La France et l’Iran, des nations si lointaines et si proches

Le recteur Gérard-François DUMONT

Décembre 2005

Pour les Français, comme sans doute pour les autres Européens, penser ce pays asiatique qu’est l’Iran conduit inévitablement à se remémorer l’œuvre de Montesquieu. Or cela, a priori, ne facilite guère la compréhension puisque notre auteur a notamment écrit dans les Lettres persanes : « Il est plus facile à un asiatique de s’instruire des mœurs des Français dans un an, qu’il ne l’est à un Français de s’instruire des mœurs des asiatiques dans quatre, parce que les uns se livrent autant que les autres se communiquent peu »1.La France et l’Iran apparaissent comme des États si différents qu’il peut sembler utopique de penser que l’un puisse s’intéresser à l’autre. Tout semble les éloigner, leur nature identitaire et institutionnelle, leurs règles sociétales, leurs stratégies économiques comme leurs choix géopoli­tiques. Néanmoins, ils possèdent d’importants traits communs au regard de la géographie, de leur tradition jacobine, de leur ancienneté nationale ou de certains parcours historiques. Il en résulte mille raisons justifiant qu’ils aient de l’intérêt l’un pour l’autre.

Mais, au-delà de cette citation éventuellement discutable, réfléchissons d’abord à ce qui peut fonder la nature des relations entre la France et l’Iran2. A priori, on ne voit guère de particularité méritant un regard très approfondi, les sentiments réciproques affichés par les deux pays apparaissant rares. À l’évident éloignement géographique s’ajoutent peu de liens issus de l’histoi­re. La présence française en Iran s’est trouvée historiquement limitée, pour deux raisons. D’une part, l’Iran n’a nullement fait partie de ce qu’on appelait « l’empire français » ni, d’ailleurs, d’aucun autre empire colonial. D’autre part, la France n’a exercé ni pouvoir colonial ni mandat de la Société des Nations

sur un quelconque territoire de l’Asie centrale du Sud, ce sous-continent dont l’Iran fait partie. En outre, la France n’a jamais eu de présence coloniale ni dans l’un des sept pays ayant aujourd’hui une frontière terrestre commune avec l’Iran, ni dans les huit autres États avec lesquels l’Iran compte une fron­tière maritime. La situation de la France par rapport à l’Iran a donc toujours été différente de celle des Anglais se souciant de leur route des Indes et, donc, de la partie méridionale de l’Iran faisant lien entre l’empire britannique du sous-continent indien et la péninsule Arabique. Lorsque, à la fin de l’empire ottoman, le Royaume-Uni obtient en 1920 de la Société des Nations un pro­tectorat sur un territoire contigu à l’Iran, l’Irak, la France reçoit le Liban et la Syrie, soit deux pays méditerranéens non limitrophes de l’Iran et dont le pre­mier, surtout, a connu une longue histoire séculaire avec la France.

Réfléchir aux relations France-Iran conduit à souligner d’importants facteurs de différence et donc d’éloignement, qui semblent creuser un fossé de grande ampleur entre les deux pays. Néanmoins, un examen attentif conduit à souligner d’incontestables facteurs de proximité qui justifient pleinement un regard réciproque.

Une première et forte distinction porte sur les fondements du fonctionne­ment de chacun des États, laïque en France, s’appuyant officiellement sur des valeurs religieuses en Iran. À cela s’ajoutent des situations économiques oppo­sées, fondées sur des ressources sans comparaison et des stratégies totalement contraires. Il convient en outre de constater les divergences géopolitiques.

Deux conceptions divergentes sur la place du religieux

La divergence identitaire et institutionnelle entre la France et l’Iran s’ob­serve d’abord dans leur intitulé étatique. Depuis le 1er avril 1979, la dénomi­nation exacte de l’Iran est « République islamique d’Iran », formulation qui affirme l’importance de la place du religieux et, plus précisément, d’une reli­gion. Même si l’adjectif islamique date de 1979, la réalité est beaucoup plus ancienne puisque c’est la dynastie Safavide qui, au XVIe siècle, a fait du chiis-me la religion officielle du pays.

