La participation des pays émergents au Fonds Européen de Stabilité Financière (FESF) : l’illustration d’une recomposition géopolitique ?

Aurélien NEU

Diplômé du Master Affaires Internationales de l’Université Paris Dauphine, titulaire d’une maîtrise en Histoire Contemporaine (Paris IV Sorbonne) et du diplôme de l’Institut des Hautes Etudes Internationales (l’aria II Panthéon-Assas).

1er trimestre 2012

La participation des pays émergents au Fonds Européen de Stabilité Financière (FESF) : l’illustration d’une recomposition géopolitique ?

Au mois de novembre2011, les pays de la zone euro ont fait appel aux pays émergents pour participer au FESF (Fonds Européen de Stabilité Financière).lls intervdodnt utemme esénnciers pe la dernière chance, ces pays ont été en mesure d’exiger des contreparties politiques et économiques. Cela est sans précédent dans l’histoire de la constitution européenne.

Le temps du monde fini commence. Au moment où Paul Valéry tirait ce constat en 1931, la crise économique et financière de 1929 était définitivement devenue une crise mondiale. Par le jeu des interdépendances, peu de régions du monde allaient échapper aux conséquences de la Grande Dépression. Dans le même temps, une redistribution des cartes de la puissance géopolitique était sur le point de s’opérer, redistribution dont les États-Unis allaient sortir vainqueurs une quinzaine d’années plus tard.

Alors que la crise actuelle est régulièrement décrite comme la pire crise depuis 1929, il est peut-être opportun de s’interroger sur les bouleversements géopolitiques en cours, pour tenter de voir quels États seront susceptibles d’émerger la tête haute de cette période propice au déclassement de certains et à l’émergence d’autres. Parce qu’elle appartient au temps long de l’histoire, ce type d’évolution n’est pas linéaire ou précipité. Elle se fait davantage à petits pas. Lors de son discours à la conférence des Ambassadeurs du 26 août 2009, le président français Nicolas Sarkozy avait posé cette question en ces termes : «Ce sujet de la hiérarchie des puissances à la sortie de la crise interpelle aussi l’Europe. Il n’est pas scandaleux quand même de poser la question : l’Union européenne veut-elle être une puissance ? Est-ce que cela l’intéresse ? L’Union européenne veut-elle être l’un des principaux acteurs du XXIe siècle ? Est-ce qu’elle veut faire le XXIe siècle ou est-ce qu’elle veut le subir ? La question ne se pose pas aux adversaires ou aux concurrents de l’Union européenne, la question, elle se pose aux Européens1

En crise, depuis janvier 2010, la zone euro est en proie à un doute qui menace de l’emporter. Celui-ci concerne d’abord sa solvabilité, mais aussi sa capacité à faire face à un mouvement de défiance généralisé à l’égard de la plupart de ses membres. En novembre 2011, l’aide des pays émergents, ceux-là mêmes qui ont gagné en puissance entre 2008 et aujourd’hui, a été sollicitée pour aider la zone euro à sortir de l’impasse. Un pas de géant vient-il d’être franchi ?

Les lignes qui vont suivre cherchent à préciser le contexte dans lequel cet appel est intervenu. Il y sera ainsi question de la genèse de l’euro et de ses limites origi­nelles, de la mise sur pied de cet étrange instrument de secours qu’est le FESF et de l’appel lancé aux pays émergents pour participer au sauvetage de l’euro.

Le 4e trimestre 2011 : le temps de la crise de l’euro

Dans la petite histoire de l’euro, qu’auront à rédiger les historiens de demain, le quatrième trimestre de l’année 2011 occupera très certainement une place de choix. En effet, c’est au début du mois d’octobre que le calendrier semble s’être accéléré, faisant quasiment de chaque nouvelle semaine une épreuve de vérité pour la survie de la zone euro. Alors que le lexique employé jusque-là était plutôt celui du test ou du temps fort, peu de manchettes ont depuis cette date échappé au recours à l’hy­perbole et à l’allégorie pour illustrer leur propos, entre les sommets de la dernière chance et les États maladroitement déclarés en « faillite ».

