Francophonie et recomposition identitaire dans les les pays en transition : pour une approche géoculturelle

Jure GEORGES Vujic

Géopoliticien et écrivain franco-croate.

L’article analyse et explore les objectifs de la transition démocratique qui est à l’oeuvre dans l’ensemble des pays postcommunistes de l’Europe centrale et du sudest, permettant de mieux comprendre le phénomène de reconstruction identitaire qui après l’expérience totalitaire du com­munisme, s’engage sur la voie de la ré-individualisation et de la re-privatisation dans l’espace social et economique. Le modèle postmoderne de la démocratie de marché néolibérale est devenu la formule exportable et transposable à tous les pays postcommunistes, générant des dysfonction­nements sociaux, mentaux, politiques et économiques et combinant des processus de déconstruc­tion des identités ethniques et nationales de la modernité. Dans ce contexte, la francophonie peut être un levier géopolitique et géoculturel significatif et positif dans la construction et le renforce­ment du processus géopolitique et identitaire polycentrique dans l’Europe centrale et du sudest.

The French-speaking Community and identity recomposition in countries in transition: for a geo-cultural approach.

Jhis article explores and analyses the objectives of the process of démocratie transition takingplace in thepostcommunist countries in central and southeast Europe, in order to better understand thepheno-mena of identity reconstruction which required, after the experience of totalitarianism; the process of re-individualization and re-privatization in the new socio – economic environment. The postmodern model of neoliberal market democracy became an exportable and transposable model in postcommu-nist countries, thus generating social, mental, political and economic dysfunctions, and combining de-construction of ethnic and national identitiesby modernity. In this context, francophonia can be a strong andpositive geocultural and geopolitical leverager for building and strengthening thepolycentric geopolitical and identity process in central and southeast Europe.

Lorsqu’on parle de Francophonie dans les pays excommunistes en

transition de l’Europe centrale et du sud est, il faut avoir à l’esprit non seulement l’acquis d’une influence culturelle, historique et linguistique dans certains de ces pays « francophones » par filiation, mais aussi les nouvelles potentialités identitaires et géopolitiques qu’offrent la francophonie dans la période de transition démocratique. En effet, La question du « devenir » des identités des pays postcommunistes, est liée aux bouleversements politiques, sociaux, économiques et culturels de la transition postcommuniste, laquelle a ouvert la voie à de nombreux processus postconflictuels de fragmentation, mais permet aussi la possibilité la cristallisation d’une identité nationale et citoyenne dans le sillage de l’experience francophone. Dans le contexte de la morphogenèse identitaire francaise, qui s’est affirmée par une conception plurielle et universaliste de l’identité et qui résulte de la volonté et du libre choix, l’ « universalité » identitaire francaise peut positivement influencer le « devenir » de ces identites souvent sujettes encore aux déterminismes stato-identitaires héritées de la tradition centre-europeéenne Herderienne, concevant l’identité come communauté ethnique et linguistique homogène. La question qui se pose est de savoir comment passer dans ces pays d’une conception Herderienne de l’identité à une conception Renanienne d’une identité nationale, expression d’un « plébiscite quotidien », et en tant qu’expression d’une communauté de valeurs et de projets ? Comment réconcilier la dimension organiciste et historique de l’identité avec la dimension constructiviste de l’identité individuelle et politique citoyenne éminement francophone ? Ce sont ces questions auxquelles sont confrontées l’identité des pays postcommunistes contemporains qui se cristallise dans le champ transitionnel politique et culturel, en tant que centre de gravité de maturation et d’affirmation d’une identité moderne ou postmodernes en gestation à l’échelle universelle.

