Israël risque-t-il de disparaître ? Réflexion géostratégique sur la nouvelle Intifada

Par Gérald Fouchet

Un conflit en perte d’intérêt géopolitique

Tout d’abord, il est très étonnant qu’un conflit qui ne concerne que 50.000 km2 et quatre millions d’hommes mobilise l’attention haletante de l’Occident. Contrairement à ce qu’on peut lire dans Le Monde diplomatique, cet affrontement proche – oriental israélo-arabe n’a plus du tout l’importance géopolitique qu’il avait du temps de la guerre froide. Parce qu’une nouvelle — et fort peu probable — guerre israélo-arabe n’entraînerait aucune crise mondiale majeure du fait de l’affaiblissement de la Russie, ex-URSS, qui soutenait clairement les Etats arabes et n’en a plus du tout les moyens. Les zones de friction géopolitiques capitales seraient plutôt les Balkans, la frontière indo-pakistanaise (Cachemire), qui oppose deux puissances nucléaires, et le Pacifique où le challenger chinois, au XXIè siècle risque fort d’en découdre avec l’Oncle Sam.

Trois facteurs essentiels, de nature géopolitique, ne doivent pas être oubliés : d’abord, comme l’a démontré Alexandre Del Valle, les pragmatiques Etats-Unis jouent, globalement, et de plus en plus, pour des raisons pétrolières, la carte des Etats musulmans ; ensuite, leur intérêt est de dominer l’Europe et, pour cela, ils l’ont entraînée dans la guerre des Balkans sous la sujétion de l’OTAN, conflit dont l’importance stratégique est autrement plus lourde que la crise permanente israélo-palestinienne .Et enfin, comme il sera démontré plus bas, l’intérêt des Etats-Unis pour Israël est en sévère perte de vitesse. L’élection de M. Bush ne fait que renforcer cette impression. (1)

Handicap pour Israël

Disons-le tout net : notre thèse est que les jeux sont faits, et qu’à terme les Palestiniens vont peut-être finir par l’emporter.

Pour les vingt prochaines années, ce que peu d’observateurs remarquent, on peut prédire que l’Etat hébreu est entré dans une passe très difficile. Comme jadis l’URSS, ou la Fédération de Yougoslavie, qui étaient aussi (mais d’une autre manière), des « Etats artificiels », hétérogènes, et fragiles sous une façade de solidité trompeuse, il se peut qu’Israël n’en ait plus pour très longtemps, malgré sa puissance militaire apparente.

Pour les raisons suivantes : sa submersion démographique par les Arabes palestiniens (citoyens israéliens ou non) est inéluctable, puisque ces derniers ont un taux de fécondité 2,5 fois plus fort que l’ensemble des Israéliens juifs (les « colons » juifs religieux et prolixes ne sont qu’une petite minorité). Or, dans l’histoire, la force des ventres surpasse toujours celle des armes. Cédant arma uteribus. D’autre part, la balance migratoire juive s’est inversée dans les années 90 : les migrations en provenance de Russie sont taries et les départs d’Israéliens vers les USA et l’Europe s’accélèrent ; par crainte d’une guerre civile…D’ailleurs, la politique d’attentats du Hamas ou d’autres organisations mal repérées n’a d’autre but que de paniquer la bourgeoisie israélienne et de la faire fuir en masse en Occident !

En troisième lieu, la puissance de l’Etat hébreu tient essentiellement à l’aide militaire américaine (18 milliards de dollars par an) ; or, le Pentagone commence à rechigner. D’autant plus que l’antisionisme progresse chez les juifs américains eux-mêmes. La communauté juive américaine, largement mise à contribution, se pose des questions : faut-il mieux financer un Etat-bunker ou jouer, comme au XIXème siècle, la carte de la diaspora mondiale ? Les religieux loubavitch poussent à la roue, avec l’argument (non plus financier mais métaphysique) que le judaïsme n’a pas à s’instrumentaliser dans un Etat, à l’instar des autres « nations », que la Terre Promise n’est pas enracinée ni localisée en Palestine mais réside dans un idéal. Etc. Ne pas oublier non plus la montée en puissance de l’idéologie implicite suivante au sein de la communauté juive américaine : la véritable Terre promise, c’est l’Amérique, là où se trouve le levier des forces, et non pas dans les sables du Proche-Orient. Un des arguments centraux du sionisme était, qu’après les persécutions (Allemagne, Russie, France, Europe centrale), le peuple juif allait enfin trouver la sécurité dans son propre Etat. Or objectivement, les juifs constatent qu’il n’en est rien et que l’Amérique leur offre une sûreté et un niveau économique supérieur à celui d’Israël.

Autre fait qui échappe à la perspicacité des journalistes : la communauté et le lobby juif américain pro-israélien sont numériquement dépassés par le lobby américano-arabe, principalement d’origine syrienne, libanaise, palestinienne et égyptienne. D’autre part, les lobbies hispano-catholiques, de plus en plus puissants, accaparent l’attention des politiciens américains sur des problèmes autrement plus brûlants (par exemple le marché commun panaméricain en cours de formation) que la coûteuse perfusion au petit Etat hébreu.

On peut lire dans L’Hebdo (7 mars 2001) :  » L’allié indéfectible de naguère va devenir neutre, puis hostile peut-être, si la répression de l’insurrection des enfants et l’occupation des terres palestiniennes par les colons juifs se développent encore avec l’argent du contribuable américain. C’est le grand danger que les dirigeants d’Israël veulent ignorer pour le moment.  »

Enfin, les Etats-Unis auront de moins en moins besoin d’Israël pour dominer la région et pourront même être tentés de le lâcher puisque leurs trois principaux alliés et affidés sont l’Arabie, l’Egypte et la Turquie. (2)

D’une manière générale, selon l’analyse constamment faite sur un ton alarmant dans les colonnes du quotidien israélien Haaretz , l’Etat d’Israël et la communauté juive occidentale se sont lourdement trompés en pensant qu’à l’avenir (c’est-à-dire au XXIème siècle), le « peuple juif » conserverait le statut politico-affectif des XIXè et XXè siècles. Les centres de gravité du monde basculent. Au Conseil de Sécurité de l’ONU, on a pu remarquer que la « défense du peuple d’Israël » concernait de moins en moins les Chinois, les Indiens, les Etats africains, etc. Le conflit israélo-palestinien commence à lasser les milieux diplomatiques internationaux, qui s’en désintéressent souvent, même chez un certain nombre d’Etats musulmans ! Pourquoi ?

