Damas et Téhéran : une alliance de trente ans renforcée et indéfectible ?

Pierre Berthelot

Chercheur associé à l’Institut français d’analyse stratégique ( IFAS ) Enseignant dans divers établissements d’enseignement supérieur (Université Paris II, Faculté Libre de Droit … )

Au moment où LA révolution IRANIENNE célèbre son trentième anniver­saire, il n’est pas inintéressant de s’interroger sur une de ses réussites les plus no­tables, d’un point de vue stratégique : la solidité de son alliance1 avec la Syrie à laquelle tout ou presque semble l’opposer au départ. Si de nombreuses publica­tions traitent des deux autres enjeux décisifs et très médiatisés à propos de l’Iran (le « croissant chiite » et la bombe atomique), celui relatif à l’axe Damas-Téhéran a suscité moins d’analyses à ce jour2. Pourtant, des trois, c’est ce dernier qui est aujourd’hui le plus abouti, le plus conceptualisé, le moins hypothétique et qui à ce titre mérite une évaluation objective et non fantasmée à l’instar des autres questions clef évoquées juste avant. Rappelons préalablement que cette alliance politique est unique en son genre dans la région par sa durée, car s’il existe d’autres pays proche ou moyen-orientaux ayant noué des partenariats privilégiés de longue date, à l’ins­tar d’Israël ou de l’Arabie Saoudite, tous deux avec Washington, ils ne concernent pas deux Etats de la région entre eux. A cet effet, nous rappellerons dans un premier temps la naissance de cette alliance et sa consolidation, puis sa montée en puissance et ses perspectives futures.

Naissance et consolidation

Naissance

En 1979, alors que la plupart des pays arabes, majoritairement sunnites, se montrent inquiets face au potentiel de déstabilisation que représente l’arrivée au pouvoir de Khomeiny, la Syrie, a contrario, apporte son soutien à l’abolition de la monarchie3. Il est vrai que la politique du Shah, malgré une certaine propension à la diffusion de la laïcité, ne convenait guère au régime damascène alors pleinement dans l’orbite soviétique : proximité affichée avec Washington, critiques très nuan­cées sur la politique israélienne, volonté d’apaisement avec l’Irak (signature des accords d’Alger en 1975). En revanche, la Révolution ne cache pas son hostilité à ces trois ennemis de la Syrie. Cependant, tous ces éléments de convergence et de rapprochement4 n’ont constitué qu’un préalable ou des présupposés favorables à la naissance de l’axe syro-iranien, qui ne s’est pleinement déployée qu’à la faveur de trois évènements très rapprochés dans le temps : le traité de paix israélo-égyptien de 1979, l’offensive lancée par Saddam Hussein contre l’Iran en 1980, et l’évolution de la situation libanaise, suite à l’invasion israélienne de 19825.

Avec la signature du traité de paix de 1979 (suite aux accords de Camp David, l’année précédente) entre Israël et l’Egypte, Damas perd son principal partenaire stratégique dans le monde arabe. Le risque étant dès lors d’être pris entre deux feux, avec d’un côté l’Etat hébreu, et de l’autre l’Irak, bien qu’une collusion entre les deux adversaires de Damas n’ait été qu’une hypothèse d’école. Dès lors, l’alliance avec l’Iran garantit dans une certaine mesure à la Syrie une moindre vulnérabilité de son flanc droit, même si elle ne lui permet pas de mener une guerre conventionnelle sur son flanc gauche face à Israël, une option qui n’était possible que dans le cadre d’un partenariat stratégique étroit avec l’Egypte (comme en 1948,1967 et surtout 1973 où elle rencontre plus de succès).

Concernant l’invasion de l’Iran, dans le cadre d’une guerre préventive qui n’était ni la première, ni la dernière qu’allait connaître la région6, la Syrie n’a pas agi direc­tement contre l’Irak, mais a apporté un soutien moral et politique à Téhéran (en particulier au sein d’instances internationales ou régionales comme l’OCI7 ou la Ligue Arabe) lui permettant d’éviter un isolement trop prononcé. Elle lui a aussi fourni des armes, et a autorisé le ravitaillement d’avions iraniens sur son sol. En 1982, la Syrie ferme sa frontière avec l’Irak ainsi que l’oléoduc traversant son terri­toire, obtenant en échange du pétrole iranien à bas prix.

