Un conflit géopolitique persistant entre le Japon et la Russie

Yumiko YAMADA

Docteur de l’université de Paris-Sorbonne

Trimestre 2010
la question des « Territoires du Nord »

CHAQUE FOIS QUE LE POUVOIR POLITIQUE CHANGE, le Premier ministre ja­ponais, dans son discours inaugural, définit les thèmes prioritaires de sa politique. Le problème des « Territoires du Nord » – l’occupation par la Russie des quatre îles « japonaises » du Sud des Kouriles[1] – en est un leitmotiv depuis 1945. Hatoyama Yukio, Premier ministre depuis 2009, semble déterminé à résoudre ce problème. Il est le petit-fils d’Hatoyama Ichirô qui, quand il était Premier ministre (1952-1956), a rétabli les relations diplomatiques entre le Japon et l’URSS en signant la déclara­tion commune de 1956[2].

Quand Yukio était membre de la Chambre des représentants, il s’est manifesté, notamment en 2004, sur le quai d’Hanasaki à Nemuro, petite ville de pêcheurs située à l’extrémité nord-est d’Hokkaidô, d’où est parti le mouvement en faveur de la restitution des quatre îles du Nord et où vivent la plupart des réfugiés japonais de ces quatre îles « japonaises » du Sud des Kouriles occupées depuis 1945 par la Russie. Hatoyama Yukio est allé plusieurs fois à Nemuro pour encourager les réfu­giés qui partaient rendre visite à leurs îles natales.

Cliché 1- Hatoyama Yukio, alors représentant, et Premier ministre du Japon depuis 2009, sur le quai d’Hanasaki à Nemuro en 2004. Source : Photo prise par l’auteur

L’origine de la question des « Territoires du Nord »

La question des « Territoires du Nord » naît à la fin de la Seconde Guerre mon­diale. Le 8 août 1945, Staline déclare la guerre au Japon, puis, malgré la capitulation du Japon (15 août 1945), son armée attaque les îles Kouriles. Le 5 septembre 1945, l’armée soviétique atteint le groupe des îles Habomai, les îles les plus méridionales des Kouriles, situées au nord de la péninsule japonaise de Nemuro (Hokkaidô), d’une superficie de 165 km2.

(Ci-contre) Carte 1 : Carte des îles Kouriles – En tirets, la frontière actuelle du Japon selon le gouvernement japonais. Noms japonais des îles et des villes autour d’Hokkaidô. Les numéros correspondent aux îles russes dont les noms sont donnés dans l’article n° 2 du traité de Saint-Pétersbourg (1875).

Après avoir occupé toutes les îles Kouriles, y compris les quatre îles méridionales « japonaises », Etorofu, Kunashiri, Shikotan et l’archipel Habomai, intitulées dans le pays du soleil levant les « Territoires du Nord », l’armée soviétique en expulse les habitants japonais. Puis l’URSS y organise une émigration d’origine russe8. Or, selon le Japon, ces quatre îles font partie intégrante du territoire national depuis le xixe siècle. À l’inverse, selon l’URSS et désormais la Russie, elles font partie des conquêtes récentes sur les Japonais, et donc leur occupation est légitime car la tota­lité des Kouriles seraient la prolongation du territoire soviétique dans le Pacifique. Depuis 1945, aucun traité de paix n’a encore été signé entre les deux pays à cause de ce différend. Chacun refuse tout compromis, et les accords partiels signés restent dans le vague à ce sujet. En 1951, lors de la conférence de paix de San Francisco, il était précisé que le Japon devait renoncer à toute revendication d’un territoire acquis après 1905, mais la frontière entre la Russie et le Japon n’a pas été clairement définie. La Russie a d’ailleurs refusé de signer le traité de paix de San Francisco.

Néanmoins, il fallait trouver un accord pour rapatrier les prisonniers japonais de Sibérie, et le Japon avait besoin du soutien de la Russie pour être accepté à l’ONU et revenir sur la scène internationale… Aussi le Japon et la Russie signèrent-ils une dé­claration commune en 1956, qui n’abordait cependant pas les questions territoriales. Depuis, ces dernières demeurent une « écharde » dans les relations diplomatiques entre les deux pays. Pourquoi les deux pays n’arrivent-ils toujours pas à régler ce différend ? Pourraient-ils le résoudre dans l’avenir ?

