Dangereuse corne de l’afrique

Patrick DOMBROWSKY
Directeur de l’Observatoire d’Analyses des Relations internationales Contemporaines. Membre du groupe de réflexion prospective Asie21-Futuribles.

1er trimestre 2013
Trafics d’armes, de drogue, de marchandises, mais aussi trafics humains, prospèrent dans un espace certes historiquement marqué par les activités liées à l’économie criminelle, mais dont peu d’États ont les moyens, militaires et financiers de les contrôler. La corne de l’Afrique est de plus en plus sujette aux effets déstabilisateurs de la piraterie maritime. Le Nord-Ouest de l’Océan indien, aux débouchés de la Mer rouge et du Golfe persique, est devenu de très loin la principale zone de menace sur les voies maritimes internationales. La topographie côtière de la région et la fragilisation des structures politiques en place, font des espaces issus d’une Somalie démembrée de véritables repères pour les organisations de pirates, qui pèsent sur le commerce maritime. Ces organisations ont ainsi besoin que la conflictualité et l’absence de consolidation politique perdurent, à l’ombre desquelles leurs propres activités prospèrent.
Elles sont à l’origine d’une large partie des trafics qui irriguent l’ensemble de la corne de l’Afrique, et qui alimentent les tensions multiples qui y sont présentes, tout en discréditant par la corruption et la prévarication les élites en place.
Bien avant son accession à l’indépendance internationale, durant les années 1960, le continent africain fut terre de conflictualités récurrentes. Entre peuples, entre structures politiques, entre aires de civilisations concurrentes. Le phénomène colonial n’apporta qu’une paix de façade, une fois terminée la phase de constitution des empires et de partages territoriaux, à la fin du XIXe siècle. Le danger était, lors de l’émancipation progressive des États africains, que les rivalités ancestrales reprissent rapidement le dessus. Malgré la sage décision de l’Organisation de l’Unité Africaine, dès 1963, de ne pas remettre en cause les frontières étatiques nées de la décolonisation, les conflits et les guerres entre les nouveaux États furent une caractéristique constante des géopolitiques africaines. Certes, l’hostilité Est-Ouest porte à ce sujet une lourde responsabilité, puisque le continent est devenu, dès les premières années de son indépendance, l’un des lieux de l’affrontement indirect des super-puissances, notamment par l’intermédiaire de leurs alliés : cubains pour les Soviétiques, français, britanniques ou sud-africains pour les Américains. Mais les États africains eux-mêmes ne sont pas exempts de reproches dans la dérive conflictuelle de l’histoire du continent.
La région de la corne de l’Afrique ne fut pas épargnée par ce contexte de conflictualité continentale. C’est la région la plus orientale du continent, celle qui est à la fois largement ouverte sur l’espace maritime de l’Océan indien, et historiquement tournée vers la péninsule arabique. L’ensemble de la région partage d’ailleurs ses principales caractéristiques géographiques avec ce voisinage proche, dont il fut séparé lors des fractures de l’oligocène, il y a environ trente millions d’années.
Contrairement aux terres africaines qui la jouxtent, la corne de l’Afrique est une zone montagneuse aride, dont la sécheresse croît paradoxalement au fur et à mesure que l’on se rapproche de l’océan. Quatre États se partagent cet ensemble grand comme quatre fois la France, mais relativement peu peuplé, puisqu’il rassemble moins de cent millions d’habitants. Parmi ces États, l’un (l’Érythrée) est de création récente, et un autre (la Somalie) est en pleine décomposition. Par ailleurs, un État voisin et récent (le Sud-Soudan), participe de plus en plus aux équilibres géopolitiques de la zone, bien qu’il n’en fasse pas géographiquement partie. Il est donc aisé de comprendre que la corne de l’Afrique est aujourd’hui, plus encore que durant les décennies précédentes, traversée par des conflictualités diverses, et qu’elle est devenue un des pôles géopolitiques significatifs de l’ensemble de l’Afrique.
