Bosnie : une indépendance justifiée ? Une unité durable ?

Laurence Robin-Hunter

Doctorante à l’université de Paris-IV Sorbonne

2eme trimestre 2011

La Bosnie-Herzégovine (« Bosnie »), un pays souverain aujourd’hui composé de trois nations constitutives (Serbes, Croates et Bosniaques[1]), consti­tuait l’une des républiques de la République socialiste fédérative de Yougoslavie (« Yougoslavie ») jusqu’en 1992. Elle déclara son indépendance le 3 mars 1992 à la suite d’un référendum au cours duquel 63 % de l’électorat vota en faveur de l’in­dépendance. Ce référendum fut organisé en dépit des objections des représentants serbes du Parlement bosnien et fut boycotté par la majorité de la population serbe de Bosnie.

Le désaccord entre les Serbes, d’un côté, et les Bosniaques et Croates, de l’autre, sur le maintien de la Bosnie dans le giron de la Yougoslavie s’était déjà exprimé en octobre 1991 lorsque le parlement bosnien avait voté en faveur de l’indépendance de la Bosnie. Malgré la règle du consensus, ce vote avait été obtenu sans le soutien des représentants serbes. À la suite du vote, ceux-ci avaient quitté le parlement bosnien et créé leur propre parlement (le « parlement du peuple serbe de Bosnie-Herzégovine ») le 24 octobre 1991. Les Serbes de Bosnie, qui avaient constitué sur le sol bosnien, à l’automne 1991, des « régions autonomes serbes » (Srpske Autonomne Oblasti, SAO) – soi-disant à majorité serbe -, avaient ensuite organisé leur propre plébiscite en novembre 1991 dans ces régions. Selon Radovan Karadzic, 98 % des Serbes résidant dans les SAO avaient choisi de rester en Yougoslavie (Buha, 1999, p. 70 ; Delcourt, 2003, p. 130). Le 9 janvier 1992, une République serbe de Bosnie (Republika Srpska, RS), rassemblant les territoires des SAO, avait été autoproclamée par le parlement serbe de Bosnie-Herzégovine.

Pourquoi le gouvernement de la Bosnie a-t-il choisi en 1992 le chemin de l’in­dépendance plutôt que celui du maintien de son territoire dans la Yougoslavie, en dépit de l’opposition des membres serbes de ce gouvernement ? Nous tenterons d’expliquer que des facteurs à la fois exogènes et endogènes ont contribué à cette décision. Très vite après la déclaration d’indépendance de la Bosnie, celle-ci fut reconnue par la Communauté européenne[2], le 6 avril 1992, sur la base des résul­tats du référendum. Nous nous demanderons si cette reconnaissance n’était pas prématurée car, d’après la pratique étatique et le droit international, la Bosnie ne rassemblait pas les éléments constitutifs d’un État et ne disposait pas non plus d’un droit à l’autodétermination au moment de sa reconnaissance. Cette reconnaissance de la Bosnie étant difficilement justifiable par la pratique des États en matière de re­connaissance, nous considérerons les possibles justifications historiques à l’indépen­dance de la Bosnie. Enfin, nous nous questionnerons sur la possible existence d’une identité bosnienne – commune aux trois nations de Bosnie et liée au territoire – qui aurait pu justifier la décision du gouvernement bosnien de faire de la Bosnie un État indépendant et souverain.

Le choix de l’indépendance par la Bosnie

La Slovénie et la Croatie sont les premières républiques à quitter la Fédération yougoslave. Les 25 et 26 juin 1991, elles déclarent leur indépendance après avoir organisé un référendum d’autodétermination sur leur territoire respectif (en dé­cembre 1990 et mai 1991). Elles choisissent l’indépendance après que leurs négo­ciations avec la Serbie sur le statut constitutionnel de la Yougoslavie ont abouti à une impasse. Les gouvernements de la Slovénie et la Croatie sont en faveur d’une confédération d’États souverains et indépendants, alors que celui de la Serbie, di­rigé par Milosevic, insiste sur la préservation d’un État fédéral avec un fort pouvoir central à Belgrade.

Les facteurs exogènes : l’indépendance de la Slovénie et la Croatie

La position de la Slovénie et de la Croatie en faveur d’une plus grande autono­mie au sein de la Yougoslavie s’explique de plusieurs façons. Les deux républiques désirent une décentralisation de la Yougoslavie afin de contrer le retour, au sein de la Yougoslavie, de la domination serbe qui s’effectue depuis la prise du pouvoir politique par Milosevic en décembre 1987. En effet, Tito avait mis en place une décentralisation du pouvoir fédéral dans les années 1970 et donné davantage de pouvoir aux républiques et aux provinces autonomes. Le résultat de cette décentra­lisation fut une diminution de l’hégémonie serbe au sein de la Yougoslavie qui avait prévalu depuis 1945.

Peu après avoir accédé à la présidence de la République de Serbie, en février-mars 1989, Milosevic persuade le parlement de la Serbie de modifier sa Constitution afin de supprimer la large autonomie qui avait été conférée en 1974 à la Voïvodine et au Kosovo. Les deux provinces reviennent alors dans le giron de la Serbie. Celle-ci remplace les représentants des deux provinces à la présidence collégiale et à l’As­semblée fédérale de Yougoslavie par des séides de Milosevic. Après le renversement des dirigeants du Monténégro par Milosevic, les représentants monténégrins dans les instances fédérales sont également remplacés par des fidèles de Milosevic. Les institutions paritaires[3] fédérales (la présidence, l’Assemblée, le Conseil exécutif fé­déral, la Cour constitutionnelle, etc.) deviennent alors de simples appendices de Xestablishment politique serbe. Désormais, le gouvernement serbe de Milosevic contrôle notamment quatre voix à la présidence (la sienne, celles du Kosovo, de la Voïvodine et du Monténégro) et fait barrage aux quatre voix de Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine et Macédoine (Milosavljevic, 1998, p. 77, 80, 90 note 17). Le 3 octobre 1991, les membres représentant la Serbie, le Monténégro, le Kosovo et la Voïvodine à la présidence yougoslave organisent un coup d’État : le vice-pré­sident de la présidence yougoslave, Branko Kostic, déclare qu’il assume désormais le rôle de président (alors que ce poste devait être octroyé au Croate Stipe Mesic) et les quatre membres prennent la direction des institutions qui sont normalement contrôlées par les membres du Parlement ou les huit membres de la présidence[4].

La surreprésentation des Serbes dans la police, l’armée, les services douanier et diplomatique et au parti communiste provoque également la rancœur de la Croatie et la Slovénie (Friedman, 1996, p. 184 ; Bebler, 1993, p. 107). Ceci, ajouté à l’ex­ploitation des républiques riches pour le bénéfice de la Serbie, due au système de péréquation[5], engendre la revendication d’une plus grande autonomie – et éven­tuellement de l’indépendance – de la part de la Croatie et de la Slovénie (Dugard & Raic, 2006, p. 124).

Les facteurs démographiques

Le 27 février 1991, le président de la Bosnie, Alija Izetbegovic, annonce de­vant le parlement bosnien qu’il « sacrifiera la paix pour une Bosnie-Herzégovine souveraine, mais [qu’il] ne sacrifiera pas la souveraineté pour la paix en Bosnie ». Cependant, la position d’Izetbegovic est ambiguë puisqu’il semble également être en faveur du maintien de la Yougoslavie, certes sous une forme différente de celle qui existe en 1991[6]. Après les déclarations d’indépendance de la Slovénie et la Croatie en juin 1991, la position d’Izetbegovic devient moins équivoque puisqu’il exprime désormais clairement sa volonté de quitter la Yougoslavie et soutient la tenue d’un référendum d’autodétermination.