Parce que comme l’a déclaré le journaliste égyptien Mohamed Baktri dans une tribune libre au Times de Londres (7 mars 2001) (changer)  » nous autres Arabes savons qu’à terme nous allons finir par gagner, parce que nous sommes de plus en plus nombreux. La résistance d’Israël est vaine. Dans vingt ans, Israël sera un Etat arabe et majoritairement musulman et s’appellera Palestine.  » La construction sioniste, voulue par l’intellectuel askhénaze Theodor Hertzl, de la reconstitution du royaume de Salomon, n’aura probablement duré que de 1948 à 2020. A peu près le même laps de temps que la construction communiste dans l’empire des Tzars…

L’actuel gouvernement d' »union nationale » de M. Ariel Sharon qui allie les carpes et les lapins, qui associe le modéré Shimon Pérès aux extrémistes Rehavam Zeevi — partisan de l’expulsion de tous les Palestiniens du « Grand Israël » — et Avigdor Lieberman — qui veut bombarder Téhéran et le barrage d’Assouan — prouve qu’Israël est aux abois. Après l’effondrement du « processus de paix »et la dévalorisation de l’impuissant Arafat, Israël est incapable de canaliser la puissance montante des partisans musulmans à l’intérieur de son sanctuaire.

L’affaiblissement du soutien américain à Israël

Pour confirmer cette perte de puissance de la communauté juive auprès du gouvernement américain, qui « lâche » peu à peu l’Etat d’Israël, voici quelques faits, incontournables. Dans un article publié par la revue juive Usa Bericht (février 2001), on peut lire :  » Après l’élection de Bush, il n’y a pratiquement plus aucun juif dans le cabinet américain, mis à part l’attaché de presse du Président. Même Alan Greenspan, directeur de la Banque centrale, risque de perdre son poste. (…) On ne trouve plus aucun juif dans les très hautes sphères de l’administration. Il y a cependant beaucoup de Noirs à des postes importants, pour faire bonne mesure…  » (3)

L’auteur de l’article, Hans Schmidt ajoute que la communauté juive américaine a tout fait pour soutenir le « ticket » Al Gore-Libermann, très pro-israélien, car elle savait que Bush n’était pas bien disposé en faveur d’Israël. 79% des juifs américains ont voté pour le candidat démocrate perdant.

Hans Schmidt, qui soupçonne le nouveau gouvernement d’antisémitisme dissimulé, ajoute :  » Le nouveau ministre de la justice est John Ashcroft. Or, ce dernier eut dans le passé maille à partir avec les juifs qui l’accusaient d’antisémitisme latent. Il avait critiqué les lois anti-racistes en invoquant le Premier Amendement à la Constitution, qui garantit la liberté de parole et d’statement. Les juifs firent tout pour faire échouer son élection.  »

Colin Powel, le Secrétaire d’Etat américain (ministre des Affaires étrangères), qui dispose de beaucoup plus de pouvoirs que Clinton n’en concédait à Madeleine Albright ( cette dernière, d’origine askhénaze, soutenait activement l’Etat hébreu) n’est guère appréciés des juifs et du lobby pro-israélien. Pendant la Guerre du Golfe, en 1991, alors qu’il était chef d’Etat-Major, il avait rejeté plusieurs exigences israéliennes, en particulier celle de riposter aux tirs de fusées Scud (4) par des raids aériens sur les sites de lancement. Les nationalistes israéliens ne lui ont jamais pardonné.. Powel était connu au Pentagone, bien avant 1991, pour ses options pro­arabes et pour son hostilité à la doctrine de l' »alliance éternelle » avec Israël.

On note aux Etats-Unis, surtout depuis l’élection de Bush, d’après le journal précité qui reflète l’opinion de la communauté juive, une nouvelle tendance qui vise à  » limiter dratiquement la présence des juifs et des sionistes dans les médias et l’industrie cinématographique.  » Un autre fait, peu relevé par la presse, fut l’échec israélien pour faire signer dans l’urgence, juste avant le départ de Clinton, un « traité d’assistance obligatoire », de nature militaire, entre les USA et Israël. Bien entendu, la nouvelle administration Bush a refusé de mettre à l’ordre du jour du National Security Council un tel pacte de défense. La défaite américaine au Vietnam n’est pas oubliée…(5) Les Israéliens savent aussi qu’ils ne peuvent pas compter sur les Européens, qui refuseraient absolument de les appuyer militairement en cas de besoin, comme l’a rappelé le 17 avril 2001 le porte-parole de la Commission européenne, en invoquant un  » manque de moyens militaires « .

Mais il y a pis : à l’occasion de la guerre larvée qui oppose Palestiniens et Israéliens depuis février 2001, la nouvelle administration Bush se montre hostile à Israël. Depuis 1947, c’est la première fois qu’une telle chose se produit. Les faits sont incontournables : les voici. Mi-avril 2001, en réponse à des tirs de mortier, l’armée israélienne, Tsahal, pénètre dans la bande de Gaza pour y opérer des actions militaires de représailles, en contradiction avec les accords d’Oslo, qui reconnaissaient inviolables les « Territoires palestiniens » sous contrôle de l’Autorité palestinienne (dite « zone A »). Le 17 avril, sur l’injonction du secrétaire d’Etat américain Colin Powell, les forces israéliennes se replient. Ariel Sharon cède. Les Israéliens n’ont donc plus la possibilité de détruire sur place les milices islamistes. L’impunité militaire de l’Etat hébreu prend historiquement fin. Pourtant, le général israélien Yair Naveh avait déclaré (AFP, Reuter, 16/04/2001) la veille :  » oui, nous sommes là pour des mois, s’il le faut « . Une violente polémique a fait rage à Tel-Aviv pour savoir si le nouveau gouvernement avait, oui ou non, cédé aux injonctions du général Powell d’abandonner son offensive.

Quoi qu’il en soit, les Palestiniens, eux, ne s’y sont pas trompés. Pour Le Figaro (19/04/2001),  » Yasser Arafat ne peut que se réjouir. Les Etats-Unis se sont impliqués dans le conflit, et en sa faveur « .

