Un système institutionnel redoutablement fragile

Patrick DOMBROWSKY

Directeur de l’Observatoire d’Analyses des Relations Internationales contemporaines Membre du groupe de réflexion prospective Asie 21-Futuribles

3eme trimestre 2012

Il peut paraître étrange de parler d’institutions au sujet de l’Arabie Saoudite. En effet, ce royaume, recréé dans sa forme actuelle au début des années 1930, n’a pas de constitution. Ce n’est certes pas une spécificité unique dans le monde. Sans même parler des États qui ont disparu de facto (Somalie, Afghanistan des taleban), de ceux qui s’édifient ou se reconstruisent lentement (Irak, Éthiopie, Kosovo…), de ceux qui ne sont pas reconnus par la communauté internationale (Somaliland, Transnistrie, Abkhazie…), ou de ceux qui appellent Constitution un ensemble plus ou moins hétéroclite de lois dites fondamentales (Canada, Nouvelle-Zélande, Israël…), on se souviendra que le pays considéré par tous comme le berceau de l’État de droit et de la démocratie représentative moderne (le Royaume-Uni) ne fonctionne que par adaptations régulières et coutumières d’une Charte des Droits qui date du xviie siècle, et n’a que peu à voir avec une constitution au sens juridique du terme. Pourquoi donc, dès lors, cet état de fait est-il régulièrement mis en exergue dès qu’on aborde l’étude du fonctionnement institutionnel de l’Arabie Saoudite ? Sans doute parce qu’il est complété par une double caractéristique, qui rend le régime politique saoudien totalement atypique dans le monde moderne : d’une part la détention du pouvoir et la capacité de décision qui lui est liée sont l’apanage de deux uniques piliers (la famille royale et les oulémas), dont aucun ne possède de prééminence sur l’autre, et dont aucun ne tire sa légitimité de critères politiques ; d’autre part, l’évolution contemporaine de la société saoudienne semble de plus en plus déconnectée des luttes internes du pouvoir monarchique, dont la pérennité est désormais sujette à caution.

C’est en ce sens que le fonctionnement des institutions saoudiennes fait peser une réelle hypothèque sur l’avenir politique du pays, développant le désormais classique engrenage qui mène de la fragilisation politique à la contestation (parfois) violente, en passant par la répression des aspirations socio-politiques. Forgé par touches successives et résolument prudentes par les différents monarques qui l’ont dirigé, le système institutionnel du royaume apparaît aujourd’hui comme une construction trop déséquilibrée et fragile pour résister efficacement sur la durée aux tensions et aux menaces qui le caractérisent.

Une très progressive mise en place institutionnelle

La monarchie saoudienne qui vit le jour le 22 septembre 1932 n’était pas à proprement parler une création ex nihilo. Deux structures politiques (on n’ose pas vraiment parler ici d’États) avaient préexisté dans l’aire de la péninsule arabique[1], déjà appuyées sur le double socle du pouvoir séculier des tribus et du pouvoir religieux des oulemas. Si le deuxième est par essence intemporel et fondé sur la loi coranique telle qu’elle est véhiculée et parfois interprétée par les savants de la foi, le premier est incontestablement lié, depuis le milieu du xvme siècle, à la famille des Saoud. Celle-ci était issue d’un des clans du désert qui contrôlaient les rares oasis qui échappaient aux Ottomans. Elle s’imposa à partir de 1744 comme la principale famille dynastique de la péninsule, et domina les deux premiers royaumes saoudiens, auxquels elle avait donné son nom. C’est à partir de ce noyau initial, progressivement élargi au Nejd et à l’Hedjaz, qu’Abdelaziz ben Abderrahmane Al Saoud parvint à s’imposer comme le premier roi d’Arabie Saoudite. Sa chance stratégique a été, dès 1938, la découverte de considérables gisements de pétrole sur son territoire, qui en fit très vite un interlocuteur courtisé par l’ensemble des puissances mondiales. Le poids pétrolier du jeune État saoudien justifia largement et longuement, aux yeux de ces dernières, le caractère à la fois théocratique et autoritaire de son fonctionnement politique. Jusqu’à sa mort en novembre 1953, celui qu’on avait pris l’habitude d’appeler seulement ibn Saoud gouverna le pays en autocrate tribal, principalement jaloux de conserver l’ensemble de ses prérogatives politiques. Il ne fut nullement question, durant son règne, de la moindre mise en place d’institutions politiques autres que les réunions plus ou moins informelles rassemblant tous ceux qui, peu ou prou, comptaient au sein de la pléthorique famille royale. Jusqu’au bout, Abdelaziz gouverna l’Arabie Saoudite comme un chef de tribu, pas comme un chef d’État.