Qu’est-ce qui a poussé Izetbegovic et son gouvernement à quitter la Yougoslavie et à revendiquer l’indépendance de la Bosnie ? Nous soutenons dans cet article que ce sont des facteurs démographiques qui ont motivé la décision du gouvernement bosnien[7].

Lors de l’établissement de la première Yougoslavie en 1918 (le royaume des Serbes, Croates et Slovènes), les Serbes sont le groupe le plus nombreux au sein de ce royaume[8]. Ils demeurent le groupe dominant jusqu’à la désintégration de la Yougoslavie en 1992. Les Croates, eux, maintiennent leur deuxième place (en importance numérique) durant toute l’existence de la Yougoslavie. Ils représen­tent ainsi un contrepoids démographique et politique par rapport aux Serbes. Les Croates et Serbes de Yougoslavie étant les nationalités dominantes, ils s’affrontent pour obtenir le pouvoir depuis le début de l’existence de la Yougoslavie. Ils cour­tisent les Musulmans afin d’obtenir leur soutien dans leurs projets politiques res­pectifs car le soutien des Musulmans peut faire pencher la balance dans un sens ou dans un autre. En échange, les Musulmans obtiennent les faveurs du camp qu’ils soutiennent[9]. Peu à peu, au sein de la Yougoslavie, les Musulmans représentent un contre-pouvoir à celui des Croates et Serbes, et jouent un rôle de médiateur entre les deux nations. Cette situation permet aux Musulmans de ne pas se faire entière­ment écraser par les deux nations dominantes.

En 1991, cet équilibre est brisé lorsque la Croatie décide de quitter la Yougoslavie. Le gouvernement de la République de Bosnie – à dominance mu­sulmane – se retrouve alors devant un choix difficile : rester dans une Yougoslavie dominée démographiquement et politiquement par les Serbes[10] – sans la possibilité d’un contrepoids politique ou contre-pouvoir d’une nation non serbe – ou la quit­ter pour former son propre État souverain, mais en risquant une guerre d’indépen­dance sur son territoire.

Un autre facteur démographique, propre à la Bosnie, convainc le gouvernement de Bosnie de choisir le chemin de l’indépendance : les Musulmans slaves[11] sont la communauté la plus nombreuse de la Bosnie. Cette position de dominance est non seulement unique dans toute la Yougoslavie (les Musulmans slaves ne sont le groupe dominant dans aucune autre république de la Yougoslavie), mais cette situation constitue également un fait relativement nouveau. En effet, les Musulmans sont devenus le groupe le plus nombreux en Bosnie à partir du début des années 1970, pour la première fois depuis le xixe siècle, rattrapant ainsi la population bosno-serbe. Cette mutation démographique est due à la fois à la forte émigration de

la population serbe, à un taux de natalité plus élevé de la population musulmane (Mudry, 1999, p. 214), et à l’immigration de Musulmans slaves de toute la Yougoslavie (en particulier du Sandjak) vers la Bosnie (Bougarel, 1996, p. 142).

Tableau 1 : L’évolution démographique des groupes nationaux en Bosnie-Herzégovine, de 1879 à 1991[12]

Années* Orthodoxes Musulmans Catholiques Autres Population totale
1879 496 485 448 613 209 391 3 675 1 158 164
1885 571 250 492 710 265 788 6 343 1 336 091
1895 673 246 548 632 334 142 12 072 1 568 092
1910 825 418 612 137 434 061 26 428 1 898 044
1921 829 162 588 247 443 914 28 606 1 890 440

* Avant 1879, la Bosnie est sous occupation ottomane. Bien que l’Empire ottoman n’ait jamais organisé de recensements en Bosnie, les analystes s’accordent à dire qu’après quatre cents ans d’occupation ottomane, pratiquement la moitié de la population bosnienne est de religion musulmane. Aussi, juste avant l’occupation austro-hongroise (vers 1870), les Musulmans sont le groupe dominant en Bosnie ; f McCarthy, 1994, p. 59, 81. Lorsque l’Empire austro-hon­grois occupe la Bosnie en 1879, il organise le premier recensement. Aucun recensement n’a été organisé depuis 1991.

Années Serbes Musulmans** Croates Autres Yougoslaves*** Population totale
1948 1 136 116 890 094 614 123 26 635 2 563 767
1953 1 264 372 654 229 37 389 891 800 2 847 459
1961 1 406 057 842 248 711 665 42 095 275 883 3 277 948
1971 1 393 148 1 482 430 772 491 54 246 43 796 3 746 111
1981 1 320 738 1 630 033 758 140 89 029 326 316 4 124 256
1991 1 369 258 1 905 829 755895 93 747 239 945 4 354 911

** Pour 1948, nous avons choisi d’inclure dans cette catégorie toutes les personnes qui se sont déclarées de religion musulmane et ont choisi la nationalité « indéterminée », mais aussi 71 125 Musulmans qui ont choisi la nationalité serbe, et 24 914 Musulmans qui ont choisi la nationalité croate, car nous pensons que ce chiffre est plus approprié pour calculer l’évolution de la population musulmane en Bosnie. Ce chiffre n’inclut pas les Albanais ou Turcs qui, à partir du recensement de 1948, ont leur propre catégorie nationale (avant la Seconde Guerre mondiale, les Albanais et Turcs choisissaient la catégorie « musulman » puisque seules existaient des catégories confessionnelles) (Dyker, 1972, p. 240). Au recensement de 1953, la catégorie nationale « indéterminée » ayant disparu au profit de la catégorie « Yougoslave, indéterminés », la plupart des Musulmans ont choisi cette dernière catégorie (bien que certains Serbes et Croates aient choisi de se déclarer « Yougoslaves indéterminés », leur nombre est relativement faible). Au recensement de 1961, cette catégorie devient « Musulmans, au sens ethnique » et, en 1971, « Musulmans, au sens national ».

*** Comme précisé plus haut, au recensement de 1953, cette catégorie porte le nom exact de « Yougoslaves, indéterminés ». En 1961, celle-ci est appelée « Yougoslaves » et devient une catégorie nationale.

Sources : Tanjug, 16 février 1982, in FBIS, Daily Report (Eastern Europe), 17 février 1982, cités par Ramet, p. 288, 2006 ; Imamovic, Mustafa, 1999, p. 353, Historija drzave I prava Bosne IHerzegovine, Sarajevo, PIKOK, cité par Friedman, 2004, p. 15 ; Donia et Fine, 1994, p. 86-87 ; Klemencic, 1994, p. 16, tableau 2.

Depuis l’établissement de la Seconde Yougoslavie[13], les Musulmans revendiquent un statut de nation. Cependant, la Constitution yougoslave de 1946 n’accorde le statut de « nations constitutives » qu’aux Slovènes, Croates, Serbes, Monténégrins et Macédoniens. Les Musulmans slaves, malgré leur importance numérique en Yougoslavie[14], ne sont pas reconnus comme une nation yougoslave par les dirigeants communistes. En 1946, ceux-ci pensent que les Musulmans s’assimileront peu à peu aux nations croate ou serbe et ils les traitent en conséquence comme une simple communauté religieuse. Ils changent cependant de position à partir des années 1960 et reconnaissent peu à peu l’existence d’une individualité musulmane distincte de celle des Serbes et Croates de Bosnie[15]. Lors du recensement de 1961, les Musulmans peuvent se déclarer comme un groupe ethnique distinct. Cependant, c’est seulement après que le recensement de 1971 a montré que les Musulmans constituaient le groupe le plus nombreux en Bosnie que les Musulmans sont reconnus comme un groupe national distinct : en 1974, la nouvelle Constitution yougoslave leur accorde le statut de sixième nation yougoslave. Il semble donc qu’il y ait un lien direct entre la reconnaissance des Musulmans et leur nouvelle position démographique dominante au sein de la Bosnie.

