KENYA : UNE LOCOMOTIVE REGIONALE EN PANNE

Mathieu Mérino

Docteur en science politique, est actuellement chercheur au Centre de Recherche et d’Études sur les Pays d’Afrique Orientale à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.

Octobre 2009

Depuis les ANNÉes 1990, des affrontements inter et intra étatiques fragilisent la relative stabilité est-africaine. L’effondrement de l’État somalien en 1991, les gé­nocides au Rwanda en 1994, les conflits larvés entre l’Éthiopie et l’Érythrée, ainsi qu’entre le Nord et le Sud Soudan (avec un débordement au Darfour depuis 2003), et les affrontements dans le Nord de l’Ouganda organisés par l’Armée de résistance du Seigneur, témoignent de la place de la violence dans la trajectoire contemporaine de l’Afrique de l’Est. Le Kenya apparaît dès lors comme un « havre de paix ». À l’exception de la rébellion indépendantiste des Mau-Mau dans les années 19501, le pays n’a pas connu de situation conflictuelle majeure depuis son accession à l’Indépendance en 1964. Le retour sans heurts du multipartisme en 1991 et l’alter­nance politique qui a sonné le glas de l’ancien parti unique en 2002 ont confirmé la transition démocratique. Cependant, longtemps donné en exemple pour sa sta­bilité politique et son dynamisme économique, le contrat social kenyan apparait désormais écorné. Les dernières élections générales tenues à la fin de l’année 2007 ont été suivies par des violences sans précédent, faisant plus de 1 100 morts et envi­ron 300 000 déplacés, laissant ainsi (ré)apparaître les profondes divisions ethniques caractéristiques du pays2.

Ainsi, locomotive régionale incontestée, dont la stabilité est déterminante pour le reste de la zone, le Kenya est en proie depuis 2002 à une fragilisation de ses bases (1), face à laquelle le recours à la violence devient une modalité de régulation des relations sociales et politiques (2), interrogeant ainsi la cohésion nationale.

Une puissance régionale fragilisée

Le Kenya possède plusieurs attributs traditionnels de la puissance : un espace stratégique, une population dynamique et une économie florissante notamment. Associés à la relative stabilité politique, ces trois éléments ont fait du pays une puissance régionale (1.1). Cependant, un des fondements essentiels de la puis­sance, la cohésion nationale, c’est-à-dire « la capacité de l’État à faire sens »3, est remise en cause par un ensemble de crises politiques depuis 2002 (1.2).

Un acteur géopolitique incontournable

Compte tenu de sa stabilité politique, le pays, allié des États-Unis et de la Grande-Bretagne, s’est imposé dès les années 1970 comme la base régionale de plusieurs centaines de représentations étrangères et d’Organisations Non-Gouvernementales, auxquelles s’ajoutent les deux organisations spécialisées des Nations Unies que sont le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) et le programme Habitat. La multiplication des forums internationaux dans la capitale, Nairobi, traduit l’accession du Kenya au rang d’acteur incontournable sur la scène diploma­tique africaine. Ce dernier tient notamment un rôle important dans la résolution des crises régionales. Le Kenya est devenu le principal médiateur du dossier sud-soudanais dans le cadre de l’Autorité Intergouvernementale pour le Développement (Intergovernmental Authority on Development – IGAD)4, aboutissant à la signa­ture en 2005 à Nairobi d’un accord de paix définitif. Le Kenya a également ac­cueilli les pourparlers de paix sur la Somalie, qui se sont conclus, en 2005, par la désignation des membres de l’Assemblée Nationale et l’élection du Président. Par ailleurs, et bien que souhaitant conserver une certaine distance à l’égard du dossier des Grands Lacs, Nairobi a accueilli les premières conférences internationales sur cette zone.