En effet, l’heure n’est plus à celle de la crise grecque, italienne ou portugaise, mais bien à celle de la crise de l’euro. «Jamais le risque d’explosion de la zone euro n’a été aussi grand»2 lançait le président français Nicolas Sarkozy le 8 décembre 2011, à la veille d’un sommet européen censé régler les conditions de la sortie de crise « L’euro est le cœur de l’Europe. S’il explose, l’Europe n’y résistera pas3 » déclarait-il à l’issue de ce sommet. Crise de confiance vis-à-vis de l’euro et de ses membres mais aussi crise de l’idée même de ce qu’est l’euro, une monnaie commune partagée par dix-sept états de l’Union Européenne.

 

L’euro ou l’Europe ?

Fruit d’une longue histoire, de l’Union Européenne des Paiements (UEP) mise sur pied en 1948 à l’Union Economique et Monétaire (UEM) de 1999, en passant par l’expérience du Serpent Monétaire de 1972, l’euro est le résultat d’un ambi­tieux dessein puisqu’il s’agissait dans l’esprit de ses Pères fondateurs d’européani­ser le pouvoir de battre la monnaie, l’un des premiers attributs de la souveraineté des États. «L’Europe sera monétaire ou ne sera pas», comme l’écrivait justement Jean Monnet dans ses Mémoires4.

L’euro a toutefois une place originale5 dans le processus de construction eu­ropéenne puisqu’il ne concerne que 17 membres sur les 27 que compte l’Union Européenne (UE). Or, on ne saurait nier qu’une certaine confusion s’est instaurée entre le sort de l’euro et le sort de l’Europe au sens large, en raison notamment du poids économique des pays membres de la zone euro par rapport au PIB de l’UE. L’euro est en quelque sorte devenu le visage, le symbole de l’Europe.

Cette confusion a néanmoins permis de faire de l’euro l’un des vecteurs de puis­sance de l’Europe, entendu comme une construction politique et économique. Or, dans les rapports de force qui voient s’opposer les grandes puissances développées et émergentes, il va sans dire que la monnaie est un formidable instrument de lutte. L’histoire monétaire du xxe siècle, qui a vu le dollar triompher de la livre, l’a large­ment démontré. Toutefois, parce que l’euro est une monnaie commune et partagée entre plusieurs états, sa construction a reposé sur des compromis et des accords pas assez contraignants pour garantir la stabilité du système.

 

Des points de rupture diagnostiqués dès 2008

Le 18 novembre 2008, le Parlement européen adoptait une résolution intitulée « Bilan de la première décennie de l’UEM et défis à venir »» sur la base de contri­butions émanant des principales institutions de l’UE (Commission, Conseil euro­péen) et de l’UEM (BCE). Sorte de première introspection sur la zone euro, dix ans après sa création effective, ce document abordait en 2008 ce que sont devenus à partir de 2010 les principaux points de tensions, voire de rupture de la monnaie unique. Trois vont particulièrement retenir notre attention parce qu’ils ont un lien avec la question posée plus haut. Ces trois points sont les membres trop vite inté­grés, l’euro comme monnaie internationale et la gouvernance de l’UEM.

Comme le rappelle le préambule de la résolution, «l’un des plus grands défis po­sés par l’entrée dans la zone euro est de garantir durablement le respect des critères de Maastricht.» Définis à partir d’indicateurs économiques, ces cinq critères imposent à tout membre de l’UEM la maîtrise de l’inflation, de la dette publique, du déficit public et la stabilité des taux de change et des taux d’intérêt. Le respect des cinq critères, ajouté à une nécessaire convergence des politiques économiques entre les membres de la zone, doit ainsi permettre d’assurer l’équilibre du système. Or c’est ce manque de convergence économique, c’est-à-dire de coordination des politiques économiques, qui sera plus tard pointé du doigt pour expliquer les difficultés rencon­trées par la zone euro. Comme l’a déclaré le président français Nicolas Sarkozy lors d’une interview donnée le 16 novembre 2011, « la vérité est qu’il nous a fallu réparer en pleine crise les insuffisances de l’euro au moment de sa création. Ainsi, rien n’avait été prévu quant à la convergence des politiques économiques des pays membres de l’euro. »