La mutation démographique en faveur des Musulmans et leur reconnaissance en tant que nation provoquent un transfert du pouvoir politique dans les mains des Musulmans en Bosnie[16]. Au début des années 1970, les Musulmans deviennent en effet la communauté la plus représentée au sein des organes gouvernementaux de la Bosnie, prenant ainsi la première place que les Serbes détenaient jusqu’ici (Hoare, p. 331).

Cette influence croissante des Musulmans dans les institutions de la Bosnie est d’autant plus importante que, dans les années 1970, les républiques obtiennent de plus en plus de pouvoir au sein de la Yougoslavie grâce à la décentralisation mise en place par les communistes « libéraux ». Ainsi, la Bosnie, considérée comme un État satellite de la Serbie depuis 1945 à cause de la prépondérance démographique et politique des Serbes, devient de plus en plus autonome du gouvernement fé­

déral sous l’effet du renversement démographique en faveur des Musulmans. En 1991, les Musulmans ne veulent pas renoncer à cette supériorité démographique et politique relativement récente, et il n’est donc pas surprenant qu’ils choisissent l’indépendance.

Après sa déclaration d’indépendance le 3 mars 1992, la Bosnie est rapidement reconnue par la communauté internationale (6 avril 1992). Nous allons mainte­nant examiner si cette reconnaissance est en accord avec la pratique internationale.

La reconnaissance de la Bosnie par la communauté internationale

Le 2 août 1991, le Conseil des ministres de la Communauté européenne ins­taure une Commission chargée de rendre des avis sur les questions de droit concer­nant la Yougoslavie, dite Commission Badinter. Cette dernière reconnaît, dans son avis n° 1 du 29 novembre 1991, que la Yougoslavie est engagée dans un processus de dissolution[17]. À l’inverse, un grand nombre d’experts en droit international ont soutenu que la Yougoslavie n’avait pas entamé un processus de désintégration au moment de la déclaration d’indépendance de la Bosnie[18] et donc que cette déclara­tion constituait une sécession.

Les critères de reconnaissance dans le cas d’une sécession unilatérale

Selon le droit coutumier international (c’est-à-dire la pratique des États et des organisations internationales)[19], si l’État parent n’est pas dissous et n’a pas donné son consentement à la sécession (comme, dans le cas présent, la Yougoslavie), les États ne reconnaîtront ces entités sécessionnistes que dans deux rares cas de figure.

Le premier intervient lorsque le peuple sécessionniste fonde sa demande de reconnaissance sur le principe du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » ou « droit à l’autodétermination ». La sécession peut être autorisée comme ultime remède à de violations flagrantes du droit à l’autodétermination interne par l’État parent (comme lorsqu’un État exclut une partie de sa population du droit de parti­cipation à la vie politique de manière délibérée et systématique). Cependant, cette « sécession remède » n’existe qu’en cas exceptionnel de violations graves des droits de l’homme et lorsqu’un règlement pacifique du différend avec l’État parent est im­possible (Christakis, 1999, p. 316)[20]. Dans ce cas-là, les États peuvent reconnaître l’entité sécessionniste (mais ils n’y sont pas obligés).

En second lieu, une entité sécessionniste peut également être reconnue lorsque celle-ci possède les caractéristiques essentielles d’un État, c’est-à-dire lorsque celle-ci réussit à mettre en place les « éléments constitutifs » d’un État : 1) une popula­tion et un territoire déterminés ; 2) un gouvernement souverain (Christakis, 1999, p. 84-85)[21]. La reconnaissance, dans ce cas-là, n’est pas fondée sur la légitimité des revendications indépendantistes, mais sur l’« effectivité du pouvoir » de l’entité sécessionniste sur un territoire et une population.

Il faut cependant préciser que les États et organisations internationales ont tenté de mettre des limites à ce type de reconnaissance. Les États ne reconnaissent gé­néralement pas un État s’il a été constitué de façon irrégulière au regard du droit international, c’est-à-dire si l’État est le résultat d’une agression ou de l’usage de la force, ou encore de graves violations de droits de l’homme[22].

L’application de ces critères à la Bosnie : une reconnaissance prématurée

En avril 1992, lorsque la Communauté européenne reconnaît la Bosnie comme un État indépendant, la Bosnie ne présente pas des circonstances exceptionnelles de dénis graves du droit à l’autodétermination interne justifiant une sécession remède. Il ne semble pas que la Bosnie soit privée de participation dans les organes essentiels de la Yougoslavie de façon flagrante et continue. Les citoyens de la Bosnie peuvent participer à la vie publique puisque des élections pluralistes ont été organisées dans toutes les républiques à la fin 1990. De plus, au moment de la déclaration d’indé­pendance de la Bosnie, la république ne subit pas de graves violations de droits de l’homme (c’est seulement après la déclaration d’indépendance de la Bosnie que ces violations se manifestent)[23].

En avril 1992, le gouvernement de la Bosnie dirigé par Izetbegovic contrôle à peine la moitié du territoire bosniaque (Christakis, 2006, p. 150 ; Buha, 1999, p. 71). Le régime n’a en effet pas pu faire valoir son autorité dans les SAO et dans certaines zones croates. Il est donc clair que le gouvernement d’Izetbegovic est loin d’avoir le contrôle effectif de la Bosnie (cf. Musgrave, 1997, p. 206).

Aussi, après la suggestion de la Commission Badinter de la tenue d’un référen­dum comme seule condition à la reconnaissance de la Bosnie[24], la communauté internationale procède à la reconnaissance de la Bosnie même si celle-ci ne réunit pas les conditions exigées par le principe de l’effectivité ou celui d’une « sécession remède ». Cette reconnaissance est donc prématurée[25] et représente une atteinte à la souveraineté de la Yougoslavie. Elle viole les principes de l’intégrité territoriale et de l’inviolabilité des frontières internationales de la Yougoslavie. Elle équivaut à une ingérence de la communauté internationale dans les affaires intérieures de la Yougoslavie, car la Yougoslavie existe toujours au moment de la sécession unilaté­rale de la Bosnie. En outre, la condamnation par la communauté internationale (avant même la reconnaissance de la Bosnie ou des autres républiques)[26] du recours à la force employé par la Yougoslavie pour protéger son intégrité territoriale face aux républiques sécessionnistes ne s’appuie pas sur la pratique et le droit internationaux. En effet, les instruments internationaux ne prohibent le recours à la force qu’entre États[27] et « la pratique des États ne révèle pas une telle interdiction dans le cadre infraétatique[28] ».

La reconnaissance des frontières administratives de la Bosnie comme frontières internationales, ou l’application du principe de luti possidetis juris

29.   Littéralement, cette expression signifie comme vous possédiez, vous possédez. Ce principe a été
appliqué durant la décolonisation en Afrique et en Amérique du Sud.