Pour répondre à ces questions, quatre éléments de référence doivent être consi­dérés : la déclaration du Caire de 1943 (faisant suite à la charte de l’Atlantique de 19418), les accord de Yalta de 1945, le traité de paix de San Francisco de 1951 et la déclaration commune entre le Japon et l’URSS de 1956. Enfin, il conviendra de préciser l’évolution de cette question de la fin de la guerre froide à aujourd’hui.

La déclaration du Caire précisant les territoires que le Japon doit restituer

Au mois d’octobre 1943, lors d’un entretien entre les ministres des Affaires étran­gères des États-Unis, de l’Angleterre et de l’Union soviétique à Moscou, les alliés se mettent d’accord pour accéder aux conditions de l’Union soviétique. Staline accepte donc de participer à la guerre contre le Japon, mais seulement après la défaite de l’Allemagne. Un mois plus tard, en novembre 1943, trois chefs d’État, Theodore Roosevelt, Winston L.S. Churchill et Tchang Kai-shek MS^S, se réunissent au Caire pour discuter de l’objectif de la guerre. Ils déclarent : « C’est dans l’unique in­tention de mettre fin à l’invasion japonaise que nous combattons, sans aucune visée d’expansion territoriale de la part des Alliés. Nous ne faisons que libérer les territoires sous occupation japonaise acquis par la violence. » C’est la « déclaration du Caire », dans laquelle sont clairement annoncés les territoires que le Japon doit restituer, soit :

  • Toutes les îles du Pacifique que le Japon a acquises après la Première Guerre mondiale.
  • La Mandchourie, Taiwan et les îles Peng-hu Lieh-tao ïg^tfflMJI que le Japon a envahies.
  • Toutes les régions que l’impérialisme japonais a occupées par la violence.
  • La Corée qui est en « situation d’esclave » et qui doit retrouver son indépen­

En signant cette déclaration, l’URSS reconnaît la charte de l’Atlantique qui promeut une politique de non-expansion territoriale. Or le Japon a acquis les îles Kouriles en 1875 pendant une période de paix, dans le cadre d’un « traité d’échange entre Sakhaline et les îles Kouriles ». Il lui est donc impossible de les considérer comme conquises par la violence. Quant aux îles méridionales des Kouriles, Habomai, Kunashiri, Etorofu et Shikotan, elles ont été acquises en 1855, avec le consentement de la Russie, par le traité de Shimoda. L’article de la charte de l’Atlan­tique concernant la non-expansion territoriale se trouve non appliqué, puisque ces îles sont encore actuellement occupées par la Russie.

L’interprétation des accords de Yalta

En février 1945, les accords de Yalta, qui sont secrets entre les présidents alliés, comportent, entre autres, trois clauses[3] :

  1. Maintenir l’occupation soviétique de l’actuelle Mongolie extérieure.
  2. Restituer le Sud de Sakhaline et les îles voisines à l’Union soviétique.
  3. Céder les îles Kouriles à l’Union soviétique.

Comme la clause 3 ne précise pas ce qu’elle entend par « îles Kouriles », l’occupa­tion par l’URSS en 1945 de la totalité des îles Kouriles, y compris les quatre îles du Sud qui appartenaient depuis longtemps au Japon, n’est pas dénoncée par les Alliés, bien qu’elles aient été acquises par la violence. À la même période, le 2 septembre 1945, jour de la signature de la capitulation japonaise, Staline prononce un discours de victoire devant le peuple soviétique : « La défaite de l’armée russe dans la guerre russo-japonaise de 1904 nous a laissé un souvenir brûlant ! La défaite a été gravée en nous comme une honte. Nos peuples attendaient le jour où le Japon serait vaincu et où cette honte serait effacée. Nous, les générations anciennes, attendions ce jour de­puis quarante ans. Ce jour-là est arrivé. Aujourd’hui, le Japon a reconnu sa défaite et a signé sa reddition sans conditions… Cela signifie que le Sud de Sakhaline et les îles Kouriles ont été cédées à l’Union soviétique et, désormais, ces îles ne sont plus une barrière japonaise qui séparait du Pacifique l’Extrême-Orient soviétique, mais elles deviennent maintenant un passage qui relie directement l’Union soviétique à l’océan Pacifique et aux bases militaires qui protègent notre pays de l’invasion japonaise [4]. »

Depuis 1945, l’Union soviétique a toujours pris appui sur les accords de Yalta et sur le traité de paix de San Francisco pour justifier son occupation des « Territoires du Nord » du Japon.