S’agissant de l’euro comme monnaie internationale, cette question est indénia­blement liée à celle du poids de cette monnaie dans les échanges internationaux face aux autres devises. Une monnaie internationale peut ainsi se définir comme une monnaie utilisée par des pays différents de la zone d’émission de cette monnaie. Ainsi, l’euro représentait en 2010 plus 25 % des réserves en devises détenues par les banques centrales étrangères. Monnaie de réserve, l’euro est aussi utilisé comme monnaie entrant dans la composition des portefeuilles d’investissements6. En effet, dans un contexte de nécessaire diversification des devises détenues par les institu­tions financières publiques (banques centrales) et privées (banques, hedge-fund), l’euro fait figure d’alternative à la toute puissance du dollar.

Dans le même temps, l’euro ne dispose pas d’une structure institutionnelle qui lui permettre de formuler ce qu’est effectivement la position de la zone euro par rapport aux grandes problématiques monétaires internationales. On remarquera que le texte de résolution du Parlement européen sur le bilan de l’UEM pointait, déjà, cette défaillance : « Le Parlement européen regrette que, malgré le rôle croissant de l’euro au plan mondial, les efforts menés pour renforcer la représentation mondiale de la zone euro en matière financière et monétaire n’ont guère permis de progresser. Le Parlement souligne ainsi l’urgence nécessitée pour la zone euro de bâtir impérativement une stratégie internationale à la mesure de son statut7. »

L’analyse de ces trois principaux points de rupture permet de mettre en lumière les fragilités intrinsèques de la monnaie unique. Il va sans dire que les turbulences rencontrées par la Grèce dès le début de l’année 2011 n’ont fait qu’amplifier ces fragilités.

L’engrenage

Au matin du 7 janvier 2010, l’un des membres du directoire de la BCE, Jurgen Stark, accorde une interview à un quotidien italien au sujet de la situation écono­mique de l’UEM, après l’annonce faite le 6 janvier par l’agence Standard and Poor’s de placer la note à long terme de la Grèce « sous surveillance, avec implication négative8 »». Alors qu’il est interrogé sur le probable soutien des autres membres de l’UEM à destination de la Grèce, il répond que « les marchés financiers se font des illusions s’ils pensent qu’à un certain stade, les autres États membres mettront la main au porte-monnaie pour sauver la Grèce. Les traités prévoient la clause de non-sauvetage et les règles doivent être respectées ». Il n’en faut pas plus pour provoquer un vaste mou­vement panique sur les marchés financiers et les principales places boursières dans l’heure où cette interview est mise en ligne. Sans connaître pour le moment la fin, on connaît désormais la suite de ce qui s’est passé depuis ce jour.

Plan de sauvetage, plan de secours

Ainsi, combien de sommets européens, de réunions d’urgence, de discours de crise depuis le début de l’année 2010 ? Les compter aurait peu de sens, si ce n’est constater la difficulté à ramener la confiance s’agissant de la solvabilité des membres en difficulté de la zone euro. Il serait en effet plus intéressant de savoir comment la crise de l’euro s’est internationalisée, c’est-à-dire a vu s’engager des États non euro­péens dans les conditions de son sauvetage. La création du FESF peut apparaître comme l’un des instruments de cette internationalisation forcée.

La mise sur pied du FESF

Crée le 9 mai 2010, date anniversaire de la journée de l’Europe, le Fonds Européen de Stabilité Financière (FESF) est devenu pleinement opérationnel après la ratifica­tion de ses statuts par les dix-sept pays de la zone euro. Basé au Luxembourg dans les locaux de la Banque Européenne d’Investissement, il a pour vocation d’aider les pays de la zone euro à se financer, c’est-à-dire recourir aux marchés par l’emprunt, lorsque des rencontrent des difficultés de solvabilité. Les actions du Fonds peuvent prendre la forme d’achat d’obligations sur le marché primaire, pour le compte de l’État en proie à des difficultés, ou sur le marché secondaire, c’est-à-dire auprès des détenteurs d’obligations de cet État. Pour mémoire, le marché primaire est le mar­ché sur lequel les nouvelles émissions sont réalisées tandis que le marché secondaire concerne l’échange de titres précédemment émis, c’est-à-dire de seconde main9.