Au Liban8, Téhéran bénéficie de relais importants chez les chiites9, en particu­lier depuis l’avènement au premier plan de l’imam Moussa Sadr10, né en Iran, et qui contribue à donner une orientation plus religieuse aux revendications de cette com­munauté, longtemps tenue à l’écart par le duopole maronito-sunnite qui contrôle l’essentiel de la vie politique libanaise depuis l’indépendance, suscitant les critiques des autres communautés ( chrétiennes, mais aussi druze et chiite ). A la suite à la mystérieuse disparition de Sadr en 1978, c’est Nabih Berri (aujourd’hui inamovible président du Parlement depuis 1992) qui prend le contrôle du mouvement, devenu également une redoutable milice pendant « la guerre civile » qui fait rage de 1975 à 1990. Cependant, celui-ci ne possède pas l’aura quasi-messianique de son prédé­cesseur, il privilégie un positionnement plus laïque et arabe pour sa formation11, et est peu engagé dans la lutte contre les Israéliens, car issu du Sud, il estime que ces derniers peuvent le débarrasser des Palestiniens qui y sont fortement implantés et contribuent à la déstabilisation de sa région d’origine, majoritairement habitée par ses coreligionnaires.

Cette attitude suscite un certain nombre de critiques au sein de la communauté chiite12, et c’est un ensemble de groupes dissidents (dont le mouvement « Amal isla­mique ») qui donneront naissance à son grand rival, le Hezbollah13, qu’il affrontera d’ailleurs par la suite au cours de sanglantes luttes intestines que tentèrent d’éteindre laborieusement leurs parrains respectifs. Mais l’émergence du Hezbollah sera avant tout favorisée par la Révolution iranienne d’une part et l’invasion israélienne de 1982 (qui avait elle-même été précédée d’une incursion plus limitée en 1978)14. La Syrie s’accommode finalement de ce nouveau rapport de force, qu’elle tente de tourner à son avantage, et ne s’oppose pas au « parti de Dieu »15 qui dispose d’un zèle et d’une ferveur sans égale lorsqu’il s’agit de combattre Israël, tout en veillant à ménager Amal16. L’opération « Paix en Galilée » va ainsi contribuer à rapprocher les deux Etats, le Hezbollah pro-iranien permettant de mener une guerre asymé­trique et efficace contre Israël (qui se retire de l’essentiel de ses positions en 1985), Damas ne pouvant plus s’engager dans un conflit de type conventionnel depuis le rapprochement israélo-égyptien, malgré sa volonté de parvenir à une illusoire parité stratégique avec son irréductible ennemi.

Consolidation

La fin de la guerre irano-irakienne au cours de l’été 1988, apparait comme un semi-échec pour l’alliance, puisque si la Révolution islamique ne l’a pas formelle­ment perdu, elle n’a pas réussi à vaincre un Etat trois fois moins étendu et presque trois fois moins peuplé. D’où une vigilance accrue face à Bagdad qui apparait alors comme le plus puissant des Etats arabes, d’un point de vue militaire. Les boule­versements géopolitiques qui surgissent en 1990 (avec d’une part l’effondrement du bloc soviétique et l’invasion du Koweït par Saddam Hussein) ne modifient pas profondément le partenariat stratégique. Avec une extrême habilité, et sans rien cé­der sur l’essentiel (soutien à la cause palestinienne, refus d’une normalisation totale avec Israël, liens étroits avec l’Iran, droit de regard sur le Liban), Hafez Al-Assad, que Kissinger avait surnommé le « Bismarck » du Proche-Orient, va parfaitement comprendre l’intérêt qu’il peut tirer de la nouvelle donne internationale. Conscient qu’il ne peut plus compter sur une protection soviétique, il va très chèrement négo­cier son appui limité (soutien de principe et fermeture de la frontière avec l’Irak) à une coalition internationale emmenée par les Etats-Unis qui écrase rapidement les forces baathistes rivales.

Il ne bascule pas pour autant dans le « camp occidental » et obtient une non ingérence dans ses affaires intérieures, et la consécration de son « rôle spécial » au Liban17 avec le maintien de 30 000 hommes au pays du Cèdre. De plus, la dispa­rition de l’URSS conforte sa volonté de conserver un partenaire d’envergure dans la région, avec lequel il est en osmose lorsqu’il s’agit de soutenir le Hezbollah18 qui ne cesse de harceler avec succès Israël au pays du Cèdre. Damas propose l’arrêt des attaques de la formation chiite, en échange d’un retrait du Sud-Liban et surtout du plateau du Golan, occupé depuis 1967. Mais les négociations échouent, de peu semble-t-il, en 2000, juste avant la mort de Hafez Al Assad, ce qui provoque un retrait unilatéral israélien, censé affaiblir les marges de manœuvres syriennes, qui n’a officiellement plus de réelle raison de rester au Liban. Cet événement est un succès pour le Hezbollah et l’Iran, mais a un gout amer pour le régime damascène, qui a perdu une monnaie d’échange primordiale, ce qui suffit à démontrer l’absence d’une convergence stratégique systématique entre les deux alliés.

