Géopolitique de l’Ukraine en crise majeure

Jean-Michel VERNOCHET

Ecrivain, politologue

Décembre 2014

C’est au sein d’un véritable état de guerre que nous projette la crise ukrainienne laquelle, après l’impasse politique et diplomatique, a vu des opérations militaires dépassant largement le cadre d’une guerre civile se dérouler sous les yeux partisans et manichéens de la presse occidentale. L’imbrication des intérêts géopolitiques des grandes puissances, l’incapacité des Occidentalistes à susciter et à soutenir des gouvernements ou des mouvements politiques aptes à bâtir des consen­sus nationaux, ainsi que l’intensification de l’exacerbation de la tension sur les autres théâtres mondiaux, font apparaître une situation de blocage, non favorable à une résolution pacifique et raisonnable de la crise, sauf si les boutefeux ukrainien et atlantistes étaient désavoués par leurs mandants de Kiev, de Bruxelles ou de Washington.

L’on dit souvent Qu’un schéma vaut mieux qu’un long discours, surtout quand il s’agit de démêler les fils d’un écheveau singulièrement complexe… et que les médias s’ingénient à brouiller autant que possible quand ils n’ignorent pas pure­ment et simplement le sujet, Mundial oblige ! Disons-le donc sans ambages, de la façon la plus géométrique qui soit : en toute logique la crise ukrainienne pourrait dégénérer en conflit – au mieux un conflit limité dans le temps et dans l’espace géographique.

La situation actuelle sur le terrain est un premier facteur d’évaluation du risque. Situation avant l’assaut que les forces gouvernementales se préparent à donner à la ville de Donetsk où se sont repliés et retranchés les combattants indépendan­tistes de Slaviansk. tombée aux mains de l’armée après que celle-ci eut utilisé des moyens d’une brutalité extrême à grand renfort de bombardements aériens, d’artil­lerie lourde, d’hélicoptères d’attaque. Autres paramètres militant en faveur d’une dégradation accélérée de la situation à l’Est et au Sud de l’Ukraine, les acteurs, leur psychologie, leurs mobiles, ainsi que les enjeux géopolitiques, tous facteurs qui concourent à créer les conditions d’un conflit ouvert avec la Russie… Quelles que

soient en effet ses réserves actuelles, la Fédération, ne serait-ce que pour des raisons intérieures, ne pourra pas indéfiniment laisser « massacrer », voire ethniquement « épurer », les russophones du Donbass. Déjà des voix s’élèvent pour condam­ner l’attentisme du président Poutine et exiger de lui une intervention rapide. Un conflit qui s’annonce par conséquent comme beaucoup plus grave que celui qui eut pour théâtre, en août 2008, l’Ossétie du Sud, puis l’Abkhazie et la Géorgie.

Une définitive impasse politique et diplomatique

Deux raisons évidentes sont à prendre immédiatement en considération pour bien évaluer la crise et son évolution probable en affrontement direct. Primo, l’irré­versibilité du retour de la Crimée dans le Fédération de Russie. Débouché essentiel, vital pour la Russie sur la Mer Noire et, au-delà des Détroits, vers la Méditerranée et les Mers chaudes. La République criméenne de Novorossia ne semble par conséquent pas destinée, quoiqu’en disent les autorités de Kiev, à revenir jamais dans le giron ukrainien. sauf dure confrontation entre la Russie, l’Ukraine et très éventuellement l’Otan. Un dernier point qui malgré tout semble pour l’heure improbable. Confrontation qui verrait la défaite de la puissance russe, deuxième improbabilité. Rappelons ici que le referendum d’initiative populaire qui a décidé du rattachement de la péninsule criméenne à la Russie était sans doute « illégal » au regard de la loi ukrainienne, mais non point eu égard à la loi internationale. Depuis 1919 et la conférence de Versailles, le droit des peuples à s’autodéterminer est un principe définitivement passé dans les mœurs et les coutumes internatio­nales. L’émancipation criméenne a d’ailleurs fait des émules, et même renforcé des velléités séparatistes, aussi bien à Venise qu’à Edimbourg. Et depuis quelques jours à Erbil, capitale d’un Kurdistan qui a vocation à l’indépendance, et en a aussi les moyens pétroliers !