À noter toutefois qu’à la différence d’une entité disposant d’un budget pour assurer ces opérations, le FESF a recours aux marchés pour financer ses activités. Qu’est que cela signifie ? Cela veut dire que les moyens d’actions du FESF sont proportionnés à sa capacité d’émettre des titres de dettes courtisés par les marchés.

Or, cette capacité est aussi conditionnée par la garantie que les États ont apporté au FESF. Ainsi, ce sont les États de la zone euro qui garantissent la solvabilité des titres émis par ce Fonds de Stabilité. Cette garantie a été calculée au prorata de leur participation au capital de la Banque Centrale Européenne (BCE) et permet le déblocage de liquidités en cas de difficulté d’un État se trouvant dans l’incapacité de rembourser ses emprunts auprès du FESF. L’Allemagne, la France et l’Italie sont les trois premiers pays de la zone euro à apporter les garanties les plus importantes.

Dans le même temps, le coût de la dette émise par le FESF dépend également de sa qualité, telle qu’elle est perçue par les investisseurs. Cette qualité se traduit en note émise par les agences de notation. Quoique placé sous surveillance négative par l’agence Standard & Poor’s depuis le mardi 5 décembre 2011, ce qui est souvent le prélude à une dégradation, le FESF a, jusqu’ici, conservé la meilleure notation (AAA). Continuer à la préserver est un enjeu d’autant plus important qu’il en va de la crédibilité du FESF auprès de ses nouveaux créanciers que sont les pays émergents.

 

L’appel aux émergents

Le vendredi 28 octobre 2011, le directeur du FESF, l’Allemand Klaus Regling, s’envolait pour Pékin. Il commençait alors une tournée marathon, à la manière des « road show » que font les dirigeants de sociétés lorsqu’ils cherchent à lever des fonds, en vue de convaincre les autorités chinoises, déjà investisseurs de premier ordre dans la dette grecque, portugaise ou espagnole, de participer au FESF. C’est donc de nouveau vers la Chine que s’est tournée la zone euro, en vue de l’encoura­ger à utiliser ses ressources financières pour participer au sauvetage du soldat euro. Dans le même temps, on se souvient que, dès le mois d’octobre 2010, le Premier ministre Wen Jiabao avait assuré, lors d’une visite à Athènes, « que lorsque la Grèce est en difficulté, la Chine est prête à apporter toute l’aide possible10 »». Cette visite of­ficielle chinoise en Grèce, alors que la précédente remontait à plus de vingt ans, fut l’occasion d’évoquer de nouvelles alliances commerciales alors qu’une compagnie chinoise, Cosco Pacific Ltd, est déjà propriétaire de deux des principaux terminaux du port du Pirée. Cette cession, obtenue en 2008 auprès du gouvernement grec et ce pour une durée de 35 ans11, est estimée à plus de quatre milliards de dollars.

Au mois de novembre 2010, c’est le Président Hu Jintao qui s’est rendu au Portugal en visite d’État. Si les personnages changent, le ton reste à peu près le même : « Le Portugal, comme d’autres pays du sud de l’Europe, a maintenu des rela­tions très amicales avec la Chine et nous sommes assurément préoccupés quand nos amis rencontrent des difficultés12. »

L’appel aux émergents vient par conséquent s’inscrire dans un processus débuté en 2010, lorsque les pays de la zone euro en difficulté ont cherché à obtenir le soutien de ces pays, en premier lieu de la Chine, pour l’achat de leur propre dette et l’obtention d’investissements étrangers. Toutefois, l’appel lancé début novembre 2011 ne concerne pas uniquement la Chine, mais également les autres pays émer­gents que sont le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud (soit l’acro­nyme BRICS en anglais).