Toutefois, Kimura Hiroshi, spécialiste des études sur le conflit des Territoires du Nord, fait les remarques suivantes sur les accords de Yalta[5]. Premièrement : « Les ac­cords de Yalta ne sont qu’un document dans lequel trois dirigeants alliés ont défini leur politique sur les mesures à prendre après la guerre. Par conséquent, cet accord ne peut représenter la politique officielle de tous les intéressés. » Le Mémorandum des États-Unis sur la négociation entre le Japon et la Russie, daté du 7 septembre 1956, confirme également : « Les États-Unis reconnaissent que ce qu’on appelle les accords de Yalta ne sont qu’un simple document dans lequel est exposé, à l’époque, l’objectif commun des dirigeants des pays intéressés, et ils ne préjugent pas de la dé­cision finale ; de plus, il n’ont aucune validité pour les attributions de territoires. » En second lieu, Hiroshi ajoute : « Les accords de Yalta sont un accord secret. Le Japon n’y a pas participé et il ne les a pas signés. Il n’a donc aucune raison d’être contraint par ces accords. »
Dans la préface des Documents élaborés en commun sur l’histoire des problèmes des Territoires du Nord[6], la position du gouvernement japonais est ainsi présentée : « L’Union soviétique prétend qu’elle a obtenu le droit d’occuper les îles Kouriles, y compris Etorofu, Kunashiri, Shikotan et les Habomai. Mais le Japon précise que les accords de Yalta n’ont jamais concerné le territoire propre du Japon. »

En fait, en août 1945, lors de son acceptation de la déclaration de Potsdam pour une reddition sans conditions, le Japon pensait que cette déclaration reflétait l’essentiel de la déclaration du Caire (1943), notamment sur la notion de « non­expansion des territoires ». Pourtant, pour Roosevelt et Staline, cette dernière n’était qu’une déclaration de bonnes intentions et non un code de conduite.

les discussions préalables au traité de paix de san Francisco et la définition du terme « îles
Kouriles »

Après 1947, la situation en Extrême-Orient change et la politique des États-Unis envers le Japon évolue. Au mois de septembre 1949, le ministre anglais des Affaires étrangères se rend à Washington pour discuter du traité de paix avec le Japon. Les États-Unis demandent de rédiger seuls ce traité, ce qui est accepté par l’Angleterre. Un premier document précise : « Le Japon abandonnera Okinawa et acceptera qu’Okinawa soit mis sous tutelle des États-Unis. Le Sud de Sakhaline et les îles Kouriles seront cédés à l’Union soviétique, mais Etorofu, Kunashiri, Habomai et Shikotan demeureront territoires japonais. » Cependant, dans le commentaire de cette version, il est indiqué à propos de ces quatre îles qui forment les « Territoires du Nord » : « Une question reste en suspens : Etorofu, Kunashiri, Habomai et Shikotan forment-elles une partie des îles Kouriles ? Car lors de la conférence de Yalta, les États-Unis et l’Angleterre ont promis à l’Union soviétique la cession les îles
Kouriles[7]. »

En outre, les États-Unis sont conscients que l’Union soviétique, qui occupe donc ces îles depuis 1945, n’a aucune intention de les abandonner. Pourquoi déci­dent-ils cependant de considérer ces quatre îles comme japonaises ? La position des États-Unis s’explique ainsi : « Malgré le fait que nous connaissions les intentions de l’Union soviétique, nous oserons prendre ces mesures, parce que, dans le cas où l’Union soviétique n’abandonnerait pas ces îles, les Japonais éprouveraient de la sympathie pour les États-Unis et, en même temps, l’Union soviétique tomberait en défaveur auprès des Japonais[8]. »

Ensuite, les États-Unis décident de rédiger un nouveau texte, car ils ne peuvent pas donner officiellement d’explication convaincante à l’Angleterre sur leur posi­tion au sujet des quatre îles. Et cette fois, ils détachent les quatre îles du territoire japonais et, dans les nouveaux commentaires, ils indiquent : « Nous n’avons pas encore décidé si nous proposerons que le Japon garde Etorofu, Kunashiri et les petites Kouriles (Habomai et Shikotan). Actuellement ce n’est pas le moment de le proposer. Mais si le Japon faisait cette proposition, les États-Unis pourraient appuyer sa demande. »