En revanche, dès l’article premier de la Constitution du 4 octobre 1958, la France affirme le caractère « laïque » de la république. Le même article ajoute que la République « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». À l’instar du caractère reli­gieux ancien de l’État iranien, l’identité laïque de la France a de profondes racines. En effet, contrairement à ce que l’on dit souvent, le processus de laï­cisation est très ancien en France, comme l’atteste l’histoire du deuxième mil­lénaire, pendant laquelle des rois ou des empereurs français s’opposent pério­diquement au pape. Et, même lorsque le premier dirigeant français s’affirme de droit divin, il n’entend pas recevoir de directives du premier serviteur du Dieu chrétien, le pape de Rome. La loi de 1905 de séparation des églises3 et de l’État n’a fait que légiférer sur une tendance fort ancienne attestée par exemple par le souci d’organisations civiles de ne pas laisser le champ social exclusivement aux ordres religieux, comme en témoigne l’hospice de Beaune4. La loi de séparation « est un achèvement plutôt qu’une rupture ». En effet, « c’est le contraire de Combes, le refus d’un anticléricalisme obses­sionnel et le choix d’une « séparation libérale », selon la formule d’époque, c’est-à-dire respectant la liberté des consciences et des cultes »5. Mais il est vrai que l’héritage idéologique de Combes conduit encore aujourd’hui des tenants d’une laïcité intégriste à tomber parfois dans le laïcisme, avec par exemple les déclarations périodiques d’hommes politiques déniant aux évêques ou aux prêtres le droit de donner leur point de vue sur telle ou telle question de société. La laïcité française a évidemment comme conséquence une société pluri-religieuse, y compris dans des formes non religieuses comme l’agnosticisme ou l’athéisme6.

D’autres éléments attestent l’opposition identitaire entre la France et l’Iran, à l’exemple de leurs drapeaux. En France, comme le précise l’article 2 de la constitution, « l’emblème national est le drapeau tricolore, bleu, blanc, rouge. » Le troisième alinéa du même article indique : « la devise de la répu­blique est « liberté, égalité, fraternité ». Ces traits propres sont d’ailleurs pré­sents dans l’enseignement dès l’école primaire7.

En Iran, le caractère religieux de l’État est présent sur le drapeau même, où figure le pictogramme de la lettre « alif », symbole de l’unité divine, et une double frise séparant les bandes horizontales combinant « il n’y a de Dieu qu’Allah » avec un texte proclamant la grandeur de Dieu, ajoutés en 1979.

La laïcité française est évidemment à l’opposé de la religiosité iranienne. Outre les fondements de l’État et la façon dont ils apparaissent (ou non) sur le drapeau, une troisième divergence vient de l’organisation institutionnelle. La France a comme chef de l’État un président de la république élu au suffra­ge universel. Il bénéficie de larges pouvoirs énumérés dans le titre II d’une constitution qui ne contient pas moins de 14 articles, alors que le titre III, consacré au gouvernement, n’en compte que 4.

Quant au système de gouvernement iranien, il s’apparente depuis 1979 à une théocratie. Le président de la république est notamment responsable devant le Guide suprême, dirigeant religieux désigné par des religieux. Ce Guide suprême exerce une tutelle sur l’ensemble des décisions de la nation. Bien qu’il ne participe pas aux réunions internationales, sa fonction équivaut à ce qui est ailleurs celle de chef de l’État, d’autant qu’il exerce des pouvoirs directs sur la police, les forces armées, les milices islamiques, les télévisions et radios, les fondations et mosquées.

Il résulte de ce qui précède deux types d’espace public. En France règne une grande liberté de comportement, de tenues vestimentaires, de discus­sions, tandis que la laïcité est illustrée par de nombreuses cérémonies, princi­palement sous l’égide des maires, qui forment une sorte de liturgie républicai­ne, à commencer par le mariage civil, qui doit obligatoirement précéder tout éventuel mariage religieux. En Iran, l’espace public doit respecter strictement les règles religieuses, même si, dans l’espace privé, les comportements peuvent être parfois à la marge de ces mêmes règles. Ce respect inclut la question de la divergence de statut selon le sexe, quasiment absente en France.