La montée en puissance de l’alliance et ses perspectives futures

Une montée en puissance récente et progressive

L’arrivée d’une nouvelle administration, républicaine, en janvier 2001, mais surtout les attaques terroristes du 11 septembre la même année, vont contribuer à aggraver les contentieux latents entre les américains et l’axe syro-iranien, et re­modeler en profondeur la face du Proche et du Moyen-Orient. Dans un premier temps, la méfiance puis la colère des Iraniens vont se renforcer, puisqu’ils s’estiment injustement récompensés de leurs efforts en Afghanistan, où ils ont contribué à l’affaiblissement des Talibans en ne leur apportant pas le moindre soutien, et au niveau interne dans la mesure où les plus hauts dignitaires ne se sont pas opposés à l’élection du modéré Khatami, un geste qui s’est révélé inutile puisque l’Iran a été finalement classé dans « l’axe du mal » au côté de l’Irak et de la Corée du Nord19. Les menaces communes vont amener le partenariat syro-iranien à faire bloc20 sur un certain nombre de dossiers (Irak, Liban, Palestine) sur lesquels ils ont pu apparaitre en difficulté dans un premier temps.

En Irak, l’effondrement rapide du régime de Saddam Hussein a surpris et pro­bablement inquiété les deux alliés, d’autant plus qu’il s’est traduit par l’émergence d’un sunnisme extrémiste puissant jusque là quasiment absent du territoire irakien, vouant aux gémonies les chiites et faisant peser une menace de contagion aux portes de la Syrie21. Ensuite, la direction du pays est dans un premier temps confiée soit directement aux américains (avec Paul Bremer), soit à des chiites qui évoluent dans leur mouvance (Iyad Alaoui), puisque le nouveau système politique prévoit l’ins­tauration du confessionnalisme politique, avec un pouvoir exécutif concentré dans les mains du chef du gouvernement22, comme au Liban. Mais progressivement, les Etats-Unis sont obligés de lâcher du lest face à leur incapacité à stabiliser la situation. Le poste de Premier ministre va désormais être occupé par des chiites re­ligieux mieux disposés vis à vis de l’Iran et de la Syrie23. Plus récemment, un certain nombre d’événements ont conforté leur influence grandissante. Le gouvernement ayant décidé d’asseoir son autorité sur l’ensemble du pays, lança au printemps 2008 une offensive qui se révéla infructueuse contre la milice du jeune prêcheur radical chiite Moqtada Sadr, actuellement réfugié en Iran pour y parfaire son éducation religieuse, sans que l’on puisse pour autant en conclure à son inféodation totale au régime des mollahs, puisqu’il se définit avant tout comme un nationaliste hos­tile à toute influence étrangère dans l’ancienne Mésopotamie24. Néanmoins, c’est à Téhéran qu’a du être négocié la trêve, relayée par la principale force politique du pays, le CSII25. De plus, la stratégie américaine visant à réintégrer une partie des an­ciennes milices sunnites extrémistes dans le jeu politique, a fait diminuer la violence à la fois contre les soldats de la coalition et les chiites.

Au Liban, la pression continue sur la Syrie26, concomitamment à l’assassinat de Rafic Hariri27, devenu depuis peu un des farouches opposant à la présence des troupes baathistes, a fini par porter ses fruits, contraignant Damas à se retirer en 2005 après presque 30 ans de présence. La Syrie plie, mais ne rompt pas, confir­mant ainsi son habileté stratégique, et sa capacité de rebond. L’événement le plus symptomatique de cette permanence de la force de frappe syro-iranienne au Liban est l’affrontement de l’été 2006, entre Israël et le Hezbollah, qui a été abondement commenté28 et est presque devenu un cas d’école, avec une armée suréquipée et su­rentrainée incapable d’annihiler une milice de quelques milliers d’hommes malgré le déploiement d’une puissance de feu considérable et la mobilisation de moyens financiers colossaux29.