Marquée par des rivalités et des affrontements récurrents et anciens, cette région a été déstabilisée durant les deux dernières décennies par le bouleversement de ses équilibres politiques internes. Cela a entraîné la fragilisation générale de la zone, qui désormais se trouve mêlée aux enjeux les plus dangereux de la géopolitique mondiale.
Une terre de conflictualités anciennes
Sans remonter à l’Antiquité, au cours de laquelle pourtant la région était bien connue des États existants, qui s’y approvisionnaient en aromates rares, l’histoire de la corne de l’Afrique est particulièrement riche en épisodes mouvementés. De part de d’autre de la Mer rouge, royaumes plus ou moins sédentarisés et tribus nomades multipliant les razzias s’y affrontèrent durant des siècles. Progressivement pourtant, l’ascendant fut pris par le royaume puis empire d’Aksoum, qui fut le premier grand État de la région à se convertir au christianisme. Cette spécificité chrétienne perdure encore aujourd’hui par l’intermédiaire de l’Éthiopie, lointaine héritière du défunt empire . Elle a eu deux conséquences majeures sur la géopolitique régionale : d’une part maintenir une hostilité récurrente entre l’Éthiopie et ses voisins musulmans ; d’autre part préserver l’empire éthiopien de l’hégémonie coloniale qui affecta l’ensemble du continent africain à partir du XIXe siècle.
Deux colonisateurs principaux se partagèrent la corne de l’Afrique. La France, pourtant grand colonisateur sur le sol africain, dut s’y contenter de la portion congrue. Certes, le minuscule point d’attache djiboutien est d’une importance stratégique essentielle, en raison de son emplacement au débouché de la Mer rouge sur le Golfe d’Aden ; mais il reste confiné autour du port de Djibouti, sans disposer d’un réel arrière-pays. En revanche, le Royaume uni et, plus curieusement, l’Italie se sont partagés la région. C’est en 1885 que l’Italie s’implanta, au sud de la Somalie et sur le territoire de l’actuelle Érythrée. Deux territoires maritimes, pour un pays qui pourtant ne cherchait pas dans cette domination autre chose que le sentiment d’appartenir aux grands du monde. Deux territoires dans lesquels le gouvernement de Mussolini parvint ensuite à hausser le niveau de vie des populations : une ambitieuse politique de construction d’infrastructures (notamment ferroviaires, propices aux échanges commerciaux) et une immigration significative de ressortissants italiens font de cette période une ère faste pour les deux territoires. À la fin de la Deuxième Guerre Mondiale pourtant, malgré les souhaits des populations, l’Italie fut privée de son statut de puissance coloniale. Tout au plus parvint-elle à obtenir, pour une décennie, un protectorat sur la Somalie méridionale, tandis que l’Érythrée fut confiée aux Nations unies qui ne tardèrent pas à en céder la gestion à l’Éthiopie. Au seuil des années 1960, la région, désormais exclusivement africaine, était dominée par deux États : la multiséculaire Éthiopie, massive et géographiquement dominante, et la toute neuve Somalie, à la cartographie tourmentée, union fragile du Nord jadis britannique, et des régions méridionales qui furent italiennes. Djibouti, pour sa part, ne devint indépendant qu’en 1977.