L’identité nationale des pays postcommunistes sont bien des égards bousculées par les défis du globalisme, les processus intégrationnistes régionaux et supranatio­naux, et éprouvent du mal à se stabiliser dans un espace-temps éxangue et à murir autour d’un projet politique commun libéré des réminiscences et du trop-plein des histoires fratricides lors de l’épisode de la deuxième guerre mondiale (Yougoslavie). Pour ce faire, le travail de deuil se doit premièrement de digérer en quelque sorte « l’identité souverainiste et profonde qui correspond au triomphe des valeurs de la modernité ( état-nation, affirmation nationale ) pour assimiler au forceps une postmodernité marquée pour la sceau du relativisme des valeurs, la primauté du modèle libéral consumériste et de la démocratie de marché. À l’instant suprana­tional européen et « progressiste » qui inévitablement exige un consensus tourné vers l’avenir, s’oppose l’instant « souverainiste « passéiste qui organise un mémo-rialisme conservateur. Et tout comme l’antimoderne a besoin du moderne pour se reconnaitre et s’affirmer, progressistes et conservateurs dans la plupart de ces pays, sont un seul et même visage de Janus d’un pays a la conscience collective fragmentée, qui faute de savourer et de se reposer dans l’histoire doit rattraper à grande enjambée et célébrer le paradigme postmoderne de la « fin de l’histoire ». Ces pays postcommunistes en transition qui sont péjorativement appelés « démo­craties tardives » comme l’aime l’appeler la communauté internationale se doivent de transposer de manière paradigmatique le sacrosaint modèle libéral politique et économique sans prendre en considération les prédispositions psychologiques, his­toriques et sociales spécifiques du pays. Encore faut il remarquer que ces pays dont la tradition démocratique et parlementaire est séculaire souffre moin d’une lacune démocratique que d’une modernité tardive. En effet nul ne peut objectivement reprocher à l’ensemble de ces pays d’Europe centrale après avoir été tour à tour sous domination Austro-hongroise, puis sous la férule de régimes communistes d’avoir recouvrer leur indépendance et constitué leur État national en 1990-91 ( comme la Croatie et la Slovénie ) et non en 1848 comme lors du « printemps des peuples », lorsque plusieurs pays d’Europe centrale se sont dégagés de l’orbite austrohongrois. Pour reprendre le vocabulaire de l’historien et tehnologue russe Lev Goumilev[1], La plupart des pays européens postcommunistes ont vécu leur « eros national » lors de la chute du mur de Berlin et pour certains comme (la Croatie. La Slovénie et la Bosnie- Herzegovine lors de la guerre de libération en 1991) faute d’avoir consom­més leur phase de « passionaritée » au XIXe siècle.

L’identité « transitionnelle » entre Herder et Renan

Penser en termes Braudellien de temps historiques « longs et courts » pour légi­timer une évolution mesurée et harmonique vers la démocratie n’est pas au agenda des processus intégrationistes dominants, parfois uniformisateurs et mécanicistes. Tout laisse à penser que ce travail de résiliance en proie à des dispostifs sociologiques schyzofrènes, aura pour but de dissoudre « l ‘identité profonde de la modernité » qui comme tous les pays de l’Europe centrale et orientale s’est formée sur le modèle communautaire Herderien[2] de l’appartenance organique nationale, et d’accoucher d’une identité nationale postmoderne constituée autour d’un même projet poli­tique et des valeurs communes comme l’affirmait E. Renan[3]. Ce passage explique la morphogenèse de la nation organique qui évolue vers la « nation politique » fondée sur des assises constructivistes. D’une conception « romantique » et « imaginariste » de la nation organique comme le souhaitait B. Anderson[4], l’identité nationale des pays postcommunistes évolue indéniablement vers une compréhension politique, volontariste et civique de la nation, se libérant des schémas étriqués cognitifs et eth-noconfessionnels. En outre l’absorption boulimique et indifférenciée des différentes phases sociopolitiques créent inévitablement des dysfonctionnements sociaux. Et comme toute maieutique qui ne peut être exempte de souffrances, cette identité nationale transitionnelle contemporaire semble subir les poussées d’une double dis­torsion :