Le chef de la police Gaza, Mohamed Dahlan, déclarait le 18, au cours d’une conférence de presse (AFP) :  » Les Américains sont en train d’accomplir de très grands progrès politiques.  » L’opinion publique israélienne retient de tout cela que les Américains sont indifférents aux attaques contre les colonies juives, et que le lobby sioniste d’outre-Atlantique n’est plus capable de défendre leur pays. On pouvait lire dans le Los Angeles Times (18/04/2001) :  » les dirigeants israéliens sont visiblement assommés par les nouvelles positions américaines « .

Le syndrome de l’isolement stratégique ou de l’Etat-Bunker.

Les Israéliens sont d’autant plus confortés dans leur pessimisme que désormais, même aux yeux des arabo-musulmans, leur indéfectible solidarité avec le protecteur américain commence à se fissurer. Autrement dit, les milieux islamistes ne désignent plus comme ennemi le « bloc » américano-israélien, mais …Israël seul. Cela s’appelle, en stratégie, l’isolement face à l’ennemi ou l’absence d’allié, que le stratège chinois Sun-Tzu considérait comme mortelle pour les petites puissances. Cela vient s’ajouter à la nouvelle politique pro­islamique américaine bien expliquée par le géopoliticien Alexandre del Valle, et que nous évoquions plus haut, qui consiste à appuyer la puissance stratégico-commerciale américaine sur l’islam et les Etats pétroliers.

Quelques faits, inquiétants pour Israël, et que le Mossad aura certainement noté : l’auteur précité, expliquant que les Américains jouent un double jeu, note un renforcement des liens, partout dans le monde, entre la diplomatie américaine et les islamistes, c’est-à-dire les pires ennemis des Israéliens. Il révèle que la porte-parole officielle du régime Taliban à l’ONU, Mme Laili Helms, d’origine afghane, et épouse de Richard Helms, ancien directeur de la CIA (!), déclarait :  » Les Talibans ne sont pas contre l’Occident ou contre les Etats-Unis.  » Pour faire bonne mesure, Omar Abdel-Rhamane, chef du Gamaà Islamiyya égyptien exposait qu’il  » fallait concentrer ses efforts de lutte non pas contre les Américains mais l’ennemi principal sioniste, l’Etat d’Israël « , tandis que le collectif des prisonniers politiques du Gamaà détenus en Egypte faisait savoir que :  » l’Amérique n’est pas l’ennemi, il ne faut pas attaquer les Américains mais seulement les sionistes et l’Etat juif.  » (6)

Israël risque de se sentir par là, désigné comme seul ennemi. Tant qu’il était associé, dans le même opprobre avec la superpuissance américaine, les risques étaient très limités. Mais dès lors qu’on dissocie l’Etat hébreu de son protecteur américain, on isole Israël comme cible unique.

Le gouvernement israélien sait parfaitement que la ligne américaine est actuellement la suivante : nous aiderons Israël à se défendre s’il était bombardé par des fusées ou des avions de pays arabes voisins, mais nous n’interviendrions pas dans des combats au sol (qui sont pourtant les plus décisifs) qui pourraient, par exemple, résulter d’une guerre civile judéo-palestinienne appuyée par les Etats arabes sur le territoire même d’Israël (voir plus bas). Cette nouvelle doctrine de minimisation de la protection américaine a été corroborée par les récentes manoeuvres militaires israélo-américaines de janvier 2001 : il ne s’agissait plus de s’entraîner à l’envoi de troupes au sol ni même de l’aviation héliportée pour épauler Tsahal en cas de guerre, mais de mimer une intervention de la 69ème Brigade de défense anti-aérienne de l’USAF (basée à Francfort), équipée des peu performants missiles Patriot pour protéger Israël contre d’improbables tirs de missiles des Etats environnants.

Pour les militaires israéliens, les Etats-Unis se moquent du monde. Ce ne sont pas les missiles ni les avions arabes qui menacent Israël, mais un affrontement sur le terrain. Ariel Sharon, élevé à l’école de Moshe Dayan, fin connaisseur de la chose militaire, sait parfaitement que depuis la défaite américaine du Vietnam, les Etats-Unis ne défendent plus leurs alliés au sol. Ils se limitent à la guerre électronique et aérienne, dont l’efficacité est nulle contre une guérilla et des actions terroristes. En Somalie, après qu’une section eût été tuée, les Américains se sont désengagés, à l’inverse des Français et des Italiens. Implicitement, aujourd’hui, Israël, aux abois, a donc repris le mot d’ordre de Mao Zedong :  » ne compter que sur ses propres forces « . Le dos au mur, les militaires israéliens se sont peut-être aussi rendu compte de la possible véracité de cette statement de Mao :  » Les Etats-Unis sont un tigre de papier « . La différence, c’est que l’Etat d’Israël est 250 fois moins peuplé que la Chine.

Les deux sionismes antagonistes : Hassidisme et ethnocentrisme. Un compromis impossible

Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui en Israël, et mesurer l’importance de l’opposition entre « faucons » du Likhoud (droite) et « colombes » travaillistes (gauche), les premiers hostiles et les seconds favorables à une cohabitation avec les arabo-musulmans, pour mesurer à quel point les Israéliens ne sont pas d’accord entre eux sur la signification de leur Etat, il faut se plonger dans les racines historiques et idéologiques du « sionisme », ce que bien peu de journalistes font. On s’imagine que le sionisme est une doctrine unitaire, or rien n’est plus faux.

Qu’est-ce que le sionisme ? C’est un nationalisme tout à fait nouveau dans l’histoire du peuple hébreu lors de son apparition, à la fin du XIXème siècle, dans l’Allemagne bismarkienne et l’Empire Austro-Hongrois, parmi les milieux intellectuels juifs. La doctrine fondamentale du sionisme est, pour les juifs d’Europe, le « retour vers la Terre promise » (occupée par les Arabes), c’est-à-dire la Palestine ou le Pays de Chanaan, ou encore Sion afin, notamment de fuir les persécutions subies par les askhénazes d’Europe. Le sionisme fut paradoxalement soutenu, dès 1898, par les milieux nationalistes allemands antisémites désireux de voir les juifs quitter l’Europe. L’extraordinaire succès idéologique et affectif du sionisme tint immédiatement à ce qu’il représentait une « deuxième fuite d’Egypte », une réappropriation la Terre que Yaveh avait attribuée à Moïse et aux ancêtres.