Il en fut à peu près de même avec son premier successeur, Saoud[2]. Mais alors que le fondateur du royaume était resté résolument arrimé à une alliance stratégique avec des pays occidentaux attirés par ses richesses pétrolières, son fils mena une diplomatie beaucoup plus brouillonne et versatile, qui lui fit perdre son crédit international auprès de l’ensemble des acteurs régionaux, plus séduits par le charisme nassérien. Par ailleurs, sa gestion de l’État absolument népotique au profit de son seul clan, et sa vie tapageuse de monarque ne cachant pas son goût pour les femmes, le jeu et l’alcool, finirent par lui faire également perdre le soutien des deux seuls organismes qui comptent alors dans le jeu politique saoudien : le conseil de famille, et le conseil des oulémas. Or, le prestige international et la légitimité interne étaient les uniques bases grâce auxquelles la dynastie des Saoud pouvait justifier sa confiscation de tous les leviers de décision dans le pays. Les frasques, l’impéritie, et l’exubérance du roi mettaient en danger l’ensemble de la monarchie saoudienne. En 1964, Saoud fut dès lors déposé au profit de son demi-frère cadet, Fayçal[3].

C’est lui qui fit de l’Arabie Saoudite un État moderne et efficace. Mais pas moins autoritaire pour autant. Si Fayçal instaura une certaine responsabilité des ministres et administrateurs du royaume, s’il rompit avec les pratiques népotiques de son prédécesseur, s’il diminua le pouvoir des chefs de tribus, s’il réforma l’armée et la rendit moins visible socialement, ce ne fut nullement pour faire évoluer le pays vers un fonctionnement plus « démocratique ». Mais pour rendre la gestion de l’État plus efficace, pour redresser les finances publiques, pour rétablir l’autorité internationale du royaume. Et si la popularité du troisième monarque saoudien fut réelle dans le pays, malgré son austérité personnelle et sa rigidité religieuse, elle ne trouvait nullement sa source dans une libéralisation politique qui ne fut à aucun moment l’un de ses objectifs. Pourtant, l’assassinat qui mit fin aux jours de Fayçal ne fut pas le résultat d’une montée de tension politique dans le pays, causée par le maintien du fort autoritarisme du régime : au milieu des années 1970, la question de la libéralisation politique et de l’institutionnalisation des droits de l’homme était encore, en Arabie Saoudite, un sujet dépourvu de toute pertinence.

Elle s’imposa sur l’agenda politique du pays durant le bref règne du successeur de Fayçal, son demi-frère Khaled. De santé fragile, celui-ci ne fut roi que durant sept années[4], ce qui en fait à ce jour le plus éphémère des souverains saoudiens. C’est lui pourtant qui fut confronté à un triple bouleversement politique qui fit prendre conscience pour la première fois aux institutions du royaume de l’obligation d’évoluer. Tout d’abord, la paix signée entre l’Égypte et Israël, en mettant fin aux conflits entre les États arabes et leur voisin hébreu, fit perdre à l’Arabie Saoudite son rôle de principal financier des guerres arabes. Dès lors, la diplomatie du royaume apparut unilatéralement occidentale, focalisant l’opposition de tous ceux qui, au sein de la population arabe, rejetaient l’influence des alliés d’Israël sur la péninsule. Ensuite, la révolution iranienne de 1978-1979 provoqua l’apparition d’une alternative politique chiite dans un monde musulman jusqu’alors exclusivement dominé par les sunnites dont l’Arabie Saoudite était le chef de file naturel. Or, il existe d’importantes populations chiites s’estimant délaissées dans le royaume saoudien, qui devinrent de plus en plus attentives aux événements iraniens. Enfin, la montée d’une radicalisation politique de l’islam sunnite lui-même, à la faveur des guerres au Liban et en Afghanistan, constitua un défi idéologique majeur envers une monarchie saoudienne qui fut de plus en plus accusée de trahir l’islam tant par son mode de vie que par son alignement pro-occidental : en novembre 1979, une prise d’otages à l’intérieur même de la Grande Mosquée de La Mecque constitua un signal majeur d’alerte pour le régime.