En 1992, la communauté internationale commet d’autres erreurs fondées sur l’opinion de la Commission Badinter : elle emploie la règle de l’uti possidetis juriP pour déterminer les nouvelles frontières internationales des républiques yougos­laves. Selon cette règle, les frontières internationales des entités sécessionnistes sont calquées sur les anciennes limites administratives, mais seulement une fois que les entités sécessionnistes ont été « reconnues comme sujets du droit international »

(Levrat, 1999, p. 336, 339) et s’il n’existe pas d’accord contraire entre les nou­veaux États sur leurs délimitations territoriales (Cot, 1999, p. 26). Le jour où la Commission Badinter invoque l’application de l’uti possidetis juris (dans son opi­nion n° 3 du 11 janvier 1992), les Républiques de Bosnie, du Monténégro et de la Serbie n’ont pas encore le statut de nouveaux États[29]. La règle de l’uti possidetis juris n’aurait donc pas dû être appliquée par la Commission, et la délimitation territo­riale entre la Bosnie et ces deux républiques limitrophes aurait dû être déterminée une fois seulement que les entités sécessionnistes seraient devenues des États et seraient donc en mesure de négocier un accord sur leurs frontières respectives.

Malgré cette erreur de la Commission – qui a fait l’objet de critiques, tant du point de vue juridique[30] que du point de vue politique[31] -, la communauté internationale accepte l’application de l’uti possidetis juris sans envisager une autre solution pour les frontières internationales des nouvelles républiques[32]. La décision de la communauté internationale de calquer les frontières internationales des répu­bliques sur les frontières administratives est-elle pour autant totalement arbitraire ? En réalité, les limites administratives de la Bosnie ont une certaine légitimité his­torique, et la décision de la communauté internationale de transformer les limites administratives des républiques en frontières internationales n’est pas entièrement sans bien-fondé.

Historique de l’autonomie et des frontières de la Bosnie

La date de l’émergence d’un État bosnien est polémique, mais les récits histo­riques semblent indiquer que la Bosnie devient un État indépendant (sous l’autorité de son propre souverain, un « ban[33] ») vers la deuxième moitié du XIIe siècle.

La Bosnie médiévale : un État autonome avec des frontières graduellement élargies

Jusqu’à cette période, le territoire bosnien est sous le contrôle des princes de Croatie (de la fin du IXe au milieu du Xe siècle), puis de Serbie (excepté l’Herzé­govine qui se trouve sous la domination de l’Empire byzantin). Bien que les bans bosniens restent des vassaux de la couronne de Hongrie tout au long du Moyen Age, ils disposent d’une grande autonomie. Depuis le règne du ban Tvrtko, à partir du milieu du XIVe siècle, la Bosnie possède même ses propres institutions étatiques, y compris un Parlement. C’est pourquoi la Bosnie médiévale est souvent considérée comme un royaume indépendant.

À la fin du XIIe siècle, les frontières de l’État médiéval de Bosnie incluent seu­lement la « Bosnie propre », un territoire couvrant la vallée du fleuve Bosna et la partie sud du fleuve Vrbas[34]. Elle ne comprend pas l’Herzégovine, appelée à cette époque « Hum ». Cependant, sous le règne du ban Tvrtko (1353-1391), les fron­tières de l’État bosnien s’étendent considérablement, pour inclure le territoire de la Bosnie-Herzégovine contemporaine (excepté la Cazinska Krajina, qui demeure un territoire croate jusqu’à la conquête ottomane du XVe siècle), ainsi que le territoire du Sandjak de Novi Pazar, qui se trouve aujourd’hui à cheval entre le Monténégro et la Serbie. Les bans qui succèdent à Tvrtko ne détiennent pas une autorité aus­si forte que lui. Les magnats locaux prennent alors le pouvoir et se disputent le contrôle de la Bosnie jusqu’à ce qu’elle soit occupée par les Ottomans à partir de 1463. En 1482, l’Herzégovine tombe aux mains des Ottomans[35].

La Bosnie sous l’Empire ottoman et austro-hongrois : une perte d’autonomie mais une intégrité territoriale préservée

La Bosnie perd son autonomie à partir de l’occupation ottomane, mais les Ottomans incorporent l’intégralité du territoire de l’État de Bosnie à leur empire, sans le diviser. La Bosnie peut ainsi maintenir son nom et son intégrité territoriale. Les Ottomans établissent des sandjak (des unités territoriales administratives) sur le territoire de la Bosnie et, en 1580, créent un eyalet (division administrative regrou­pant les sandjak) propre à la Bosnie, appelé « elayet [ou vilayet] de Bosnie ». Durant les trois cents ans d’occupation ottomane, l’elayet de Bosnie comprend entre cinq et huit Sandjak, en fonction des conquêtes ou pertes territoriales ottomanes[36].

À la suite du traité de Berlin, la Bosnie-Herzégovine est occupée (de 1878 à 1908) puis annexée par l’Autriche-Hongrie (de 1908 à 1918). Les Austro-Hongrois préser­vent la structure administrative de la Bosnie ottomane : Xelayet de Bosnie devient un Reichsland et les six sandjak la comprenant, des Kreise (en serbo-croate, des okruzi ou okrug) (Hoare, 2007, p. 40, 72)[37]. La frontière est de la Bosnie est légèrement modi­fiée : elle est le résultat de la conquête monténégrine d’une partie de l’Herzégovine de l’Est (aux environs de Niksic en 1876-1878), et de la séparation administrative du sandjak de Novi Pazar de Xelayet de Bosnie en 1877 (Mudry, 1999, p. 108).

La Bosnie au sein du royaume yougoslave et sous occupation nazie : un territoire entre continuité et ruptures

À la veille de la création de la première Yougoslavie (le « royaume des Serbes, Croates et Slovènes ») en 1918, la Serbie tente d’annexer la Bosnie à son territoire, mais en vain. Durant les onze premières années de l’existence de la première Yougoslavie, l’autonomie territoriale de la Bosnie est assurée, puis, à partir de 1929, le territoire de la Bosnie est démembré plusieurs fois. Une première fois, lorsque le territoire de la Yougoslavie (renommée le « royaume de Yougoslavie ») est réorganisé en neuf provinces (banovine) par le roi Aleksandar le 3 octobre 1929, la Bosnie se retrouve partitionnée en quatre banovine (Klemencic, 1994, p. 13-15). Une deuxième fois, en 1939, lorsque l’accord Cvetkovic-Macek, appelé « Sporazum » (un accord entre le Premier ministre serbe de Yougoslavie, Dragisa Cvetkovic, et Vladko Macek, le dirigeant du Parti paysan croate), établit, au sein du royaume de Yougoslavie, une province croate autonome dont les limites incluent une partie du territoire de la Bosnie[38].

En avril 1941, le territoire de la Bosnie est divisé une troisième fois, lors de l’occupation de la Yougoslavie par les nazis. La Croatie et la Bosnie sont alors incor­porées dans un nouvel État fantoche appelé l’« État indépendant croate » (NDH, Nezavisna Drzava Hrvatska), proclamé le 10 avril 1941 et dirigé par un régime oustachi collaborant avec les nazis. Le territoire du NDH est divisé en 22 unités administratives. Ce régime désire effacer les frontières historiques entre la Bosnie et la Croatie, et faciliter l’assimilation de la Bosnie au NDH. Dans ce dessein, plu­sieurs unités administratives se retrouvent à cheval sur les territoires de la Bosnie et la Croatie (Hoare, 2007, p. 199-200).

L’ancienneté des frontières de la République de Bosnie donne-t-elle une légitimité aux frontières actuelles ?