La Syrie a ensuite été réintégrée de façon spectaculaire dans la communauté internationale (même si ce n’est que partiel et momentané), avec d’une part les négociations indirectes entamées avec Israël30 à travers une médiation turque, et d’autre part la présence de Bashar Al Assad au sommet fondateur de l’Union pour la Méditerranée en juillet dernier. Cette bienveillance retrouvée a notamment été favorisée par l’accord de Doha31, qui en mai a permis de mettre un terme au vide constitutionnel régnant au Liban qui se trouvait sans chef de l’Etat depuis plusieurs mois. La Syrie a donné son accord, sinon son imprimatur à l’accession à la magis­trature suprême32du commandant en chef de l’armée Michel Sleimane (nommé à l’époque de la tutelle damascène), qui s’est toujours tenu à égale distance de la majorité et de l’opposition. Paradoxalement, l’évènement décisif qui a contribué au retour au premier plan du « régime alaouite », et en étroite coordination avec son allié iranien, c’est l’impressionnant coup de force du Hezbollah initié quelques se­maines avant le sommet du Qatar. S’estimant menacé par les projets de la majorité visant à mettre sous tutelle son réseau privé de télécommunications et exaspéré par le pourrissement de la situation politique avec l’absence de véritable représentation chiite, il a pris le contrôle en quelques heures de Beyrouth-Ouest, peuplée très ma­joritairement de sunnites et fief de la famille Hariri. Au final, la Syrie, en étroite as­sociation avec l’Iran, continue toujours à jouer un rôle prééminent au Liban qu’elle souhaite neutraliser (car elle le soupçonne toujours d’être la base avancée d’opéra­tions de déstabilisation contre son régime), mais sans subir les inconvénients d’une anathémisation due au statut de puissance occupante.

En Palestine, le déclenchement de la seconde Intifada, puis l’accession au pou­voir d’Ariel Sharon en février 2001 (qui avait en partie contribué à son déclenche­ment par une visite provocatrice sur l’esplanade des mosquées en septembre 2000) porte des coups très rudes aux Palestiniens, sans permettre toutefois de véritables avancées dans leur projet national. Cependant, là aussi, le temps va produire ses ef­fets, et l’impossible équation a laquelle est soumise l’ Autorité palestinienne, c’est-à-dire continuer à accepter de soutenir un processus de paix qui s’accompagne d’une colonisation continue des terres, tout en s’engageant à arrêter toute violence ( alors qu’elle est précisément alimentée par le développement des « implantations » ) va contribuer à accélérer un discrédit déjà sérieusement entamé par des dissensions in­ternes, l’incapacité à renouveler ses dirigeants, la corruption et les soupçons de col­lusion avec « l’ennemi sioniste ». Le Hamas, qui opportunément saisi la chance qui lui est offerte par les Américains33 qui encouragent l’organisation d’élections législa­tives en 2006, apparait alors comme la première force politique dans les Territoires, alors que ce qui avait caractérisé pendant longtemps la lutte palestinienne, c’était une idéologie avant tout nationaliste, et aussi laïque. Le Hamas (dont la proximité avec l’alliance syro-iranienne est plus stratégique et idéologique que religieuse) dé­ploie également toute l’étendue de sa puissance lors de prise de contrôle de Gaza en 200734. En outre, rien de permet d’affirmer que la très meurtrière attaque lancée fin 2008 et début 2009 contre le Hamas au niveau de la bande de Gaza lui portera un coup fatal, puisque beaucoup d’observateurs estiment qu’elle pourrait même le renforcer politiquement, à défaut de l’affaiblir durablement d’un point de vue militaire. En effet, des roquettes, même si elles représentent une violence avant tout psychologique, continuent toujours de s’abattre sur Israël.

L’un des acquis récent les plus significatifs de l’axe associant la Syrie et l’Iran, c’est également l’absence d’attaque militaire contre les sites nucléaires de ce dernier (à la différence de ce qui s’est produit contre la Syrie il y a près de deux ans)35, dans le cadre d’une initiative israélienne unilatérale ou conjointe avec les Etats-Unis, alors qu’elle avait été considérée comme imminente ou inévitable par un certains nombre d’analystes. Certes, on ne peut l’exclure dans les mois qui viennent, mais cette hypothèse semble avoir perdu de sa consistance, avec la victoire annoncée, puis le triomphe de Barack Obama le 4 novembre dernier36. A la différence du républicain John Mc Cain, le nouveau président démocrate a annoncé à plusieurs reprises sa volonté d’entamer un dialogue direct et sans conditions avec le régime des mollahs.

En réalité, ces succès et cette influence de plus en plus prépondérante des deux alliés sur un certain nombre de forces politiques et militaires émergentes de la ré­gion semblent être une tendance de fond qui a débuté depuis plusieurs années avec l’accession à la présidence de Georges W. Bush. Ce dernier à travers son pro­jet de recomposition utopique du Moyen-Orient et son soutien inconditionnel et sans nuances à Israël (qui a contribué à la mort de « l’esprit d’ Oslo ») a en réalité renforcé, non seulement l’axe syro-iranien, mais surtout les deux menaces les plus prégnantes pour les Etats-Unis dans la région : islamisme radical sunnite et chiisme politique37.