Autoréférentiel géopolitique et « présence au monde » des identités

Tout d’abord une distorion inclusive de cette identité, qui continue de se déchi­rer entre les réminiscences du passé, et la bipolarisation idéologique gauche dro­ite et reste incapable de former une identité matricielle capable de penser « l’être au monde »( Merleau-Ponty parle de présence au monde)[5] et faire l’expérience de l’alterité. En effet, le plus souvent les identités mationales des pays europeens po­stcommunistes de l’Europe centrale se sont, tout au long de leur histoire, formé réactivement par un mode mimetique opératoire phobique face à « l’autre » et à l’agression étrangère. La deuxième distorsion cette fois « extensive » de ces identités est celle qui témoigne de l’incapacité de définir un autoréferrentiel géopolitique, culturel commun. Cette culturelle et géopolitique de l’identité nationale a fait l’objet d’un vague de qualification expérimentale qui répondait plus aux impératifs politiciennes des régimes successifs que d’une volonté profonde d’ancrage iden­titaire. l’Europe moderne et contemporaine éprouve de la difficulté à choisir son méridien de référence. Il en va de même pour l’ensemble des pay postcommunistes en transition, qui ont clairement choisi leur meridien de référence dans l’Europe de l’Ouest et la filiation euroatlantique et certains certains comme en Croatie ou en Slovenie ont encore du mal à se libérer de l’hypothèque d’une image de « pays balkanique « et cependant oriental. En effet on pourrait dire que sur le plan identi­taire l’ensembles des identites postcommunistes nécessitent paradoxalement d’une « incomplétude » pour reprendre une terminologie de Regis Debray pour définir les contours d’une identité géopolitique qui partant de l’intérieur, lui serait insulfée de l’extérieur, comme modèle fédérateur des représentations et aspirations collec­tives du futur et du passé que le groupe estime être le « meilleur » . Faute du jeu de miroir de cette « incomplétude », ces identites risquent d’être la victime du miroir opaque et déformant de la vidéosphère omniprésente qui aliènent l’image sociétal et culturel par le spectacle qui diffuse une image inversée de la réalité sociale et identitaire qui n’en finit pas de projeter les archétypes stéréotypés d’une identité marchande. Les pays postcommunistes en transition semblent plongés dans l’« ère liquide » comme le définit Z. Baumann[6], qui génére une incertitude perpétuelle qui domine un espace postconflictuel ou la solidité de l’identité et des référents sta­tiques, triomphalistes et paternalistes de passe national, laissent la place au désarroi et à l’anomie sociale identitaire contemporaine. En effet comme dans tous les pays en transition, l’obsession du changement, le triomphe de l’éphémère de la société marchande engendrent la peur sociale et des crispations identitaires pouvant évo­luer vers le repli sur soi même et la xénophobie, fonds de commerce de tous les populismes postcommunistes.

Réduire l’orientation et l’identité géopolitique à la seule définition topony-mique reviendrait à pêcher par nominalisme, doctrine qui considérait, des stoï­ciens à Hume en passant par Guillaume d’Occam (XIVe siècle), les espèces comme n’existant que dans les mots. De même que les qualifications métapolitiques et néomythiques stéréotypés des paypostcommunistes comme « ante murale christia-nitatis », « rempart de la chrétienneté » « sentinelle de l’occident etc.. relèvent d’une vision historionymique étriquée en défasage par rapport aux nouvelles donnes géo­politiques et culturelles de la globalisation. D’autre part, faut il rappeler les pays postcommunistes de l’Europe de l’Est ont une importance géostratégique puisqu’ils constituent en quelque sorte une tête de pont maritime méditerranéenne ou bien « le rimland » qui permet de désenclaver les voies énérgétiques de la région de la Caspienne. Une approche métagéographique comme le préconisait le géographe francais E.Reclus[7], qui constitue l’ensemble des structures spatiales à travers les­quelles les individus et les sociétés ordonnent leur connaissance géographique et leur « présence au monde » conviendrait davantage à l’affirmation d’une identité géopolitique contemporaine. À cet égard, cette approche permettrait de dégager les perceptions et les représentations spatiotemporelles et culturelles de ces pays vue de l’intérieur comme de l’extérieur et permettrait de cerner les contours de ce pays comme un « être au monde spécifique », une unité de destin versée dans l’universel. De l’affirmation d’une identité patriotique fondée sur l’« ethnos » et le « mythos », l’identité transitionnel des pays postcommunistes d’aujourd’hui est à la recherche d’un « piémontisme axiologique » qui n’est autre qu’une identité de valeurs communes. Cette identité qui en période de guerre ou de revolution s’est « posée » et cristallisée autour d’une violence défensive fondatrice, se doit en temps de paix d’être « pensée » par projection vers l’autre. Non point cultiver « le même » et le « nostrisme paroissial » réconfortant, mais faire l’objet d’une distanciation de soi même pour découvrir la part de vérité et de sacré qui est dans l’excellence de l’alte-rité. Paradoxalement, comme toute identité, les identites nationales des pays post­communistes ne pourront pleinement se dévoiler que par négation, autant qu’elle sse rapportent à autre chose qu’elle-même. Ainsi l’émergence d’une conscience na­tionale authentique se ferait par un acte de néantisation qui permettrait la rupture et le dépassement. C’est le sens de toute identité axiologique, comme l’antipode de tout repli identitaire frileux et de toute attitude réactive et passéiste.