Des règles antinomiques sur la place de la femme

En effet, la France demeure placée sous les règles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, à une période où le terme femme avait un sens générique s’appliquant à toute l’humanité8. L’égalité entre les sexes y est inscrite dès l’article 1 : « les hommes naissent et demeu­rent libres et égaux en droits ». Quant au préambule de la constitution du 27 octobre 1946, toujours en vigueur, il précise dès son troisième alinéa : « la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’hom­me ». En outre, l’article 3 de la constitution a été complété en mars 1999 par l’alinéa suivant : « La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ». Ces dernières années, le mot « parité » est devenu usuel pour témoigner d’une volonté d’égalité entre les sexes et donne lieu à de nombreuses déclinaisons législatives.

En Iran, la situation est tout autre, même si elle pose des problèmes. En respect d’une interprétation stricte des règles religieuses, de nombreux textes distinguent les droits des femmes de ceux des hommes. Depuis 1979, cer­taines lois laissant la femme en situation de mineure se sont renforcées. L’inégalité entre les sexes s’exprime aussi dans de nombreuses pratiques qui témoignent d’une sévère distinction. Néanmoins, cette dernière pose des dif­ficultés croissantes compte tenu d’un contexte évolutif. D’abord, l’alphabéti­sation des femmes a progressé (environ 70 % des femmes en 2005) et elles représentent plus de la moitié des étudiants. Ensuite, il est acquis qu’elles ont la possibilité de maîtriser leur fécondité, comme l’atteste sa baisse spectacu-laire9. En troisième lieu, surtout depuis le contre-choc pétrolier de 1986, un nombre croissant de femmes exerce une activité professionnelle rémunérée hors du domicile familial. En outre, la conception traditionnelle du logement facilitait le maintien de la hiérarchie entre les sexes avec des espaces privés invisibles de l’extérieur. Or, l’urbanisation s’accompagne de la construction de logements différents, avec des ouvertures sur l’extérieur, concourant à rendre plus difficile la hiérarchie des sexes. Il en résulte de fortes tensions entre les règles et les pratiques juridiques d’une part, les réalités sociales de l’autre.

Aux divergences identitaires et institutionnelles entre la France et l’Iran s’ajoutent des situations et des stratégies économiques dissemblables.

Deux stratégies économiques opposées

Les divergences de l’histoire économique entre les deux pays depuis le milieu du XVIIIe siècle sont considérables. La France entre alors dans l’ère industrielle tandis que l’Iran reste isolé et, donc, à l’écart de l’aventure indus­trielle. Plus tard, l’aventure pétrolière iranienne – car c’est en Iran que l’on découvre, le 28 mai 1908, les premiers gisements de pétrole du Moyen-Orient – masque l’importance des besoins de développement. Il en résulte aujourd’hui des héritages économiques différents et, sans doute, des straté­gies économiques opposées.

La France fut et reste un acteur essentiel de l’intégration économique, au sein de cette globalisation régionale qu’est l’Union européenne et de cette globalisation mondiale qu’est l’Organisation mondiale du commerce (OMC), d’ailleurs présidée depuis mi-2005 par un Français. Ces stratégies d’ouvertu­re économique ont fait l’objet de nombreuses décisions gouvernementales, dont la fameuse révision politique de 1983, et de nombreux votes du parle­ment ou des Français, à l’exemple du traité de Maastricht.

Même si, dans les discours politiques de ces dernières années, un certain nationalisme économique semble refleurir en France, avec la progression du vote trotskiste et le « non » du 29 mai 2005 au référendum européen, la stra­tégie économique de la France continue de s’inscrire dans un souci d’ouvertu­re et de mise en œuvre des bienfaits du libre-échange. Il en résulte une éco­nomie française intégrée à l’économie européenne et à l’économie mondiale, ce qui lui est d’ailleurs impératif pour développer les exportations qui permet­tent d’acheter les énergies ou les minerais dont la France ne dispose pas.

Au contraire, l’Iran a une économie fort peu intégrée, dans le cadre d’une stratégie plutôt proche de la fermeture économique. D’une part, elle n’appartient à aucune organisation d’intégration régionale développant une ambition de globalisation économique régionale significative10. Certes, l’Iran a fini par rejoindre l’Association pour la coopération régionale dans le bassin de l’océan Indien (IOR-ARC) qui compte 19 membres, de l’Australie à l’Afrique du Sud, en passant par l’Union indienne. La Charte de cette association, adoptée le 7 mars 1997, affirme des principes généraux consistant à développer « l’in­teraction et la coopération économiques », mais, jusqu’à présent, ces inten­tions ne se sont guère concrétisées et l’implication de l’Iran y est modeste.