Mais dès le départ, le sionisme fut divisé en deux courants ennemis, que l’on retrouve toujours aujourd’hui en Israël. Le premier fut fondé par le grand philosophe juif autrichien hassidique (né à vienne en 1878) Martin Buber, très influencé par le courant néo-romantique allemand. Il prononça, au cercle Bar Kochba de Prague, de 1909 à 1911, une série de célèbres conférences, intitulées  » discours sur le judaïsme « . L’écrivain Franz Kafka était un de ses chauds partisans et un auditeur assidu. En 1916, Buber lança le mensuel Der Jude (« Le juif ») et anima la puissante ligue Blau-Weiss (« Bleu et Blanc »), principale composante du mouvement de jeunesse juif allemand. Il fut l’inspirateur idéologique des premiers colons juifs, venus d’Europe centrale, qui s’installèrent en Palestine dès 1919-1920 pour fonder les premiers kibboutzim, ou « fermes collectives » qui fonctionnèrent très bien (parce que reposant sur une logique volontariste et communautaire), à l’inverse des kholkoses et sovkhoses du communisme soviétique imposés par la force. Buber exposa les fondements de sa philosophie politique dans son livre Ich und Du (« Je et Tu »), paru à Berlin en 1923 et fondé sur une relecture très kantienne de l’Ancien Testament.

Pour lui, l’établissement des juifs en Palestine ne devait surtout pas déboucher sur un Etat mono ethnique juif excluant les Arabes mais sur une  » coexistence pacifique des peuples juifs et arabes sur le sol palestinien, et la création d’un Etat bi-national. de type socialiste  » Ces idées, émises 24 ans avant la création de l’Etat d’Israël, étaient répandues chez une partie des colons juifs qui, venant d’Allemagne, des Sudètes, de Pologne, d’Autriche, d’Ukraine et de Russie, commençaient à s’installer, à l’ouest du Jourdain. (7)

En face, à la même époque, le théoricien juif allemand Théodor Hertzl développait une vision radicalement différente du sionisme. Les colons qui partirent en Israël à partir de 1919, comme dès 1900 les intellectuels juifs du monde entier, se sont trouvés divisés entre le sionisme hassidique et socialiste de Buber et le sionisme « intransigeant » de Hertzl. Ce dernier voulait un véritable  » Etat colonial « , mono-ethnique (exclusivement juif), religieux et théocratique, sans aucune présence arabe, c’est-à-dire reconstituer le Royaume de David. On retrouve là le même débat acharné qu’aujourd’hui autour du modèle d’un Etat multi-ethnique, opposé à celui d’un Etat ethnocentré. Pour Buber, il fallait s’installer pacifiquement en Palestine, pour Hertzl, il fallait la conquérir. L’hassidisme et le « davidisme » étaient dès le départ incompatible.

De ce dilemme, l’Etat d’Israël, finalement fondé après la Seconde guerre mondiale, après l’extermination opérée par le IIIème Reich, ne s’est jamais remis. Le Likhoud est l’héritier de Hertzl : pour lui, Israël doit être la reconstitution du royaume hébreu détruit par les Romains, sans présence musulmane. Et les travaillistes de la gauche israélienne suivent la thèse de Buber : Israël doit être un Etat judéo-musulman (ou arabo-hébraïque) fondamentalement laïc, incluant même des minorités chrétiennes, des athées et des gens venus du monde entier ; simplement, sans se mélanger (thèse communautariste), les différents groupes ethniques, selon cette doctrine, doivent vivre en bonne intelligence sous la houlette d’un Etat-providence.

Les deux points de vue sont évidemment inconciliables. Et Israël fut fondé sur une combinaison entre ces deux visions, avec trois catégories d’habitants : les Arabes palestiniens, les Arabes israéliens et les Juifs israéliens. Un nouvel Etat dont les principes fondateurs sont à ce point divisés est fragile et peu durable. La solidité du nouvel Etat américain (après la guerre de Sécession) reposait sur le fait que tout le monde était d’accord sur la Constitution.

De 1947 à aujourd’hui, l’Etat d’Israël a réussi tant bien que mal à s’accommoder de ce dilemme par un compromis permanent, notamment celui d’accorder à certains arabo-musulmans la nationalité israélienne. Tant que l’ennemi était extérieur (les Etats arabes environnant), ledit compromis pouvait fonctionner. Mais à partir du moment où il devient intérieur (« faut-il ou nom un Etat palestinien imbriqué dans les frontières d’Israël ? » « Devons-nous continuer accepter des citoyens israéliens arabes et musulmans, qui sont aujourd’hui un million ? « ), il n’est plus gérable. Ariel Sharon représente évidemment le courant radical hertzlien et Shimon Pérès le courant hassidique et socialisant bubérien. Le fait que Pérès ait accepté de devenir ministre des Affaires étrangères sous l’autorité de Sharon prouve que les partisans d’une possible cohabitation inter-ethnique judéo-arabe sont en net recul. L’optimisme multiculturel et multiethnique laïc du sionisme hassidique n’a pas tenu ses promesses.

La possible « vietnamisation » d’Israël

Et en effet, le Premier ministre israélien, le « faucon » Ariel Sharon, qui s’intitule lui-même  » défenseur du vrai sionisme  » (c’est-à-dire celui de Hertzl et non de Buber…) a décidé de résister et de prendre une position à contre-courant de la tendance à ce « défaitisme israélien » précédemment évoquée. Pour lui, Israël est de nouveau prêt à faire la guerre. Après avoir déclaré qu’il n’y aurait jamais de facto d’Etat palestinien, puisqu’on ne rendrait auxdits Palestiniens que 42% de la Cisjordanie et de Gaza, c’est-à-dire à peine plus que ce qu’ils contrôlent aujourd’hui, il confia son programme par les propos suivants, tout à fait capitaux, reproduits dans la presse isaréélienne (The Jerusalem Post, 24/03/2001) :  » L’évacuation de la moindre colonie n’est absolument pas envisagée à Gaza comme en Cisjordanie puisqu’elles ont toutes une « importance sioniste » (… ) Pas question non plus d’évacuer Kfar Darom, qui avait retardé l’armée égyptienne en 1948, ni Netzarim qui a une importance stratégique vitale (8), cela afin de nous assurer qu’aucun armement lourd ne sera déchargé dans le port de Gaza  » Poursuivant ses considérations de géopolitique régionale, le premier ministre continue :  » Comme vous le savez, ce n’est pas par hasard que les colonies se trouvent là où elles sont. Il faut conserver la zone de sécurité ouest (Cisjordanie), la zone de sécurité est, les routes qui relient les deux, Jérusalem et, bien sûr, la nappe phréatique d’où vient un tiers de notre eau « .