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, après plusieurs tentatives des Oustachi croates et des Tchetnik serbes pour s’approprier une partie du territoire bosnien, les communistes au pouvoir (issus du mouvement des Partisans de Tito) décident de faire de la Bosnie une république à part entière. Ils rétablissent les limites administratives internes[39] et externes[40] de la Bosnie héritées de l’Empire ottoman par les Austro-Hongrois et démantelées de 1929 à 1945. Depuis 1992, ce sont ces mêmes limites externes qui servent de frontières internationales à la Bosnie[41].

Ces limites étant anciennes, elles donnent une légitimité historique au tracé ac­tuel des frontières internationales de la Bosnie et permettent d’argumenter que ces frontières n’ont pas été choisies entièrement d’une façon arbitraire. Cependant, la préexistence ou l’ancienneté des limites de la Bosnie n’apportent pas de justification à l’indépendance de cet État car, durant la plus grande partie de l’existence de ces li­mites, celles-ci englobaient un territoire administratif, non autonome, mais dépen­dant d’un autre État. En effet, mis à part de courtes périodes au Moyen Age durant lesquelles la Bosnie a eu un certain degré d’indépendance, la Bosnie a traditionnel­lement fait partie d’autres empires ou États : le royaume de Serbie, le royaume de Croatie, l’Empire ottoman, l’Autriche-Hongrie, le NDH et la Yougoslavie.

Étant donné les courtes périodes d’indépendance de cet État, on peut se de­mander si ses habitants ont pu former une identité bosnienne commune et s’ils s’identifient aujourd’hui à un État bosnien. L’identité des habitants de la Bosnie est-elle aujourd’hui fondée sur le territoire ou plutôt sur l’ethnicité ou la nation ?

L’origine et la formation des identités bosniennes

Les identités nationales actuelles de la Bosnie ne correspondent pas aux iden­tités ethniques qui ont existé au Moyen Age (ou auparavant) car les quatre siècles d’occupation ottomane ont radicalement changé le caractère ethnique et religieux de la Bosnie. S’il est vrai que l’ethnicité diverse de la population contemporaine de la Bosnie est en partie le résultat de mélanges ethniques importants de populations durant le Moyen Age, cette mixité ethnique médiévale n’a aucun rapport avec les identités nationales d’aujourd’hui.

Les Illyriens[42] ou Valaques semblent être les premiers habitants du territoire qui constitue aujourd’hui la Bosnie. Ensuite, à la fin du VIe et au début du VIIe siècle, les Slaves[43] s’y installent (Mudry, 1999, p. 20). Après l’invasion des Slaves, les Croates et Serbes envahissent les Balkans dans le deuxième quart du VIIe siècle[44].

La formation d’identités fondées sur l’appartenance religieuse

Au Moyen Age, la population bosnienne est chrétienne. Alors que la plupart des Bosniens sont des catholiques romains, il existe aussi une Église orthodoxe orientale et une Église locale bosnienne chrétienne. À partir de 1463, lors de l’occupation ottomane de la Bosnie, de nombreux Bosniens abandonnent la religion chrétienne pour se convertir à l’islam. L’islamisation de la Bosnie est facilitée par la structure faible des trois Églises chrétiennes bosniennes et les avantages socio-économiques et légaux octroyés aux Musulmans par le système ottoman (Malcolm, 1996, p. 56­57 ; Fine, 1975, p. 382, 387). De plus, toujours durant cette occupation ottomane et avant le XVIIIe siècle, un nombre important de catholiques se convertissent à l’or­thodoxie à cause de la forte discrimination des Ottomans envers les catholiques et leur relative tolérance envers les orthodoxes (Malcolm, 1996, p. 70-71)[45]. Enfin, un grand nombre de personnes de religion et d’ethnicité diverses émigrent en Bosnie durant l’occupation ottomane[46].

Ainsi, durant l’Empire ottoman, à cause des nombreuses conversions religieuses et de l’importante immigration en Bosnie, les mélanges ethniques au sein des communautés religieuses sont considérables. La division de la société bosnienne contemporaine en trois groupes nationaux ne s’est pas fondée sur l’ethnicité d’ori­gine, car la société bosnienne n’était pas divisée suivant des critères ethniques, étant

donné la diversité ethnique de la population[47]. C’est en fait la division de la so­ciété bosnienne en communautés religieuses conçues par l’Empire ottoman qui est à l’origine de la formation des identités nationales. En effet, à partir de 1463, les Ottomans créent un système (appelé le millet) où chaque communauté reli­gieuse est autonome et responsable de ses affaires religieuses. Certes, les différentes communautés religieuses, y compris les Musulmans, se révoltent contre l’occupant ottoman. Mais les différents groupes religieux ne se rassemblent généralement pas dans un combat commun contre l’occupant car ils ont des intérêts relativement dif­férents, étant donné la place sociale inférieure qu’occupent les chrétiens par rapport à celle des Musulmans, favorisés par l’Empire ottoman.

Le passage d’une identité religieuse à une identité nationale

Jusqu’à ce que des mouvements politiques autonomistes ou nationalistes rem­placent, au XIXe siècle, les mouvements religieux qui s’étaient révoltés contre l’oc­cupant étranger (l’Empire ottoman, puis l’Autriche-Hongrie), l’identification des habitants uniquement par la religion perdure. C’est durant la période habsbour­geoise que se forment les mouvements politiques nationaux en Bosnie. Dans le dessein de contrôler les populations musulmanes et orthodoxes, l’Autriche-Hongrie (catholique) supprime l’autonomie religieuse dont les Musulmans et orthodoxes ont joui sous l’Empire ottoman. Dans les années 1880, en réponse, les Musulmans et orthodoxes se rebellent et lancent deux mouvements distincts pour la défense de leurs droits religieux respectifs. Puis, après avoir obtenu une plus grande autonomie religieuse, les mouvements religieux orthodoxes et musulmans se concentrent sur leurs droits politiques et civiques (1905-1909) et se transforment en partis poli­tiques, en même temps que s’établissent des sociétés et organisations culturelles et éducatives serbes, croates et musulmanes.

À la même période, mais dès les années 1860, des Serbes de Serbie émigrent en Bosnie et fondent une société serbe dans le dessein d’inculquer une conscience nationale serbe parmi la population bosnienne orthodoxe. De même, des Croates de Croatie arrivent en Bosnie dans les années 1860 afin d’inculquer une identité nationale croate parmi les catholiques de Bosnie. Les organisations culturelles na­tionales deviennent les principaux promoteurs des identités nationales en Bosnie-Herzégovine.

La religion, et non l’ethnicité, comme fondement des identités nationales contemporaines

Ainsi, à la fin du XIXe siècle et début du XXe siècle, lorsque les chrétiens bosniens commencent à se faire appeler « Croates » ou « Serbes », c’est pour s’identifier à leurs voisins de Croatie et Serbie sur la base de la religion : ils sont catholiques, comme les Croates de Croatie, ou orthodoxes, comme les Serbes de Serbie. La religion, et non l’ethnicité, est donc le fondement des identités nationales serbe et croate en Bosnie. Cette identification nationalo-religieuse perdure à ce jour : les Bosniens qui se déclarent « Serbes » aujourd’hui sont généralement orthodoxes, et ceux qui s’identifient à la nation croate sont généralement catholiques. Ceux-ci peuvent avoir, parmi leurs ancêtres, des Serbes ou Croates venus s’installer en Bosnie vers le VIIe siècle, mais leur identité nationale est en fait fondée sur la religion.

