la place de la langue française au sein de l’Union européenne

Christophe RÉVEILLARD

Chercheur à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), il est directeur du séminaire de Géopolitique au Collège interarmées de Défense (CID-École militaire).

2eme trimestre 2012

La publication du Rapport au Parlement sur l’emploi de la langue française de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) est toujours appréciée des observateurs de l’évolution des pratiques linguistiques et notamment en ce qui concerne la place du français au sein des institutions de l’Union européenne. Cette année encore est confirmé le déclin du français malgré les efforts des organismes et responsables français chargés de rappeler la règle officielle du multilinguisme. Il s’agit donc de connaître les enjeux réels et la capacité d’y répondre avant de comprendre les conséquences dramatiques du monolinguisme.

French language’s place at the heart of the European Union

The publication of the Report to the Parliament on the French language usage, by the General Délégation of the French Language and the DGLFLF (General Direction of Languages of France) is always appreciated by observers of language practice evolution and notably as far as regards the place of the French language at the heart of the European Union institutions. Yet, this year again confirmed the decline of the French language, despite efforts by French organizations and officials charged with reminding Brussels of the official rule of multilingualism. The issue is thus to get to know the real stakes and the capacity to respond to them before comprehending the dramatic consequences of mono lingualism.

La délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) a publié la version 2011 de son Rapport au Parlement sur l’emploi de la langue française[2]. De nombreuses thématiques fondamentales sont évoquées dans ce travail très riche. Le multilinguisme, par exemple, qui représente un « enjeu straté­gique pour le français ». Le rapport rappelle de même la nécessité sociale du cadre légal, tant au niveau de la consommation avec l’action de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, de la direction gé­nérale des douanes et droits indirects et celle des associations agréées, qu’au niveau du monde du travail, de l’accessibilité et des médias audiovisuels, ces derniers étant concernés par l’action du CSA, de France Télévisions et de l’autorité de régulation professionnelle de la publicité. La DGLFLF affirme également avec force la volonté des autorités de « placer la langue française au cœur de la production et de la trans­mission des savoirs »» dans le cadre de l’enseignement supérieur et la recherche, celui de la diffusion de la pensée française, notamment par l’aide à la traduction, l’enri­chissement de la langue française et la maîtrise de la normalisation qui doit être au « service de la Francophonie ». L’acquisition de la langue est « un enjeu d’éducation et de formation », dont on attend qu’il soit une mission prioritaire du système édu­catif, et, au regard des nombreuses carences de ce dernier, par l’action de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI) mais aussi au niveau des adultes, par celle de l’administration pénitentiaire, du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé et des nombreuses actions d’intégration. Les auteurs du rapport insiste évi­demment sur ce défi fondamental que représente le « Développe[ment du] français dans l’univers numérique » en raison de l’importance et d’une utilisation toujours croissante de ce media, notamment par une évaluation de l’usage du français sur les portails collaboratifs à travers l’exemple de Wikipédia, les projets Wikimédia, la couverture thématique, la question du Multilinguisme et des traductions. La DGLFLF se penche de plus sur « l’impact sur la langue française du nommage », notamment par l’extension .fr à travers l’Observatoire des noms de domaine, les projets publics autour de la langue et du numérique comme Etalab : le programme Open-data à la française, le web de données, le projet DBPedia francophone et l’évaluation de la « propension à assurer la vitalité du français par les mots de la modernité ».

L’une de mission de la Délégation générale est aussi de favoriser la diversité linguistique, par la conservation et la promotion les langues de France dans les médias, l’enseignement. Le rapport évoque enfin le plan international avec la place du français au sein des Organisations internationales, des Nations Unies, à son Secrétariat à New York, à ses Offices de Genève et de Vienne. Ainsi la promotion du français dans le monde passe par une action francophone et un enseignement du français dans un contexte plurilingue. Cet impressionnant travail de la Délégation est enrichi par des annexes tout à fait intéressantes livrant des informations sur les contentieux et les contrôles opérés ainsi que sur la couverture culturelle liée à l’utilisation du Français et des statistiques et des déclarations officielles telles que celle du XIIIe Sommet de la francophonie à Montreux, les 23-24 octobre 2010 et le Manifeste en faveur de l’usage du français et de la diversité linguistique et culturelle dans les organisations internationales.