Dans le même temps, le Kenya est le moteur de l’intégration économique et commerciale régionale, dans le cadre d’une part de la Communauté Est-Africaine (East African Community – EAC)5 et d’autre part du Marché Commun d’Afrique Orientale et Australe (Common Market for Eastern and Southern Africa -COMESA)6. En effet, sur la base d’un essor économique soutenu, le Kenya est en quête systématique d’un élargissement de ses débouchés, exportant déjà près de la moitié de sa production vers le continent africain, dont les deux-tiers à des­tination de ses voisins, l’Ouganda et de la Tanzanie. Sa force au sein des organisa­tions régionales est basée sur son statut de leader de l’économie est-africaine. Avec 38 millions d’habitants7, il se classe, en 2008, au dixième rang africain en terme de Produit Intérieur Brut, avec près de 31,4 milliards de dollars8, devançant des pays comme le Cameroun, la Côte d’Ivoire ou bien la République Démocratique du Congo. Parallèlement, sa croissance économique s’est accélérée depuis 2003, avec une moyenne annuelle à hauteur de +6%. Surtout, l’économie kenyane alimente son circuit avec peu d’aides des bailleurs de fonds internationaux : moins de 1% du PIB, contre environ 10% pour son voisin tanzanien, ce qui démontre la solidité de ses bases. Privée de ressources pétrolières et minières, l’économie kenyane repose ainsi principalement sur le tourisme (près d’un million de touristes par an)9, les exportations de café, de thé10 et de fleurs coupées11. Également, par l’intermédiaire du très stratégique port de Mombasa, porte d’entrée du corridor vers la région des Grands Lacs, le Kenya se positionne comme un pôle régional de distribution, no­tamment en pétrole et produits alimentaires. L’Ouganda, le Rwanda et le Burundi en sont particulièrement dépendants. « Véritable locomotive en Afrique de l’Est »12, le pays est désormais ainsi devenu le siège régional de plus de 200 firmes multina­tionales.

1.2 La fragilité du contrat social kenyan

Avec la victoire de Mwai Kibaki, soutenu par une formation partisane inte­rethnique, la National Rainbow Coalition (NARC)13, les élections de 2002 ont conduit à l’alternance politique. D. arap Moi, président du Kenya depuis 1978, se voit alors stigmatisé pour « avoir ethnicisé l’État et appauvrit les Kenyans, en autorisant les violences intra et inter ethniques et laissant se développer l’insécuri­té »14. Cependant, après les élections de 2002, la crédibilité du régime du président M. Kibaki est rapidement entamée. Par l’espoir qu’elles ont suscité, ces élections ont masqué de nombreuses carences démocratiques, tandis que les promesses non tenues et les affaires de corruption ont rythmé le premier mandat de M. Kibaki.

Surtout, les éléments constitutifs de l’État kenyan se sont régulièrement effrités au gré des nombreuses crises et opportunités politiques. En effet, la plupart des « États reposent sur un équilibre entre quatre éléments de base : la cohésion, la cooptation, la coercition et le coût d’opportunité que représentent les trois piliers précédents »15. S’agissant de la cohésion, l’accord de partage interethnique du pou­voir réalisé en 2002 fut rapidement délaissé ainsi que la réforme constitutionnelle, qui devait conduire à la création d’un poste de premier ministre, sans cesse ajournée. Cette dernière aboutit finalement à une réforme peu convaincante, divisant profon­dément le gouvernement. Le référendum sur un nouveau projet de Constitution, qui s’est tenu en novembre 2005, s’est soldé par un échec pour le président M. Kibaki : la réforme constitutionnelle fut rejetée et la NARC a implosé. Par ailleurs, le régime s’est retrouvé dans l’incapacité à rallier les nouvelles forces politiques. En effet, la disparition de la NARC a donné naissance à de nouveaux partis et à la renaissance d’anciennes formations16, dont la multiplicité a rendu difficile la coop­tation dans le système politique, administratif ou économique. Le jeu politique s’est alors recentré sur ses bases ethniques, au détriment de l’identité nationale. Enfin, les capacités de contrôle de la coercition, qui implique pour l’État d’établir un monopole de la violence légitime, se sont dans le même temps affaiblies. Ce monopole est notamment remis en cause par la multiplication de milices, de plus en plus difficilement tenues par les responsables politiques (Mungiki, Chinkororo, Kamjesh, Talibans, Bagdad Boys, Group of 41, People’s Liberation Army, etc.)17. Ces organisations sont responsables de nombreux massacres dans plusieurs régions du pays (Mont Elgon, Tana River et le district de Turkana en particulier) mais aussi en milieu urbain, notamment dans les quartiers pauvres de la périphérie de Nairobi où les membres de la secte Mungiki ont provoqué de nombreux morts depuis 2004.

