GÉOSTRATÉGIE DES ONG

Christophe REVEILLARD

Mai 2007

QUELLES SONT SUCCINCTEMENT LES STRATEGIES d’influence et de rayonne­ment existantes à l’origine de l’action des ONG ?

Il est d’abord nécessaire de revenir sur le processus institutionnel.

Ainsi, l’Onu accorde aux ONG un statut consultatif à la condition du respect de l’article 71 de sa charte, authentique acte constitutif de la reconnaissance juridique internationale des ONG, c’est-à-dire dont l’activité se concilie avec les compétences de l’Ecosoc : « Le Conseil économique et social peut prendre toutes les dispositions utiles pour consulter les organisations non gouvernementales qui s’occupent des questions relevant de sa compétence. Ces dispositions peuvent s’appliquer à des organisations internationales et, s’il y a lieu, à des organisations nationales après consultation du membre intéressé de l’organisation ».

Il existe trois catégories de statut consultatif, « général premier est réservé aux grandes ONG internationales, de large envergure géographique dont le domaine de travail couvre la plus grande partie des compétences de l’Ecosoc et de ses organes subsidiaires. Le statut spécial est accordé à des ONG ne s’occupant que de quelques champs des activités de l’Ecosoc et disposant d’une compétence spécifique dans ce domaine : elles sont en général de taille plus réduite et plus récentes. Enfin, les ONG se portant candidates au statut consultatif et n’entrant dans aucune de ces deux ca­tégories se voient accorder le troisième niveau de statut consultatif. L’envergure de ces organisations est plus réduite et elles peuvent avoir un profil techniciste. Les ONG disposant de statuts formels auprès d’autres organes ou agences spécialisées des Nations Unies peuvent être incluses dans cette catégorie. Les ONG relevant des trois types de statuts consultatifs peuvent, si elles en font la demande, assister à des conférence internationales menées sous les auspices des nations Unies et y être accréditées »1.

Si Marie Tôrnquist-Chesnier2 indique qu’à l’origine trois possibilités étaient en­visageables : la participation, la concertation et la consultation, « c’est cette dernière qui a recueilli l’assentiment des rédacteurs de la charte » consacrant « la forme la plus restrictive ».

Mais la pratique a élargi considérablement le domaine de la consultation et de la participation des ONG aux travaux de l’Onu, Assemblée générale et Conseil de sécurité. Le rapport de juin 2004 sur les relations entre l’Onu et la société civile illustre bien la sorte d’achèvement de cette évolution.

De même les vecteurs d’influence qu’usent les ONG sont de plus en plus di­versifiés et spécialisés, notamment dans le cadre de négociations internationales. Parallèlement aux moyens habituels, pression traditionnelle par campagne, juridi­que par un apport alternatif aux rapporteurs de commissions, journalistique par des publications ciblées ou tout autre moyen d’action, les ONG offre maintenant une face très professionnalisée dans l’expertise juridique, et, ce, aux trois niveaux « du processus d’élaboration normative : la genèse et l’émergence de nouvelles normes, la rédaction proprement dite et l’application »3 ; l’on se bornera ici à ne citer que l’exemple emblématique des statuts de la CPI (Cour pénale internationale) et du Droit international public normalement « fait par les États, pour les États ».

Il n’est pas prévu de reprendre ici l’ensemble des caractéristiques de l’émer­gence des ONG dans le système international ni d’en détailler l’évolution et les innovations. Quelques éléments d’interrogation perdurent cependant à propos de l’orientation de leurs objectifs et de la finalité de leurs actions. L’hypermediatisation et la maîtrise de la communication, généralement le fait des ONG américaines, leur permettent le plus souvent de bénéficier d’une image positive voire flatteuse auprès de « l’opinion » et ainsi de dévier des questions concernant le fond de leur action. Marc-Antoine Pérouse de Montclos4 avait délibérément axé son travail sur les dysfonctionnements de l’action humanitaire : impossibilité d’atteindre la neu­tralité politique, difficulté d’empêcher que les moyens de l’action humanitaire ne pérennisent les conflits ou effets de son détournement. Le business de l’aide engen­dre la défense d’authentiques parts de marché par les ONG, ce qui favorise l’opa­cité et empêche l’évaluation de l’aide. L’application d’une véritable prévention des conflits est elle aussi gêné tout comme, dans ces conditions, le recherche réelle de la cessation des conflits à l’origine du déclenchement de l’aide.