D’ailleurs, contrairement à la Chine, par exemple, l’Iran ne fait pas par­tie de l’OMC, ne semble pas aspirer à en faire partie et, surtout, est loin de remplir les conditions qui permettraient d’une faire partie. Une telle fermetu­re économique peut paraître tenable et durable, dans la mesure où l’Iran est un acteur essentiel sur le marché mondial des hydrocarbures, avec les deuxièmes réserves de gaz du monde, encore largement inexploitées, et les cinquièmes réserves de pétrole, soit une rente substantielle prévisible tout au long du XXIe siècle. Son pétrole lui permettant de rester dans un système pro­tectionniste, l’Iran a les moyens d’importer massivement sa nourriture ainsi que ses biens de consommation et d’équipement. Mais les résultats d’une telle stratégie ne sont pas probants, avec un PIB par habitant nettement infé­rieur à celui de la France. En 2003, le produit national brut par habitant de la France, en parité de pouvoir d’achat, est estimé à 27 640 dollars et celui de l’Iran à 7 000, soit quatre fois moins11. Certes, c’est le plus élevé d’Asie cen­trale du Sud, mais moitié de l’Arabie Saoudite, presque le tiers du Koweït ou d’Israël. Or, en 1978, le PIB par habitant était en Iran le deuxième du Moyen-Orient après Israël.

Il résulte donc de grandes divergences économiques entre l’Iran, repo­sant sur une économie de rente et soumis aux éventuels contre-chocs pétro­liers, et la France, qui doit développer une économie compétitive et soumise aux chocs pétroliers.

Deux stratégies géopolitiques différentes

Au point de vue géopolitique, d’autres divergences apparaissent. Concernant les faits eux-mêmes, il faut bien rappeler l’héritage des positions respectives, lors de la Deuxième Guerre mondiale, l’Iran se déclarant neutre et le demeurant jusqu’en août 1941, après l’intervention des Anglais le 25 août 1941.

Plus récemment, demeurent présents, d’un côté, l’attitude de la France dans la guerre Iran-Irak, avec, par exemple, le prêt d’avions de guerre à l’agresseur irakien en pleine guerre contre l’Iran et, de l’autre, des périodes de forte dégradation des relations, notamment après la sympathie12 née de la

Révolution de 1979.

Sur l’Irak, l’Iran n’a jamais été opposé au renversement de Saddam Hussein. Au contraire, la France, notamment, sans doute, en raison de ses liens passés avec le dirigeant irakien, a tout mis en œuvre, y compris la mena­ce d’utiliser son veto au Conseil de sécurité de l’Onu, pour prolonger le pou­voir du dictateur irakien et empêcher une décision internationale contre lui.

De façon générale, la France développe une politique d’indépendance dans l’interdépendance, privilégiant souvent l’efficacité escomptée de la supra­nationalité plutôt qu’un nationalisme consistant à avoir raison, mais tout seul. Tout en souhaitant conserver des marges de manœuvres, la France considère que son influence dépend de sa capacité à mettre en œuvre des actions dans un cadre élargi qui est, selon le cas, celui de l’Union européenne, celui de l’OTAN, qu’elle a réintégré après en être sortie pendant quelques décennies, ou celui de l’ONU. L’Iran, au contraire, a affiché et affiche le souci de se débar­rasser de toute tutelle extérieure, mais aussi de tout lien extérieur fort suscep­tible de limiter son pouvoir national. Néanmoins, son importance territoriale et sa rente pétrolière lui permettent d’exercer un rôle de puissance régionale en Asie centrale du Sud et aussi en Asie occidentale, et même un rôle croissant compte tenu de la disparition du pouvoir des talibans en Afghanistan en 2001, de celui de Saddam Hussein en Irak depuis 2003, et de l’affaiblissement des régimes arabes, notamment sous les coups de boutoirs d’Al- Quaida, qui délaissent l’Iran. Et il ne faut pas omettre le rôle de l’Iran dans le conflit du Proche-Orient, notamment par l’intermédiaire du Hezbollah libanais.