Or le président Porochenko, le jour de sa prestation de serment à Kiev le 7 juin, a pris l’irréversible engagement de maintenir l’intégrité du territoire ukrai­nien, dont la Crimée. Mais le moins que l’on puisse dire de l’Ukraine est qu’elle est constituée d’un ensemble de pièces rapportés au cours de l’histoire récente. Il s’agit en un mot d’un Etat composite dont l’hétérogénéité ethnique, linguistique et confessionnelle irrigue et sous-tend la crise actuelle. Crise qui de ce point de vue ressemble beaucoup à celles qui ont ravagé les Balkans de 1992 à 1999. Crises dont l’amorce se situent déjà, là également, dans la construction européenne à la suite alors de la signature du Traité de Maëstricht en 1991. De la même façon, les perspectives d’étroit partenariat européen ouvertes en 2013 entre Bruxelles et Kiev, ont joué un rôle analogue poussant à l’éclatement d’une entité étatique en grande partie artificielle. Par ailleurs, l’Ukraine, et particulièrement l’Est de l’Ukraine, sont absolument vitales pour la Fédération de Russie en raison des industries d’arme­ment dont dépendent les forces armées russes : industries missilières ou encore, plus prosaïquement, les moteurs des hélicoptères Sikorski qui sont fabriqués au Donbass. Pas de moteur, pas d’hélicoptères. Dans ces conditions on comprendra que le Kremlin se voit contraint de manœuvrer au milieu d’un champ de mines. l’enjeu est énorme et le moindre faux pas est exclu.

De l’autre côté de l’Atlantique, il n’est pas non plus question – au cas où l’Est et le Sud-Est de l’Ukraine acquéraient leur indépendance, issue dont il n’était pas question au départ de la crise quand seule la « régionalisation » faisait débat – de laisser Moscou faire de la Mer d’Azov un lac russe. Zbigniew Brzezinski1 l’a dit très tôt, notamment dans le Le Grand échiquier [1997] la puissance Russe est impos­sible sans l’Ukraine : « Sans l’Ukraine la Russie cesse d’être un empire. L’Eurasie reste l’échiquier sur lequel se joue la lutte pour la primauté mondiale. Quiconque contrôle ce continent, contrôle la planète ». Ce à quoi vient s’ajouter en page 140 : « …Dés 1994, Washington accorde la priorité aux relations américano-ukrai­niennes. Sa détermination à soutenir l’indépendance du pays est généralement per­çue à Moscou – y compris par les « modernisateurs » – comme une intrusion dirigée contre les intérêts vitaux de la Russie ». Onze ans plus tard, le même homme, met­tant en évidence la rigoureuse continuité de la pensée géostratégique animant les cercles dirigeants américains, insistait sur la nécessité pour les Etats-Unis « de saisir l’occasion du « moment unipolaire » né de l’effondrement de l’Union soviétique » pour consolider les positions des Etats-Unis en Mer Noire… »2. No comment.

Géopolitiquement parlant la situation est parfaitement inextricable

L’on peut à ce stade et à juste titre parler de bras de fer. Nul ne peut avancer ni reculer, pas plus Kiev et Porochenko que Moscou et Vladimir Poutine. L’un accu­sant l’autre de ne pas désarmer, de ne pas respecter les trêves, d’alimenter le cycle de violence. Lors d’une conférence de presse à Vienne, le président russe Vladimir Poutine, a estimé inutile voire dangereux d’exiger le désarmement des « milices » dans l’est de l’Ukraine tant que les radicaux ultras ukrainiens ne seront pas eux aussi désarmés. « Nous ne devrions pas exiger le désarmement, en particulier dans l’est de l’Ukraine, tant que, à ce jour, les forces radicales de Pravy Sektor et autres extrémistes n’ont pas été désarmées. Il y a eu des promesses à plusieurs reprises mais les forces illégales ne baissent pas les bras ».