Avec un bel optimisme et adoptant la stratégie de la fuite en avant offensive, M. Sharon résume alors sa doctrine, qui est une véritable provocation envers Arafat, l’ensemble des Palestiniens même les plus modérés et, évidemment, les milices islamistes comme le Hezbollah :  » La guerre d’indépendance n’est pas encore terminée (sic). D’un point de vue stratégique, il est possible que dans dix ou quinze ans, le monde arabe n’ait pas la même capacité de s’en prendre à Israël qu’aujourd’hui. Parce qu’Israël sera un pays avec une économie florissante alors que le monde arabe sera sur le déclin (… ) Le prix du pétrole baissera et les pays arabes seront en crise alors qu’Israël se renforcera. La conclusion est que le temps ne travaille pas contre nous et qu’il faut en profiter.  » Poursuivant sa vison de l’avenir, M. Sharon évoque une possible annexion de la Cisjordanie et la constitution d’un  » grand Israel « , croit à  » l’immigration d’un million de juifs  » pour peupler de nouvelles colonies, envisage la fertilisation et le développement du désert du Neguev ainsi que  » la refonte de l’éducation selon des principes sionistes « , c’est-à-dire un retour à l’idéologie expansionniste des années 40 et 50.

Mais M. Sharon pratique la méthode Coué (9). Aucune de ses vues optimistes ne peut se réaliser ; en effet, 1°) rien n’indique que le développement du monde arabe sera inférieur à celui d’Israël, bien au contraire (10). 2°) Israël stagne démographiquement et les Arabes ( les Palestiniens comme ceux des pays limitrophes) connaissent une expansion très puissante de leur population. Or, dans les conflits, le facteur démographique est capital et déterminant, plus que le facteur technico-économique. 3°) Prévoir l’immigration d’un million de juifs (venus d’où ?) est inenvisageable, puisque non seulement les juifs de la diaspora refusent de venir en Israël (niveau de vie plus bas qu’en Europe ou aux USA, et crainte de la guerre civile) mais qu’on observe maintenant un émigration juive hors d’Israël. 4°) Quant au retour au sionisme d’expansion, M. Sharon prêche à contre-courant, puisque l’idéologie sioniste militante n’est plus le fait en Israël que d’une minorité religieuse fondamentaliste (les colons).

A notre avis, M. Sharon ne croit pas à son propre programme. En revanche, son analyse géostratégique de renforcement des colonies est très intéressante à analyser mais aussi très inquitante pour Israël. M. Sharon n’envisage pas, à juste titre, une guerre de mouvement et une attaque militaire classique des pays arabes voisins, comme en 1948, 1967 et 1973. Notamment parce qu’Israël possède une force de dissuasion nucléaire. En revanche, en avouant que les colonies servent à contrôler les points de passage vers L’Egypte (Gaza), la Jordanie (Cisjordanie) et la Syrie (Golan), le premier ministre envisage à mots couverts une guerre civile menée par les Palestiniens avec du matériel lourd et des volontaires fournis par les pays arabes. Ces volontaires, tous islamistes et très motivés et aguerris, pourraient venir de tous les pays musulmans du monde, comme on l’a vu dans les récentes guerres des Balkans (Bosnie-Herzégovine, Kossovo).

C’est le scénario de la guerre du partisan, théorisée par Clausewitz et surtout Carl Schmitt (11), dont le modèle fut la guerre du Vietnam. Celle çi n’a pu être gagnée par le Nord que parce que : 1°) les volontaires Vietminh s’infiltraient du Nord-Vietnam par la « piste de la jungle » incontrôlée par les Américains en dépit de leur écrasante supériorité aérienne ; 2°) et que l’URSS et surtout la Chine alimentaient en matériel de guerre l’armée de Giap comme le Vietminh. Autrement, ce qui menace l’existence même d’Israël, c’est un scénario à la vietnamienne, où les Palestiniens, de plus en plus nombreux, auraient des bases arrières dans les pays musulmans. Et les Israéliens redoutent que les Américains ne puissent ou ne veuillent l’empêcher.

La « Guerre de la dernière chance » ou la véritable stratégie militaire d’Ariel Sharon.

Dans une interview fondamentale accordée au Figaro (21/04/2001), M. Ariel Sharon laisse deviner à la fois son pessimisme et sa détermination. Jamais aucun dirigeant israélien n’avait tenu des propos aussi durs. Confirmant sa volonté de continuer le bouclage des territoires occupés (qui selon M. Hubert Védrine  » asphyxie totalement l’économie palestinienne « ), et de ne pas arrêter la politique de colonisation, le Premier ministre déclare notamment :  » îl est exclu qu’Israël s’incline devant les terroristes, renonce devant ceux qui encouragent les violences et les assassinats. (…) Je sais que les juifs ne possèdent qu’un seul petit pays et que c’est l’unique endroit où ils ont à la fois le droit et les moyens de se défendre. Je suis juif, juif avant tout. (…) Comment peut-on avoir comme « partenaire » un Arafat qui est quelqu’un qui cherche à vous tuer ?  »

C’est bien là l’enterrement du « processus de paix ». M. Sharon accuse directement Yasser Arafat de téléguider les organisations islamistes Hamas, Dlihad et Tanzim, ainsi que le Hezbollah libanais, et affirme que sa « garde présidentielle » participe à la guérilla anti­israélienne, et qu’il encourage la presse arabe à  » faciliter l’action des terroristes « , accusations que MM. Netanhayou ou Ehud Barak n’avaient jamais osé proférer. M. Saron poursuit en ces termes :  » Je connais les Arabes et les Arabes me connaissent. (… ) Jérusalem n’est pas négociable. Elle est la capitale du peuple juif depuis le roi David, depuis exactement 3004 ans. (…) N’attendez pas des Israéliens qu’ils acceptent qu’au cœur même de leur pays, un Etat palestinien dispose de forces armées. Quelle solution avez-vous à nous suggérer ? Que les Israéliens disparaissent d’ici, qu’ils fassent leur reddition ? Nous avons toujours eu l’épée à la main, nous allons continuer « .