Fragilisé dans ses bases, l’État kenyan est aujourd’hui dans l’incapacité de ré­soudre les problèmes majeurs du pays, c’est-à-dire celui du chômage des jeunes18, malgré la croissance économique, ou bien celui de la répartition équitable des terres19. En fait, la croissance économique constatée depuis 2002 n’a pas été syno­nyme de développement, alors que les régimes précédents ont assis leur stabilité sur le volontarisme de certaines politiques publiques (scolarisation massive, développe­ment des centres de santé, notamment). Or, depuis les années 1990, la croissance économique, dont les fruits ont été récupérés par la caste politique, s’est opérée aux dépens de l’intervention étatique dans des secteurs essentiels comme les infrastruc­tures, les services sociaux, et les services publics, renforçant les inégalités au sein de la population20. Plus de la moitié de la population vit ainsi toujours sous le seuil de pauvreté21. La forte contraction de l’économie kenyane au premier trimestre 2008 suite à la crise post-électorale – taux de croissance ramené à 3% en 2008- accentue cette paupérisation d’une partie de la population, notamment en milieu urbain. Les autorités publiques sont alors confrontées à un déficit croissant de légitimité. L’État kenyan éprouve par ailleurs des difficultés à définir des formes alternatives de gestion et de résolution des tensions, le laissant alors impuissant pour répondre aux crises. Ainsi, les relations sociales s’expriment de manière croissante sur le registre de la violence, tandis que les thématiques de l’ethnicité et du tribalisme sont de plus en plus évoquées. Les explosions de violences urbaines régulières dans les quartiers délaissés par les autorités publiques (2002, 2003, 2005 et 2007) sont ainsi l’expres­sion des frustrations populaires en réaction à un gouvernement considéré comme défaillant dans son rôle de fournisseur de développement.

Depuis les années 1990, l’Etat kenyan connaît une fragilisation du contrat so­cial, entre les élites politiques et une partie significative de la population. Elle est accrue par un recours à la violence comme modalité de régulation des rapports sociaux, ce qui marquera durablement l’avenir du pays.

repères chronologiques sur la geopolitique du kenya

1893 CRÉATION DU PROTECTORAT D’AFRIQUE DE L’EST, SOUS ÉGIDE BRITANNIQUE.
1920 Le Kenya devient une colonie britannique.
1952­1959 État d’urgence déclaré dans la capitale kenyane, Nairobi ; révolte des Mau-Mau.
1963 18-26 mai : premières élections générales suite aux accords de Lancaster House sur l’Indépendance du Kenya.
1963 Le 12 décembre : proclamation de l Indépendance.
1964 Le 12 décembre : le Kenya devient une République ; Jomo Kenyatta, sous l’éti­quette partisane de la Kenya African National Union (KANU), devient Président du Kenya indépendant.
1966 Le 14 avril : démission du vice-président Oginga Odinga (départ également de la KANU, le parti au pouvoir).

Création de la Kenya People’s Union (KPU) par Oginga Odinga.

1967 Le 5 janvier : Daniel arap Moi devient vice-président du Kenya.
1969 La KANU devient un parti unique de fait.

Le 1er juillet : assassinat de Tom Mboya, « dauphin » de Jomo Kenyatta. Le 6 décembre : élections législatives.

1973 Le 21 février : le Swahili est déclaré langue officielle du Kenya.
1974 Le 14 octobre : élections législatives.
1975 Le 3 mars : assassinat de Josaih Mwangi Kariuki, ancien ministre et député. Violents incidents à Nairobi.
1977 Mars : fermeture de la frontière avec la Tanzanie.

 

1978 Le 22 août : décès de Jomo Kenyatta.

Le 10 octobre : Daniel arap Moi devient le Président du Kenya. Le 8 novembre : élections législatives.

1982 Le 9 juin : légalisation du parti unique.

Le 1er août : tentative de coup d’État, puis vague de répression à Nairobi.

1983 Le 26 septembre : élections législatives.
1984 Mars : les forces de sécurité interviennent dans le nord-est, après des affrontements entre membres de l’ethnie somalie (300 morts).
1985 Le 2 décembre : réforme constitutionnelle renforçant les pouvoirs du chef de l’État.
1986 Abolition du vote à bulletin secret au sein de la KANU.
1987 Décembre : affrontements à la frontière entre Ougandais et Kenyans.
1988 Le 29 février : candidat unique à la présidence de la République, Daniel arap Moi est reconduit pour cinq ans.