La promotion d’une société civile, d’une « quête de sécurité pour les individus », d’une « société civile globale », d’une « société civile transnationale » est assurée au détriment des États, aux politiques censément perçues comme cyniques, égoïstes et « réalistes ». Se pose-t-on la question de savoir si les États sont tous remis en cause avec la même intensité ? Et, in fine, quels intérêts bien réels cette remise en cause sert-elle avec efficacité ?

Ainsi, sous le titre « la société civile organisée », l’article de l’atlas sur la mondia­lisation affirme comme une évidence « l’action des ONG (…) complète l’action de l’État, contourne celui-ci, voire le remplace ».

Il est ainsi intéressant d’observer la tentative de transformer en mode politique opératoire l’idéologie transnationale, c’est-à-dire la recherche de l’accroissement de puissance en arrière-plan de l’instrumentalisation de l’idée transnationale. La trans­nationalité recouvrirait « toute relation qui, par volonté délibérée ou par destina­tion, se construit dans l’espace mondial au-delà du cadre étatique national et qui se réalise en échappant au moins partiellement au contrôle ou à l’action médiatrice des États »5 ou « l’idée transnationale est celle qui consiste à vouloir organiser des phé­nomènes censés dépasser l’État qu’ils soient individuels ou collectifs et qui peuvent recouvrir des aspects religieux, de langue, d’organisation sociale ou de sang ». On pourrait résumer ses principaux traits par : la contestation de la primauté de l’État, une réalité multicentrée, une structuration des réseaux, la présence d’acteurs non-étatiques, de nouveaux modes de communication, le dépassement du territoire au service d’un système-monde intégrant principalement des relations économiques mais recomposant également l’espace social organisé.

Il existe des processus transnationaux en œuvre et connaissant une application, qu’il s’agisse de l’organisation en réseaux6, de l’action des multinationales, etc. « La notion de réseau vient compléter utilement celle de gouvernance à laquelle on peut reprocher de dissoudre un peu rapidement le rôle des acteurs au profit des liens et des interactions. L’approche en terme de réseau met l’accent sur le rôle des indivi­dus, des groupes sociaux, des mécanismes inter-organisationnels dans la structura­tion de l’espace mondial. Elle montre comment des espaces de mobilisation traver­sant les espaces nationaux sont construits et investis par des acteurs privés prenant en charge l’allocation des ressources, la diffusion des valeurs et des pratiques en contournant les États (.)».

En réalité, même contesté par de nouvelles formes de pouvoirs, multinatio­nales et réseaux mondiaux notamment, l’État reste l’acteur majeur de la géopo-litique7. L’État, quelque soit sa forme, constitue le référentiel naturel de l’étude géopolitique. En effet, construction politique supérieure la plus aboutie des so­ciétés humaines, l’État représente le lien naturel qui unit l’homme au territoire. Il possède légitimement à cet effet tous les attributs nécessaires à l’exercice de la puissance. L’emploi de la force pour assurer la défense du bien commun lui est par essence réservé. À cet égard, les difficultés rencontrées dans la gestion des crises impliquant des pays où la structure gouvernementale est déliquescente montrent avec acuité que l’État demeure aujourd’hui encore le paradigme incontournable quand il s’agit d’apprécier l’évolution d’une situation à travers le prisme géopoli­tique. Si ses contempteurs dénoncent son dépassement notamment sous couvert de mondialisation, ils ne font en réalité qu’appeler à l’avènement d’un nouvel État qui leur soit propre sans pour autant remettre finalement en cause la nécessité de son existence.

Comme l’indique Éric Le Moulec8, ce constat fut également rappelé par un spécialiste français précédemment attaché à promouvoir l’idéalisme dans les re­lations internationales. En ce qui concerne l’État, l’essai récent de Samy Cohen, permet en effet de réfuter la thèse de l’obsolescence de l’État. Après avoir passé en revue tous les facteurs transnationaux qui contribuent à ce phénomène, il conclut que « l’approche transnationaliste ignore la complexité des choses ». « La thèse de l’érosion de l’État donne la priorité à l’économique sur le politique, à la société ci­vile sur les dirigeants et au transnational sur l’interétatique, observe-t-il, or, il serait très regrettable, en raison de l’intérêt porté aux acteurs du « bas », de négliger le rôle des acteurs du « haut »9. Cette contestation quasi-systématique de l’influence de l’État principalement comme instance de régulation dans les forums interna­tionaux peut évidemment servir le ou les États qui ont le moins à craindre de cette remise en cause.