Nous nous pencherons tout particulièrement sur la question de la place du français au sein de l’Union européenne.

Le contexte

C’est le règlement CE n° 1/1958 du 15 avril 1958 fixe le régime linguistique de l’Union européenne et définit les langues officielles des institutions de l’UE qui compte aujourd’hui vingt-trois langues officielles. Dans les faits, avec l’anglais et l’allemand, le français est l’une des trois langues de travail les plus utilisées au sein de l’Union européenne, « cela signifie que tous les documents produits par les ins­titutions doivent l’être obligatoirement dans ces trois langues. Selon le règlement de 1958, ne sont publiés dans les vingt-trois langues officielles de l’Union que les textes juridiquement opposables publiés au Journal officiel de l’UE »[3]. De plus, conformément à l’usage observé depuis le début de la construction européenne, le français est la langue du délibéré dans le système juridictionnel communautaire. Les arrêts et les avis de la Cour de justice des Communautés européennes et du Tribunal de première instance sont donc rendus en français, puis traduits ensuite dans toutes les langues officielles de l’UE, chaque version linguistique étant traitée sur un strict pied d’égalité. Tous les documents du Parlement européen sont rédigés dans les lan­gues officielles, conformément à l’article 318 de son règlement intérieur, et « tous les députés ont le droit, au Parlement, de s’exprimer dans la langue officielle de leur choix ». De même, le fait que les villes où se situent les institutions européennes les plus importantes soient françaises ou francophones, Bruxelles, Strasbourg et Luxembourg, devrait permettre un environnement plus favorable à la langue fran­çaise au sein des administrations communautaires.

La réalité

Mais en réalité, l’usage du français au sein de l’Union européenne connaît une baisse confirmée sur le long terme pour diverses raisons qu’énumère l’ancien parle­mentaire Jean-Louis Bourlanges avec la clarté qu’on lui connaît : « Pèse sans doute davantage dans le déclassement relatif de la France la modification des usages so­ciaux et des pratiques linguistiques. La transformation de la culture administrative de la Commission sous l’influence du britannique Neil Kinnock, la montée en puissance du Parlement, l’influence croissante des lobbies et surtout, conséquence inévitable de l’élargissement, le règne désormais sans vrai partage de l’anglais sont autant d’évolutions qui désorientent et affaiblissent une France qui s’était habituée à voir dans l’Union européenne un prolongement du jardin à la française, un jardin peuplé de technocrates rationalisateurs et francophones »[4]. L’élargissement de 2004 apparaît comme l’une des raisons majeures de cette évolution qui varie relativement d’une institution à l’autre. Les nouveaux pays dont la langue n’est ni le français, ni l’anglais, ni l’allemand vont choisir le tout anglais, parce qu’il apparaît, à tort bien entendu, comme le moins discriminant et le plus neutre dans le rapport de force et l’influence existant entre pays membres.

Par institutions

Ainsi en ce qui concerne les langues de rédaction d’origine des documents, le rapport de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France in­dique que la classification par « langue source » des documents traduits en 2010 par la direction générale de la traduction de la Commission européenne fait apparaître « une érosion continue du français ainsi que de l’allemand au profit de l’anglais, qui consolide encore ses positions » comme on peut le constater à la lecture de son tableau ci-après.

Il apparaît que si 40 % des textes de la Commission avaient en 1997 une rédac­tion initiale en français, l’on est passé en 2009, et pour la première fois, sous la barre des 10 %. C’est bien évidemment le saut de 11 à 23 langues officielles à la suite des élargissements de 2004 puis de 2007 qui a permis la quasi-généralisation de l’anglais dont le tableau ci-dessus ne reflète que la partie visible, celle des traduc­tions, la référence à l’anglais étant quasi-systématique pour les documents de travail par délégations générales ainsi que les courriels.

La situation du français au sein du Conseil est encore plus fâcheuse puisqu’en tant que langue de rédaction des documents selon les présidences tournantes, il est passé de 14 % au premier trimestre de l’année 2003 (présidence grecque) et 22 % au second semestre de la même année (présidence italienne) à 7 % au premier trimestre de l’année 2010 (présidence espagnole) et à 6 % au second semestre de la même année (présidence belge), ce qui de surcroît représentait une légère remontée par rapport à l’année précédente (2009) où les présidences tchèque et suédoise n’avaient daigné utiliser le français comme langue de rédaction des documents qu’à la pro­portion respective de 5,9 et 5,4 %. Au sein de cette institution, l’anglais connaît une situation hégémonique, dont on voit mal comment elle pourrait encore s’accentuer étant quasi-achevée, puisque utilisée à plus de 80 % comme langue de rédaction initiale de la totalité de ses documents.