Le 21 mars : élections législatives ; le vice-président Mwai Kibaki est remplacé par Josephat Karanja.

Septembre : les autorités dénoncent un complot visant à renverser le régime du président Moi, avec le soutien de la Libye.

Le 23 décembre : rétablissement des relations diplomatiques entre le Kenya et Israël (relations rompues depuis 1973).

1989 2-7 mars : incidents à la frontière avec l’Ouganda.

Le 1er Mai : le vice-président Josephat Karanja est remplacé par George Saitoti.

1990 Le 16 février : assassinat de Robert Ouko, ministre des affaires étrangères. Juillet : nombreuses revendications en faveur du retour au multipartisme ; mani­festions de Saba Saba et vague de répression.
1991 Le 2 août : création du Forum for the Restoration of Democracy (FORD).
1991 15-16 octobre : arrestation d’opposants avant une manifestation du FORD dont M. Oginga Odinga.

Décembre : réforme constitutionnelle rétablissant le multipartisme.

1992 Des centaines de milliers de Somaliens affluent au Kenya, fuyant la guerre et la famine.

Mars : affrontements tribaux dans l’ouest du pays. Ces affrontements durent de­puis plus de trois mois.

Le 29 décembre : élections générales multipartistes ; victoire de la KANU et de Daniel arap Moi.

1993 Violences politiques et ethniques dans la Rift Valley.
1994 Le 21 janvier : mort de M. Oginga Odinga.

 

1997 Août : manifestations pour une réforme constitutionnelle et violentes vagues de répression.

Août : violences politico-ethniques sur la Côte (plus de 100 morts).

Le 30 octobre : réformes constitutionnelles votées au Parlement.

Le 29 décembre : élections générales ; victoire de la KANU et de Daniel arap Moi.

1998 Le 7 août : attentat contre l ambassade américaine de Nairobi (213 morts). Janvier/février : violences politico-ethniques dans la vallée du Rift (127 morts).
1999 Le 7 mars : violences politico-ethniques dans le Nord-Est.
2000 Le 9 novembre : fermeture de l’Université de Nairobi après des violentes manifes­tations étudiantes.
2002 Le 28 novembre : double attentat contre un Boeing et un complexe touristique, visant des Israéliens sur la côte kenyane.

Le 27 Décembre : élections générales ; victoire de l’alliance de l’opposition, la National Rainbow Coalition (NARC) ; Mwai Kibaki devient Président.

2004 Juillet : premières manifestations contre le président Mwai Kibaki, au pouvoir depuis fin 2002.

Prix Nobel de la Paix pour la kenyane Wangari Muta Maathai.

2005 Juillet : plus de 80 morts dans des violences entre les clans rivaux (Borana et Gabra notamment) dans le nord-est du pays.

Le 21 novembre 2005 : victoire du non au référendum sur la réforme constitu­tionnelle proposée par le Président Mwai Kibaki. Scission de la NARC.

2007 Juin : la police lance une vaste opération de répression contre la secte Mungiki, proche des Kikuyus, interdite et accusée d’une série de meurtres. Juillet/décembre : vague de violences pré-électorales (plus d’une centaine de morts).

Le 27 décembre : élections présidentielles et législatives.

Le 30 décembre : proclamation de la réélection du président Mwai Kibaki (Party of National Unity – PNU), de l’ethnie Kikuyu, avec seulement 200 000 voix d’avance sur son rival Raila Odinga, (Orange Democratic Movement – ODM), de l’ethnie Luo. L’opposition annonce de son côté la victoire de son candidat, R. Odinga. Des troubles éclatent dans tout le pays.

2008 Le 28 février : signature d’un accord de partage du pouvoir entre le président Mwai Kibaki et l’opposant Raila Odinga, pour résoudre la crise post-électorale. Les violences ont fait plus de 1 100 morts et 300 000 déplacés. Le 13 avril : le président Mwai Kibaki nomme Premier ministre le chef de l’opposition, Raila Odinga, dans un gouvernement de coalition, appliquant ainsi un accord de partage du pouvoir.
2009 Avril/juillet : affrontements entre forces de sécurité kenyane et membres de la milice proche d’Al-Qaida, Al-Shabaab, à la frontière somalienne.