Perspectives futures

Un des objectifs majeur de la plupart des occidentaux et de leurs alliés régionaux (Israël, et les régimes arabes pro-américains) est de briser cette alliance, en privilé­giant « la politique de la carotte et du bâton ». C’est dans ce cadre qu’il faut analyser les offres israéliennes de reprise de négociations avec les Syriens considérés comme le maillon faible de l’alliance, concomitamment aux manœuvres d’intimidations ou aux attaques qu’ils ont pu subir ces dernières années38. Ils seraient ainsi plus vulné­rables puisqu’il n’ont plus les capacités de mener une guerre conventionnelle contre leurs ennemis39, à la différence des Iraniens, ces derniers pouvant dans une certaine mesure se passer des premiers grâce au renforcement continu de leurs liens avec des formations politico-religieuses libanaises, irakiennes ou palestiniennes, majoritaire­ment chiites mais également sunnites.

Cependant, les précédentes tentatives ont montré que les deux Etats-nations n’étaient pas prêts à lâcher la proie pour l’ombre. Ils préfèrent une alliance qui a fait ses preuves, malgré ses imperfections, à d’hypothétiques accords de court-terme. En outre, les incertitudes pesant sur l’évolution régionale les confortent en ce sens dans la mesure où les tendances de fond auxquelles ils sont hostiles (montée en puissance de l’islamisme sunnite djihadiste40, pourrissement du dossier palestinien) ne leur permettent pas d’envisager une modification de leur alliance avant longtemps.

Pour autant, un certain nombre de faiblesses intrinsèques obscurcissent cet ho­rizon a priori de plus en plus favorable aux deux partenaires avec le poids extrême­ment lourd des sanctions économiques touchant l’Iran et la chute brutale du prix du pétrole, leur principale ressource d’exportation ou encore leur incapacité chro­nique à développer leur capacité de raffinage. S’y ajoute la récente accession à la tête du gouvernement israélien du nationaliste Netanyahou en Israël, partisan d’une action militaire contre l’Iran, de l’attitude de la majorité libanaise selon qu’elle rem­porte ou perdre les élections, ou de la possible réélection du très intransigeant et populiste Ahmadinedjad en Iran en juin prochain, fermant probablement la porte à un réexamen en profondeur du dossier nucléaire, même s’il ne détient en réalité qu’une parcelle du pouvoir exécutif. Autant d’incertitudes qui doivent amener les observateurs à une certaine prudence en ce qui concerne la pérennité du renfor­cement de l’axe syro-iranien, ou du croissant chiite, concept controversé41 qui fait trop souvent l’objet de manipulations géopolitiques.

Notes

  1. La Syrie, comme l’a précisé son ministre des Affaires étrangères, Walid Al Mouallem, préfère parler de « relations spéciale » que d’alliance (Al-Jazeera, 20 Avril 2006).

2..    On pourra lire l’ouvrage de Masri Feki (L’axe irano-syrien : géopolitique et enjeux, Studyrama, Paris, 2007), mais avec d’infinies précautions tant il semble fortement connoté idéologiquement, au risque de manquer d’objectivité et surtout de lucidité à l’instar de toutes les analyses élaborées dans une optique militante, et non scientifique, académique et neutre. Par exemple, la Syrie y est décrite comme un régime à bout de souffle, alors qu’elle a prouvé qu’elle disposait d’une incontestable capacité de rebond après son retrait contraint et forcé du Liban en 2005. De plus, les remerciements adressés par l’auteur en début d’ou­vrage le situe clairement dans la mouvance néoconservatrice, la plupart des noms cités ayant soutenu avec ferveur l’intervention américaine en 2003 et plus généralement l’essentiel de la politique étrangère menée par Georges Walker Bush.