Au Parlement européen, si près de 16 % des textes sont d’abord rédigés en fran­çais, plus de 50 % le sont en anglais, alors que le rapport de la DGLFLF rappelle l’injonction officielle d’un « multilinguisme intégral maîtrisé » officiel. À la Cour de justice de l’Union européenne, le français, « de par sa nature de langue de déli­béré, occupe une place très importante à la Cour de justice de l’Union européenne. L’usage veut en effet que la langue de travail de la Cour (et plus largement des trois juridictions), c’est-à-dire la langue dans laquelle elle délibère, soit le français. Dès lors, tous les documents de procédure sont traduits vers le français. L’unité linguistique française est celle dont le volume de travail de traduction a été le plus important en 2010, ce qui s’explique par le rôle pivot de la langue française, en tant que langue de délibéré à la Cour. En 2010 l’unité de langue française a eu à traduire des documents rédigés dans 22 langues officielles de l’Union selon la répartition suivante : 23 360 pages de l’anglais, 18 083 de l’allemand, 10 845 de l’italien, 8 881 de l’espagnol, etc. Ces pages reçues dans ces langues et en français représentaient plus de 90 % du total des pages à traduire »[5].

Vis-à-vis des populations

L’un des aspects le plus importants concerne évidemment la proportion entre chaque langue utilisée par les institutions européennes vis-à-vis des populations des États membres. Si la page d’accueil de la Commission européenne et les sites de douze directions générales sont disponibles dans plus de 20 langues et que la majorité des sites des commissaires et des directions générales comportent une ver­sion française, l’on doit constater à la suite de la DGLFLF deux phénomènes. Tout d’abord, « les sites des DG Commerce, Environnement, Énergie et Transports, et des commissaires Ashton (son site en tant que vice-présidente de la Commission), Kallas (commissaire chargé des transports), Guéorguiéva (commissaire chargée de la coopération internationale, de l’Aide humanitaire et de la Gestion des crises), Potocnik (commissaire chargé de l’environnement), Hedegaard (commissaire chargée de l’action pour le climat), Geoghegan-Quin (commissaire chargée de la recherche, de l’innovation et des sciences), Kroes (commissaire chargée de la stra­tégie numérique), Semeta (commissaire chargé de la fiscalité et de l’union doua­nière, de l’audit et de la lutte antifraude), Rehn (commissaire chargé des affaires économiques et monétaires) et de Gucht (commissaire chargé du commerce) ne sont pas disponibles en français ». Ensuite, la navigation au cœur des sites, passées les premières pages, révèle une propension très marquée à une uniformisation en anglais dès qu’il s’agit de rentrer dans le détail technique ou juridique, d’ouvrir une fenêtre ou télécharger rapports, ordres du jour, communiqués, actualités ou extraits normatifs. Il semble qu’il n’y a qu’au Parlement européen que la version française du site internet soit aussi complète que la version anglaise, comme ceux de la Cour de justice de l’Union européenne entièrement disponible en version française, du Comité des régions et du Comité Économique et Social.

Le rapport souligne également que les versions françaises des sites internet des agences et offices communautaires sont « moins nombreuses et moins complètes que les versions anglaises [et que] les avis de vacances d’emploi ne sont qu’exceptionnel­lement diffusés en français. Seuls huit agences et offices communautaires proposent une version française de leur site officiel (…) seize sites officiels d’agences ne sont disponibles qu’en anglais ». Enfin, il est confirmé que l’anglais domine largement les appels d’offres et appels à proposition émis par les institutions européennes et que sur les réseaux sociaux, les pages Facebook ou Twitter du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), du Président du Conseil européen et de la Commission européenne, les informations ne sont disponibles qu’en anglais.