 

La violence comme modalité de régulation des rapports sociaux

La zone du Nord du pays est caractérisée depuis plusieurs décennies par un schème de régulation où l’État consent une autre forme de domination, basé sur la violence exercée notamment par des acteurs privés. Cette stratégie, encouragée par les régimes ces dernières décennies, connaît néanmoins une dérive de plus en plus violente (2.1). La capacité de la violence à devenir une modalité de régulation des rapports sociaux, à la fois souhaitée et subie par l’État, a été de nouveau illustrée par les violences post-électorales de 2008 (2.2).

2.1 L’insécurité dans le Nord de plus en plus menaçante

L’une des principales sources de la violence au Kenya tient aux attaques inter­communautaires régulièrement commises dans le Nord du pays, dans les provinces du North Eastern, d’Estearn et de la Rift Valley en particulier. En fait, l’État est confronté à un problème de souveraineté pratiquement « dans l’ensemble de ses territoires situés au-delà de 0,4° au nord de l’équateur »22. Essentiellement occupés par des sociétés pastorales qui représentent près de 20% de la population nationale, ces territoires révèlent un environnement difficile et de fortes rivalités entre com­munautés. Habituées depuis toujours à évoluer dans un environnement hostile, ces populations ont longtemps conservé des systèmes traditionnels de résolution des conflits. Cependant, depuis les années 1990 et sous l’influence de facteurs à la fois endogènes et exogènes, les conflits propres à cette région se sont transformés au point de menacer la souveraineté de l’État kenyan et par là même sa stabilité politique.

Historiquement, les communautés du Nord du pays ont été reléguées à la pé­riphérie et laissées au pouvoir de chefs locaux. En effet, les gouvernements ont successivement montré peu d’intérêt pour cette zone. Le taux de pauvreté y est très important, plus de 50% de la population, en raison des faibles potentialités écono­miques et de la faiblesse des politiques publiques visant à développer ces territoires. Compte tenu d’un tissu industriel et tertiaire inexistant, l’activité économique de ces zones repose essentiellement sur le pastoralisme. Le secteur de l’élevage y re­présente près de 90% des emplois. Cette région est dès lors très sensible aux aléas climatiques et régulièrement touchées par des famines23. De plus, les tensions ne sont plus résolues par une police censée détenir le monopole de la violence légi­time, mais par des groupes armés plus ou moins contrôlés. Le retrait de l’État y a alors favorisé le trafic d’armes, le vol de bétails, le pillage incontrôlé des ressources et des situations de guérillas. Ces affrontements entre Turkana, Samburu, Pokot, Marakwet, Rendille, Borana et Somali entraînent la mort de plusieurs centaines de personnes chaque année et des milliers de déplacés24.

Parmi les facteurs exogènes, les conflits liés aux voisins immédiats du Kenya alimentent l’insécurité dans cette région. L’effondrement de l’État en Somalie, la guerre civile au Soudan ou encore les soulèvements en Éthiopie et en Ouganda ont amené des centaines de milliers de réfugiés (le Kenya est à la fois refuge pour les populations civiles victimes des affrontements et base arrière pour les groupes armés investis dans les différents conflits), une prolifération d’armes modernes et boule­versé les équilibres de pouvoir au sein de ces sociétés pastorales. De plus, certains de ces États voisins ont armé et formé militairement des communautés pour en faire l’instrument de leurs projets politico-militaires, comme l’Éthiopie ou la Somalie dans les années 1980. On ne compte plus les accrochages très violents entre ces bandes fortement armées et les forces de sécurité, faisant régulièrement des dizaines de morts, notamment à la frontière somalienne.