La dégradation de la situation actuelle qui se mesure – avons-nous dit – à l’intensification des combats, donne maintenant le sens et marque la tendance que prennent les événements en direction d’un affrontement ouvert entre armées conventionnelles. Des cessez-le-feu successifs, aucun n’a été respecté, à commencer par les forces gouvernementales. au contraire les combats redoublent de violence. En témoigne le nombre de personnes déplacés, les dénombrements contradictoires des morts et l’usage avéré d’armements (chasseurs bombardiers, hélicoptères, obu-siers autotractés, blindés, missiles antiaériens), très inhabituels dans ce type de conflit. Recours à des armes qui montre que nous ne sommes pas dans le cadre d’af­frontements destinés à réduire une dissidence intérieure ou dans celui d’opérations de maintien de l’ordre, mais dans un tout autre registre. Ce que cachent soigneuse­ment les médias hexagonaux qui taisent outrageusement la gravité des faits.

Le 30 juin, juste après l’annonce par le président ukrainien Piotr Porochenko de la levée en fin de journée du cessez-le-feu et de la reprise de l’opération « antiter­roriste » dans l’est du pays, l’armée a ainsi commencé à pilonner durement le centre des villes de Slaviansk et de Kramatorsk sans épargner d’autres villes et villages du voisinage. Au lieu de s’apaiser les combats montent indéniablement, de manière régulière, en puissance : en deux jours ce sont trois aéronefs de l’armée régulière qui, semble-t-il, auraient été abattus. Sans autres précisions cependant sur le type des appareils touchés. L’information n’arrivant qu’au compte-goutte et pas particulière­ment via les médias français lesquels se signalent par leur remarquable incurie sur le sujet. Néanmoins l’on sait de source sûre que plusieurs hélicoptères et un gros por­teur ont déjà connu un sort funeste au cours des dernières semaines. Ajoutons que les combattants des forces d’autodéfense de Lougansk ont pour leur part déclaré avoir abattu le 1er juillet deux avions militaires ukrainiens. « Tout récemment, cinq chasseurs ont bombardé le village de Louganskaïa. Deux appareils ont été abattus » dixit Vladimir Inogorodski, porte-parole de la république populaire de Lougansk via le canal de l’agence de presse russe RIA-Novosti. Le même jour les combattants de la république populaire de Donetsk revendiquaient à leur tour d’avoir abattu un avion près de Snejny dans l’est de la région de Donetsk.

Ne pas franchir la ligne rouge

Le jeu que décrit la comptine « je te tiens, tu me tiens. le premier qui rira… » donne une image assez fidèle de ce qui ce qui se passe à la fois dans les chancelleries et sur le front de guerre. avec un net avantage à Kiev qui sait à quel point la marge de manœuvre de Moscou est étroite compte tenu de l’importance des enjeux et des risques. Risques quasi dissuasifs, non en terme militaires, mais en termes économiques et industriels. Ce qui imposerait qu’en aucun cas Poutine ne franchisse en premier la ligne rouge c’est-à-dire la frontière. jusqu’à ce qu’évi­demment l’équilibre de la balance géostratégique s’inverse ! Dans ces conditions, la Douma russe a prudemment abrogé le texte de loi autorisant les forces de la Fédération à intervenir au cas où une minorité russe de l’extérieure serait menacée. Tout se passe au demeurant comme si l’Ouest s’efforçait de pousser le plus loin possible Moscou dans ces retranchements.