Entre les deux États de la Corne, les relations furent rapidement détestables. Leur opposition religieuse entre musulmans de Somalie et chrétiens d’Éthiopie ; leur antagonisme anthropologique entre sédentaires des hauts plateaux éthiopiens et nomades du désert côtier somalien ; et surtout la question politico-stratégique de l’Ogaden constituèrent les bases d’un lourd contentieux. Celui-ci allait se manifester par deux guerres entre les deux États, toutes deux focalisées sur la possession de ce territoire contesté. L’Ogaden est un vaste triangle de plateaux de moyenne altitude, steppiques et parfois arides, majoritairement peuplés de populations ethniquement somalies. Les Britanniques, comme souvent lors du démembrement de leurs colonies, y ont créé les bases du contentieux territorial qui s’est développé ensuite. Durant les années 1940 en effet, alors même qu’ils soutenaient le nationalisme somali, ils concédèrent la possession de l’Ogaden à l’Éthiopie. Une constante revendication somalienne sur ce territoire est dès lors apparue , qui a abouti à une première guerre entre les deux pays dès 1963. Durant à peine six mois, ce conflit se solda par la victoire de l’Éthiopie, qui parvint à consolider son contrôle politique du territoire, bien que celui-ci n’ait jamais été accepté par la Somalie. Cette dernière, toutefois, ne fut pas en mesure de modifier la situation, tant que dura l’instabilité gouvernementale et la fragilité politique qui marquèrent les premières années de son existence. Les choses changèrent progressivement à partir de 1969, lorsque l’arrivée au pouvoir du colonel Siad Barré et de son gouvernement ouvertement favorable à la communauté socialiste amena l’Union soviétique à soutenir militairement la Somalie, qui lui offrait en échange la base navale en eaux profondes de Berbera. Durant les années 1970, le potentiel militaire somalien devint suffisant pour que le régime de Siad Barré déclenchât une nouvelle guerre de reconquête de l’Ogaden en juillet 1977, malgré les réticences soviétiques. De plus en plus engagée en Éthiopie depuis le coup d’État crypto-communiste qui a renversé l’empire en 1974, l’Union soviétique dut en effet alors choisir entre ses deux alliés. Ce fut l’alliance avec l’Éthiopie qui l’emporta, sonnant le glas des espoirs somaliens de conserver l’Ogaden, que les premières offensives avaient presque entièrement conquis : le soutien de plusieurs milliers de soldats cubains et sud-yéménites transportés par l’aviation soviétique permit au gouvernement d’Haïlé Mariam Mengistu de faire refluer les Somaliens, qui durent officiellement arrêter les combats dès mars 1978. Cette guerre, qui avait largement entamé le potentiel militaire somalien, entraîna un basculement géopolitique majeur dans la région, caractérisé par la dislocation progressive de la Somalie, en proie aux luttes internes d’un régime discrédité par son échec lors de la guerre. De l’autre côté de la frontière, au prix d’une dictature impitoyable, le régime éthiopien devint un point fort de l’ancrage soviétique en Afrique, envoyant parfois ses militaires en soutien d’autres alliés socialistes fragilisés dans leurs propres frontières .
C’est en 1991 que la géopolitique de la corne de l’Afrique connut un nouveau basculement, concomitant dans les deux États. Le 26 janvier, Siad Barré dut quitter la Somalie, renversé plus par l’usure totale de son pouvoir, qui ne contrôlait plus rien, que par des adversaires organisés : de fait, aucun acteur politique ne s’avéra suffisamment fort pour prendre le pouvoir de manière solide à Mogadiscio. Dès lors commença le démembrement du pays, sur des bases tantôt ethniques, tantôt religieuses, tantôt plus prosaïquement criminelles. Depuis, la Somalie n’a jamais réussi à recouvrer une quelconque stabilité. En Éthiopie, c’est le 28 mai de cette même année 1991 que le régime Mengistu s’effondra, remplacé par un ensemble un peu hétéroclite de mouvements régionalistes s’appuyant sur les multiples spécificités des peuples constituant la mosaïque éthiopienne. Pourtant, à l’exception de l’Érythrée, dont étaient issus beaucoup des combattants ayant réussi à renverser le régime communiste, aucune région éthiopienne ne fit sécession. Là où la Somalie avait fini par imploser sous la pression de ses multiples composantes régionales et claniques, l’Éthiopie resta unitaire, derrière la façade d’un fédéralisme sophistiqué veillant à reconnaître les différentes nationalités du pays. Incontestablement autoritaire, mais sans les excès et les outrances régulièrement constatés en Afrique, le régime qui se mit en place donna au pays une réelle stabilité interne, malgré les défis géopolitiques qui se développaient sur ses frontières. La partition du Soudan, en 2011, mit précairement fin à un conflit vieux de plusieurs décennies, géographiquement extérieur à la corne de l’Afrique proprement dite, mais dont les péripéties pesaient lourdement sur la stabilité éthiopienne. La décomposition somalienne, pour sa part, en multipliant les foyers instables tout au long de l’interminable frontière séparant les deux États , ont fini par amener l’Éthiopie à s’impliquer de plus en plus dans les luttes intestines somaliennes, ne serait-ce que pour espérer en tirer partie.