« L’OMC ou les canons ? »

C’est dans ce contexte que se place, depuis plusieurs décennies, le bras de fer nucléaire entre l’Iran et une large partie de la communauté internatio­nale. La volonté des dirigeants iraniens de disposer du feu nucléaire peut s’in­terpréter comme l’affirmation d’un nationalisme considéré comme plus important que toute autre stratégie d’ouverture économique. D’ailleurs, le pouvoir iranien a de nouveau refusé, à l’été 2005, les importants avantages économiques que l’Union européenne lui proposait en échange d’un arrêt des investissements nucléaires. En modernisant la formule « le beurre ou les canons » en l’écrivant « l’OMC ou les canons », il est clair que l’Iran, qui se sait différent en tant que seul grand État chiite, qui s’affirme capable d’un militantisme islamique en reprenant certaines rhétoriques tiers-mondistes contre les grandes puissances, a choisi le seconde voie, même si son objectif n’est sans doute pas un usage direct du feu nucléaire, mais un souci de sanc-tuarisation et d’affirmation de son rôle régional. Dans une certaine mesure, mais selon une autre logique, l’Iran poursuit la politique traditionnelle du Chah d’être une « grande puissance régionale ».

Au regard des éléments identitaires, institutionnels, économiques et géopolitiques considérés ci-dessus, la France et l’Iran apparaissent tellement différents qu’on ne voit ce qui peut les encourager à se regarder l’un l’autre. Mais, en dépit de tout ce qui fait diverger la France et l’Iran, plusieurs argu­ments plaident en faveur d’un intérêt réciproque susceptible de permettre à chacun de mieux se penser et, donc, de mieux construire son futur.

De larges ponts géographiques

Il y a d’abord la géographie : alors que certains pays se caractérisent par une relative unité physique et climatique, la France et l’Iran connaissent une grande diversité. La France est un véritable patchwork de milieux « naturels », par exemple entre le littoral maritime de la mer du Nord, l’espace continental alsacien, l’espace alpin, le monde méditerranéen, sans oublier nombre de ter­ritoires très particuliers, comme la Brière à seulement quelques encablures de Saint-Nazaire, le banc d’Arguin, à l’entrée du bassin d’Arcachon, ou l’île de Batz, au large de Roscoff, dans le Finistère.

L’Iran, avec il est vrai 1 635 milliers de km2, soit trois fois plus que la France, présente aussi de fort contrastes. Le principal, à l’échelle nationale, oppose les montagnes arrosées et fraîches de l’ouest et du nord aux plaines de plus en plus désertiques vers l’aval et l’est13. Des forêts et rizières tropicales humides des rivages de la mer Caspienne aux déserts torrides des rivages du golfe Persique, l’Iran offre une grande variété de paysages naturels.

Deuxièmement, la France et l’Iran sont de vastes ponts géographiques : l’Iran, entre l’Asie centrale et l’Asie occidentale ; la France, qui dispose de la troisième superficie du continent européen, après la Russie et l’Ukraine, entre l’Europe méridionale et l’Europe septentrionale.

D’autres données, quantitatives et qualitatives, donnent à la France et à l’Iran des singularités semblables : leur poids démographique et leur tradition jacobine.

Un poids démographique semblable dans deux Etats à tradition jacobine

L’Iran, avec 67,4 millions d’habitants en 2005, se place au 18e rang mondial tandis que la France se trouve au 20e rang, la Thaïlande se plaçant entre les deux.

En France, en dépit des lois de décentralisation, le pouvoir reste très jacobin14. Il en est de même en Iran. Même si l’organisation administrative du pays distingue 24 provinces divisées en 195 départements, l’Iran est un pays très centralisé, avec une domination de la capitale accentuée grâce à une vaste administration et à des forces de gendarmerie partout bien implantées.
Le caractère centralisé des deux pays est aussi illustré par une armature urbaine semblable, très concentrée, de nature macrocéphalique. L’agglomération de Paris compte plus de 16 % de la population de la France, ce qui lui donne une nature primatiale15, puisque aucune autre aggloméra­tion n’est multimillionnaire. De même, en Iran16, même s’il existe une agglo­mération à peine bimillionnaire, Meched ou Machhad, Téhéran réunit au moins 12 % de la population, et même plus de 16 %, selon d’autres statis­tiques attribuant 11,2 millions d’habitants à son agglomération. Parmi les autres agglomérations, aucune n’est multimillionnaire.