Pourquoi les États-Unis disent-ils : « Actuellement ce n’est pas le moment de le proposer » ? Wada Haruki cite deux raisons[9]. D’abord, « si le Japon pouvait présenter les documents qui prouvent que ces îles ne forment pas une partie des îles Kouriles, et si les États-Unis soutenaient cet avis, la situation des États-Unis deviendrait difficile : l’Union soviétique les critiquerait en dénonçant une conduite déloyale, qu’il serait difficile de justifier (USA [….] would expose itself to charges of bad faith by the Soviets which it would be difficult to refute ) ». Ensuite, « la deu­xième raison est le problème de Ryûkyû (Okinawa). Comme les États-Unis occu­pent Okinawa, ils peuvent difficilement exiger de l’Union soviétique la restitution au Japon des quatre îles du Nord. Les États-Unis pensent qu’ils ne pourraient que proposer de mettre ces îles sous tutelle, comme Okinawa ».

Dans l’histoire du problème des « Territoires du Nord » après la guerre, l’ambi­guïté sur la définition du terme « îles Kouriles » est donc l’une des raisons du diffé­rend. Pour l’Union soviétique, « toutes les îles Kouriles » représentent toutes les îles entre la péninsule du Kamtchatka et Hokkaidô, sans aucune autre considération historique ou de relation entre les deux pays. C’est aussi pour eux la compensation promise à Yalta en échange de l’entrée en guerre contre le Japon.

Pour les États-Unis, la définition du terme « îles Kouriles » est importante pour leur politique en Extrême-Orient et pour l’élaboration du traité de paix avec le Japon. En 1949, ils ordonnent des recherches sur la question. Le 25 novembre, un rapport titré Les îles Kouriles du Sud et le groupe d’îles Shikotan est présenté par l’adjoint du conseiller juridique du chargé des problèmes politiques au département d’État. Ce rapport conclut, après avoir cité des raisons d’ordre géographique, his­torique et politique : « Il est admissible que Habomai et Shikotan aient des raisons légales fondamentales de prétendre qu’elles ne font pas partie des îles Kouriles. Quant aux îles Kunashiri et Etorofu, il me semble qu’il n’y ait pas de raison légale valable pour prétendre qu’elles ne font pas partie des îles Kouriles. Depuis le traité de Shimoda, accord de 1855 entre la Russie et le Japon, ces îles n’ont jamais été sous la souveraineté de la Russie, mais ces accords de 1855 et de 1875[10] montrent qu’elles font partie des îles Kouriles[11]. »

Après la conférence de paix de San Francisco, au mois d’octobre 1951, lors de la ratification du traité par la Diète japonaise, les élus d’Hokkaidô protestent en affirmant qu’Etorofu et Kunashiri ne font pas partie des îles Kouriles. Un élu pose la question au Premier ministre Yoshida : « Comment sont définies les Kouriles dans le traité de paix ? » Yoshida demande alors à Nishimura Kumao H^ffsJÉ, directeur du service concerné par le traité, de répondre : « À propos des îles Kouriles dans le traité de paix, nous pensons qu’elles comportent deux parties, les Kouriles du Nord et les Kouriles du Sud. Mais historiquement, les situations des Kouriles du Nord et des Kouriles du Sud sont très différentes, comme l’a rappelé le Premier ministre Yoshida lors de son discours à la conférence de San Francisco… De plus, les États-Unis ont affirmé que Habomai et Shikotan ne faisaient pas partie des îles Kouriles[12]. » Un élu d’Hokkaidô répond : « Le terme «îles Kouriles» n’a pas la même définition que le terme «îles Chishima»[13]. «Iles Kouriles» désigne seulement les dix-huit îles au nord d’Uruppu8. »

Toutefois, la réponse de Nishimura n’attira pas l’attention à l’époque. Même les médias japonais n’en parlèrent pas car cela ne comportait pas d’argument nouveau. Mais, plus tard, l’Union soviétique tint la réponse de Nishimura pour preuve que le Japon acceptait qu’Etorofu et Kunashiri fassent partie des îles Kouriles.