Mais c’est avec l’Érythrée que les conflits furent les plus graves. Pendant les premières années suivant l’indépendance érythréenne, les relations entre les deux États furent très sereines. Leurs gouvernants avaient combattu côte à côte le régime de Mengistu, et leur proximité idéologique était réelle. De plus, l’Éthiopie avait tout intérêt à maintenir de bonnes relations avec son voisin, dans la mesure où l’indépendance de ce dernier lui avait fait perdre son accès à la Mer rouge : le nouvel État constituait désormais son passage obligé vers les mers libres. Pourtant, dès 1998, un violent conflit armé éclata entre l’Éthiopie et l’Érythrée, essentiellement au sujet du tracé de leur frontière commune. Pendant deux ans, les affrontements durèrent entre ces deux États, parmi les plus pauvres d’Afrique. La pression internationale finit par permettre la signature d’un accord de paix global, en décembre 2000, mais aucun des anciens belligérants n’en respecte réellement les termes. Depuis lors, une conflictualité larvée, faite de tensions permanentes et de menaces réitérées, complète la cartographie conflictuelle de l’ensemble de la corne africaine.
Une région géopolitiquement bouleversée
La carte de cette partie du monde est l’une de celles qui ont subi les plus vastes modifications durant les dernières décennies. À l’exception des disparitions soviétique et yougoslave, au seuil des années 1990, aucun autre espace n’a connu autant de bouleversements cartographiques, entraînant des mutations géopolitiques significatives. Historiquement constituée de trois États depuis les indépendances, la corne de l’Afrique est désormais partagée entre six entités politiques différenciées, auxquelles s’adjoint un septième acteur régional. De plus, une large gamme de statuts juridiques différents est représentée parmi ces sept “États”. La lisibilité géopolitique de l’ensemble de la Corne s’y est singulièrement brouillée, d’autant plus que les évolutions internes ont souvent contribué à rendre encore plus complexes les situations locales.
L’Érythrée, après deux décennies d’indépendance, est désormais enfermée dans l’autocratisme extrême d’un des rares États totalitaires de la planète. Sous la férule du Président Afeworki, une administration tentaculaire et un parti-armée omniprésent contrôlent tous les niveaux de la société et tous les citoyens, y compris ceux qui vivent dans l’importante diaspora exilée. Les espoirs des premières années envers un régime politiquement modéré et économiquement prometteur, grâce notamment à sa place idéale le long de la côte occidentale de la Mer rouge, se sont effondrés à partir de 2001, lorsque une répression implacable s’est soudain abattue sur une classe politique qui bénéficiait jusqu’alors d’une relative liberté de parole. Depuis, le pays a lentement basculé vers une paranoïa institutionnelle, doublée d’un inquiétant bellicisme régional : on trouve le gouvernement érythréen derrière tous les mouvements de déstabilisation de la région, au Soudan, en Somalie, et bien sûr dans toutes les régions agitées de l’Éthiopie détestée. Pour mieux rester au pouvoir, le régime semble avoir fait le choix d’une dangereuse agressivité régionale, dont l’opacité qui entoure son mode de fonctionnement permet mal de se rendre compte jusqu’où il pourrait l’entraîner.