  1. La Syrie avait offert l’asile politique à Khomeiny lorsqu’il fut expulsé d’Irak en 1978, mais il choisit finalement la France.
  2. La Syrie espère également pouvoir jouer un rôle de médiateur (comme le Qatar aujourd’hui) entre le nouveau régime iranien et ses voisins arabes du Golfe, avec lesquels il est parfois en difficulté (cas des îles de Tomb et Abou Moussa, pomme de discorde avec les Emirats arabes Unis).
  1. A ces trois faits majeurs, s’ajoute une hostilité commune à la radicalisation de l’islam sunnite (alimentée par le soutien de certaines pétromonarchies enrichies dans les années soixante-dix, l’invasion de l’Afghanistan, l’échec des projets laïcs ou nationalistes dans les pays arabes, l’incapacité des pays musulmans à résoudre la question palestinienne…) étant donné la nature spécifique des deux régimes, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.
  2. L’objectif de Bagdad étant d’affaiblir l’Iran de crainte qu’il ne mobilise les chiites irakiens.
  3. Organisation de la Conférence Islamique.
  4. Pour une synthèse rappelant l’histoire de ce pays fragile, avec ses équilibres politico-com­munautaires instables dans un contexte géopolitique régional souvent explosif, voir Georges CORM, Le Liban contemporain, Paris, La Découverte,
  5. Il s’agit ici des duodécimains, la branche majoritaire du chiisme qui reconnaît la succession des douze Imams depuis Ali, cousin et gendre du Prophète, jusqu’à Mohamed al-Mahdi, l’enfant imam « occulté » en 874, à l’âge de 5 ans, à Samara (Irak). Il est considéré comme toujours vivant par les fidèles, le Mahdi pouvant se manifester par des signes que ne peuvent interpréter que les initiés. Ces chiites, désignés aussi comme imamites, sont présents majo­ritairement en Iran, au Bahreïn, en Irak et en Azerbaïdjan, et sont la première communauté au Liban (de 30 à 40 % de la population selon les estimations). Ils représentent environ 15% de l’ensemble des musulmans, le reste étant sunnite.
  6. Sadr est en fait le premier à avoir posé les bases de l’alliance syro-iranienne, puisque proche des religieux iraniens contestataires, il entretient également d’excellentes relations avec la Syrie, et c’est lui qui reconnait notamment le caractère pleinement musulman des Alaouites par une fatwa en 1973. Les Alaouites sont une branche dissidente et très minoritaire du chiisme, principalement présente en Syrie, où malgré leur nombre restreint ( environ 10% de la population ), ils occupent une place privilégiée dans la mesure où la famille Al Assad est issue de cette confession, ainsi qu’un certain nombre de hauts responsables du régime baathiste, notamment dans l’armée, et plus particulièrement à la tête des unités les plus sensibles ( l’aviation, corps dont étaient issus feu le président Hafez Al Assad et son frère Rifaat, les services de renseignement, la garde présidentielle.). Cependant, et de façon très habile, étant donné la faible assise démographique de sa communauté et le procès perma­nent en illégitimité qui lui est intenté par les musulmans sunnites les plus conservateurs ou extrémistes ( pour qui les Alaouites, avec leur tendance quasi syncrétiques seraient des apostats de l’islam ), le clan Al Assad a su élargir les cercles du pouvoir à un certain nombre de responsables sunnites, ou a favorisé des mariages avec des membres de la première com­munauté de Syrie ; voir Alain CHOUET, « L’espace tribal alaouite à l’épreuve du pouvoir », in Maghreb-Machrek, numéro 147, janvier-mars 1995, pp. 93-119
  1. Ce qui convient parfaitement à son allié syrien, qui partage ces positions.
  2. Voir Henry LAURENS, Le grand jeu (Orient arabe et rivalités internationales), Paris, Armand Colin, 1991, p.335. De plus, il ne s’oppose pas vraiment à l’élection de Béchir Gemayel, qui disposa à certains moments de liens étroits avec les Israéliens. Ces derniers financent un outre une milice au sud du pays, l’Armée du Liban-Sud (ALS) forte de près de 3000 hommes, commandée par d’ex- officiers chrétiens de l’armée libanaise, mais avec une majorité de chiites parmi les hommes de troupes.
  3. Pour une vision équilibrée et nuancée sur la genèse et l’évolution de cette formation pleine d’ambivalences, voir les ouvrages de Jean-Loup SAMAAN, Les métamorphoses du Hezbollah, Paris, Karthala, 2007 (préface de François GERE) et de Walid CHARARA et Frédéric DOMONT, Le Hezbollah : un mouvement islamo-nationaliste, Paris, Fayard, 2004.
  1. « L’opération Litani », qui a pour objectif de faire cesser les attaques palestiniennes contre le Nord d’Israël. Elle a pour conséquence la création d’une zone de sécurité qui représente près d’un dixième du territoire libanais, contrôlée par Israël et l’ALS, et ce jusqu’à leur retrait définitif en 2000, sous la pression du Hezbollah.