Les points de vue divergents à la conférence du traité de paix de san Francisco

En 1951, lors de la conférence de paix de San Francisco, Gromyko dit : « Il n’y a aucune matière à controverse au sujet des îles Kouriles, du Sud de Sakhaline, et des îles avoisinantes qui sont actuellement sous souveraineté russe. » Gromyko ne donne pas de raisons historiques pour expliquer sa position. Il critique le fait que la reconnaissance de la souveraineté soviétique sur ces îles ne soit pas stipulée dans le traité de paix. Il déclare que cela constitue une violation de la souveraineté de l’Union soviétique, et il signale que c’est également en contradiction avec les accords de Yalta. Gromyko propose alors sans succès un amendement, puis il quitte la conférence.

En revanche, le Premier ministre japonais, Yoshida Shig EB/Zc, dans son discours en japonais, donne une explication détaillée sur ce que les Japonais enten­dent par « îles Kouriles », en précisant : « Le traité de paix (de San Francisco) n’est pas un traité de vengeance, c’est un texte de «réconciliation et confiance». J’accepte donc ce traité impartial et généreux[14]. » Puis Yoshida exprime son opinion sur la déclaration de Gromyko : « Nous ne pouvons accepter la prétention du délégué de l’Union soviétique, selon lequel le Japon aurait envahi par la violence l’île Sakhaline et les îles Kouriles. À l’époque de l’ouverture du Japon, la Russie tsariste ne contes­tait pas que les deux îles du Sud des Kouriles fussent des territoires japonais. Des populations des deux pays cohabitaient sur ces îles au nord de l’île Tokumu[15] et sur le Sud de Sakhaline. Le 7 mai 1875, à l’issue d’une négociation pour la paix entre les deux pays, les deux gouvernements ont conclu un accord selon lequel le Sud de Sakhaline devenait territoire russe et, en compensation, les îles méridionales des Kouriles territoires japonais. On parle de compensation, mais en réalité, le Japon avait donné le Sud de Sakhaline pour parvenir à un compromis avec la Russie. Plus tard, le 5 septembre 1905, l’accord de Portsmouth, avec la médiation du pré­sident des États-Unis, Franklin Roosevelt, redonna le Sud de Sakhaline au Japon. Le 20 septembre 1945, l’Union soviétique, juste après la capitulation du Japon, annexa unilatéralement les îles Kouriles et le Sud de Sakhaline. De plus, comme il y avait des troupes japonaises sur l’île Shikotan et sur les îles Habomai, l’armée russe envahit ces îles qui sont depuis toujours occupées. Ces îles font partie d’Hokkaidô, ce sont donc des parties du territoire japonais[16]. »

Le Premier ministre japonais Yoshida proteste ainsi contre l’occupation des « Territoires du Nord », occupation en contradiction avec la déclaration du Caire. Son discours est dirigé contre l’Union soviétique, mais en réalité aussi contre les États-Unis.

la déclaration commune Japon-IJRss

En 1952, Hatoyama Ichirô, jt§|il—ÊE>, devient Premier ministre. Une de ses priorités est de rétablir les relations diplomatiques avec l’Union soviétique, sachant que, officiellement, le Japon est encore en état de guerre avec elle. D’une part, la frontière entre l’Union soviétique et le Japon n’est pas fixée. D’autre part, il reste de nombreux détenus japonais en URSS. Deux ans plus tard, au mois de février 1954, Hatoyama prépare dans les termes suivants les principaux points à négocier avec l’Union soviétique[17] : « À propos des îles Kouriles et du Sud de Sakhaline :

  1. Le Japon accepterait de renoncer à ses droits sur ces territoires.
  2. En ce qui concerne l’appartenance des «Territoires du Nord», le Japon en laisserait la solution en suspens pour plus tard.

Enfin, sur la question de l’adhésion à l’ONU : Faire en sorte que l’Union so­viétique n’exerce pas son droit de veto, car le Japon a besoin de son soutien (pour y adhérer). »

En fait, les deux priorités japonaises sont la libération des détenus, en particulier ceux de Sibérie, et l’adhésion à l’ONU. Le Premier ministre Hatoyama, avant de conclure la « déclaration commune » d’octobre 1956 entre le Japon et l’URSS, dé­clare : « Je pars en Union soviétique non seulement pour résoudre les problèmes de la restitution des îles du Nord, mais surtout pour libérer tous les Japonais détenus en Sibérie. Nous portons la responsabilité politique de leur libération. Il faut que nos compatriotes puissent fouler la terre de leur pays natal le plus tôt possible. Les territoires ne disparaîtront pas, mais la vie humaine est limitée ![18]. » Il est à noter que, pendant la négociation de la déclaration commune, l’URSS propose la resti­tution de l’archipel d’Habomai et de l’île Shikotan. Mais les partisans de Yoshida et les États-Unis bloquent cette proposition qu’ils jugent partielle.