  1. Sharon dénonce ensuite les accords de Camp David comme une capitulation et refuse d’envisager la création d’un Etat pour les Palestiniens et de leur accorder plus de 42% des Territoires occupés. Ces déclarations sont bien entendu analysées par ces derniers comme une déclaration de guerre.

En effet, ce que redoute M. Sharon mais ce à quoi, avec un fatalisme guerrier, il veut préparer Israël, c’est bel et bien une guerre civile armée de grande ampleur contre les Palestiniens, à l’intérieur des frontières de l’Etat hébreu. Une guerre dure et désespérée, celle de la dernière chance. Contrairement à ce qu’il prétend (voir plus haut), il sait que le temps ne joue pas pour Israël, mais contre Israël. Car demain, dans moins de dix ans, ce ne seront plus des adolescents armés de frondes, des policiers palestiniens munis de pistolets et sans expérience des combats, ou des terroristes kamikazes que pourrait bien affronter Tsahal, mais de véritables moudjahidin entraînés et parfaitement armés, qui n’utiliseraient plus des mortiers artisanaux (ce qui est déjà un signe inquiétant), mais des armes de guerre modernes transitant discrètement par les pays arabes voisins.

  1. Sharon sait bien aussi que ces moudjahidin seraient comme des poissons dans l’eau, immergés parmi une population palestinienne de plus en plus nombreuse et qui n’a rien à perdre ; que la population israélienne embourgeoisée ne supporterait pas une telle guerre civile et fuirait en masse vers l’Occident ; que les Etats-Unis, adeptes de la doctrine du zéro mort et d’interventions strictement aériennes (qui ne seraient d’aucune utilité dans le cadre d’une guerre civile sur un si petit territoire à forte densité), mais aussi en proie à leur nouvelle « stratégie de l’indifférence », ne s’impliqueraient pas dans un tel bourbier.

C’est pourquoi M. Sharon a rompu les accords d’Oslo, arrêté le « processus de paix » et relancé les affrontements avec les Palestiniens, avec pénétration de Tsahal dans les zones palestiniennes autonomes assorti du bouclage physique de ces territoires. Il pratique ce que les stratèges nomment la guerre préventive. (12) : frapper maintenant l’ennemi quand il est encore faible pour ne pas avoir à l’affronter demain quand il sera fort. M. Sharon sait qu’Israël ne peut plus maintenant compter que sur ses propres forces. Mais son pari est très risqué : contrairement à l’opinion de Shimon Percez et à celle de toute la gauche israélienne, il croit impossible la solution d’une entente et d’une cohabitation pacifique avec les Arabes et estime l’affrontement inéluctable, pour des raisons à la fois ethniques et religieuses. Ce qu’essaie de conjurer M. Sharon, c’est une situation de type kosovar.

Le scénario-catastrophe pour Israël : le « syndrome duKosovo »

Une des grandes leçons de l’histoire, c’est que, dans les rivalités entre les peuples et les nations, la puissance techno militaire compte beaucoup moins que l’occupation démographique du terrain, provoquée à la fois par l’immigration et l’ampleur des naissances. Les Balkans en offrent un exemple parfait. Les Albanais musulmans ont fini par conquérir le Kosovo, jadis Serbe orthodoxe, par des migrations constantes et une fécondité plus élevée. Le même phénomène se produit aujourd’hui dans le nord de la Macédoine et le sud de la Serbie.

(13)L’Etat d’Israël s’est imposé en Palestine (entre 1945 et 1960), non pas tant par la guerre de 1948, mais par une puissante immigration des juifs d’Europe (traumatisés par les persécutions allemandes) vers la Terre promise de Moïse, mais aussi par le fort taux de natalité des juifs nouvellement installés.(14) La situation s’est aujourd’hui complètement inversée. La réflexion géopolitique doit se pénétrer de ce constat qu’une des trames de l’histoire est la substitution de population et que les territoires ne sont pas ethniquement immuables. Les peuples se déplacent, naissent ou disparaissent très vite — à l’échelle d’un siècle — tandis que les fleuves, les montagnes et les continents bougent lentement — à l’échelle de milliers de siècles.

Dans cette perspective, le « scénario catastrophe » pour Israël a été ébauché par l’auteur de l’article de USA Bericht, cité plus haut, avançant que si les Etats-Unis renoncent à soutenir militairement Israël,  » compte tenu de la perte de puissance des juifs, cela débouchera sur un nouvel holocauste.  » Il entend par là un scénario de type « africain », de style Rwanda, où un véritable génocide serait commis contre les populations israéliennes par les peuples musulmans voisins vainqueurs. Nous estimons cette vision des choses très excessive, car ni les Palestiniens ni les Etats musulmans encerclant Israël ne prendraient le risque, face à l’opinion publique internationale, de recourir à une telle barbarie qui se retournerait inévitablement contre eux et discréditerait à jamais leur cause. Les Etats limitrophes d’Israël, pas plus que les Palestiniens, ne commettront l’erreur des autocrates européens des XIXè et XXè siècles (Russie, Allemagne, Pologne) de tenter d’éradiquer par la force leurs minorités juives.

En revanche, le scénario suivant semble plus vraisemblable, pour les dix ou vingt ans à venir et il aura été en partie inauguré sous Ariel Sharon (15) :

  • Une guérilla permanente s’installe en Israël et contre les « colons » juifs des Territoires autonomes palestiniens.
  • Cette guérilla ne peut être maîtrisée militairement par Tsahal, qui ne peut se permettre d’employer les grands moyens face à l’opinion internationale
  • Les Etats musulmans aident discrètement la guérilla, comme ils ont aidé les Kosovars ; aucune grande puissance n’intervient militairement, d’autant que les Etats-Unis poursuivent (« pacte pétrolier ») une politique favorable à l’islam.
  • L’émigration juive hors d’Israël s’accélère (vers les USA et l’Europe), tout comme le Kosovo a été abandonné par les Serbes.
  • Au terme du processus, au cours du XXIè siècle : un Etat palestinien se crée, tolérant en son sein une minorité juive, bénéficiant d’un statut protégé, garanti par la communauté internationale. On reviendrait, dans ce cas de figure, à la case départ, c’est-à-dire la Palestine d’avant 1945. C’est-à-dire une présence juive sans Etat juif.