En comparaison, la République de Djibouti apparaît bien plus paisible. La petitesse du territoire et de la population, l’hégémonie du parti présidentiel, unique dès les premiers mois de l’indépendance, et la présence de plusieurs bases aéronavales contribuent à calmer les éventuels risques de déstabilisation qui pourraient se manifester. Depuis quelques années, la diplomatie djiboutienne pratique dans ce but un équilibrisme multilatéral, même si ce va-et-vient dans les fidélités s’avère impropre à lui assurer la confiance de tous ses partenaires. C’est ainsi que l’ouverture d’une base militaire japonaise, en 2011, a agacé les Ètats-Unis, présents depuis 2002 par une importante base aéronavale venue elle-même contrebalancer l’influence française et sa propre présence militaire. Dès lors, les motifs d’inquiétude ne manquent pas envers un pays que le Président Guelleh contrôle totalement, même si son autoritarisme est moins violent et plus discret que celui de son voisin érythréen. Son implication personnelle probable dans l’assassinat d’un juge français a considérablement terni les relations avec l’ancienne puissance coloniale, sans que Djibouti ait pleinement réussi à se rendre indispensable dans la région. Par ailleurs, la petite république n’a pas été épargnée par les soubresauts des événements dits du “printemps arabe” : en février 2011, plusieurs manifestations, sévèrement réprimées par la police, ont agité la capitale. Elles n’ont certes pas suffi à ébranler le régime, mais ont montré que les tensions sociales qui s’accumulent dans le pays sont susceptibles d’en saper la solidité de façade.
C’est un risque que la Somalie ne court plus depuis longtemps. Depuis la chute de Siad Barré, en 1991, le pays s’est disloqué à tous les points de vue : politique, institutionnel, économique, social… Désormais, trois entités politiques distinctes, aux statuts différents, se partagent le territoire de la défunte république de Somalie .
Au Nord, l’espace qui fut jadis celui dominé par le colonisateur britannique, longeant la côte méridionale du golfe d’Aden, s’est proclamé indépendant du reste de la Somalie dès 1991, sous le nom de Somaliland. Même si les populations sont ethniquement et culturellement proches entre les deux parties de l’ensemble somalien, celles du Nord ont eu particulièrement à souffrir de massacres et d’exactions de la part du gouvernement de Siad Barré. Sa chute et la confusion dans laquelle le pays a sombré après celle-ci ont poussé les élites du Nord à s’émanciper d’un ensemble au sein duquel elles n’avaient jamais été réellement acceptées . Au nom de la sacro-sainte intangibilité des frontières des États, la communauté internationale a toujours refusé, depuis 1991, de reconnaître cette indépendance autoproclamée. Et pourtant, le Somaliland aurait beaucoup de leçons à donner à beaucoup d’autres États africains. Grâce à sa position stratégique sur le golfe d’Aden, où passe l’une des voies maritimes les plus fréquentées du monde, au port de Berbera, au voisinage de Djibouti, à une réelle stabilité institutionnelle et à un contexte politique apaisé, le nouvel État de fait se révèle être l’un des espoirs de l’ensemble de l’Afrique. Mais il lui reste à parachever son existence juridique pour pouvoir devenir un éventuel moteur de l’ensemble de la corne de l’Afrique.
À l’extrémité orientale de celle-ci, le Pount n’a pas pour sa part franchi le pas de l’indépendance d’avec l’ensemble somalien. Tout au plus, devant la disparition de toute autorité politique à Mogadiscio, la région s’est-elle constituée en 1998 en structure autonome à l’intérieur de la Somalie. Mais la porosité politique entre le Pount et le reste du pays est telle qu’en 2004, c’est le président du Pount qui fut désigné pour diriger le gouvernement provisoire somalien. Géographiquement plus excentrée, moins dotée en ressources naturelles, plus sensible aux rivalités claniques qui scindent sa population en multiples sous-groupes volontiers rivaux, la région est beaucoup plus instable que le Somaliland voisin. Elle est également plus lourdement influencée par les caractéristiques du désordre affectant le reste de la Somalie, dont pourtant elle n’envisage pas de se séparer.
