensemble économique)

Enfin, le vivre ensemble mondial comporte un volet économique et écologique. Pendant plusieurs décennies, c’est au nom d’une course effrénée au progrès, à la croissance, à la prospérité que s’est posé un dilemme entre deux idéologies. L’une affirmait : « c’est à moi », et prônait la propriété privée et l’autre proclamait : « c’est à nous ! » et réclamait l’appropriation collective des moyens de production. Dans l’un et l’autre cas, il s’agissait de produire, de distribuer et de consommer toujours plus, sans limite.

Aujourd’hui se profile une pensée écologique qui prône une plus grande modération : nos ressources naturelles ne sont pas inépuisables, nous avons déjà détruit pas mal d’espèces et si nous ne mettons pas de limite à notre activité économique, nous saccagerons notre bien commun : nos terres, nos eaux, notre air deviendront inhabitables, trop exploités, trop pollués.

En général, le discours collectiviste tend vers une forme de catastrophisme. On nous dit qu’en continuant ainsi, nous allons inévitablement vers la fin. Ces derniers temps, un nouveau discours essaie au contraire de s’adresser à notre responsabilité personnelle. Nous découvrons que nous pouvons tous nous réapproprier une partie de l’activité productive, distributive et consumériste. Beaucoup de gens se découvrent éco-citoyens, « consommacteurs » et s’aperçoivent qu’ils peuvent gagner quelque chose en se montrant plus collaboratifs, coopératifs, soucieux de qualité autant que de quantités. Bon nombre de pratiques qui sont bonnes pour la planète le sont aussi pour notre santé et notre bien-être.

C’est aussi pour cela qu’il faut encourager les valeurs familiales. L’économie et l’écologie commencent par des comptes domestiques en équilibre et une maison bien tenue, où tous les acteurs de la vie familiale se sentent impliqués et concernés. De plus en plus de citoyens seront amenés à vivre et travailler chez eux tout en étant reliés à leur entreprise et au monde. Ils auront plus de temps à consacrer à leurs proches et leurs voisins, à cultiver la convivialité, tout en se sentant concernés d’une façon plus naturelle par les grands enjeux de la planète dans la mesure où, localement, ils apprendront des comportements politiques et économiques exemplaires.

Un jour, il faut l’espérer, nous serons toujours plus libres dans un monde toujours plus sûr. Le Ciel ne sera plus seulement transcendant mais immanent, au-delà mais ici. L’humanité du dehors reflètera l’humanité du dedans. Nous vivrons en pleine conscience de notre organisme individuel et du grand corps collectif que nous formons avec nos semblables et nos frères et sœurs les animaux, les végétaux et les animaux. Nous serons unis naturellement et culturellement devant notre Créateur et ce dépassement sera notre accomplissement.

1 Claude Courlet est l’auteur de la distinction entre « frontière-coupure » et « frontière-couture ». (« La frontière en Europe : un territoire ? » http://data.rero.ch/01-R004574105)
2 « La liberté est un privilège borné de frontières dont les transgressions nous régentent immanquablement à récolter l’effet boomerang » écrit Abderrahim Mofaddel
3 Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Éditions Odile Jacob, Paris, 1997
4 Le Liechtenstein, Andorre, San Marino, le Vatican, Monaco, le Luxembourg, sont propres à l’Europe et n’ont d’équivalent qu’en Asie du Sud-Est avec Singapour et Brunei, et dans une moindre mesure, Macao et Hong Kong. Nous y reviendrons.
5 « Ces deux moitiés de Dieu, le Pape et l’Empereur », alexandrin de Victor Hugo, dans Hernani
6 Expression de François Bluche pour Louis XIV
7 « Vivisection » et naissance du Pakistan
8 Séparation du Pakistan en deux Etats, le Pakistan et le Bangla Desh
9 Ces deux formes de liberté furent théorisées par Emmanuel Kant et reprises par le penseur moderne Isaiah Berlin
10 Voir le tableau de Paul Gauguin, peint à Tahiti en 1897 : D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?
11 Hubert Reeves, Patience dans l’Azur, Éditions du Seuil, collection « Science ouverte », Paris, 1981.
12 Lire Claude Tresmontant sur ce sujet
13 Spinoza distingue la natura naturans (nature naturante) et la natura naturata (nature naturée) et précise dans l’Ethique : « Par nature naturante, on doit entendre ce qui est en soi et est conçu par soi, ou bien les attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c’est-à-dire […] Dieu, en tant qu’on le considère comme cause libre. J’entends, au contraire, par nature naturée tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine, ou de chacun des attributs de Dieu ; en d’autres termes, tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu’on les considère comme des choses qui sont en Dieu et ne peuvent être ni être conçues sans Dieu. »
14 André Gounelle, La notion de frontière à partir de Paul Tillich, Les cahiers du christianisme social. N°33-34, 1992. pp. 54-61;

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