Toutefois devrait venir très vite le moment où la seule possibilité restante pour le président Poutine sera l’engagement ou la déconfiture politique face à une opi­nion publique russe ne pouvant accepter que des minorités sœurs puissent être traitées de manière inadmissible, pour ne pas dire barbare. Or au regard des faits évoqués plus haut, l’on voit bien que le rythme de l’escalade, à l’heure actuelle, va croissant. La question qui désormais se pose, ne serait donc pas de savoir si la confrontation aura lieu, mais qui en portera la responsabilité et où elle s’arrêtera ? À la frontière de la Pologne, sur le territoire de la Pologne ? À proximité ou dans les frontières de l’UE ? Si cela devait advenir c’est bien entendu le futur immédiat de l’Europe qui pourrait par la suite se retrouver gravement remis en cause.

Une crise majeure menaçant l’équilibre international

Au cours du mois de mai dernier, le Congrès américain a procédé à l’examen du « Russian Aggression Prevention Act of 2014 ». Ce document prévoit entre autres, la gradation des sanctions à l’encontre de la Russie, la consolidation des disposi­tifs « défensifs » de l’Alliance atlantique, avec en sus le renforcement de l’armée ukrainienne et le recours aux pays tiers proches de Washington, en particulier ceux d’Europe orientale. Pour toutes ces raisons et bien d’autres encore, nous devons finalement prendre conscience que la crise ukrainienne est l’une des plus graves, peut-être la plus porteuses de conséquences que nous Européens ayons eu à affron­ter depuis longtemps.

La crise ukrainienne est à l’évidence la crise la plus inquiétante que traverse l’oc­cident depuis le blocus de Berlin en 1948, crise qui ouvre l’ère de la Guerre froide. Celle-ci culminera avec l’alerte aux missiles soviétiques de Cuba en octobre 1962. Observons à ce propos que le niveau présent de conflictualité est caractéristique d’un certain retour au statu quo ante de sourde belligérance entre les deux Blocs, Est et Ouest, mais cette fois dans un monde non plus bipolaire, mais multipolaire. L’Irak et la Syrie complétant le tableau d’une crise à entrées multiples et où s’observe un significatif accroissement des risques d’embrasement général… même si pour l’heure ce risque demeure « régional ».

Ne perdons cependant pas tout à fait de vue la montée des tensions sur les pourtours, continentaux ou maritimes, de la Chine. Un monde nouveau, inconnu, en pleine recomposition se dessine sous nos yeux. Monde où de grandes puissances émergentes battent en brèche l’influence hégémonique des Etats-Unis, notamment l’Inde, la Russie, la Chine, l’Iran dont les arrières pensées à peine dissimulées sont de contenir les ambitions nord-américaines. Celles-ci visant principalement à contrô­ler l’ensemble des régions déterminantes du point de vue des ressources en éner­gies fossiles ou de leurs espaces de transit. Inutile d’énumérer les zones stratégiques qui, de ce point de vue, jalonnent le continent eurasiatique. Régions qui toutes se situent sur le Rimland, ceinture géopolitique enserrant la masse continentale de la Mer Noire à l’Hindou Koush et au-delà vers le Xinjiang. Une ceinture géopolitique et géoéconomique à proximité immédiate de laquelle se trouvent justement les trois zones de guerre qui viennent d’être évoquées.

Trois crises qui ont en commun l’incapacité des Occidentalistes à susciter et à soutenir des gouvernements ou des mouvements politiques aptes à bâtir des consen­sus nationaux. Ceci en prenant comme point de départ de leur réflexion et de leurs actions, la « nature divisée » des pays en cause. Ce qu’avaient paradoxalement réussi, pour le pire et le meilleur, les régimes communistes d’Ukraine ou de Yougoslavie, ainsi que les dictatures baasistes d’Irak et de Syrie. Etat de stabilité auquel le modèle dit démocratique et libéral n’est hélas pas parvenu… Un échec qui in fine met en danger la paix sur le Vieux Continent, du Levant aux rives de la Mer Noire, c’est-à-dire au sein de l’Europe réelle, de Paris à Vladivostok.

 

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