C’est à Fahd, cinquième roi saoudien à la suite de Khaled précocement décédé d’une crise cardiaque en 1982, qu’il revint de tirer les leçons institutionnelles de ce triple défi géopolitique[5]. Il le fit avec prudence, plus soucieux d’assurer la survie du régime en lâchant un peu de lest politique que réellement désireux de modifier les ressorts familiaux du pouvoir saoudien. Mais c’est son début de règne qui apporta les premières innovations de type constitutionnel que connut le pays depuis sa fondation. Une assemblée consultative fut créée en 1992, même si ses pouvoirs étaient très limités et ses cinquante membres étaient nommés par le roi. L’éducation de la population se développa, favorisée par la multiplication des universités, et plusieurs réformes visant à limiter le luxe et le train de vie ostentatoire de l’immense famille royale furent mises en œuvre. Devenu régent à partir de 1995, puis roi dix ans plus tard, l’actuel souverain Abdallah eut à gérer et canaliser le véritable traumatisme social que fut, pour la société saoudienne, la découverte de l’emprise de l’islam radical en son sein : 15 des 19 pirates de l’air qui perpétrèrent les attentats du 11 septembre 2001 étaient de nationalité saoudienne, et l’enquête montra rapidement qu’ils avaient bénéficié de complicités jusqu’au plus haut niveau de la famille royale. Pour conserver au régime une chance de surpasser ce traumatisme, Abdallah dut continuer à renforcer les frêles contrepouvoirs mis en place au début du règne de son frère : la presse fut peu à peu prudemment libéralisée, le Conseil consultatif vit le nombre de ses membres augmenter, des élections locales furent organisées, à l’occasion desquelles le roi imposa aux oulémas la participation et même l’éligibilité des femmes.

Bien sûr, toutes ces évolutions (y compris les plus récentes) se firent pour la plupart sous la pression des événements, plutôt qu’en raison d’un volontarisme assumé des sphères dirigeantes. Leur rythme et leur intensité restent extrêmement mesurés. D’où leur aspect hétéroclite et mal coordonné. D’où également le résultat d’un schéma institutionnel passablement hermétique aux yeux de l’observateur extérieur.

 

Une organisation institutionnelle difficile à interpréter

Seul le sommet du pouvoir saoudien est facile à détecter : il est entièrement incarné par la personne du roi. Celui-ci, bien sûr, ne peut être qu’un homme, fils du fondateur du pays Abdelaziz, et reconnu comme roi à la fois par le conseil de famille et le conseil des oulémas. Dans les faits, la passation des pouvoirs lors du décès du monarque en place n’est qu’une formalité : la désignation du futur roi a été annoncée dès l’avènement de son prédécesseur. Dans les jours qui suivent, en effet, un des princes est désigné comme prince héritier. En tant que tel, il cumule ses fonctions avec celles de vice-Premier ministre, et parfois avec un portefeuille ministériel spécifique. Le roi lui-même est également Premier ministre, et lui aussi occupe parfois une charge ministérielle particulière. À la fois chef d’État et du gouvernement, le monarque saoudien est donc l’unique incarnation institutionnelle du pouvoir. Il estl’un des derniers souverains authentiquement absolus dans le monde, même si cela ne signifie nullement qu’il n’existe pas de contrepouvoirs à l’intérieur des institutions du pays.

Le premier de ces contrepouvoirs tient au rôle central de la religion musulmane. D’ailleurs, la Loi fondamentale promulguée le 1 mars 1992 par le roi Fahd (qui n’a rien d’une réelle constitution, tant elle est générale) le rappelle de façon très claire : la seule source du pouvoir en Arabie Saoudite est le Coran et la Sunna, telle qu’appliquée par la tradition bédouine islamique. Tout le reste n’est qu’accompagnement et mise en forme pratique de ce principe. Cette place centrale accordée au texte fondateur musulman explique le rôle longtemps éminent joué par le deuxième contrepouvoir du pays : le conseil des oulémas. Son rôle, forcément incompréhensible en Occident, est de vérifier la conformité musulmane des orientations politiques suivies par le roi. En commençant par le choix de ce dernier lui-même : en 1964, c’est le conseil des oulémas qui, en dernier recours, a validé la destitution du roi Saoud et son remplacement par Fayçal. Toutefois, les dernières années ont vu se développer, au sein des élites politiques saoudiennes, des critiques contre le conservatisme jugé excessif de cette instance. C’est donc pour tenter de diminuer son influence qu’en 2006 a été mis en place un Conseil d’allégeance, exclusivement composé de trente-cinq princes, dont le rôle semble avoir été important lors des remplacements successifs des deux derniers princes héritiers[6]. Ce Conseil d’allégeance, d’un effectif limité, a par ailleurs réduit à un rôle subalterne le conseil de famille, devenu pléthorique et donc ingérable avec les années.