La côte méridionale du pays des Somalis, qui fut jadis la zone de colonisation italienne, et qui constitua après la création de l’État somalien le cœur politique de ce dernier, est de nos jours l’espace le plus agité et le plus géopolitiquement dangereux de l’ensemble de la région. Le fractionnement politique y a été extrême après la chute du régime de Siad Barré. Aucune force politique traditionnelle n’a pu en effet s’imposer dans un espace où se sont épanouis milices privées, gangs mafieux, mouvements islamistes, groupuscules armés de tous types, qui se sont partagés l’espace somalien de façon quasi féodale, régnant à la fois par les revenus de leurs activités criminelles et par la terreur qu’ils faisaient régner dans les zones que chacun contrôlait . Les luttes devinrent vite incessantes entre ces factions, plus ou moins instrumentalisées par des agitateurs profitant du désordre ambiant. C’est ainsi que depuis 2001, on a fréquemment estimé que ces terres somaliennes abritaient les nouvelles bases de reconstruction d’un mouvement islamiste mondial, sur le modèle de ce qu’Oussama Ben Laden avait un temps réalisé en Afghanistan. Les milices chebab, de loin les mieux armées et les plus dangereuses de la zone, ont été en passe d’asseoir durablement leur domination, jusqu’à ce que l’Éthiopie et le Kenya, lassés des incursions menées sur leur territoire et des menaces qu’elle faisaient peser sur leurs régions frontalières, interviennent militairement en 2012. Depuis lors, ces milices islamistes semblent avoir perdu la maîtrise du terrain, sans que pour autant des institutions fiables aient pu être organisées à Mogadiscio.
L’essentiel de ce renversement militaire sur le terrain somalien est à mettre au crédit de l’Éthiopie. Celle-ci a en l’occurrence pleinement illustré le rôle de puissance régionale que son gouvernement a patiemment accru depuis la chute du régime communiste. L’Éthiopie, qui est de loin le pays le plus vaste et le plus peuplé de la région, jouit en outre du prestige de n’avoir jamais été durablement colonisé, et d’abriter sur son sol les institutions de l’Union Africaine, qui est la seule organisation politique regroupant tous les États du continent. Sous la direction de son inamovible Premier ministre Meles Zenawi, l’Éthiopie a acquis une voix et un statut international appréciables, qui en ont fait un pivot de sa région, malgré l’amputation de sa façade maritime. Le décès soudain, le 20 août 2012, de Meles Zenawi lui a fait perdre cet atout, le seul qui pouvait permettre d’apporter une certaine stabilité régionale à l’ensemble de la Corne. L’Éthiopie est désormais entrée dans une période de rééquilibrage politique interne, qui va diminuer pour un temps son influence géopolitique. Le pays reste de loin la première puissance militaire, et sans doute économique, de la corne de l’Afrique, mais il va lui falloir réinventer ses positionnements régionaux, avec des dirigeants qui ne possèderont ni le prestige historique, ni l’autorité politique de Meles Zenawi. À l’heure où ce dernier avait enfin décidé d’engager fermement son pays dans la stabilisation de son voisin somalien, c’està-dire dans la disparition du principal foyer de conflictualité régionale qui affecte l’ensemble de la Corne, la fragilisation éthiopienne n’est pas une bonne nouvelle.
Elle s’effectue précisément au moment où un nouvel État tend à s’agréger à la région, dont il est géographiquement absent. Né en juillet 2011 par démembrement des régions méridionales du vaste État soudanais, le Soudan du Sud est un État enclavé, mais fortement producteur d’hydrocarbures. Il est donc pour lui vital de se trouver des débouchés d’exportation différents de ceux que l’histoire lui a légués, à travers le reste du Soudan. Le rapprochement avec l’Éthiopie, pour se rapprocher des ports donnant sur le golfe d’Aden ou l’Océan indien, lui est donc indispensable. Le Soudan du Sud est encore un acteur trop fragilisé par les contentieux frontaliers qu’il lui reste à résoudre avec son ancienne métropole soudanaise pour espérer devenir un acteur qui compte régionalement. Il lui faut par ailleurs se reconstruire, après des décennies de lutte contre les régimes successifs en place à Khartoum. Dans ce contexte, la corne de l’Afrique représente pour lui le seul espoir d’un essor économique fondé sur les ressources procurées par ses hydrocarbures.