Socialisme scientifique et technologie institutionnelle du marché néoliberal

Les euro-enthousiastes ont espéré que l’intégration des pays postcommunistes dans l’UE et l’OTAN constitueront le nouveau levain d’européanisation, ainsi qu’un poôle de stabilisation qui pour se projeter dans l’universel et faire l’expérience de l’alterité se doit imanquablement de s’oublier soi même. Et c’est à raison que P.

Ricoeur parle du passage de la mémoire conflictuelle à la « mémoire partagée », fruit d’un long travail de résiliance. La résiliance et la distorsion identitaire ne sont peut être que le cout du « plebiscit quotidien » prônée par E.Renan, comme fondement d’une identité plurielle ouverte, democratique, dynamique et synthétisante. Tout être collectif génére une identité en devenir comme Gilles Deleuze[8] l’a si bien écrit, et les identités des pays en transition n’échappent pas à cette à cette régle, car pour mieux se connaitre, toute identité en devenir se doit de se déconstruire. Le concept de « transition » concocté dans les laboratoires néoliberaux et atlantistes, constitue pour tous les expays communistes de l’Europe de l’est le paradigme » magique » censé résoudre tous les maux identitaires et économiques de ces pays qui passent d’un mental « protocommuniste » et d’une économie dirigiste vers un mental « libé­ral » permissif, futuro-consumériste et une économie de marché censée apporter une société d’opulence. Néanmoins la réalité est tout autre. L’ensemble des pays « en transition » connaissent les lendemains désenchanteurs des promesses démo­cratiques et néoliberales. Ce pays subissent de plein fouet les dommages collatéraux des privatisations sauvages, le clientélisme « patrimonial « politique, le relâchement généralisé des moeurs et l’anomie sociale. Les dynamiques identitaires et sociales organiques ont du mal à suivre les visions artificielles et constructivistes identitaires occidentales, qui imposent une transposition paradigmatique du modèle néolibéral occidental. À ce titre tout le dispositif intellectuel et scientifique de la « transitolo-gie » ( science de la transition) participe de « ce miroir aux allouettes » occidentalo-centré. Tobias Hagmann5 parle s’interroge sur les fondements équivoques de la science transitiologique en parlant de « proto-science » par laquelle certains auteurs comme Guillermo O’Donnel, Philippe C. Schmitter, Arend Lijphart, Juan J. Linz ou Giovani Sartori – « prétendent expliquer le passage d’un régime autoritaire à un régime démocratique ». Cette nouvelle science entend non seulement servi des grilles d’interpretation comparatives generiques mais entend aussi avec une vertru axiologique faire œuvre de legislateur car sur la base de l’observation des proces­sus de démocratisations passées elle entend fournir des recommandations institu­tionnelles et constitutionnelles ayant souvent un caractère prescriptif excessif. On parle alors a raison de transfert de « technologie institutionnelle » qui n’est pas sans rappeler le « socialisme scientifique ». Force est de constater que le même esprit géoconstructif, mécaniciste opératoire imprègne les technocrates occidentaux, les nouveaux apprentis sorciers d’une démocratie et un « capitalisme scientifiques » transposable et exportable a toute l’Europe de l’Est postcommuniste. Ainsi, on peut considérer que le paradigme démocratique a désormais réussi à s’imposer comme seul référentiel légitime tant au niveau idéel et scientifique qu’au niveau des formes de gouvernement concrètement adoptées. À ce titre l’hyper-réalité[9] identitaire nationale souvent se dédouble d’une hyper-réalité politico-institutionnelle préfra-briquée. Il ne faut pas oublier que très souvent, les « transitologes » de renommée sont venus dans les pays excommunistes sous les hauspices d’officines non-gouver­nementales ( comme la fondation Sorros) comme sentiennelles du grand capital des