 

De la guerre froide à aujourd’hui

En réalité, les problèmes territoriaux entre la Russie et le Japon n’ont été que l’un des enjeux de la guerre froide. Pendant cette période, le Japon, devenu un pays allié des États-Unis, a deux grandes priorités : des relations diplomatiques sereines avec les États-Unis, et une bonne entente avec l’ONU. L’importance des États-Unis dans la diplomatie japonaise est alors très grande. Chaque fois que les relations entre le Japon et la Russie tendent à s’améliorer, les États-Unis interviennent sur la question des « Territoires du Nord », provoquant ainsi un regain de tension entre les deux pays. Rappelons que la position des États-Unis est également délicate : ils ne sont pas seulement des alliés du Japon, mais occupent Okinawa.

Quand la guerre froide se termine, la question des « Territoires du Nord » semble pouvoir être traitée uniquement par des négociations entre le Japon et la Russie. Des nouveaux responsables arrivent sur la scène internationale, comme Gorbatchev et Eltsine en Russie, ou le Premier ministre Hashimoto au Japon. En 1997, un pre­mier entretien entre Eltsine et Hashimoto à Krasnoïarsk, puis, en 1998, un second à Kawano au Japon, soulèvent l’espoir de résoudre des problèmes des « Territoires du Nord ».

De Krasnoïarsk, Tôgô Kazuhiko, du gouvernement japonais, qui a préparé l’en­tretien des deux chefs d’État, reçoit un coup de téléphone de Satô Mamoru qui a accompagné le Premier ministre Hashimoto[19] :

« Monsieur Tôgo, ça y est ! »  « Quoi ? »

« Le traité de paix ! Eltsine a annoncé qu’il signerait le traité de paix avant l’an

2000 ! »

« Aaah ! Et les îles ? »  « Il a l’air d’avoir l’intention de les céder ! »

Le sommet de Krasnoïarsk aboutit à deux accords importants[20] : « 1. Les deux pays consacreront tous leurs efforts pour conclure avant l’an 2000 un accord de paix se fondant sur le «communiqué de Tôkyô de 1993». 2. La réalisation du plan «Hashimoto & Eltsine» pour développer la coopération économique entre les deux pays dans divers domaines. Dans ce dessein, le Japon décide un financement à hauteur de un milliard cinq cent millions de dollars. » L’« accord de paix avant l’an 2000 », proposition inattendue faite par Eltsine, est une bonne surprise pour le Japon. Eltsine montre ainsi sa capacité d’initiative et sa motivation pour résoudre ce problème. Mais, par la suite, la Russie ne fait aucune proposition concrète pour préparer cet accord de paix.

Puis, le 31 décembre 1999, le président Eltsine annonce sa démission. Cette nouvelle a sapé le moral des réfugiés de Nemuro. Kawada Hitoshi, -piBALS. ë, président de l’« Association des réfugiés des Territoires du Nord, section de Nemuro », raconte : « En vérité ce jour-là, le 31 décembre, j’étais en train de prépa­rer le «grand événement du siècle» au cap de Nosappu sous la direction de l’office du tourisme de Nemuro. Nous y attendions pour la nouvelle année la restitution des «Territoires du Nord» après de si longues années d’attente. J’aurai dû participer, comme représentant des réfugiés, à une interview dans l’émission radio de NHK «Impressions sur la restitution des îles du Nord». J’étais prêt. Quand j’ai entendu la nouvelle [de la démission d’Eltsine], je n’ai pas pu y croire, mais ce n’était pas un cauchemar ! Je suis resté un moment sans voix, complètement stupéfié[21]. »

Après l’arrivée au pouvoir de Poutine en Russie en 2000, puis celle de Koizumi au Japon en 2002, les négociations sont ralenties et les relations diplomatiques entre les deux pays se détériorent. Certes, du côté japonais, on tente de déployer une stratégie visant à la « restitution graduelle des îles : restitution de deux îles d’abord, puis poursuite des négociations pour les autres îles ». Mais un scandale éclate au ministère des Affaires étrangères et les tenants de cette stratégie sont écartés.