Quelle est la caractéristique principale de ces économies ? Elles se trouvent dans une dynamique de croissance à tous les niveaux. En accumulant des excédents com­merciaux, et accueillant un volume élevé de capitaux sur leurs territoires, les pays émergents détiennent des réserves de change considérables, estimées à deux tiers des réserves mondiales en février 201113. Selon les projections établies par la banque d’affaires Goldman Sachs, les quatre économies des BRICS dépasseront celles du G7 avant 2030. Rappelons que leur population cumulée représente 42,6 % de la population dans le monde en 2011, un pourcentage qui pourrait légèrement di­minuer d’ici 202514 à 40,5 % en raison de la diminution de la population de la Russie15, du ralentissement du Brésil et de la Chine16 et de la hausse de l’Afrique selon les projections moyennes.

Alors que le Brésil a terminé de rembourser le plus important prêt accordé par le FMI il y a seulement cinq ans, et qu’en 1998 la Russie faisait elle-même défaut sur sa dette, ces pays se trouvent aujourd’hui en situation d’aider la zone euro.

Puissances économiques et démographiques mais également puissances poli­tiques, les pays émergents, en premier lieu les BRICS, ont ainsi les moyens de mo­difier le rapport de force régissant leurs relations avec les pays développés.

 

Le spectre de la conditionnalité

Non sans ironie, il serait tentant de pasticher Marx en disant qu’un spectre hante l’Europe, c’est celui de la conditionnalité. En effet, il va sans dire que l’appel aux émergents s’accompagne de contreparties pour les créanciers.

La conditionnalité désigne au sens du FMI (Fonds Monétaire International) les conditions qui entourent la garantie que doit apporter un état contractant un prêt auprès de l’institution de Washington. Les ajustements structurels, dénoncés notamment de lors de la crise de la dette argentine au début des années 2000, ap­partiennent à cette conditionnalité. Aussi, alors que la zone euro vient de lancer un appel aux principaux pays émergents pour qu’il participe au FESF, on peut s’inter­roger sur les conditions demandées, voire exigées, par ces pays.

Pour le Brésil, la décision de ne pas contribuer au FESF a été annoncée par la présidente Dilma Rousseff en marge du G20 de Cannes : « Je n’ai pas l’intention de contribuer directement au fonds de stabilisation. (..) Pourquoi le ferais-je alors que les Européens s’abstiennent de le faire ?17 ». En refusant une aide bilatérale, le Brésil a davantage plaidé pour une aide multilatérale des BRICS qui aurait pour intermé­diaire le FMI. Avec quelle finalité ? Celle d’augmenter leur quote-part, c’est-à-dire les contributions apportées au capital de l’institution, en vue d’obtenir davantage de voix dans ses enceintes. Il s’agit dans le même temps d’éviter d’avoir à traiter avec les « Européens » alors que ceux-ci peinent à avoir une voix unique sur ce sujet. La Russie et l’Afrique du Sud se sont aussi prononcées pour un soutien, qui, s’il était acté, transiterait par l’intermédiaire du FMI. Quant à l’Inde, qui obéit à une straté­gie différente de celle des autres BRICS, elle n’a pas donné suite à l’appel lancé par les membres de la zone euro.

Le cas semble tout à fait différent s’agissant de la Chine.

En effet, comme cela a été notifié plus haut, la Chine s’est positionnée depuis 2008 par rapport aux pays de la zone euro en difficulté. Promesse d’achat de dette, investissements, la Chine s’est posée en partenaire stratégique de pays comme le Portugal ou la Grèce, à l’heure où ces derniers rencontraient de la défiance au mo­ment d’émettre de leurs dettes. Si ces actions reposaient jusque-là sur une base bilatérale, traitées avec chaque État, une contribution au FESF permettrait à Pékin de poursuivre une stratégie d’implantation et d’influence qui serait véritablement européenne et par conséquent multilatérale.

En devenant l’un des principaux créanciers du sauvetage de la zone euro, et par extension de l’UE en raison de la confusion entretenue entre l’Europe politique et l’Europe monétaire, la Chine serait en mesure de peser de tout son poids pour obtenir de l’UE les deux principaux avantages qu’elle cherche à obtenir, c’est-à-dire la reconnaissance de son statut d’économie de marché à l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) et l’accélération de l’inclusion du yuan dans le panier des DTS (droits de tirages spéciaux), la monnaie du FMI. Pour rappel, le panier des DTS du Fonds monétaire international (FMI) a été inventé en 1969 pour servir d’actif de réserve international, à côté de l’or et du dollar. Depuis 1973, après la chute du système de Bretton Woods, la valeur du DTS a été déterminée par rap­port à un panier de monnaies, qui comprend actuellement le dollar, l’euro, la livre sterling et le yen.