Quant aux Bosniens qui se déclarent aujourd’hui « Bosniaques » (ou de na­tionalité « musulmane »), leur identité nationale s’est formée, à la fin du règne de l’Empire austro-hongrois sur la Bosnie, en réaction aux révoltes des paysans orthodoxes contre les Musulmans. En effet, juste avant la proclamation de la pre­mière Yougoslavie (le royaume des Serbes, Croates et Slovènes) en 1918, les pay­sans bosniens serbes s’en prennent à la population musulmane tout entière, et pas seulement aux propriétaires terriens musulmans qui ont exploités les paysans or­thodoxes depuis l’Empire ottoman[48]. Auparavant, des clivages sociaux et écono­miques divisaient la communauté musulmane de Bosnie ; mais les exactions sans discrimination des Serbes envers les Musulmans provoquent le rassemblement des Musulmans, quelle que soit leur catégorie sociale, dans un mouvement politique national pour la défense de leur communauté.

La prépondérance des identités nationales sur les identités territoriales perdure

Au sein de la première Yougoslavie (1918-1941), l’hégémonie serbe accentue les divisions entre communautés. La domination des Serbes dans l’administration bosnienne crée notamment de la rancœur au sein des communautés croate et mu­sulmane de Bosnie. Durant la Seconde Guerre mondiale, les Musulmans, Serbes et Croates s’entretuent. En effet, parallèlement à la guerre de libération contre l’oc­cupant nazi, une guerre civile éclate entre les trois communautés pour le contrôle politique de la Yougoslavie. Le gouvernement fasciste du NDH, soutenu par les Croates oustachi et par certains Musulmans, massacre et interne dans des camps de concentration de nombreux Serbes et, dans une moindre mesure, les Musulmans. Les Tchetnik serbes, qui désirent rétablir la monarchie yougoslave à domination serbe de l’entre-deux-guerres, perpétuent de graves exactions contre les Croates et les Musulmans. Cette période noire de la Yougoslavie laisse de graves séquelles dans la mémoire collective de chacun des groupes nationaux.

Dans les années 1960, Tito lance le concept d’une identité commune à tous les groupes de la Yougoslavie et inclut pour la première fois la catégorie « nationalité yougoslave » dans les recensements. Puis cette idée est rapidement abandonnée car les identités nationales sont trop ancrées pour pouvoir être rassemblées sous une seule et unique nationalité yougoslave. Avant la guerre de 1991, le même phéno­mène existe à l’échelle de la Bosnie : malgré l’enchevêtrement des populations dans cette république, une identité bosnienne, attachée au territoire, n’existe pas. Les identités nationales, dont les fondements sont, comme nous l’avons vu, religieux, sont prépondérantes.

Puis les trois ans de guerre en Bosnie renforcent les divisions entre groupes nationaux à cause de la purification « ethnique », que l’on devrait plutôt appeler « purification nationale » puisque les groupes nationaux ne sont pas divisés sur une base ethnique, pratiquée sur le sol bosnien. Il n’est donc pas surprenant que, plus de quinze ans après les Accords de paix de Dayton, les divisions nationales persistent en Bosnie. L’indépendance de la Bosnie ne peut donc pas aujourd’hui être justifiée par une identité bosnienne unique et commune à tous les Bosniens, puisque celle-ci n’existe pas.

Aussi la Bosnie, qui a maintenu son intégrité territoriale depuis les Accords de paix de 1995 uniquement grâce au protectorat mis en place par la communauté in­ternationale, ne survivra pas comme État unitaire si la communauté internationale quitte le pays. Le pays est divisé en deux entités, la République serbe et la Fédération croato-musulmane. Le gouvernement central est faible et n’a guère de pouvoir sur les entités, qui détiennent chacune des prérogatives proches de celles d’un État sou­verain (elles ont notamment leurs propres gouvernement et Parlement). L’une des deux entités, la République serbe, menace de faire sécession depuis que la Bosnie a été reconnue comme État indépendant. Depuis les Accords de paix de 1995, prati­quement toutes les élections ont vu la victoire des nationalistes prônant la division ethnique et politique du pays.

Il reste néanmoins l’espoir d’une solution qui pourrait garantir le maintien de l’unité politique et territoriale de la Bosnie : l’intégration à l’Union européenne. Non seulement parce que la candidature de la Bosnie à l’Union européenne néces­site la diminution des prérogatives des entités au profit d’un gouvernement central plus fort, mais aussi parce que l’intégration de la Bosnie à un plus grand ensemble comprenant la Serbie et la Croatie permettrait aux Serbes et aux Croates d’être réu­nis à nouveau. En rendant les frontières de la Bosnie moins essentielles, les Serbes et Croates pourraient alors mieux les accepter.

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[1]Jusqu’aux Accords de paix de Dayton (novembre 1995), les Bosniaques étaient officiellement appelés « Musulmans ».

[2]Rappelons que cette dernière ne prend le nom d’Union européenne qu’après l’approbation du traité de Maastricht de 1992. Cf. Dumont et Verluise, 2009.

[3]Tito avait institué un système de représentation paritaire pour les huit unités fédérales (six républiques et deux provinces) et leurs représentants dans les institutions fédérales.

[4]Ils prennent notamment le contrôle de l’armée yougoslave, la JNA, en tant que commandant suprême, un rôle qui devait normalement appartenir aux huit membres de la présidence.

[5]Principe selon lequel les républiques riches devaient aider les républiques pauvres par le biais de transferts de fonds effectués par le gouvernement central (Brossard et Vidal, 2001, p. 55-56). À partir de 1965, Tito avait également créé un Fonds de développement fédéral pour subventionner les investissements dans les régions les moins développées (Krulic, 1998, p. 139). Ainsi, la Slovénie, ainsi que la Croatie, les républiques les plus développées de l’ancienne Yougoslavie, ne voulaient plus d’un système où elles apportaient un large soutien financier au budget fédéral pour le développement des régions du Sud plus pauvres (Poulton, 1993, p. 35 ; Brossard et Vidal, 2001, p. 55).

[6]En effet, durant le printemps 1991, Izetbegovic tente de convaincre la Slovénie et la Croatie qu’un compromis entre leurs positions et celles des Serbes peut être trouvé en proposant une structure asymétrique pour la Yougoslavie : dans ce cadre institutionnel atypique, la Croatie et la Slovénie auraient des liens de type confédéral avec la Yougoslavie qui resterait une fédération, mais composée de quatre républiques souveraines (Delcourt, 2003, p. 72).

[7]Conformément aux lois de la géopolitique des populations : cf. Dumont, 2007.

[8]Selon le recensement de 1921, sur un total de 12 017 323 habitants en Yougoslavie, les trois groupes les plus nombreux étaient : 38,8 % de Serbes orthodoxes, 23,8 % de Croates catholiques et 8,5 % de Slovènes catholiques (Banac, 1984, p. 58).

[9]Par exemple, les Musulmans ont voté en faveur de la Constitution centralisatrice élaborée par les Serbes en 1921 (la « Constitution de Vivovdan ») en échange de plusieurs faveurs de la part du gouvernement, y compris la préservation de l’intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine.

[10]En 1991, avant le départ de la Croatie et de la Slovénie de la Yougoslavie, les Serbes représentaient 36,2 % de toute la population de la Yougoslavie, les Croates 19,7 % et les Musulmans 10 %. Sans la Croatie et la Slovénie, la proportion des Serbes dans la population yougoslave était encore plus importante, atteignant presque la majorité (47 %).