 

Deux nations anciennes

Outre des traits géographiques disparates et leur nature jacobine com­mune, les États français et iranien sont proches par l’ancienneté de leur carac­tère national. Les deux pays sont les héritiers d’une longue histoire nationale. Selon le parti historique retenu, la naissance de la nation française peut être datée de Clovis qui se fait baptiser en 496 à Reims, devenant le seul roi non hérétique au milieu d’ariens. Pour ceux qui ne souhaitent pas retenir cette date, facteur d’assimilation entre Francs et Gallo-Romains, il est possible de retenir 987, année où Hugues Capet est élu roi avant d’instaurer le principe consistant à faire élire et couronner roi son fils aîné de son vivant. À partir de 1179, la royauté devient héréditaire. Ces deux mesures successives assurent la continuité de la nation.

Concernant l’Iran, le fait national est encore plus ancien, puisqu’on peut le faire remonter au premier royaume des Mèdes, entre 612 et 550 avant J.-C., donc au VIe siècle avant J.-C. Comme la France, l’Iran dispose de frontières qui se trouvent, dans une large mesure, anciennement établies, bien déterminées par la tradition, même si les limites actuelles furent formellement établies au XIXe siècle sous l’égide des Anglais et des Russes voulant assurer la stabilité des marges de leur empire. Quant à la frontière occidentale, elle résulte de celle fixée avec l’empire ottoman par le deuxième traité d’Erzurum de 1847. Aujourd’hui, les seules contestations portent sur, d’une part, la délimitation des frontières fluviales en Basse Mésopotamie, dans le Chatt el Arab, dont Saddam Hussein prit prétexte pour déclencher sa guerre de 1980 et, d’autre part, la pos­session de quelques îles situées à l’entrée du détroit d’Ormuz.

Ces nations anciennes ont pour autre trait commun de n’avoir jamais été colonisées, même si elles ont pu subir des occupations ou de fortes pres­sions, comme l’Iran soumis à la forte influence des Britanniques et des Russes jusqu’au début du XXe siècle.

Ces deux pays ont donc une ancienneté nationale inscrite dans la très longue durée, sans commune mesure avec la plupart des États membres de l’ONU, dont l’identité nationale, même lorsqu’elle peut être affirmée, demeu­re beaucoup plus récente.

 

Les épisodes révolutionnaires

D’autres traits rapprochent la France et l’Iran. L’histoire enseigne que, traversant les vicissitudes qui leur sont propres, la France et l’Iran17 ont connu des épisodes révolutionnaires dans l’histoire moderne ou contemporaine. On peut alors se demander s’il n’y a pas un lien entre un long passé national his­torique et de tels épisodes, des événements révolutionnaires intenses pouvant être interprétés comme une difficulté culturelle commune, propre à des nations anciennes, à faire évoluer la société.

En outre, les deux pays ont connu des révolutions qui ont fait long feu : en France, celle de 1848 a débouché sur l’installation au pouvoir de Louis Napoléon Bonaparte qui rétablit l’empire ; un demi-siècle plus tard, en Iran, la révolution constitutionaliste de 1906 ne put terminer son œuvre.

Plus récemment, depuis la fin des décolonisations, l’Iran a connu la révo­lution politique la plus importante dans ce qu’Alfred Sauvy avait dénommé le tiers-monde. Or plusieurs auteurs voient dans les révolutions iraniennes des effets de la Révolution française. Certes, en 1789, la Révolution française ne retentit guère. Mais, plus tard, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la Perse reçoit les signes avant-coureurs de la philosophie des lumières et de la Révolution française par l’intermédiaire de relais, comme la Turquie, l’Inde ou la Russie. Puis l’écho de la Révolution française se diffuse par le biais de la révolution russe de 1905 et exerce des conséquences sur la révolution consti­tutionnelle persane de 1906-191918. Concernant la révolution iranienne de 1979, des chercheurs, comme Patricia Pic-Sernaglai, considèrent que, en dépit de son identité religieuse proclamée, et de sa volonté de se démarquer du modèle occidental, il existe des emprunts directs ou indirects, conscients ou inconscients à la Révolution française. Cet auteur note que nombre des acteurs préparant cette révolution, dans les années 1977-1978, étaient très éloignés du fondamentalisme qui se mit en place par la suite et qu’alors, les plus fondamentalistes usaient eux-mêmes d’un vocabulaire qui ne s’était pas radicalisé.