Lorsque la Chine a rejoint l’OMC en 2001, elle représentait 4 % des exporta­tions mondiales. En 2010, cette part s’est située à plus de 10 %, ce qui a fait devenir la Chine le premier exportateur mondial devant l’Allemagne. Puissance exporta­trice régulièrement accusée de sous-évaluer sa monnaie et de profiter d’un dumping économique, social et environnemental organisé, les produits chinois bénéficient d’avantages comparatifs sans équivalents. Fort de ce constat, les pays développés, États-Unis et UE en tête, se sont farouchement opposés à l’idée de voir la Chine devenir membre de leur groupe au sein de l’OMC, puisque cela signifierait une ouverture quasi-totale et réciproque de leurs économies avec l’Empire du Milieu, ainsi que l’impossibilité de recourir aux clauses anti-dumping.

Dans le cadre des relations commerciales entre l’UE et la Chine, la Commission européenne s’est elle aussi prononcée contre la reconnaissance du statut d’économie de marché à la Chine. Ce refus, confirmé en septembre 2011, a provoqué en retour une salve de commentaires et de critiques émanant de la presse, officielle, chinoise. « La Chine est extrêmement déçue. Il ne s’agit pas là d’un problème technique, mais politique1® », a déclaré le ministre du commerce extérieur chinois au lendemain de cette décision.

S’agissant de l’accélération de l’inclusion du yuan dans le panier des DTS, cela s’inscrit dans ce qui sera la nouvelle histoire monétaire du xxie siècle. Alors que le xxe siècle a été celui du privilège exorbitant du dollar, il y a fort à parier que d’autres monnaies viendront se substituer à la toute puissance de la monnaie américaine.

Comme on l’a vu plus haut, l’euro peut prétendre à ce rôle, aux côtés du yuan. La question est par conséquent celle de l’internationalisation de la monnaie chinoise, ce qui sous-entend une augmentation des transactions libellées dans cette devise.

En négociant son soutien à la zone euro, la Chine poursuit ainsi un agenda de politique étrangère clair et déterminé puisqu’il s’agit pour elle d’accroître son in­fluence en vue d’obtenir la levée des dernières barrières protectionnistes qui protè­gent le marché européen. Comme le confiait l’une des personnalités chinoises ayant reçue le directeur du FESF lors de sa venue à Pékin, « Nous sommes prêts à aider, mais nous ne sommes pas une association caritative. Les États-Unis et le FMI posent eux aussi leurs conditions, il n’est donc pas déraisonnable que nous en fassions autant19 ».

D’autres contreparties, comme la levée de l’embargo européen sur l’importation d’armes chinoises ou l’entrée d’entreprises chinoises au capital d’entreprises euro­péennes ont aussi été évoquées. À la fin du mois de novembre 2011, le ministre du Commerce chinois, Chen Deming, a exprimé sa volonté d’envoyer une délégation dans les pays européens en vue d’y étudier les acquisitions potentielles d’entreprises. « Certains pays européens sont confrontés à une crise de la dette. Ils espèrent convertir leurs actifs en cash et aimeraient voir leurs entreprises rachetées par des capitaux étran­gers. Nous surveillons de près la situation20. » Quelques jours auparavant, c’était le dirigeant du fonds souverain chinois China Investment Cor (CIC) qui s’était dit intéressé, dans une tribune publiée dans le Financial Times, par l’idée de faire des investissements dans le secteur des infrastructures en Europe.

 

500 millions de consommateurs

Dans le même temps, on ne saurait réduire l’action de la Chine à un seul objec­tif de politique étrangère. Elle a besoin du marché européen et ses 500 millions de consommateurs. L’Europe, les pays de la zone euro, sont en effet le premier marché d’exportation pour les marchandises chinoises. Un marché européen durablement enfoncé dans la crise pèserait à terme sur la bonne santé de l’économie chinoise.