Dans un tel contexte de centralisation des pouvoirs autour du seul roi, le gouvernement n’a évidemment rien de l’organe principal de l’exécutif qu’il est dans les autres pays. Il s’agit plutôt ici d’une structure entièrement administrative, chargée d’assurer le fonctionnement des principales activités régaliennes de l’État saoudien : l’économie, la sécurité, la défense, les affaires étrangères, et quelques autres domaines plus spécifiques. Nulle concertation collective en son sein : le dialogue direct avec le roi, ou avec les plus influents des dirigeants, tient lieu de conseil des ministres. Cette absence de structure gouvernementale au sens plein du terme explique la forte décentralisation que connaît le royaume vis-à-vis de ses provinces. Là où un gouvernement tient lieu de chef de l’administration, et chapeaute l’ensemble des collectivités locales, ce sont des gouverneurs (bien sûr nommés par le roi seul) qui gèrent les treize provinces qui constituent le royaume, elles-mêmes subdivisées en 118 gouvernorats. Cette structure pyramidale est fondée, à la manière de l’Europe féodale du Moyen-Âge, sur des liens personnels entre les différents gouverneurs et le roi. Là encore, il ne s’agit pas d’un mode administratif gouvernemental de type traditionnel.

Face à ce pouvoir exécutif entièrement organisé autour de l’autorité du roi, le pouvoir législatif est singulièrement inexistant. D’ailleurs, ce n’est qu’en 1992 que fut mise en place, pour la première dans l’histoire du royaume, une structure qui puisse correspondre à une assemblée législative. La guerre du Golfe pour la libération du Koweït venait de braquer les projecteurs de l’actualité sur les alliés régionaux des États-Unis, et ceux-ci avaient entrepris de les convaincre de se donner une façade institutionnelle correspondant mieux aux aspirations démocratiques de l’époque. Néanmoins, le conseil que le roi Fahd accepta de créer demeura extrêmement modeste : faible nombre de ses membres, désignation exclusivement royale, pouvoir uniquement consultatif. Même si, depuis, le nombre des conseillers a été triplé, et même s’il se dit qu’à partir de 2015 des femmes pourraient faire leur entrée au sein du Conseil, le pouvoir législatif demeure, en Arabie Saoudite, confondu avec le pouvoir exécutif du roi[7].

Il en est de même, de façon plus ou moins directe, des autres sources de pouvoir. La justice ne dispose que d’un seul cadre pour rendre ses sentences, qui est la charia. La loi islamique est en effet la seule référence juridique, dans un pays qui abrite toutes ses institutions derrière le Coran et la Sunna. Les médias, à l’exception de quelques sites électroniques aux mains des rares mouvements d’opposition, sont également contrôlés (institutionnellement et financièrement) par la famille royale. Relativement diversifiée quant au nombre de titres, la presse saoudienne est remarquablement uniforme quant au contenu, vigoureusement contrôlé, à la fois par l’auto-censure des journalistes et par le ministère de l’information. Quant au paysage télévisuel, il est assez largement chahuté depuis l’irruption des chaînes par satellite, bien plus difficilement contrôlables par le pouvoir. Mais en aucun cas, on ne saurait ici parler de pluralisme, et l’Arabie Saoudite fait partie des pays les plus critiqués par les organisations de défense des droits des journalistes. Cet autoritarisme en matière de diffusion des idées rejoint les restrictions mises à l’existence d’une réelle vie politique : ni les syndicats, ni les partis politiques, ne sont autorisés dans le royaume, ce qui est finalement compréhensible (sinon admissible) dans un État qui n’a jamais connu la moindre élection nationale dans son histoire[8].