Ce scénario (qui fait penser à celui de l’Afrique du Sud après la fin de l’apartheid) est aussi celui que semble craindre une partie de la communauté juive française.  » C’est avec la plus grande inquiétude qu’on aborde l’avenir « , peut-on lire dans l’éditorial d’Israël Diaspora, Le Lien (16), qui commente les récents événements d’Israël. La thèse défendue, très pertinente d’un point de vue géostratégique, et même « géo religieux », si l’on nous autorise ce néologisme, est qu’il sera très difficile — sans combat et sans menace permanente de la force — à une minorité juive organisée en Etat de se maintenir au sein d’un espace géographique de peuples musulmans.

Dans la même veine, un ouvrage récent, Al Domi, où l’incertaine survie d’Israël (17), édité par le Bnaï Brith, expose que la situation de l’Etat d’Israël n’est pas tenable à moyen terme. La thèse est que malgré sa ténacité et sa pugnacité, l’Etat-bunker d’Israël ne pourra pas éternellement résister aux peuples qui l’entourent et qui sont déjà présents sur son territoire.

La solution pourrait-elle venir, comme le croit Shimon Peres (actuel ministre des Affaires étrangères) et en réalité opposé aux stratégies de son Premier ministre, M. Sharon, d’une « cohabitation pacifique » israélo-arabe, au sein de la même unité politique ? La réponse est

malaisée mais nous est peut-être fournie par Aristote, qui, dans sa Politique , défendant une vision très pessimiste de l’homme, affirmait qu’aucune Cité démocratique et harmonieuse ne pouvait et ne pourrait jamais survivre s’il n’existait entre ses membres une philia (à traduire par « parenté amicale » ou « connivence civilisationnelle »), qui n’existe manifestement pas et n’a jamais existé entre les communautés musulmanes et juives en Israël — ni même musulmanes et hindoues ou chrétiennes en Asie. Autrement dit, aucun Etat ne peut survivre sans un minimum d’homogénéité civilisationnelle.

Reste la solution d’un apartheid de fait avec un Etat palestinien totalement séparé d’Israël et qui vivrait pacifiquement à ses côtés. Malheureusement, on se heurte à une dure réalité géopolitique que jamais les experts de l’ONU n’ont relevé : pour qu’un tel Etat existe, il doit être par définition territorialement unifié. Or les Palestiniens sont répartis entre la bande de Gaza et la Cisjordanie, où leur imbrication avec les colonies juives est d’une totale complexité. Sans parler des Arabes musulmans israéliens, qui se sentent de plus en plus « Palestiniens » et qui, eux, sont dispersés sur tout le petit territoire d’Israël.

Pour réaliser ce fameux « Etat palestinien », il faudrait procéder à des « déplacements de populations » massives, aussi bien arabes que juives, de manière à regrouper les Palestiniens sur un territoire précis. Mais lequel ? Cette solution de la dernière chance est inapplicable. Force est d’en revenir à la « théorie des catastrophes » du mathématicien français René Thom, qui assertait qu’  » il existe des problèmes sans solution dans un cadre donné  » Pour lui, certains problèmes ne peuvent être résolus que par une « catastrophe » (par exemple, une guerre civile, une révolution, une crise, etc.) qui change le cadre sémantique et pratique du problème.

De plus en plus d’Israéliens, depuis le début de la « nouvelle Intifada » de 2001, beaucoup plus dure que la première, sont convaincus de vivre les débuts d’une guerre civile ethnique qu’il sera beaucoup plus difficile de gagner qu’une guerre classique militaire contre des Etats voisins.

Un seuil symbolique et psychologique a été franchi le 17 avril 2001 lorsque des obus de mortier palestiniens sont tombés, non pas sur les colonies juives de la bande de Gaza, mais en territoire israélien limitrophe, sur l’agglomération de Sderot, à proximité de la ferme d’Ariel Sharon. Le ministre de la Défense, Benyamin Ben Eliezer a déclaré ce jour même :  » La situation va peut-être s’aggraver « .

La population israélienne est sur la défensive, tandis que la pugnacité offensive est du côté arabe. A cet égard, un signe ne trompe pas : la population palestinienne civile participe aux affrontements, aux côtés des militants islamiques armés et de la police de l’Autorité palestinienne ; en revanche, la jeunesse israélienne se tient à l’écart de tout combat de rue, seule l’armée intervenant.

Conclusion

Pour résumer, nous dirons que l’Etat d’Israël est géostratégiquement, menacé à moyen terme de disparition, dans l’indifférence du reste du monde, qui va devoir affronter au XXIè siècle des macros problèmes (18), et que le peuple juif reviendra peut-être au système de la diaspora non-territoriale qui fut le sien de l’invasion romaine jusqu’à1945. Tout en maintenant une présence en Palestine. Ce n’est, bien entendu qu’une hypothèse qui mérite d’être débattue, mais qui repose sur deux constantes géostratégiques de l’histoire de l’humanité. La première est que la démographie est le principal facteur de la survie des Etats — surtout ceux de petite taille ; la seconde est que les Etats comportant une trop grande hétérogénéité civilisationnelle interne ne sont pas durables. La dernière leçon que nous pouvons tirer de toutes ces questions c’est qu’au siècle où, plus que jamais, l’humanité devrait s’entendre pour régler des problèmes massifs et collectifs (notamment écologiques) elle continue de se déchirer en des conflits suicidaires où personne n’a totalement tort et ou nul n’a vraiment raison, mais où, au fond tout le monde fait fausse route.