[11]Les Albanais et les Turcs de Yougoslavie, bien qu’ils soient musulmans, ne sont pas inclus dans cette catégorie car ils ne sont pas considérés comme slaves.

[12]Le recensement de 1948 est le premier recensement à indiquer l’ethnicité ou la nationalité de la population (avant cette date, seule l’appartenance confessionnelle est recensée). Cependant, il est possible d’analyser l’évolution de la structure communautaire de la population bosnienne depuis le milieu du xixe siècle. En effet, même si les catégories religieuse et nationale ne coïncident pas exactement (il existe en effet des minorités orthodoxes non serbes, comme les Monténégrins et Macédoniens, des minorités catholiques non croates, comme les Slovènes et les Tchèques, et des minorités musulmanes non slaves, comme les Albanais et Turcs), la grande majorité de la population catholique se considère croate et la grande majorité de la population orthodoxe se considère serbe dès la fin du xixe siècle. Enfin, la grande majorité des Musulmans de Bosnie sont des Musulmans slaves.

[13]La Seconde Yougoslavie est formée en 1943 par les Partisans, un mouvement de libération dirigé par le maréchal Tito.

[14]La part de la population musulmane slave était tout aussi importante que celle de la population macédonienne dans la population totale de la Yougoslavie selon le recensement de 1948 (chacune représentait 5,1 % de la population totale). Les Musulmans étaient presque deux fois plus nombreux que les Monténégrins (représentant seulement 2,7 % de la population yougoslave en 1948) qui, eux, avaient été reconnus comme une nation constitutive yougoslave.

[15]Ce changement de position fait partie d’un changement général de la politique du gouvernement communiste en direction d’une décentralisation du pouvoir fédéral et d’une augmentation du pouvoir des républiques au début des années 1970. La reconnaissance d’une individualité musulmane cadre en effet parfaitement avec les efforts de décentralisation des libéraux : en reconnaissant les Musulmans comme une nation, les libéraux diminuent l’hégémonie serbe en Bosnie et redonnent à la Bosnie une place plus autonome au sein de la Yougoslavie. De plus, au début des années 1970, les communistes commencent à réaliser que leur politique d’assimilation des Musulmans aux autres nations yougoslaves ne fonctionne pas car un grand nombre de Musulmans de Bosnie ne se sont déclarés ni serbes, ni croates aux recensements précédents. Enfin, le rôle grandissant des Musulmans dans les affaires étrangères de la Yougoslavie, lorsque celle-ci se retrouve à la tête du Mouvement des non-alignés en 1961, peut également expliquer pourquoi le gouvernement yougoslave désire accorder une place institutionnelle plus importante aux Musulmans au sein de la Yougoslavie. Étant donné la religion musulmane de la plupart des pays non alignés, il est devenu avantageux pour la Yougoslavie de se présenter comme le « second pays musulman en Europe […] après la Turquie » dans les années 1960 (Friedman, 1996, p. 167).

[16]En application de ce que Gérard-François Dumont appelle la « loi du différentiel ». Cf. Dumont, op. cit., 2007.

[17]La Commission confirme cette position dans son avis n° 11 du 16 juillet 1993, lorsqu’elle reconnaît que la Yougoslavie était déjà engagée dans un processus de dissolution le 29 novembre 1991, c’est-à-dire avant la déclaration d’indépendance de la République de Bosnie.

[18]Voir par exemple, Radan, 2003, p. 210-215. Certains experts affirment que les critères utilisés par la Commission Badinter (comme le manque de fonctionnement des institutions de la Yougoslavie, la perte de contrôle de la Yougoslavie sur une partie de son territoire et de sa population – sur celle des républiques ayant réclamé l’indépendance) pour juger de la dissolution de la Yougoslavie étaient erronés. Cf. Levrat, 1999, p. 345 ; Kohen, 1999, p. 369­370 ; Bùhler, 2000, p. 308-309. Kohen fait allusion aux cas de l’Allemagne, la Turquie et la Pologne, des pays qui n’ont jamais été considérés dissous bien qu’ils aient perdu une partie de leur population et de leur territoire (Kohen, 1999, p. 369-370).

[19]La reconnaissance est un acte politique qui n’est pas réglementé par le droit international. En outre, en dehors des situations de décolonisation, il n’existe pas de droit à la sécession dans les textes internationaux. Il faut alors rechercher l’existence implicite d’un droit à la sécession et à la reconnaissance dans le droit coutumier, c’est-à-dire dans la pratique et les comportements des États ou des organisations internationales.

[20]La sécession du Bangladesh du territoire du Pakistan en 1971 semble être le seul exemple de sécession remède jusqu’à ce jour. La sécession du Bangladesh a été justifiée par le fait que la population bengalie fut la victime de discriminations politiques et d’abus flagrants des droits de l’homme (Tancredi, 2006, p. 179).

[21]Un gouvernement souverain est un gouvernement capable d’avoir des relations avec les autres États et qui n’a au-dessus de lui aucune autre autorité que celle du droit international (Christakis, 2006, p. 145). Ces critères proviennent des trois conditions posées par l’article 1 de la Convention de Montevideo de 1933 sur les droits et les devoirs des États, à savoir disposer d’une « population permanente », d’un « territoire défini » et d’un « gouvernement souverain» (Christakis, 1999, p. 84-85).

[22]La non-reconnaissance d’un État créé par la force ou la violence provient de la « doctrine Stimson » selon laquelle un État fondé sur l’usage illégal de la force ne sera pas reconnu. Henry Stimson (1867-1950) fut le secrétaire de la Guerre des présidents américains Taft et Roosevelt, ainsi que le secrétaire d’État du président Hoover (O’Brien, 2001, p. 184). En accord avec cette doctrine, les Nations unies ont ordonné aux États de ne pas reconnaître la République turque du Nord de Chypre (malgré son effectivité incontestable sur la partie nord de l’île de Chypre), ainsi que les entités sécessionnistes qui se sont créées sur la base d’une discrimination raciale systématique, comme les États bantoustans d’Afrique du Sud (Dugard et Raic, 2006, p. 101).

[23]Les cas tels que le Nagorno-Karabakh, l’Abkhazie et la Tchétchénie, où la population fut persécutée par l’État parent, montrent que les États refusent de reconnaître des sécessions unilatérales, même en cas de violations flagrantes de droits de l’homme (Corten, 2006, p. 243).

[24]Avis n° 4 du11 janvier 1992, Revue générale de droit international public (RGDIP), 1993, p. 564-567.

[25]Selon le Dictionnaire de droit international public, la « reconnaissance prématurée » suppose que l’entité reconnue ne réunisse pas (encore), au moment de la reconnaissance, les éléments constitutifs de l’État (Salmon, 2001, p. 948).

[26]Par exemple, dans une déclaration du 27 août 1991, la Communauté européenne et ses États membres déplorent l’« usage illégal des forces sous [le] commandement de la présidence fédérale […] », Delcourt, 2003, p. 97.

[27]Voir l’article 2 § 4 de la Charte des Nations unies et le principe II de l’Acte final d’Helsinki.

[28]Christakis, 1999, p. 254-55. Les cas de tentative de sécession de la Tchétchénie et des Kurdes en Turquie sont parlants. En novembre 1994, les Européens considèrent que l’intervention de la Fédération russe (par l’emploi de la force armée) est légitime en Tchétchénie pour protéger son intégrité territoriale. Malgré les similarités de la situation de la Fédération russe avec celle de la Yougoslavie, les Européens n’ont ni condamné l’usage de la force par l’armée russe, ni reconnu la République tchétchène. Les revendications sécessionnistes kurdes sont un autre exemple montrant que la communauté internationale (et en particulier les Européens) pense que l’emploi de la force par les autorités centrales (l’État turc) est légitime (Delcourt, 2003, p. 255-256).