en guise de conclusion…
Longtemps structurées par la rivalité géopolitique entre l’Est et l’Ouest, les conflictualités qui déchirent la corne de l’Afrique sont devenues de plus en plus complexes et interdépendantes, au fur et à mesure que devenait plus inextricable la géographie de la région. Celle-ci, désormais, est pleinement impliquée dans des enjeux qui sont parmi les plus évolutifs et les plus porteurs de menace du monde contemporain.
La force d’un islamisme conquérant est, paradoxalement, celui sur lequel s’arrête le plus régulièrement l’attention internationale, alors qu’il est pour l’heure sensiblement en recul. La perte de contrôle de la Somalie par les milices chebab a éloigné la perspective de l’apparition d’un État islamiste susceptible de canaliser et d’offrir une base arrière à toutes les mouvances se réclamant de ce courant idéologique. Certes, les milices n’ont pas encore été vaincues et n’ont pas disparu, ainsi que leur capacité de nuisance ; certes, la constitution d’un État somalien fort capable de leur résister n’est pas pour un avenir proche ; mais l’heure n’est plus pour le moment à la consolidation sans limite de leur implantation.
En revanche, la corne de l’Afrique est de plus en plus sujette aux effets déstabilisateurs de la piraterie maritime. Le Nord-Ouest de l’Océan indien, aux débouchés de la Mer rouge et du Golfe persique, est devenu de très loin la principale zone de menace sur les voies maritimes internationales. Or, la topographie côtière de la région et la fragilisation des structures politiques en place, font des espaces issus d’une Somalie démembrée de véritables repères pour les organisations de pirates, qui pèsent lourdement sur le commerce maritime. Ces organisations ont ainsi besoin que la conflictualité et l’absence de consolidation politique perdurent, à l’ombre desquelles leurs propres activités prospèrent considérablement.
C’est pourquoi elles sont à l’origine d’une large partie des trafics qui irriguent l’ensemble de la corne de l’Afrique, et qui alimentent les tensions multiples qui y sont présentes, tout en discréditant par la corruption et la prévarication les élites en place. Trafics d’armes, de drogue, de marchandises, mais aussi trafics humains, prospèrent en abondance dans un espace certes historiquement marqué par les activités liées à l’économie criminelle, mais dont peu d’États ont les moyens, militaires et financiers de les contrôler.
D’où l’importance que prend le rôle des grandes puissances extérieures à la région, dans l’évolution géopolitique de cette dernière. Les États-Unis et la France, historiquement présents depuis longtemps, y côtoient de plus en plus souvent l’acteur chinois, attiré par le double impératif de sécuriser ses voies maritimes d’approvisionnement, et de se rapprocher de zones productrices en hydrocarbures. La Chine, durant les derniers mois, a reçu plusieurs des chefs d’État de la zone, auxquels elle a souvent consenti des aides financières conséquentes. Pour le moment, elle n’y a pas d’ambition militaire avérée. Mais au moment où la mise en place d’une nouvelle équipe dirigeante s’accompagne de signes significatifs de changements dans les priorités stratégiques du pays, rien n’interdit de penser que la corne de l’Afrique ne deviendra pas un point d’appui significatif de la Chine. Il est bien sûr encore trop tôt pour apprécier si cette évolution contribuerait à pacifier la région, ou au contraire exacerberait les tensions qui y existent déjà.
Mais il est d’ores et déjà patent que la corne de l’Afrique n’a pas fini de représenter un laboratoire des enjeux géopolitiques qui s’affrontent dans l’ensemble de l’Afrique.

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