L’un des plus gros points noirs du déclin de l’usage du français se situe dans l’un des plus récents services créés au sein de l’UE, le SEAE, ce qui est un comble quand on sait ce que la diplomatie européenne doit à la France. Langue de la politique étrangère et de sécurité commune, le français est littéralement écarté pour les docu­ments écrits, dans le fonctionnement interne du service comme dans la communi­cation publique au profit exclusif de l’anglais, langue natale (et semble-t-il exclusive) du Haut Représentant, de nationalité britannique, Madame Ashton, laquelle n’a toujours pas répondu de façon satisfaisante aux demandes des autorités françaises pour que « la capacité des personnels travaillant au SEAE à pouvoir utiliser le fran­çais dans l’exercice de leurs fonctions soit garantie et que ce point soit vérifié dans le cadre des procédures de recrutement ». De plus, sur le site du SEAE, les déclara­tions de Catherine Ashton sont disponibles le plus souvent en anglais uniquement : c’est le cas de 69,37 % d’entre elles, seules 27,93 % des déclarations étant égale­ment disponibles en français. Le rapport souligne également que « si la page géné­rale d’accueil du site internet du SEAE est en français, ainsi que les pages d’accueil des différentes rubriques, les documents mis en ligne, les actualités et les agendas sont en anglais. Les discours et déclarations du « Haut Représentant » sont rarement disponibles en français. Les sousrubriques « Erasmus Mundus », « Subventions », « Contrats », « Consultations publiques », « Sécurité et défense », « Politique étran­gère », « Instrument de stabilité », « Régions », « Organisations internationales et ré­gionales » et « Délégations de l’UE » ne sont disponibles
qu’en anglais ».

La nécessité d’une réaction par divers moyens

Dans un cadre aussi irrespectueux et de la place et de l’importance de la langue française dans l’histoire européenne et du processus communautaire, un politique de combat doit être menée dont on peut mettre en relief quelques volets : le rappel inlassable à destination des agents français des règles applicables au sein des institu­tions européennes en matière de multilinguisme et de francophonie ; l’automaticité nécessaire de la réponse du Secrétariat général des Affaires européennes (SGAE) et de la Représentation française permanente à l’Union européenne (RPUE) à toute diffi­culté d’application du régime linguistique (rappel des règles linguistiques, demande de traduction ou d’interprétation, protestation) ainsi que toute administration française concernée et pourquoi pas conjointement avec celles d’autres États euro­péens ; le rapport rappelle également le rôle du « plan pluriannuel d’action pour « le français dans les institutions européennes » est géré par l’OIF depuis 2002, devenu un plan pour « le français dans l’Union européenne » en 2004, puis progressivement pour « le français en Europe », et, ce au bénéfice des conseillers des représentations permanentes et des journalistes accrédités auprès des institutions européennes ; il faut également mentionner les stages intensifs proposés pour les commissaires et le personnel d’encadrement des institutions européennes au Centre Millefeuille en Provence, programme géré par le ministère des Affaires étrangères et européennes (Département de la diversité linguistique et du français – DGM/CFR/F -, en liai­son avec la Direction de l’Union européenne – DUE – et le service des Affaires francophones -DGP/NUOI/FR) ; l’activation des réseaux francophones tels que Le groupe des ambassadeurs francophones à Bruxelles, Le Forum des francophones du Parlement européen, l’Association des Françaises et des Français des institutions communautaires et européennes (AFFCE), mais aussi l’association Défense de la langue française DLF-Bruxelles, qui organise chaque année des débats à ce sujet à Bruxelles et qui a notamment contribué à décerner en mars 2010 le prix Richelieu à deux journalistes français basés à Bruxelles et ardents défenseurs de la francopho­nie dans les institutions européennes : Jean Quatremer de Libération et Quentin Dickinson de RFI ; les efforts conjoints du Bundestag allemand et du Sénat français sur la politique européenne en matière de traduction qui a conduit à une mise en réseau des parlements européens soucieux de pouvoir travailler sur les projets de directives européennes dans leur langues nationales.

L’utilisation mono-linguistique induit un comportement et donc une certaine représentation du monde.