Aussi, à l’aune de conclure, il apparaît que seuls les observateurs de demain sau­ront véritablement dire si l’appel lancé aux émergents par les pays de la zone euro pour participer au FESF a constitué un véritable tournant dans l’histoire de l’euro et de l’Europe. Ce qui est certain, c’est que les pays émergents, en premier lieu la Chine, ont vu évoluer leur position et leur statut à l’égard des états européens. Autrefois débiteurs, ils sont devenus des créanciers. Dans le contexte actuel, il a fort à parier que ces pays auront un rôle historique à assumer : celui de puissance de demain. Et si demain avait débuté au mois de novembre 2011 ?

 

Le calendrier de la genèse de l’euro à la recherche de son sauvetage

1948 : Mise en place de l’Union Européenne des Paiements (UEM). 27 mars 1957 : signature du Traité de Rome.

Mars 1970 : remise des travaux du comité Werner qui prévoit la mise en place d’une Union Economique et Monétaire en trois étapes.

Août 1971 : fin de la convertibilité du dollar en or et, en conséquence, entrée des principales devises internationales dans un « système » de change flottant.

1972 : mise en place du Serpent Monétaire européen ayant pour objet de limiter les marges de fluctuations des monnaies entre plusieurs pays européens.

1986 : Acte Unique européen.

1er janvier 1990 : mise en place de la première phase de l’Union Economique et Monétaire (UEM).

7 février 1992 : signature du Traité de Maastricht prévoyant la création d’une monnaie com­mune.

1er janvier 1994 : mise en place de la seconde phase de l’UEM. Juin 1997 : Pacte de stabilité et de croissance.

1er janvier 1999 : introduction de l’euro dans les onze pays membres initiaux de la zone euro – troisième phase de l’UEM.

1er janvier 2001 : entrée de la Grèce dans la zone euro.

2005 : une première procédure pour déficit excessif est intenté par la Commission européenne à l’encontre de la Grèce. Une autre suivra en 2009. Dans les deux cas, la Grèce fera des pro­messes de changement dans la gestion de ses comptes publics, ce qui lui permettra d’éviter des sanctions.

Le 1er janvier 2007 : entrée de la Slovénie dans la zone euro.

Le 1er janvier 2008 : entrée de Chypre et de Malte dans la zone euro.

1er novembre 2008 : le Parlement européen adopte le rapport «Bilan de la première décennie de l’UEM et défis à venir ».

24 novembre 2008 : première visite officielle d’un président chinois en Grèce. L’accord sur la cession d’une partie du Port du Pirée à une compagnie chinoise est finalisé.

Le 1er janvier 2009 : entrée de la Slovaquie dans la zone euro.

Novembre 2009 : le déficit public grec est mesuré à 12,7 %, le double de qui était jusqu’ici communiqué par le gouvernement grec.

Décembre 2009 : les trois principales agences de notation (Fitch, S&P et Moody’s) dégradent la note souveraine de la Grèce.

Avril 2010 : le gouvernement grec demande l’activation du plan d’aide préparé par les mi­nistres des finances des pays membres de la zone euro en mars 2010.

 

2 mai 2010 : la Grèce annonce son 4e plan d’austérité – l’Espagne met en place un plan d’économies représentant 1,5 % de son PIB (hausse de la TVA, gel des pensions de retraite, allongement de la durée de cotisation…).

9 mai 2010 : mise sur pied du FESF (Fond Européen de Stabilité Financière) installé à Luxembourg.

Octobre 2010 : visite du Premier ministre chinois Wen Jiabo en Grèce. Novembre 2010 : visite du président chinois Hun Jintao au Portugal.

24 novembre 2010 : le gouvernement irlandais annonce un plan de rigueur de 15 milliards d’euros entre 2010 et 2014. Ce plan fait suite à l’octroi d’un prêt consenti par le FMI et l’UE à hauteur de 90 milliards d’euros.

Le 1er janvier 2011 : entrée de l’Estonie dans la zone euro.

Avril 2011 : le Portugal accepte les conditions du plan de soutien de 78 milliards d’euros proposé par le FMI et l’UE.