Au mois de décembre 2006, le ministre des Affaires étrangères Asô Tarô, J#^fe;fc Jt|3, présente un nouveau projet pour la résolution du problème des « Territoires du Nord ». Déjà, deux mois auparavant, Asô a présenté sa démarche lors de la confé­rence de presse du début du gouvernement d’Abe Shinzô, ^zrfêW^-. La question étant dans une impasse, il tente d’en sortir en proposant la « restitution de trois îles ». Mais cette proposition est différente tant du principe du gouvernement japo­nais de « restitution des quatre îles » que de la « restitution d’abord de deux îles » en se fondant sur la déclaration commune de 1956. Asô présente ainsi sa méthode de résolution : « Calculer la superficie totale des quatre îles et en restituer la moitié. » Il s’inspire ainsi de la méthode utilisée en 2004 par la Russie et la Chine pour résoudre leurs problèmes territoriaux. « La superficie de Habomai et Shikotan ne représente que 7 % du total des quatre îles ; en ajoutant celle de Kunashiri, cela n’en représente que 36 %, donc on peut y rajouter une partie de celle d’Etorofu pour atteindre 50 % de la superficie totale des quatre îles ! Ce qui signifie donc que la moitié de la superficie égale trois îles plus 25 %
d’Etorofu[22] ! »

Deux jours après, en répondant à une interview, Asô précise que c’est une pro­position personnelle, non celle du gouvernement japonais, et qu’elle n’a pas été analysée en détail. À vrai dire, l’origine de cette idée de « restitution de la moitié de la superficie des quatre îles » vient d’Iwashita Akihiro, ëT^lS8, comme le pré­cise un journal : « Le professeur Iwashita a suivi de près le processus qui a conduit au compromis sur les problèmes de frontière entre la Russie et la Chine. Or, ces problèmes présentaient les mêmes difficultés que ceux du Japon avec la Russie. La proposition d’Iwashita Akihiro, en comparant la Chine et le Japon, débouche sur les mesures à prendre pour résoudre les problèmes des Territoires du Nord8. » En effet, quelles sont les mesures prises pour résoudre les problèmes entre la Chine et la Russie ? Iwashita explique dans son livre :

  1. La Russie et la Chine ont procédé à des négociations graduelles.
  2. La Russie et la Chine sont arrivées à un compromis politique hardi dans la dernière période des négociations, fifty-fifty.
  3. La Russie et la Chine ont décidé une utilisation commune transitoire des territoires en litige pendant les négociations.

Iwashita propose donc au Japon de mettre en œuvre le point n° 2, car il consi­dère que le Japon a déjà expérimenté sans succès les points 1 et 3[23].

Dans le cas de la restitution de seulement Habomai et Shikotan, l’augmentation de la Zone économique exclusive (ZEE) japonaise est déjà importante. Si, ensuite,
Mais, quand on parle de problèmes de territoires, d’habitude on pense à la terre. Toutefois, tout particulièrement dans le cas de la Russie et du Japon, il faut penser aux eaux territoriales. Depuis l’occupation russe, un problème primordial dans les négociations politiques a toujours été celui de la pêche dans la zone des « Territoires du Nord ». Les limites des eaux territoriales japonaises seraient différentes selon l’échelle de restitution des îles des « Territoires du Nord ».

on ajoute l’île de Kunashiri, la ZEE s’étend largement. Iwashita cite le propos de Koizumi Hidekichi, /.hJfi^ïÉf, réfugié de Shikotan, qui lança le mouvement de restitution avec le maire de Nemuro : « Nous avons réclamé la restitution car nous nous sommes fondés sur les quatre îles inhérentes au territoire japonais et il ne se­rait que justice que ces îles nous soient restituées. En ce sens, nous ne pouvons pas nous contenter seulement d’Habomai et de Shikotan… Nous souhaitons au moins récupérer l’île Kunashiri8. »

En réalité, le dossier n’avance guère. Au mois d’août 2006, un bateau de pêche japonais est capturé par les gardes-frontières russes. Un des quatre membres de l’équipage est tué par balle. Cette tragédie signifie le premier mort japonais tué par des balles russes depuis la reprise des relations officielles entre les deux pays signée au mois de décembre 1956. Les Japonais ont été choqués et ils ont attendu en vain les excuses de la Russie et la réaction du gouvernement japonais.