En conséquence, les mouvements de l’opinion publique empruntent des voies différentes. La mouvance de l’islam radical constitue, depuis les années 1980, une menace constante à l’encontre du régime saoudien[9]. Importé à l’origine du Machrek dans l’ombre des différentes structures des Frères musulmans, principalement incarné aujourd’hui par la Sahwa, ce courant se nourrit de l’alignement stratégique constant de l’Arabie Saoudite aux côtés des États-Unis. L’implantation de bases militaires américaines sur le sol saoudien, à partir de la Guerre du Golfe de 1991, agit comme une véritable provocation aux yeux des tenants de la pureté islamique du territoire saoudien, berceau des lieux les plus sacrés de l’islam. Toutefois cette contestation, souvent clandestine même si elle bénéficie de complicités haut placées au sein de la famille royale, est désormais concurrencée par celle, moins religieuse et plus classiquement politique, qui se manifeste dans le pays depuis l’apparition de ce que l’on appelle par facilité le Printemps arabe. Protéiforme, désordonnée, difficile à la fois à cerner et à contrôler, cette contestation est restée bien moins spectaculaire que dans beaucoup d’autres pays arabes. Mais elle n’en a pas moins obtenu des résultats significatifs. Certes, les appels à l’instauration du suffrage universel pour la désignation d’un parlement devant lequel le gouvernement serait responsable sont restés lettre morte. Mais le roi Abdallah, promptement revenu au pays après trois mois d’absence médicale, a largement ouvert les caisses des aides et financements socio-économiques, en même temps que certaines mesures spectaculaires, dont le droit de vote accordé aux femmes, ont été annoncées. Dans le même temps, soucieux d’éviter l’isolement régional, le régime s’est profondément investi dans la stabilisation des États voisins également touchés par le mouvement de contestation (à Bahrein et au Yémen notamment).

L’alerte politique semble aujourd’hui passée. Mais l’analyse institutionnelle montre que bien des ferments de fragilisation demeurent, qui risquent de peser de plus en plus lourdement sur le devenir politique de l’Arabie Saoudite.

Les menaces restent lourdes pour l’avenir

La principale est désormais connue de tous, y compris au plus haut niveau du pouvoir saoudien. Mais personne n’ose encore la formuler ouvertement, ni surtout esquisser la moindre réflexion pour la résoudre. En raison d’un mode de succession dynastique unique au monde, le gouvernement saoudien est devenu une gérontocratie de plus en plus âgée. Dans les systèmes monarchiques, la transmission héréditaire de la fonction royale se fait en général de père en fils. La succession au sein d’une même génération généalogique est strictement accidentelle. Dans le système saoudien, la règle veut que les rois soient, encore aujourd’hui, prioritairement choisis parmi les fils du fondateur du royaume[10]. Frères et demi-frères accèdent donc au pouvoir les uns après les autres, de plus en plus âgés dès leur entrée en fonction[11]. Et comme Abdelaziz ibn Saoud a eu 53 fils de ses 32 épouses différentes !… Dix-huit de ces fils sont encore en vie aujourd’hui, dont chacun pourrait légitimement aspirer à devenir roi après l’actuel souverain. Aucun n’est âgé de moins de 60 ans, et les mieux placés pour accéder au trône sont presque octogénaires. Dans une société saoudienne où les trois quarts de la population ont moins de 30 ans, cela ne peut pas ne pas poser un problème majeur de légitimité politique. Bien sûr, officiellement, la création du Conseil d’allégeance par le roi Fahd, en 1992, a rendu possible le saut de génération ouvrant la voie du trône à un petit-fils d’ibn Saoud, puisque c’est ce Conseil qui est en théorie souverainement chargé de choisir le prince héritier au sein de l’ensemble des descendants mâles. Mais pour le moment, cette possibilité n’a pas été utilisée, et les récentes nominations de deux princes héritiers successifs du roi Abdallah se sont traduites, comme les précédentes, par la désignation du plus âgé des fils encore en vie du fondateur de la dynastie[12]. La raison de ce refus de franchir le saut générationnel que l’efficacité politique exige désormais tient dans les sévères luttes de clans qui opposent les différentes branches de la descendance d’Abdelaziz. De profondes divergences politiques, financières, idéologiques, diplomatiques, religieuses, d’intérêt… existent en effet au sein de la famille. En raison de la multiplicité des héritiers de chacun, choisir l’un des petits-enfants reviendrait à écarter définitivement les autres clans des cercles les plus élevés du pouvoir. Ce qu’aucun n’est prêt à accepter.