En conséquence de ces liens de proximité et en dépit des facteurs d’éloi-gnement, on ne comprend pas pourquoi la France du XXIe siècle s’intéresse­rait moins à l’Iran que celle du XVIIe siècle. En effet, à cette époque, l’Iran

 

Safavide qui prend Ispahan comme capitale rencontre l’intérêt des Français. Le voyageur Jean Chardin (1643-1713) séjourne plusieurs années à Ispahan et publie en 1670 Le récit du couronnement du roi de Perse Soliman III, puis, après un second séjour, Voyages en Perse et aux Indes orientales en 1686. Il y eut aussi le voyageur Jean-Baptiste Tavernier (1605-1689), qui visita notam­ment la Perse, et dont le récit Les six voyages parut en 1681.

Plus généralement, l’Iran est, pour la France, inséparable de sa connais­sance d’elle-même, depuis les Lettres persanes de Montesquieu. La fameuse formule : « Comment peut-on être Persan ? » signifie en réalité : « Comment peut-on être Français ? ».

En étant capables de reconnaître objectivement leurs différences et certaines dissensions passées, les relations entre la France et l’Iran doivent se fonder sur ce qui les rapproche pour travailler à améliorer leurs relations.

* Le recteur Gérard-François DUMONT est professeur à l’Université de Paris IV- Sorbonne et président de la revue Population & Avenir.

Note

  1. Montesquieu (1689-1755), livre publié sans le nom de l’auteur en 1721.
  2. Le terme Iran, ce qui signifie le « pays des Aryens », a remplacé la dénomination « Perse » en 1935.
  3. Insistons sur le pluriel décidé par le législateur : il s’agissait alors du catholicisme, du protestantisme et de la religion juive.
  4. Dumont, Gérard-François et alii, Les racines de l’identité européenne, Paris, Éditions Economica, 1999.
  5. Le Monde, 23 août 2005, p. 11 et 12.
  6. Dumont, Gérard-François « Les religions dans le monde : géographie actuelle et perspectives pour 2050 », in : Dupâquier, Jacques, Laulan, Yves-Marie, L’avenir démographique des grandes religions, Paris, François-Xavier de Guibert, 2005.

 

  1. Dumont, Gérard-François, « L’enseignement de la nation dans l’éducation en France : objectifs et questionnements », Outre-Terre, n° 12, automne

2005.

  1. La première définition du mot « homme » dans le dictionnaire Petit Robert de 1995 est « être (mâle ou femelle)… », la définition « être humain mâle » n’apparaît qu’en deuxième.
  2. Dumont, Gérard-François, Les populations du monde, Paris, Éditions Armand Colin, deuxième édition, 2004.
  3. L’action de l’Iran au sein de l’Organisation des pays non-alignés ou de l’Organisation de la conférence islamique est essentiellement diplomatique mais guère économique.
  4. La population des continents et des pays, Population et Avenir, n° 675, novembre-décembre 2005.
  5. D’autant que Khomeiny avait été accueilli en France, à Neauphle-le-Château, du 8 octobre 1978 jusqu’au 1er janvier 1979, après son départ de Nadjaf.
  6. D’où une armature urbaine qui privilégie les piémonts situés entre ces deux ensembles.
  7. Dumont, Gérard-François, Les régions et la régionalisation en France,

Paris, Éditions Ellipses, 2004.

  1. Dumont, Gérard-François, La population de la France, des régions et des DOM-TOM, Paris, Éditions Ellipses.

16.Selon les données réunies par l’ONU.

  1. Rappelons que la Perse fut dénommée Iran en 1935 sur décision de Riza Khan. [cf. note 2]
  2. Les travaux de Homa Nategh et Djamchid Behnam.
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