corporations internationales. En théorisant, idéalisant et naturalisant la démo­cratie représentative telle que nous la connaissons à l’heure actuelle, la transitologie néglige pourtant le fait que le modèle démocratique est le produit de configurations historiques spécifiques et que celles-ci sont également soumises à des transforma­tions. Pour citer Ignacio Ramonet[10], « la thèse de Francis Fukuyama sur la « fin de l’histoire » pouvait triompher : la démocratie était l’horizon indépassable de tout régime politique ». Par conséquent, sans vouloir nier les mérites et les effets posi­tifs de la transitologie, on peut s’interroger sur ses capacités analytiques et téléolo-giques : elle ne propose aucune alternative au modèle de la démocratie libérale et de l’économie de marché ; modèle trop souvent perpétué sans questionnement critique et qui génère les dysfonctionnements sociologqiues et mentales lourds de consé­quence. On peut légitimement parler de « bleuf du siècle » pour illustrer la transi­tion dans les expays communistes qui ont été tour à tour pillés et désubstantialisés une fois sous le rouleau compresseur communiste, et aujourd’hui par le turbo-capi­talisme financier triomphant, processus désagrégateurs dont les peuples et les iden­tités nationales font les frais. Pour paraphraser Lénine, qui parlait du capitalisme comme dernier stade de l’imperialisme, la transition est la phase « intermédiaire » de l’imperialisme capitaliste global. La transitologie et les pontifes du néoliberalisme globaliste parle « d’européanisation » des peuples de l’exbloc communiste, comme si ces « peuplades » lointaines, dont l’histoire et la culture sont séculaires n’ont jamais appartenu à l’Europe.

Transition et recomposition identitaire

La post-modernité parle de re-configuration ou de recomposition de l’identité, comme si l’identité constituait une pâtte à modeler malléable et interchangeable, une sorte de jeux « lego » à usage multiformes. Entre ce qui était avant et ce qui est recomposé, se trouve posée de façon sous-jacente, un processus qu’on peut désigner au moyen du préfixe de- : dé-construction, dé-composition, dés-écriture des réfé-rents construits sous le communisme, le communisme ayant lui même décomposé et reconstruit ce qui était avant dans le cadre d’une sotériologie expérimentale[11]. Toute l’attention est portée sur les mouvements sociaux de la période contemporaine qui opèrent ce processus de déconstruction progressive des paradigmes de l’État-nation centralisé, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest. Ce qu’il s’agit de reconstruire, depuis 1989, peut se nommer ré-individualisation, re-privatisation, ou re-capitalisation : c’est à dire re-harmoni­sation avec les mécanismes sociaux en usage dans l’espace global non-communiste. Dans certains cas, il s’agit bien d’une restauration, non de la période communiste mais de la période pré-communiste (restauration des biens privés, des institutions démocratiques s’il y en eut, ou de schémes mentaux nationaux hérités de cet avant) ou bien il s’agit tout simplement d’un passage « négocié » et « consensuel » d’un système communiste vers un système démocratique accompagné par un vaste recy­clage de l’ancienne « nomenkatura » communiste dans l’appareil d’État démocra­tique… Dans d’autres cas, cette restauration est plus une reformulation symbolique pour un réenracinement dans une continuité plus longue. L’idée de re-construc­tion identitaire suppose donc à la fois une dé-construction identitaire préalable des référents en usage dans l’espace communiste, construits à l’intérieur du paradigme national/ paradigme de classe, et la tentation de lui substituer une préconstruction artificielle échappant à la spatiotemporalité historique (l’ethnie, la nation) au lieu d’une matrice qui ouvre sur un nouvel avenir politique qui concilierait singularité nationale et projection dans l’universel.