  2. Qui au départ est entrainé par des gardiens de la révolution implantés dans la Bekaa, sous contrôle syrien.
  3. La Syrie a s’est toujours efforcée au cours de ses 29 années de présence au Liban (et même au delà) de contrer l’émergence d’une force politique dominante à l’intérieur de chaque communauté, appliquant ainsi à merveille le principe « diviser pour régner ».
  4. Alimentant ainsi des soupçons d’irrédentisme anciens.
  5. Il est la seule milice libanaise autorisée par Damas à conserver ses armes à la fin de la « guerre civile », mais uniquement dans le but de récupérer le Sud du pays.
  6. Rompant avec la politique de « double endiguement » menée sous Clinton, et faisant voler en éclat les minces espoirs de normalisation entretenus à Téhéran.
  7. Ainsi le President Khatami visite le pays à de très nombreuses reprises, et l’allié principal de l’Iran, le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah est reçu officiellement par Bashar Al Assad, deux évènements symboliques que n’avait jamais accomplis son père. De plus, en 2004, la Syrie et l’Iran signent un accord de « coopération stratégique », dont les détails n’ont pas été rendus publics. Plus récemment des accords militaires d’envergure ont également été établis.
  8. Bien que Damas ait été soupçonnée de mener un double jeu en favorisant l’entrée sur le territoire irakien de groupes sunnites radicaux pour déstabiliser les Américains, sans preuves décisives. Le régime syrien a également été accusé de contribuer au financement et à l’en­trainement de salafistes extrémistes au Liban, alors qu’ils sont ses ennemis irréductibles, et que le pays a même été récemment touché par des attaques terroristes djihadistes (voir Stephen STARR, « The Threats on Syria’s Doorsteps », in Mideast Monitor, Vol. 3, N°3, December 2008, disponible sur www.mideastmonitor.org ).
  1. Les arabes sunnites et les Kurdes (majoritairement sunnites) se voyant respectivement at­tribués les postes de Président du Parlement et de Président de la République, avec des pouvoirs cependant limités, compensés par un certain nombre de portefeuilles au sein du gouvernement.
  2. Rétablissement des relations diplomatiques.
  3. Lazar MARIUS,  » Bassora : géopolitique d’une région chiite « , in Hérodote, numéro 130, 3ème trimestre 2008, p. 85.
  4. Le Conseil irakien islamique suprême (ex-ASRII), dirigé par la famille Al Hakim. Cette dernière, à l’instar de la plupart des partis religieux, semble avoir subi un revers à la suite des récentes élections régionales qui se sont tenues début 2009, sans que l’on puisse affirmer que le Premier ministre, Nouri Al-Maliki, lui même issu de la la mouvance religieuse mais qui a mis au second plan cette dimension, puisse totalement s’affranchir de leur appui, dans la mesure où il n’a pas la majorité absolue dans la plupart des assemblées provinciales.
  5. Vote du « Syrian Accountability Act » en 2003 par les Etats-Unis, renforçant les sanctions économiques et diplomatiques contre le pays, puis de la résolution 1559, par le Conseil de sécurité, exigeant le retrait de toutes les forces étrangères du pays, ainsi que le désarmement de toutes les milices.
  6. Personnalité sunnite de premier plan, milliardaire possédant la nationalité saoudienne, et qui occupa à de nombreuses reprises le poste de chef du gouvernement (1992-1998, 2000­2004). Si pour certains observateurs des éléments convergeant penchent en faveur d’une opération menée par la Syrie, de nombreuses zones d’ombre demeurent, et aucune preuve décisive n’a été à ce jour apportée, la crédibilité de nombreux témoins clé ayant été sérieuse­ment entamée (voir Richard LABEVIERE, De Bagdad à Beyrouth, le grand retournement, Paris, Editions du Seuil, 2006, et Gary C. GAMBILL, « The Hariri investigation and the Politics of Perception », in The Mideast Monitor, Vol. 3, N°2, August 2008, disponible sur mideastmonitor.org ),
  7. Voir par exemple, Renaud GIRARD, La guerre ratée d’Israël contre le Hezbollah, Paris, Perrin, 2006. Sur les origines complexes de cet affrontement et ses hypothèses contradic­toires, voir Pierre RAZOUX, Tsahal, Nouvelle histoire de l’armée israélienne, Paris, Perrin, 2008 ( édition actualisée ), pp.524-525 et Béatrice Patrie et Emmanuel ESPANOL, Qui veut détruire le Liban ?, Paris, Actes Sud, 2007, pp.139-143.
  8. Michel GOYA, « Dix millions de dollars le milicien. La crise du modèle occidental de guerre limitée de haute technologie » in Politique étrangère, n°1, 2007. L’auteur, spécialiste des questions de défense, évalue ainsi à dix millions de dollars le coût final de chaque mili­cien du Hezbollah tué par Israël.
  1. Ce qui souligne au passage le pragmatisme d’un régime trop facilement comparé dans le passé à celui de Saddam Hussein, ce dernier étant au contraire l’archétype d’une intransi­geance et d’une radicalité suicidaire.