Toute culture transnationale se développe au détriment de l’Etat national qui reste envers et contre tout le régulateur majeur des relations internationales et la première expression de la géopolitique10 ; nous devrions donc assister au choc des deux cultures. Or, ce à quoi nous sommes témoins est bien plus l’homogénéisa­tion des Etats mettant en cause leur propre souveraineté par l’effet de puissance et d’influence de ceux qui ont gardé l’exercice plein de leur souveraineté et de leur indépendance. Les Etats-Unis par exemple, n’envisagent systématiquement la « gouvernance mondiale de l’interdépendance économique » au sein des institu­tions internationales correspondantes que dans la perspective du maintien de leur prééminence et du refus de tout transfert de souveraineté ce que l’on peut constater également dans d’autres enceintes telles que la Cour pénale internationale ou le do­maine du nucléaire militaire. L’« hyperpuissance politique et économique dispose d’une souveraineté maximale », elle réfute les organisations supranationales pour elle-même et, ce, pour exercer son veto. Enfin, « Les Etats-Unis sont à l’origine de nombreuses dynamiques de droit international, traités et conventions débouchant sur une limitation de souveraineté des signataires ; on les retrouve cependant rare­ment au rendez-vous de la ratification ou de l’application effective

Or, rappelons-nous que c’est bien à l’origine, à l’adoption puis à l’application de la norme que l’expertise des ONG se fait de plus en plus sentir. Le pouvoir de la norme est l’une des stratégies de puissance que les anglo-saxons ont développé notamment dans les instances internationales, alternant ainsi le hard power de la puissance militaire avec le soft power de la maîtrise normative.

Précisons encore. Si l’on étudie la participation des ONG aux réunions ministé­rielles de l’Omc (organisation mondiale du commerce), sur la période 1996 – 2005, de Singapour à Hong-kong, on constate la présence écrasante des ONG d’origine américaine (314) devant le Canada (64) à Seattle, 236 contre 84 à Cancun, 242 contre 93 à Hong-kong. En ce qui concerne le traité sur l’interdiction des essais nucléaires ou la Cpi, c’est encore plus flagrant : les Etats-Unis et leurs relais in situ sont à l’origine de la dynamique de dessaisissement de la souveraineté d’Etats qui s’engagent mais au final, les Etats-Unis, finalement non signataires, gagnent sur les deux tableaux : ils gardent leurs prérogatives tandis que les Etats concurrents sont empêtrés dans des contraintes internationales limitant leur capacité d’action. Les Etats-Unis refusent farouchement que leurs citoyens puissent être jugés par une juridiction non nationale telle que la Cpi. Ils en ont toutefois signés le statut comme Israël, le 31 décembre 2000, date de clôture des signatures (…). Ils ont ensuite retiré leur signature et conclu des traités bilatéraux dans le cadre de l’article 98 afin de s’assurer de la non-remise en cause de leurs ressortissants devant la Cour. Nombre d’Etats, et notamment des pays en développement, ont ainsi fait l’objet de chantages à l’aide économique ». Le nombre de ces Bilateral Immunity Agreements est maintenant considérable mais le silence des ONG humanitaire sur la situation de ce pays assumant 40 % de la dépense militaire mondiale et en conflit sur nombre de théâtres internationaux, est assourdissant.

 

Une société civile internationale se « créé » notamment et principalement par la maîtrise des systèmes d’informations et de communication qui soient à l’échelle mondiale avec des moyens financiers proportionnés c’est-à-dire colossaux. Il ap­paraît par exemple que les Etats-Unis ont une productivité 20% supérieure à celle enregistrée en Europe, écart expliqué principalement par le rôle joué par les tech­nologies de l’information et des communications (TIC), lesquelles contribuent à la croissance de la productivité trois fois plus aux Etats-Unis qu’en Europe12.

 

Enfin, Patrick Ryfman, excellent observateur de la réalité et de l’évolution des ONG, indiquait notamment en mai-juin dernier que « quant aux rapports ONG/ États on est en droit de se demander si un nouveau basculement ne se profile pas à l’horizon, paradoxalement sous l’influence désormais de certains pays du Nord qui passaient pourtant pour plus favorables au non-gouvernemental que certains pays du Sud. Depuis l’intervention militaire américaine en Irak, s’est fait jour chez certains décideurs politiques et militaires américains la volonté d’inclure les ONG dans une vision stratégique globale, découlant du concept d’intégration civilo-mi-litaire ». Dans la gestion des crises et après-crises, les ONG ne constitueraient ainsi que des éléments d’un dispositif complexe placé sous tutelle gouvernementale ». Ainsi, même si l’on peut douter d’un tel éclairage sur la réalité du phénomène, la boucle serait bouclée.