Le mythe du « retour à l’Europe »

Les élites politiques et intellectuelles des pays de l’Europe de l’Est ont souvent pensé le passage de leur société poscommunistes vers l’Occident démocratique et libéral au travers la parabole quelque peu romantique du « retour à l’Europe »[12]. L’idée du retour à l’Europe n’a pas été développée seulement dans les pays d’Europe Centrale. Pour affirmer qu’elles ont toujours eu des traditions catholiques fortes, qu’elles ont fait partie de l’Empire austro-hongrois, qui possédait une dimension européenne certaine, et qu’elles sont liés économiquement et culturellement aux pays de l’Europe Occidentale. Havel écrivit à ce titre : « La tâche qui se présente maintenant aux Polonais, Hongrois, Tchèques et Slovaques, Croates et Serbes s’ap­pelle provisoirement : Le retour à l’Europe ». Or cette thèse semble contredite par les données politiques et sociologiques des pays postcommunistes en transition. En effet, l’intégration européenne ne peut pas prendre la dimension d’une action por­tée par les anciennes forces politiques traditionnelles de la nomenklatura commu­nistes aujourd’hui recyclée dans le « mainstream » politique néolibéral et démocrate. Dans tous les pays ex-communiste le « retour à l’Europe » ou plutôt » la « ré-appro­priation de l’identité grande européenne » se fera au prix d’un vaste travail de mé­moire, accompagnée d’une politique de lustration adaptée qui permettra une nou­velle circulation saine et loyale des élites[13] permettant un redressement « mental » et politique du pays. De toute façon, l’élément imaginaire fait aussi partie de l’en­semble des facteurs qui influencent le processus d’identification et d’élargissement communautaire en Europe. L’image que l’opinion publique des pays en transition possède de l’Occident joue actuellement un rôle important, peut-être le plus grand, en ce qui concerne l’orientation politique de ce pays vers l’Europe communautaire. L’image de l’Occident, comme toute construction collective imaginaire, est élabo­rée en fonction de plusieurs facteurs psychologiques, sociaux liés à la propagande, médiatiques, etc. Seule la connaissance de ces facteurs permettrait la construction d’une stratégie adaptée aux conditions actuelles de vie, aux besoins massifs et à la mentalité collective. Or les pays postcommunistes de l’Europe centrale et du sud qui ont toujours fait partie de l’aire culturelle et civilisationnelle europeenne, plutôt que de « revenir à l’Europe » sont en quelque sorte prisonnier d’une fausse image de l’Occident-Europe, une sorte de version spéculaire d’une Europe « kidnappée » par l’occidentisme contemporain. » En effet l’europe n’est pas assmiliable et réductible à l’Occidentisme contemporain qui se caractérise par l’idéologie économiciste de marché, des valeurs matérialistes exclusivement consuméristes, une prolifération sans frein de développement technologique, de progrès infini, l’Europe actuelle est en proie « au jeu de simulacres » et « la « simulacr-isation » de l’Europe sous forme de produits consuméristes, d’images d’épinal, d’archétypes culturels, de stéréotypes touristiques ne fait que simuler d’autres simulacres sois-disants « évènementiels » « rétrospectifs » ou « ostensibles ».