Dans un contexte d’État kenyan néo-patrimonial, les prédations dans le Nord ont donc historiquement assuré au pouvoir central une allégeance de chefs locaux à moindre coût. Le gouvernement cède ainsi sa souveraineté sur des zones entières du pays, laissant alors des leaders de communautés se tourner vers une économie de conflit en organisant des vols de bétail ou encore des trafics d’armes25. Cependant, les pratiques en cours dans cette région sont confrontées à un contexte nouveau, depuis les années 2000, qui renvoie à encore plus d’instabilité. Sur le plan intérieur, la contraction des ressources contraint les élites politiques à trouver de nouveaux champs d’accumulation et donc à rétrocéder quasi totalement le contrôle de cette région, notamment dans la province du North Eastern majoritairement peuplée de Somali26. Le gouvernement kenyan n’y garde aujourd’hui qu’une faible emprise au travers d’une coalition lâche d’intérêts régionaux. Sur le plan extérieur, la recru­descence des affrontements en Somalie, depuis le retrait des troupes éthiopiennes au début de l’année 2009, a marqué une intensification des incidents à la frontière kenyane, faisant plusieurs dizaines de morts depuis avril, notamment dans les af­frontements entre forces de sécurité kenyane et membres de la milice proche d’Al-Qaida, Al-Shabaab.

L’instrumentalisation du facteur ethnique à des fins électorales : menace sur la cohésion nationale

Depuis l’Indépendance, l’État kenyan n’a pas cherché à gommer les différences ethniques, mais à les instrumentaliser à son profit. Pour ce faire, il a eu recours à un patrimonialisme exacerbé, « nourri par son extraversion et la captation de toutes les sources d’accumulation auxquelles l’administration peut donner accès »27, vi­sant à obtenir l’allégeance des communautés. Ce système, caractéristique du régime Kenyatta, a débouché sur la mise en place d’une coalition de « baronneries régio­nales » à base ethnique. Si les équilibres ethniques et les modalités de leur gestion ont été modifiés sous le régime Moi, « ces usages, ainsi que la propension du pou­voir à instrumentaliser les ethnies, ont donné corps à ces communauté imaginées, qui se sont cristallisées et ont développée des réflexes de protection en temps de crise »28. Dans ce contexte, le recours au langage de l’ethnicité par la classe diri­geante, mais aussi dans les relations sociales, tient une place centrale dans la mobi­lisation politique et la gestion des problèmes sociaux.

Les échéances électorales témoignent de la prégnance de la ressource ethnique dans le débat politique. Leur dérive violente témoigne également de l’instrumenta-lisation de cette ressource par les classes dirigeantes. Ainsi, les résultats de trois élec­tions générales, sur les quatre ayant été tenues, ont été contestés par les perdants, débouchant sur des violences post-électorales (en 1992, 1997 et 2007). À la suite des élections de 1992, des violences ont notamment déstabilisé la Rift Valley, où la situation foncière est particulièrement tendue entre ethnies Kalenjin et Masaï, essentiellement pastorales et implantées depuis longtemps, et les populations sé­dentaires de cultivateurs majoritairement kikuyu considérés comme indûment fa­vorisés par les régimes successifs. Entre 1992 et 1994, ces violences post-électorales ont fait environ 1 500 morts et plus de 250 000 déplacés (principalement des Kikuyu). En 1997, les violences suivant le scrutin se sont répétées, faisant plusieurs centaines de morts et milliers de déplacés, principalement dans les zones fortes de l’opposition29. Si, lors de ces deux scrutins, l’opposition a dénoncé les violences et la fraude électorale, son manque d’unité a, à chaque fois, permis au président sor­tant D. arap Moi et son parti, la Kenya Africa National Union (KANU), de diviser la mobilisation populaire et d’épuiser la contestation. La Nation comme l’État ne semblaient alors pas contestés.

Les violences postélectorales de 2007-2008 interrogent cependant la capacité de l’État kenyan à surmonter cette nouvelle crise sans infléchir durablement ses fondamentaux. Alors qu’en 1992-1993 et 1997-1998, les violences ont essentiel­lement touché la Rift Valley, la crise a pris en 2008 une dimension nationale, se diffusant à l’ensemble du territoire et affectant pour la première fois de nombreuses villes. Dans ces dernières, les bidonvilles ont été touchés par de graves tensions intercommunautaires (à Nairobi, Mombasa, Kisumu, Nakuru, etc.). En fait, le pay­sage politique kenyan a beaucoup évolué depuis l’alternance politique des élections générales de 2002. Tout d’abord, le système de partis a connu une modification radicale avec la disparition de l’ancien parti unique, la KANU. Ce bouleversement a encouragé l’opposition à fonder une alliance très élargie afin d’assurer son accès au pouvoir, la NARC, mais dont la diversité des intérêts internes a conduit à une implosion dès 2005. Tandis que le changement attendu par la population n’est pas venu de la présidence Kibaki, l’Orange Democratic Movement (ODM), avec à sa tête Raila Odinga et couramment associé à une alliance entre Luo, Luhya et Kalenjin, est devenu le principal adversaire du parti du Président Kibaki, le Party of National Unity (PNU), regroupant majoritairement les Kikuyu. Si les modalités du scrutin expliquent la contestation des résultats favorables au PNU, les violences sont avant tout expliquées par l’instrumentalisation récurrente d’un sentiment anti-kikuyu, à laquelle l’ODM a participé30. De nombreuses pressions internationales et plusieurs médiations ont été nécessaires pour que ces violences cessent en mars 2008.