 

* Membre de l’École doctorale 188 et de l’UMR 8596 Roland Mousnier de l’Université Paris-Sorbonne (Paris-IV), directeur de séminaire de géopolitique au Collège interarmées de Défense (CID – École militaire) et co-directeur de la revue universitaire de science politique Conflits Actuels.

 

Notes

  1. « La société civile organisée », Atlas de la mondialisation, Marie-Françoise Durand et alii, Presses de Sciences-Po, Paris, 2006, p. 46.
  2. Marie Tôrnquist-Chesnier, « Les Organisations non gouvernementales », Les relations internationales, Frédéric Charillon (dir.), La Documentation française, Paris, 2006,
  3. 94
  4. , p. 97.
  5. Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Laide humanitaire, aide à la guerre ?, Complexe, Bruxelles, 2001

 

  1. Badie, M.C. Smouts, Le Retournement du monde, Paris, Presses FNSP-Dalloz,

1993, p. 70.

  1. Badie, M.-C. Smouts, « Introduction » au dossier « L’international sans terri­toire », Cultures et Conflits. Sociologie politique de l’international, n°s 21-22. Vr. éga­lement, P. Forget, G. Polycarpe Le réseau et l’infini. Essai d’anthropologie philosophi­que et stratégique, Economica, Paris, 1998 ; P. Forget, , L’homme machinal, Syros Alternatives, Paris 1990.

 

  1. Aymeric Chauprade, Géopolitique. Constantes et changements dans l’histoire, Ellipses/CID, 2003 (rééd. actual. janvier 2007)
  2. CF Marine Éric Le Moulec, Puissance et stratégie maritime pour la France au XXIe siècle, mémoire de DESS, Collège interarmées de Défense/Université de Paris II Assas et « Le concept de puissance est-il anachronique », Revue de Défense nationale, (prix de la Revue de la Défense Nationale du meilleur article écrit par un officier français à publier dans la RDN)
  3. Samy Cohen, La résistance des États. Les démocraties face aux défis de la mondialisation, éditions du Seuil, Paris, 2003, p. 18.

 

  1. A. Chauprade, « De la centralité de l’Etat en géopolitique », Conflits Actuels, n° 4, printemps-été 1999, p. 152 et sq.
  2. Chauprade, Géopolitique. Constantes et changements dans l’histoire, op. cit.,
  3. 808.
  4. Pierre Dallenne, Alain Nonjon (dir.), L’espace mondial Fractures ou interdépendan­ces ?, Ellipses, Paris, 2005.

 

Bibliographie succincte

  • Boli, G. Thomas, Constructing World Culture : International Non Government Organizations ce 1875, Standford, Standford University Press, 1999
  • Clark, E. Friedman, K Hochsteller, « The Sovereign limits of Global Civil Society: A Comparison of Ngo Participation in Un World Conferences on the Environment, Human Rights and Women », World Politics, oct. 1998, n°51, p.1-35.
  • Cohen, La résistance des États, éditions du Seuil, Paris, 2003.
  • « La société civile organisée », Atlas de la mondialisation, -F. Durand et alii, Presses de Sciences-Po, Paris, 2006
  • Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Laide humanitaire, aide à la guerre ?, Complexe,

Bruxelles, 2001

  • Ranjeva, « Les organisations non-gouvernementales et la mise en œuvre du Droit international », R. Ranjeva, D. Xu, F. Matscher, Les organisations non-gouvernementa­les, Nijhoff, 1999, p. 13-105
  • Ryfman, « Les ONG, nouveaux acteurs des relations internationales », Questions internationales, n°19, La documentation française, Paris, 2006.
  • Ryfman, L’action humanitaire, coll. Problèmes politiques et sociaux, La documenta­tion française, Paris, 2001.
  • Ryfman, Les ONG, La découverte, coll. « Repères », Paris, 2004.
  • Serge Sur, « La convention de Rome entre ONG et Conseil de sécurité », Revue géné­rale de Droit international public, Pédone, Paris, 1999
  • Tôrnquist-Chesnier, « Les Organisations non-gouvernementales », Les relations in­ternationales, Frédéric Charillon (dir.), La Documentation française, Paris, 2006
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