Notes

  • Clinton, qui était très pro-Israélien a échoué avec les accords de paix de Wye Plantation dans l’indifférence générale de l’opinion américaine. Al Gore, son dauphin, ouvertement financé par la communauté juive, a été battu par M. Bush. Or ce dernier, dans son programme, comme le remarque le pro-israélienWashinton Post, n’a fait que des allusions évasives au soutien traditionnel à l’Etat hébreu. Manifestement, le Secrétariat d’Etat et le Pentagone ont d’autres préoccupations. L’élection de M.Bush a été ressentie en Israël comme un très grave revers.
  • L’Egypte reçoit des USA une aide massive et de plus en plus importante, au point d’être quasiment vassalisée. D’ici 2025, d’après la lettre confidentielle Intelligence et Sécurité, (janvier 2001), les USA prévoient d’investir 57 milliards d’euros (374 milliards de francs). Un programme de missiles de nouvelle génération de plus de 10 milliards de francs est offert à l’Egypte, ainsi que des chasseurs F15, des chars M1-A1, des hélicoptères Apache et une réorganisation de l’administration civile du pays selon les méthodes américaines.
  • Notamment, outre Colin Powell comme chef de la diplomatie, et qui est très hostile au Likhoud, on trouve Mme Condoleeza Rice (conseillère à la Sécurité et chargée des relations avec l’Europe et la Russie).
  • Fusées à charges classiques de courte portée, de fabrication russe, lancées sur Israël par l’Irak pendant la guerre du Golfe. Imprécises, elles firent peu de dégâts. Les Américains se contentèrent de fournir aux Israéliens des batteries anti-missiles Patriots. d’une efficacité très moyenne.
  • Un tel accord eut obligé les USA a engager des troupes au sol contre les Arabes pour protéger Israël, ce qui est incompatible avec la doctrine du zéro mort.
  • In Genèse et actualité de la stratégie pro-islamiste des Etats-Unis, par Alexandre Del Valle, paru dans Au fil de l’épée, revue géopolitique belge (recueil N°13, septembre 2000)
  • La Légion du travail et la Jeune Garde de Hachomer Hatzair et les organisations Brit Shalom, « Alliance pour la Paix » et Ihoud, « l’Union ») organisaient les départs de colons.
  1. Kfar Darom est située non loin de la frontière avec le Sinaï égyptien. Netzarim constitue un « verrou » stratégique entre le port de Gaza et la ville de Khan Younis.
  2. La « méthode du Docteur Coué » est une technique psychosociologique qui consiste à asséner un point de vue ou une réalité non avérés, afin de les rendre réalisables par osmose de persuasion et mobilisation des volontés. Ses résultats sont aléatoires.
  1. Les Etats-Unis (aides et investissements privés) injectent déjà 48 milliards de dollars par an à l’Egypte, soit 2,6 fois plus qu’à Israë D’autre part, aucun signe n’indique la moindre baisse structurelle à moyen terme des revenus pétroliers des Etats de la région. Leurs ressources, et notamment celles de l’Arabie, sont entre les mains des compagnies anglo-saxonnes qui n’ont aucun intérêt à voir baisser les cours. Notons aussi que la prospérité des pays arabes du Moyen-Orient, de plus en plus peuplés, est plus intéressante pour les cyniques USA (comme marché, qui achète et rapporte) que celle du petit Etat d’Israël (qui coûte cher sans beaucoup rapporter).
  2. Carl Schmitt, La notion de politique, théorie du partisan (traduit de l’Allemand), préface de Raymond Aron, Calmann-Lévy, 1976 ; et Le nomos de la Terre ( également traduit de l’Allemand) PUF, 2001. Pour Carl Schmitt, le « combattant partisan irrégulier » est plus efficace que le « soldat officiel », à condition qu’ils soit secrètement aidé par des Etats extérieurs.
  1. La thechnique des « guerres préventives » a été utilisée par Louis XIV contre la Hollande, par Napoléon contre l’Espagne, la Prusse, l’Autriche et la Russie, puis par l’Allemagne contre l’URSS en 1942.
  2. Les populations d’origine albanaise dans les Balkans ont un taux de fécondité de 3,1, contre 1,5 pour les Serbes et Croates, d’après l’OMS (chiffres de novembre 1998 à janvier 2001).
  1. Dans la tradition sioniste, pénétrée d’une mémoire historique très ancrée, l’instauration de l’Etat d’Israël à la fin de la dernière guerre mondiale n’est que la répétition, à la fois géopolitique et métaphysique, de la fuite d’Egypte évoquée par l’Ancien Testamenbt. Le peuple hébreu, persécuté par l’Egypte, se réfugie dans la terre promise, comprise entre la Mer morte et la Méditerranée. Quatre mille ans plus tard, le même scénario se répète.
  2. La biographie de M. Sharon est très instructive. C’est un « faucon », qui veut en découdre. Surnommé le « bulldozer », élu Premier ministre le 6 février 2001 à la tête d’un gouvernement d’union nationale, il est né en 1928 en Palestine de parents originaires de Biélorussie. Sioniste hertzelien, il a travaillé dans les kiboutzim comme agriculteur avant de s’engager dans l’armée à 17 ans, où il fut deux fois blessé et où il finit général. Ministre de la Défense en 1982, il ordonna l’occupation du sud-Liban et impulsa la politique de colonisation à Gaza, dans le Golan et en Cisjordanie. Peu populaire à l’époque, il fut accusé par une commission d’enquête israélienne d’avoir eu une  » responsabilité indirecte  » dans les massacres des camps de réfugiés de Sabra et Chatila perpétrés par une milice chrétienne libanaise. A la suite de quoi, il dut démissionner. Il a été accusé par la gauche travailliste israélienne (et notamment par Shimon Pérès, qui vient pourtant d’entrer dans son gouvernement) d’avoir intentionnellement provoqué la  » nouvelle intifada  » et le soulèvement palestinien par sa visite  » provocatrice  » sur l’esplanade des Mosquées de Jérusalem, le 28 septembre 2000. Il vient de publier son autobiographie qui s’intitule  » Un guerrier « .
  • Israël – Diaspora, Le Lien, lettre d’information de politique internationale fondée en 1981, N°) 156, 13 mars 2001.
  • Ouvrage collectif édité (janvier 2001) par le Bnaï Brith dans la collection « Unité Judaïsme Pluriel », sous le pseudonyme de Michel-Yves Brenner. Al domi signifie en hébreu « ne garde pas le silence ». Ce livre estime que la survie même de l’Etat d’Israël est menacée.
  • Ces « macro problèmes » sont : la ligne de fracture Islam Europe et Russie, et Islam Inde, la rivalité envenimée Chine-Etats-Unis, le vieillissement démographique de l’Occident et du Japon, lourd de crises économiques, l’instabilité chronique de l’Afrique noire, les risques épidémiques accrus et surtout la menace d’une catastrophe écologique au XXIème siècle du fait de l’industrialisation de la planète : réchauffement de l’atmosphère, désertification, épuisement des terres arables et des réserves halieutiques, etc.
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