La diversité géoculturelle francophone au service d’une géopolitique pontique centre-européenne

Sur le plan culturel et identitaire l’apport de la Francophonie en tant qu vecteur de la pluralité culturelle peut devenir un levier differentiel considérable quant à la cristalisation et à l’affirmation identitaire des pays postcommunistes, voués à une transition qui sous les hospices de la « démocratie de marché » cache le plus souvent un nivellement culturel, linguisitique et comportemental occidentalo-americanisé. L’un des buts fondamentaux de la francophonie est le respect et la promotion de la diversité culturelle dont l’objectif est d’éviter l’uniformisation du monde en préser­vant la diversité, et la singularité intrinsèque des cultures et des identités.

La mondialisation culturelle est souvent naivement percue comme facteur de communication et de dialogue interculturel. En effet bien qu’elle mette en présence des valeurs, des modes de vie, des visions du monde différentes il n’en demeure pas moins que sous l’effet de la dynamique du capitalisme néoliberal et de la démocratie de marché, la globalisation se transforme en facteur d’uniformisation culturelle, politique et économique. Le paradigme du « Oneworld » consumériste, la dysnelan-disation culturelle de la société globale du spectacle bouleversent les représentations du monde ancrées dans l’histoire et les continuités culturelles séculaires organiques. La culture médatique et visuelle anglosaxonne de part son emprise global colonise des pans entiers de l’imaginaire collectif du Nord au Sud et d’Ouest en Est de notre planète. En effet, les enjeux de pouvoir tiennent de plus en plus à la capacité de produire et de diffuser ses images et ses symboles dans la sphère médiatique globali­sée. C’est pourquoi l’on peut legitimement parler de guerres cognitives[14], de guerres culturelles et de guerres de représentations. Et c’est pourquoi, la francophonie peut être un livier indispensable à la reconstruction et la défense des espaces géoculturels et geoidentitaires menacés par la globalisation anglosaxonne marchande. Il va de soi que que ces enjeux geoculturels parfois ne coïncident plus forcément avec les territoires nationaux, et c’est pourquoi il conviendrait d’apprèhender ces enjeux géoculturels en regard des enjeux géopolitiques de la Francophonie, et dans le cas des enjeux identitaires et culturels des pays postcommunistes de l’Europe centrale, il conviendrait aussi de rappeler qu’elles sont les enjeux géopolitiques et strateé-giques grandeuropéens de vaste espace géopolitiques polycentrique qui s’étend de Lubeck à Trieste en passant par le Danube et la mer noire et la Méditerrannée orien­tale. En effet si la Francophonie a aujourd’hui son terrain d’excellence à savoir les territoires africains et arabes de la postcolonialité ou elle est profondément ancrée, il est indeéniable que son rôle géopolitique pionnier fédérateur lingusitique et culturelle se situe en Europe centrale et en Europe du Sud est. En effet, l’amé­ricanisation culturelle et l’alignement quasi instantané des elites démocratiques postcommunistes sur les théses americaines atlantistes dans les pays postcommu­nistes ( le cas le plus flagrant est la Pologne) qui intervient de suite après la chute du mur de Berlin dans le sillage de la transition, comme les vagues successives d’élargissement de l’OTAN à la majorité de ces pays démontrent la volonté géo­politique du camp atlantiste et américain d’inclure l’Europe centrale et celle du sud est dans le cadre des « balkans eurasiens » qu’évoque Zbigniew Brzezinski[15], vaste zone comprenant les l’Asie centrale jusqu’a la la mer Egée, afin d’empêcher la reconstitution d’une macrorégion balkanique et pontique grande européenne et autocentrée s’étendant des Alpes à la Mer Noire, du bassin du Danube jusqu’au des plaines hongroises et la région de la Baltique. Ainsi, les Américains entendent contrôler deux zones offensives situées entre l’Allemagne et la Russie, recréer le « Cordon sanitaire » de Lord Curzon, empêcher toute continuité territoriale et stratégique entre l’Allemagne et la Russie (comme l’avait très bien vu le géopolito­logue russe contemporain, le Colonel Morozov), couper l’axe danubien en 2 tron­çons, empêcher toute projection de la puissance allemande vers la Mer Noire. Il s’agit bien ici d’une géopolitique atlantiste du néocontainement destinée à refou­ler toute puissance européenne et la Russie de l’Eurasie[16] et d’affaiblir l’émergence des puissances montantes multipolaires comme la Chine, l’Iran et l’Inde. En effet l’ensemble des dispositifs politico-militaires, les opérations de guerres culturelles et cognitives menées par le camp americain et atlantiste vise à controler et tenir en dépendances les pays européens postcommunistes des Balkans afin de mieux maîtriser le Moyen-Orient. Dans ce contexte de rapports de force, la francopho­nie pourrait avoir un rôle non négligeable dans l’affirmation de la singularité, la pluralité identitaires de nombreux pays et reégions-pivots de cette partie de l’Europe et pourrait devenir en quelque sort le levain de la reconstitution de la dorsale géopolitique lotharingienne et centre-européenne cohérente pour mieux unir l’Europe, une Europe-puissance plurielle consciente de son passé historique et tournée vers l’avenir, « une unité de destin dans l’universel » comme l’aimait à dire le poète portugais Fernando Pessoa.