Septembre 2011 : la Commission européenne refuse d’attribuer le statut d’économie de mar­ché à la Chine —réactions virulentes de la presse officielle chinoise.

26-27 octobre 2011 : Sommet européen – Une décote de 50 % de la dette grecque est négociée avec les créanciers privés détenteurs de dette grecque (banques et fonds d’investissement) ; les pays membres du FESF lancent officiellement un appel au groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) pour qu’ils contribuent au FESF.

30 octobre 2011 : la Chine se dite prête à contribuer au FESF, c’est le premier des BRICS à répondre à l’appel lancé par les pays membres du FESF.

3-4 novembre 2011 : G20 sous présidence française à Cannes — la crise de l’euro bouscule l’agenda officiel.

  • novembre 2011 : la présidente brésilienne refuse de participer au FESF autrement que par l’intermédiaire du FMI.
  • décembre 2011 : la note du FESF, jusqu’ici noté AAA, est mise sous surveillance négative par l’agence S&P — la note de 6 des pays membres de la zone euro, qui étaient jusqu’ici notés AAA, est également mise sous surveillance négative.

9 décembre 2011 : Sommet européen : accord sur le renforcement de la discipline budgétaire de la zone euro ; la BCE devient chargée de la gestion du FESF et du MES (Mécanisme Européen de Stabilité), censé succéder au FESF en juillet 2012.

 

Notes

  1. http://www.ambafrance-at.org/Discours-du-president-Nicolas
  2. http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2011/12/08/04016-20111208ARTFIG00755-sarkozy-sonne-l-alarme-pour-sauver-l-euro.php
  3. http://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2012/article/2011/12/12/nicolas-sarkozy-c-est-une-autre-europe-qui-est-en-train-de-naitre_1617315_1471069.html
  4. Monnet, Jean, Mémoires, éditions Fayard, 1ère édition, 1976
  5. Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe, Paris, Sedes, 2009.
  6. Pouvelle, Cyril, «Le rôle international de l’euro depuis 1999: facteurs et enjeux», Bulletin de la Banque de France, n°147, mars 2006
  7. Pour certains, et c’est notamment l’avis de la Commission, cette stratégie internationale de­vrait d’abord se traduire par un siège unique dans les enceintes internationales comme le FMI.
  8. Daniel Fortin et Pascal Pogam, « Les 30 jours qui ont ébranlé l’euro», Les Echos, 12 février

2010

  1. Frédéric Miskhin, Banque, monnaie et marchés financiers, éditions Pearson, 2010
  2. http://www.latribune.fr/actualites/economie/international/20101003trib000555024/pe-kin-fait-d-athenes-son-allie-europeen-.html
  3. source :http://www.rfi.fr/actufr/articles/107/article_75253.asp
  4. http://www.google.com/hostednews/afp/article/ALeqM5ifXi9Fzbuh1-PFS5Zvo1XdovVbr w?docId=CNG.52e45bd145d6464c47fc51252f20693a.9c1
  5. Evolution des réserves de change dans les pays émergents et stratégie d’accumulation de capitaux, Lettre du Trésor-Eco, Ministère de l’Economie et des Finances, n°87, Juin 2011
  6. Sardon, Jean-Paul, « La population des continents et des pays », Population & Avenir, n° 705, novembre-décembre 2011,population-demographie.org/revue03.htm
  7. Dumont, Gérard-François, « La Russie en forte dépopulation », Population & Avenir, n° 684, septembre-octobre 2007.
  8. Dumont, Gérard-François, « Les six enjeux de la démographie chinoise », Géostratégiques, n° 33, 4e trimestre 2011.
  9. http://www.latribune.fr/actualites/economie/international/20111104trib000661783/le-bre-sil-n-aidera-l-europe-que-via-le-fmi-.html
  10. http://www.romandie.com/news/n/ChineStatut_d_economie_de_marche_extremement_ asp
  11. http://www.latribune.fr/actualites/economie/international/20111111trib000663456/aide-financiere-l-europe-refuse-le-chantage-chinois.html
  12. http://www.usinenouvelle.com/article/la-chine-s-039-interesse-aux-entreprises-eu-N163779
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