Au-delà des rivalités ethniques et des calculs politiques, cette crise montre que « l’ethno-nationalisme d’exclusion a envahi tout l’espace politique national »31 : l’avenir de l’un s’envisage désormais dans la stigmatisation de l’autre. Dès lors, l’idée nationale est malmenée et l’État durablement déconsidéré. Si les élites politiques ressortent re-légitimée au sein de leur propre communauté ethnique, la grande coa­lition issue de la crise, avec M. Kibaki comme président et R. Odinga premier mi­nistre, est toujours traversée par de nombreuses fissures qui ralentissent les réformes nécessaires pour résoudre les problèmes sociaux à l’origine de cette crise. Plus de 100 000 déplacés sont toujours confinés dans des camps de transit.

 

conclusion

Le Kenya possède la plupart des atouts pour demeurer une puissance régionale en Afrique de l’Est. Son économie semble redémarrer après la crise politique du pre­mier trimestre 2008 – le Fond Monétaire Internationale tablait sur une croissance de 6% à la fin de l’année 2008 – et son rôle diplomatique au sein des différentes organisations régionales et internationales n’est pas contesté. Néanmoins, la cohésion interne du pays a été fortement affaiblie par les violences post-électorales. Or la hausse du prix des denrées alimentaires et des produits pétroliers, provoquant une forte inflation (plus de 15% en juillet), alimente un malaise social, particulièrement en milieu urbain, qui ne s’est pas éteint avec la fin des violences électorales.

Notes

  1. Ce mouvement en réaction à la puissance coloniale anglaise était notamment conduit par Jomo Kenyatta, qui deviendra le premier Président du Kenya indépen­dant, de 1964 à 1978.
  2. Le Kenya compte plus d’une quarantaine d’ethnies. Les principales sont les Kikuyu (22%), les Luhya (14%), les Luo (13%), les Kalenjin (12%) et les Kamba (11%).
  3. Zaki Laïdi cité par Sonia Le Gouriellec, « L’Ouganda moteur de la construction régionale », La revue géopolitique online, 22 mars 2009.diploweb.com.
  4. Cette autorité est un groupement régional associant sept pays est-africains : Djibouti, Erythrée, Ethiopie, Kenya, Somalie, Soudan et Ouganda.
  5. L’EAC regroupe aujourd’hui le Burundi, le Kenya, l’Ouganda, le Rwanda et la Tanzanie.
  6. Les pays membres du COMESA sont l’Angola, le Burundi, les Comores, la République Démocratique du Congo, Djibouti, l’Egypte, l’Erythrée, l’Ethiopie, le Kenya, Madagascar, le Malawi, Maurice, l’Ouganda, le Rwanda, les Seychelles, le Soudan, le Swaziland, le Zimbabwe, la Zambie.
  7. Soit le troisième peuplement de l’Afrique Orientale après l’Ethiopie 79 millions d’habitants) et la Tanzanie (40), devant l’Ouganda ((29), Cf. « La population des continents et des Etats », Population & Avenir, n° 690, novembre-décembre 2008, population-demographie.org
  8. Banque Mondiale,
  9. Ce secteur représente plus de 20% du PIB. Fond Monétaire International, 2008.
  10. Depuis 2005, le Kenya est le premier exportateur de thé noir, qui représente la troisième source de devises du pays.
  11. Les fleurs coupées représentent 14% des exportations totales du pays en 2007, soit plus de 460 millions de dollars.
  12. Philippe Hugon, « Une Afrique courtisée en 2008 », in Pascal Boniface (dir.), L’année stratégique 2009. Analyse des enjeux internationaux, Dalloz/IRIS, Paris,

2008, p. 263.