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  • Renan Qu’est-ce qu’une nation ? (Conférence prononcée le 11 mars 1882 à la Sorbonne) Les Classiques des sciences sociales.
  • Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme Le Banquet, n-10, 1997/1, La Découverte, 1996.

[1]Lev Goumiliov, L’Ethnogénèse et la biosphère de la terre, Moscou, Ed. de l’Institut DIDIK, 1997.

[2]Herder et les Lumières – L’Europe de la pluralité culturelle et linguistique, collectif par Norbert Waszek et Pierre Pénisson, Revue Germanique Internationale, no 20, PUF, Paris, 2003,

[3]Ernest Renan Qu’est-ce qu’une nation ? (Conférence prononcée le 11 mars 1882 à la Sorbonne) Les Classiques des sciences sociales.

[4]Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme Le Banquet, n-10, 1997/1, La Découverte, 1996.

[5]E. Alloa, La résistance du sensible. Merleau-Ponty critique de la transparence, Paris, Kimé,

2008.

[6]Zygmund Baumann, La Vie liquide, Le Rouergue/Chambon 2006.

[7]Philippe Pelletier, La géographie innovante d’Élisée Reclus (version longue), Orthez, Cité du Livre, conférence du 10 décembre 2005.

[8]Gilles Deleuze, Rhizome, en collaboration avec Félix Guattari. Paris, Éd. de Minuit, 1976. (Repris dans Mille-Plateaux.).

[9]Le concept d’hyper-réalité qu’évoquent Jean Baudrillard, Umberto Eco et Albert Borgmann renvoit au domaine sémiotique de la philosophie post-moderne, pour rendre compte d’un dysfonctionnement psychologique de la conscience laquelle perd sa capacité à distinguer la réalité de l’imaginaire. Le monde de l’hyperréel serait le monde virtuel de la postmodernité, une sorte de réalité améliorée.

[10]I. Ramonet, » chancelante démocratie », Le Monde diplomatique, octobre 1996, p. 1 cité dans article Tobias Hagmann La transitologie: mode d’emploi pour la transition et la démocratie ?

[11]Thorstein Veblen parle de religion séculière pour caractériser les totalitarismes modernes

[12]V. Havel, Pour une politique post-moderne, L’Aube, 1999, le thème du « Retour l’Europe » est Un slogan lancé notamment par le Forum Civique Tchécoslovaque en 1990.

[13]Vilferdo Pareto, Mythes et idéologies, Genève, Librairie Droz, 1966 (textes réunis avec une introduction par Giovanni Busino).

[14]Christian Harbulot, Didier Lucas et al., La guerre cognitive, Lavauzelle,2002.

[15]Zbigniew Brzezinski; The Grand Chessboard: American Primacy and Its Geo-strategic Imperatives, Basic Books, New York, 1998

[16]Le « heartland » de Mackinder : « Qui domine l’Europe de l’Est contrôle le Heartland ; qui domine le Heartland contrôle l’Ile Mondiale ; qui domine l’Ile Mondiale contrôle le monde. »

– H. Mackinder.

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