[29]La Commission constatera elle-même que ces républiques sont devenues des États le jour de leur déclaration d’indépendance (la République de Bosnie, le 6 mars 1992, et la République fédérale de Yougoslavie – comprenant à l’époque la Serbie et le Monténégro -, le 27 avril 1992). Avis n° 11 du 16 juillet 1996, Revue générale de droit international public (RGDIP), 1993, p. 1102-1105.

[30]Voir par exemple Perazic, 1995, p. 1301-1331 ; Craven, 1996, p. 388 ; Christakis, 1996,

  1. 69.

[31]En effet, l’application de l’uti possidetis juris – qui soi-disant a des vertus « stabilisatrices » (Levrat, 1999, p. 337) – n’a pas eu les effets escomptés dans le cas de la Bosnie, puisque la guerre a commencé sur son territoire quelques semaines après que les limites administratives de la Bosnie furent reconnues comme des frontières internationales.

[32]En juillet 1991, la présidence néerlandaise de la CE suggère pourtant aux États membres d’explorer la voie d’une modification des frontières internes qui résulterait d’un accord entre les parties (Delcourt, 1999, p. 62). Cependant, on est en droit de se demander quelles auraient été les alternatives. Tracer des frontières internationales suivant les frontières ethniques et donner les territoires bosniens à majorité serbe à la Serbie et les territoires à majorité croate à la Croatie ? Cette solution paraissait difficile, étant donné l’enchevêtrement des populations serbes, croates et musulmanes en Bosnie. En effet, les territoires de la Bosnie contigus à la Serbie et à la Croatie n’étaient pas ethniquement homogènes en 1992, avant le début de la guerre en Bosnie.

[33]Un « ban » est un gouverneur d’une province (une banovine) ou d’une principauté, nomme par un roi.

[34]Cf. Hoare, 2007, carte p. 36.

[35]Hoare, 2007, p. 35-37.

[36]Cf. Hoare, 2007, carte p. 40. Les limites de Xelayet de Bosnie sont en effet légèrement modifiées durant le règne de l’Empire ottoman. En 1592, après la conquête de la Cazinska Krajina par les Ottomans, Xelayet de Bosnie comprend huit Sandjak. Les limites de Xelayet englobent à ce moment-là un territoire encore plus large que celui du royaume de Bosnie sous Tvrtko. Apres la défaite des Ottomans dans la guerre de Vienne en 1699, Xelayet de Bosnie n’inclut plus que cinq sandjak : ceux de Bosnie, d’Herzégovine, de Zvornik, de Klis et celui de Bihac qui est ensuite dissous peu après 1699 pour être inclus dans le sandjak de Bosnie. Puis les guerres de 1714 à 1739 avec Venise et l’Autriche permettent à la Bosnie d’acquérir deux petits territoires (Neum et Sutorina) le long de la côte adriatique, cédés par la République de Dubrovnik à la Bosnie en 1718 pour jouer un rôle de tampon contre les Vénitiens. En 1756, des territoires se trouvant aujourd’hui au Monténégro sont également cédés à Xelayet de Bosnie (mais celui-ci perd les territoires de Cetin, Lapac et Srb, donnés à l’Autriche en 1788-1791). En 1832-1833, la frontière orientale de la Bosnie est modifiée lorsque des territoires de l’Est sont cédés à la nouvelle principauté de Serbie. En 1833, l’Herzégovine devient un elayet distinct et est séparé de Xelayet de Bosnie. En 1865, les elayet de Bosnie et d’Herzégovine sont réunifiés, puis à nouveau séparés en 1875 et réunifiés une bonne fois pour toutes en 1877. Cf. Hoare, 2007, p. 38-39.

[37]Ces six sandjak se sont formés autour des six villes suivantes : Sarajevo, Banja Luka, Mostar, Tuzla, Travnik, Bihac. Cf. Hoare, 2007, p. 39.

[38]Cf. Klemencic, 1994, figure 6, p. 14 ; Tomic, 1998, p. 90.

[39]Le 7 décembre 1945, cinq okrug (ceux de Sarajevo, Banja Luka, Tuzla, Travnik et Bihac) et un oblast (de Mostar, Herzégovine) sont rétablis. Quelques mois plus tard, Xokrug de Doboj (dont le territoire appartient à la fois aux okrug de Banja Luka, Tuzla et Sarajevo) est créé. Cf. Hoare, 2007, p. 299-300.

[40]Cependant, la Bosnie perd l’un des deux débouchés sur la mer Adriatique qui lui ont été octroyés par la République de Dubrovnik en 1718. Durant le régime yougoslave de l’entre-deux-guerres, le territoire de Sutorina a en effet été inclus dans la municipalité monténégrine d’Herceg Novi. En juillet 1944, lors de la troisième session de l’Assemblée antifasciste monténégrine de la libération du peuple, les communistes monténégrins décident unilatéralement d’incorporer cette bande de terre au Monténégro. Cf. Hoare, 2007, p. 300 ; Batakovic, 2005, p. 347.

[41]Cf. Hoare, 2007, carte p. 312.

[42]On appelait « illyriennes » les populations autochtones et les peuples de souche indo­européenne (venant d’Eurasie) qui s’étaient installés dans l’Ouest des Balkans durant l’âge du

bronze. Cf. Mudry, 1999, p. 14.

[43]Les Slaves sont également des Indo-Européens. Cf. Mudry, 1999, p. 14.

[44]D’après l’empereur byzantin Constantin Porphyrogénète, les peuples croate et serbe proviendraient en partie de la « Croatie blanche, au nord des Carpates (précisément dans la région de Cracovie) », et de la « Serbie blanche, au nord de la Bohême », mais, pour d’autres, « ils auraient été des Iraniens Sarmates, plus précisément des Alains » (Mudry, 1999, p. 21).

[45]Les Ottomans désapprouvent le catholicisme car c’est la religion de leurs principaux ennemis, les Autrichiens, et acceptent l’Église orthodoxe car ils peuvent la contrôler par le biais de son patriarche siégeant à Constantinople.

[46]Les Ottomans encouragèrent de nombreux Valaques orthodoxes à émigrer en Bosnie. Un grand nombre de Musulmans émigrèrent en Bosnie, à la suite de leur expulsion soit de Hongrie et Croatie après la reconquête autrichienne des terres hongroises et croates à la fin du XVIIe siècle, soit de Serbie après les révoltes serbes de la première moitié du XIXe siècle. Des Musulmans de nationalités différentes, comme les Albanais, Turcs ou Tziganes, s’installent en Bosnie et sont assimilés à la population. Des individus provenant d’autres territoires, comme les Polonais, Allemands, Italiens, Grecs, se convertissent à l’islam. La population catholique est renforcée par l’immigration de catholiques venant de Dubrovnik (Hoare, 2007, p. 43-44).

[47]Par exemple, les Serbes, qui, à partir du VIIe siècle, s’installent en Bosnie, ne donnent pas naissance à une nationalité serbe moderne. Ils se mélangent aux autres populations et n’adoptent pas forcement la religion orthodoxe.

[48]Par exemple, les paysans musulmans furent les victimes de meurtres, vandalisme et usurpation de leurs terres par les paysans serbes et les volontaires de l’armée de Serbie (Hoare, 2007, p. 107).

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