Plus récemment, le 15 novembre 2009 à Singapour, lors d’une rencontre au sommet avec le président russe, Dimitri Medvedev, le Premier ministre Hatoyama Yukio a refusé la restitution de seulement deux îles ; mais celle des quatre îles n’a même pas été envisagée[24]. Il faut rappeler que les Japonais ont besoin du pétrole et du gaz russes, ce qui met les Russes en position de force et guère ouverts aux re­vendications territoriales japonaises. Le Japon doit donc maintenant imaginer une nouvelle approche de sa politique envers la Russie.
Carte 4C. Frontière du traité de Portsmouth en 1905 Carte 4D. Frontière du traité de paix de San Francisco en 1951 Légende : gris foncé : territoire japonais gris clair : territoire russe gris moyen : territoires gérés en commun

blanc : territoire auquel le Japon a renoncé et qui ne relève actuellement de personne pour cause de traité de paix non signé, bien qu’il soit occupé par la Russie.

Source : ministère des Affaires étrangères, Nos Territoire du Nord. Documents-, 2006.

[1]L’archipel des Kouriles compte une trentaine d’îles et de nombreux rochers pour une surface d’environ 10 600 km2.

[2]Je remercie le recteur Gérard-François Dumont pour les conseils qu’il m’a prodigués dans la rédaction de ce texte. Pour des éléments plus détaillés, je renvoie à ma thèse : Le conflit frontalier entre le Japon et la Russie dans les « Territoires du Nord » et ses conséquences pour les peuples concernés, sous la direction du professeur Michel Korinman, université de Paris-Sorbonne, 3 novembre 2008.

[3]Ministère des Affaires étrangères, Nos Territoires du Nord. Documents, 2006, p. 16.

[4]Wada Haruki, Les problèmes des Territoires du Nord. Histoire et avenir, éditeur Asahi Shinbun, 1999, p. 183.

[5]Kimura Hiroshi, Nouvelle édition de l’histoire des négociations frontalières entre la Russie et le Japon : le chemin vers la restitution des Territoires du Nord, éditeur Sekai Shisôsha, 2002, p. 120.

[6]Ministères des Affaires étrangères du Japon et de la Russie, Documents élaborés en commun sur l’histoire des problèmes des Territoires du Nord, 1992.

[7]Wada Haruki, Problèmes des Territoires du Nord. Histoire et avenir, op. cit., p. 198.

[8]Ibid.. p. 198.

[9]Wada Haruki, Problèmes des Territoires du Nord. Histoire et avenir, op. cit., p. 200.

[10]Traité d’échange entre Sakhaline et les îles Kouriles : traité de Saint-Pétersbourg.

[11]FRUS, 1949, vol. VII ; cité par Wada Haruki, Problèmes des Territoires du Nord. Histoire et avenir, op. cit., p. 201.

[12]Wada Haruki, Problèmes des Territoires du Nord. Histoire et avenir, op. cit., p. 225.

[13]Chishima T’A, signifie les mille îles en japonais.

[14]Wada Haruki, Problèmes des Territoires du Nord. Histoire et avenir, op. cit., p. 222.

[15]Donc au nord des « Territoires du Nord », donc d’Etorofu.

[16]Wada Haruki, Problèmes des Territoires du Nor. Histoire et avenir, op. cit., p. 222-223.

[17]Wada Haruki, Problèmes des Territoires du Nord. Histoire et avenir, op. cit., p. 230.

[18]Kimura Hiroshi, « Les Territoires du Nord. Histoire et préparation pour la restitution, éditeur Jijitsûshin, 5e édition, 1991, p. 49.

[19]Tôgô Kazuhiko, Mémoires des négociations sur les Territoires du Nord. Cinq occasions perdues, op. cit., p. 238.

[20]Ibid., p. 241, et Kimura Hiroshi, Nouvelle édition de l’histoire des négociations frontalières entre la Russie et le Japon : le chemin vers la restitution des Territoires du Nord, op. cit., p. 230.

[21] Saitô Tsutomu, Naitô Yasuo, Les Territoires du Nord pleurent, éditeur du journal Sankei, 2007, p. 14

[22]Professeur à l’université d’Hokkaidô, au Centre de recherche sur les Slaves.

[23]Autrefois les Japonais et les Russes cohabitaient sur l’île Sakhaline.

[24]Keizai Shinbun, 16 novembre 2009.

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