  2. Par ce compromis, qui a donné une minorité de blocage à l’opposition, le Qatar a conforté son influence de plus en plus décisive au Moyen-Orient, aux dépens des parrains sunnites traditionnels (l’Egypte et l’Arabie Saoudite, en perte de vitesse et contrepoids moins décisifs face à l’axe syro-iranien). Bien qu’officiellement wahhabite, ce petit Etat sous peuplé, mais immensément riche mène depuis plusieurs années une diplomatie habile, en entretenant d’excellents rapports avec tous les protagonistes régionaux, y compris avec l’hyperpuissance américaine sans apparaître cependant comme son factotum, caractéristique rédhibitoire pour les masses musulmanes de la région, comme pour Damas et Téhéran. Le pays réussit le tour de force d’accueillir à la fois des chefs islamistes exilés et le siège du commandement central américain pour le « Grand Moyen-Orient », une ambiguïté constructive qui se retrouve dans la direction éditoriale de sa chaîne Al Jazeera.
  3. Les attributions du chef de l’Etat (chrétien) ont néanmoins été très affaiblies au profit du Président du conseil (sunnite) suite aux accords de Taëf, signés en 1989 et prélude à la fin de la « guerre civile » libanaise en 1990.
  4. Leur allié israélien a également renforcé le Hamas, en évacuant unilatéralement Gaza en 2005, sans négocier un retrait en bonne et due forme avec l’Autorité palestinienne, ce qui aurait pu être alors être porté à son crédit.
  5. Il craint visiblement une offensive de l’Autorité palestinienne, avec soutien plus ou moins prononcé des Etats-Unis et de l’Egypte.
  6. Sur ce sujet, voir Pierre RAZOUX, « Israël frappe la Syrie : un raid mystérieux », Politique étrangère, n°1, 2008, pp. 9-2l et Thérèse DELPECH, « Un an après : questions sur le raid du 6 septembre 2007 », Politique étrangère, n°3, automne 2008, pp. 643-652. Néanmoins, on ne peut affirmer avec certitude que ce raid contre un site censé abriter une potentielle installation nucléaire ait accéléré la reprise des négociations avec Israël, via une médiation turque, en particulier sur la question du Golan.
  7. En juillet dernier, l’offre américaine pour le moins inattendue visant à ouvrir une section d’intérêts à Téhéran avait en partie contribué à décrisper les tensions entre les deux Etats, tout comme la publication d’un rapport des services de renseignement américains fin 2007, qui n’accablait pas excessivement l’Iran. L’été 2008 a aussi vu une détérioration certaine des relations entre la Russie et la plupart des pays occidentaux à propos de la crise géorgienne, élément qui peut en principe renforcer l’Iran qui trouverait ainsi un allié de poids au sein du conseil de sécurité de l’O.N.U sur le dossier nucléaire. Il est cependant trop tôt pour en tirer des conséquences définitives étant donné la volonté d’Obama de raffermir les liens avec Moscou.
  8. Bien que certains stratèges espèrent pouvoir renouveler une stratégie rappelant celle du « double endiguement », avec leur neutralisation respective via des affrontements sans fin.
  9. Survol des résidences du Président Assad au cours de l’été 2006, raid israélien de septembre 2007 (voir supra, note 35) et attaque américaine le 26 octobre 2008.
  1. Privilégiant des conflits asymétriques plus déstabilisateurs par alliés interposés : Hezbollah et groupuscules palestiniens inféodés du FPLP-CG ou du Fatah-Intifada au Liban, et aussi Djihad Islamique et Hamas dans les Territoires palestiniens, tous ayant pour cible princi­pale Israël. Ils soutiennent aussi pendant longtemps l’ASALA arménienne et le PKK kurde contre la Turquie. On ne peut pour autant nier qu’il existe une stratégie pleinement auto­nome pour un certain nombre de ces mouvements.
  2. Nous définissons le djihadisme sunnite comme un mouvement transnational ultra vio­lent, visant sur le long terme à restaurer le califat et l’unité de l’Oumma (communauté des croyants), frappant d’apostasie tous les musulmans qui ne s’associent pas à leur combat, et qui stigmatise les minorités non sunnites de l’espace arabo-musulman (chiites, chrétiens et juifs). Il est à distinguer du Hamas ou du Djihad islamique palestinien qui inscrivent leur lutte dans un cadre national, politique avec reconnaissance de principe des minoritaires, même si ils recourent souvent à des méthodes radicales.
  3. Sur ce point, voir notamment Barah MIKAIL, « Entre mythes et réalité : considération au­tour d’un croissant chiite », in Maghreb-Machrek, numéro 190, Hiver 2006-2007, pp.17-36 ; Gérard-François DUMONT, « L’Iran et le « croissant chiite » : mythes, réalités et pros­pective » in Géostratégiques, numéro 18, décembre 2007, pp.141-161 ; Pat PROCTOR, « The Mythical Shia Crescent » in Parameters (US Army War College Review ), Spring 2008, pp.30-42.

 

 

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