 

  1. Cette alliance s’est traduite par un partage des postes entre les leaders politiques représentatifs des six ethnies principales : M. Kibaki (Kikuyu), R. Odinga (Luo), C. Ngilu et K. Musyoka (Kamba), G. Saitoti (Masai), K.W. Kirwa (Kalenjin) et W. Kijana (Luhya). Pour plus de détails sur cette période, voir le dossier « Le Kenya après Moi », Politique Africaine, n°90, juin 2003, pp. 5-112.
  2. Jérôme Lafargue, Katumanga Musambayi, « Le Kenya dans la tourmente : vio­lences postélectorales et pacification précaire », Politique Africaine, n°109, mars 2008, p. 116.
  3. Matt Bryden, « Les risques de nouveaux conflits en Afrique », in IRIS, Les défis de l’Afrique, Dalloz, Paris, 2005, p.107.
  4. Le Kenya compte aujourd’hui près de 300 formations politiques.
  5. Ces groupes, dont le lien avec les élites politiques est plus ou moins avéré, as­soient leur domination sur un territoire localisé par le biais d’une part de la terreur qu’ils exercent sur la population et d’autre part de la mainmise sur les activités économiques informelles les plus lucratives (monopole sur les activités de la dé­charge de Dandora par exemple). Pour plus de détails sur les milices au Kenya, voir International Crisis Group, Kenya in Crisis, African Report n°137, 21th February

2008.

  1. Au Kenya, plus de 70% de la population a moins de 30 ans. Le chômage est estimé à 40% de la population
  2. Seules 8% des terres sont arables.
  3. Le Kenya fait partie des dix pays de la planète où les disparités sociales sont les plus prononcées : le revenu des plus riches correspond à 56 fois celui des plus pauvres

(Nations Unies, 2005).

  1. Organisation de Coopération et de Développement Economiques, 2006.
  2. Au total, ce sont une quinzaine de districts du pays qui sont affectés par ces conflits, dont certains situés au sud de l’équateur. Bref, les 2/3 du territoire kenyan sont alors concernés par ces violences. Katumanga Musambayi, « 0,4° au nord de l’équa-teur : une souveraineté à l’abandon », Politique Africaine, n° 70, juin 1998, p. 22.
  3. Selon le Programme d’Aide Alimentaire des Nations Unies, 2,7 millions de per­sonnes sont confrontées à de graves pénuries alimentaires dans les districts du nord Kenya. Programme d’Aide Alimentaire, juin 2009.
  4. Voir John Galaty, « Pastoral conflict across Northern Kenya », in Hervé Maupeu (dir.), L’Afrique Orientale. L’annuaire2002, L’Harmattan, Paris, 2003, pp. 223-244 et Claire Médard, « Elus, miliciens et prophètes. Violences au Mont Elgon (2006­2008) », Politique Africaine, n°109, mars 2008, pp. 150-166.
  5. « Kenya : les dangers du pastoralisme », IRIN, 24 juillet 2009.

 

  1. Voir Ken Menkhaus, « Arrangements sécuritaires locaux dans les régions somalies de la Corne de l’Afrique », Politique Africaine, n°111, octobre 2008, pp. 22-43.
  2. François Grignon, « Les années Nyayo. Racines de l’autoritarisme et graines de démocratie (1978-1991) », in François Grignon, Gérard Prunier (dirs), Le Kenya contemporain, Paris, Karthala-IFRA, 1998, p. 319.
  3. Jérôme Lafargue, Katumanga Musambayi, cit., p. 113.
  4. Pour un retour sur les violences post-électorales de 1992 et 1997, voir Jacqueline Klopp, « ‘Ethnic Clashes’ and Winning Elections : The Kenyan Case of Electoral Despotism », Canadian Journal of African Studies, Vol 35, n°3, 2001, pp. 473-517.
  5. Les Kikuyu sont, en effet, historiquement accusés d’avoir la mainmise sur l’Etat, de contrôler l’économie et de s’être approprié une grande partie des terres agricoles (en Rift Valley notamment).
  6. Hervé Maupeu, « Les élections générales de 2007 au Kenya. Retour sur les vio­lences » in Les cahiers de l’Afrique de l’Est, n°37, janvier-avril 2008, p. 46.
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