Les institutions saoudiennes s’enfoncent dès lors depuis une ou deux décennies dans un immobilisme dangereux, alors que les Saoud doivent désormais gouverner une société qui a profondément évolué dans le même laps de temps. Le remarquable développement économique impulsé, en s’appuyant sur la manne pétrolière, par les réformes du roi Fayçal au début des années 1970 ont fait de l’Arabie Saoudite un pays largement ouvert sur l’extérieur, profondément occidentalisé, doté de richesses considérables qui ont permis l’édification d’infrastructures modernes dans tous les domaines. Mais c’est aussi un pays redoutablement inégalitaire, où la bonne marche de presque tout dépend d’une importante main d’œuvre immigrée disposant de peu de droits, dont la population autochtone est coupée de ses racines culturelles bédouines et donc perméable aux influences idéologiques les plus radicales, prônant le retour à des valeurs ancestrales mythifiées. Un pays dont la population, jeune et souvent largement instruite, attend de son système politique qu’il cesse de vivre selon le code organisationnel du début du siècle précédent.

 

En guise de conclusion. ..

Même si le Printemps arabe semble avoir eu peu de conséquences immédiates sur les institutions saoudiennes, il serait hasardeux d’en conclure que celles-ci sont solides, et susceptibles de maintenir la stabilité du pays durant les prochaines années. Inéluctablement, des réformes devront s’opérer, ne serait-ce que pour répondre aux attentes d’une classe moyenne émergente, de plus en plus désireuse de prendre en main son avenir en même temps que les rênes du pays. Presque nonagénaire et malade depuis des années, il n’est pas sûr que le roi Abdallah ait l’autorité, ni la volonté, de promouvoir ces réformes. Son successeur désigné, lui-même de santé fragile et dépourvu d’expérience ministérielle avant sa nomination[13], ne paraît pas mieux placé pour mener cette œuvre de régénération institutionnelle. Et nul ne sait vraiment s’il y a, à l’intérieur du cercle très opaque des dirigeants saoudiens, toutes générations confondues, une personnalité qui soit réellement en mesure de redonner un avenir à une monarchie saoudienne fondée sur un mode exclusivement tribal, il y a seulement quatre-vingts ans.

[1]Entre 1744 et 1818, et entre 1824 et 1891. Ces deux épisodes furent insuffisants toutefois à unifier l’ensemble de la péninsule.

[2]Qui régna du 9 novembre 1953 au 2 novembre 1964.

[3]Dont le règne dura du 2 novembre 1964 au 25 mars 1975.

[4]Entre le 25 mars 1975 et le 13 juin 1982.

[5]Du 13 juin 1982 au 1 août 2005, il est le roi qui eut le plus long règne, même si la dernière décennie fut placée sous la régence du prince héritier, suite à l’accident cérébral de Fahd.

[6]Le prince Sultan, décédé le 22 octobre 2011, fut remplacé par son frère le prince Nayef, qui ne lui survécut que jusqu’au 16 juin 2012 et fut remplacé par le prince Salman, leur frère puîné.

[7]D’ailleurs, il n’existe pas de lois en Arabie Saoudite, puisque les seules lois ne sauraient être que divines. Le roi lui-même ne gouverne que par décrets.

[8]Les deux seules élections que connut le royaume sont les scrutins municipaux de 2005 et 2011.

[9]Relativement peu connu en France, cet islamisme radical saoudien est remarquablement étudié dans l’ouvrage de Stéphane Lacroix : Les islamistes saoudiens, Une insurrection manquée, éd. PUF, 2010

[10]Cette règle est antérieure à la fondation de l’Arabie Saoudite et date de 1921, quand le fils aîné d’Abdelaziz mourut sans héritier de l’épidémie de grippe espagnole. Déjà doté de plusieurs fils, le futur roi d’Arabie Saoudite vit dans cette succession entre frères le moyen d’éviter toute interruption du lignage, source de contestations dynastiques.

[11]Certes régent depuis une décennie, l’actuel roi Abdallah n’est monté sur le trône qu’à 82 ans !…

[12]Le prince Salman ben Abdelaziz vient d’être nommé prince héritier à plus de 76 ans.

[13]Sa carrière s’est effectuée en tant que gouverneur de Riyad, poste qu’il occupa pendant plus d’un demi-siècle.

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