Comment ne pas intégrer en effet le fait fondamental que le tout-anglais n’est pas neutre comme le pensent beaucoup de membres de pays pourtant non-anglophones de l’Union européenne et qu’il entraîne comme l’indique Claude Hagège l’« angli-cisation des structures mentales »[6] laquelle sur le terrain a déjà presque induit par exemple une aliénation linguistique dans l’ordre scientifique international[7]. Il existe une tentative de mainmise anglo-saxonne sur les connaissances scientifiques et tech­niques développées par l’ensemble de l’humanité alors que le monde anglo-saxon n’en représente que 6 à 7% tout au plus. Ce monopole permet le piratage effectif par les anglo-saxons des découvertes faites par les autres et, cela, sans parade possible. En acceptant l’usage exclusif de l’anglais comme véhicule de communication scientifique à l’échelle internationale, le monde scientifique anglo-saxon acquière automatique­ment plus de visibilité au détriment du reste et le public finit par avoir l’impression que les seules découvertes dignes d’intérêt sont faites par les chercheurs anglo-saxons. Quant aux coopérations scientifiques sous l’égide des grandes organisations inter­nationales, les propositions et les orientations des anglophones natifs sont souvent retenues au détriment de celles des autres car ce sont les seules à être correctement exprimées indépendamment de leur valeur scientifique ou technique. Dans les faits, tout se passe donc comme si les anglo-saxons se voyaient conférés un monopole dans le domaine de la connaissance par la communauté internationale. Charles Durand rappelle par exemple que, immédiatement après-guerre, les journaux scientifiques américains faisant autorité ont créé un système d’index de citations pour l’analyse des articles publiés et si vous étiez cité dans un article, l’index de citation pour vous montait d’une unité, dans la mesure, bien sûr, où le journal était référencé. C’était fait de façon systématique pour tous les articles rédigés en anglais, beaucoup moins pour les autres. C’est un certain John Garfield qui a mis en place ce système. Pour bénéficier d’une certaine notoriété, il fallait donc être cité dans les revues écrites en anglais. Petit à petit, si l’on voulait rester visible dans le monde des publications scientifiques, on a été plus ou moins forcé de passer à l’anglais. Ce qui est grave, c’est que les pays où la recherche scientifique est vraiment organisée, comme la France ou l’Allemagne, n’ont pas réagi comme il le fallait, c’est-à-dire en créant leurs propres revues avec leurs propres index de citations pour concurrencer ce système.

Ce qui vaut pour le domaine scientifique vaut évidemment dans le système de représentation du monde à l’échelle politique et institutionnelle européenne où la nécessité de combattre le tout-anglais devient vitale pour des grands pays comme l’Allemagne et la France. Claude Hagège cite Laurent Lafforgue, le mathématicien qui reçut la médaille Fields en 2002, à propos du choix de l’école française de mathé­matiques de continuer à publier en français, citation que l’on pourrait étendre à tout domaine de savoir et d’influence : « sur le plan psychologique, faire le choix du français, (c’est) le signe d’une attitude combative, le contraire de l’esprit d’abandon et de renoncement (…). Bien sûr, un esprit combatif ne garantit pas le succès, mais il est nécessaire. Comme dit le proverbe chinois, les seuls combats perdus d’avance sont ceux que l’on ne livre pas. Sur le plan moral, c’est-à-dire sur le plan des valeurs, qui est plus important encore, le choix du français, ou, plutôt, l’attitude détachée vis-à-vis de la langue actuellement dominante dans le monde, signifie qu’on accorde plus d’importance à la recherche en elle-même qu’à sa communication. En d’autres termes (…), l’amour de la vérité passe avant la vanité ». Claude Hagège dénonce, quant à lui, les risques d’un « alignement sur des structures de pensée et des modes de raisonnements enracinés dans la langue anglaise. Cet enfermement dans les fron­tières d’une langue unique, dont rien d’extérieur ne dénoncerait la pression neutra­lisant toute résistance et toute la fécondité des jugements hétérodoxes, ne porte-t-il pas un sérieux danger d’anémie de la pensée ? En tout état de cause, il constitue une menace pour la
créativité »[8].

Sommes-nous, populations et puissance publique françaises, à la hauteur de ces enjeux ?

Bibliographie succincte

  • Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF), Rapport au Parlement sur l’emploi de la langue française, Paris, Ministère de la Culture, 2011
  • Durand, La mise en place des monopoles du savoir, L’Harmattan.
  • Hagège, Contre la pensée unique, Odile Jacob, Paris, 2012.
  • Montgisard, Ces Français qui gouvernèrent le monde, Terra Mare, 2011
  • -X. Priollaud, D. Siritzky, Que reste-t-ilde l’influence française en Europe ?, coll. « Réflexe Europe – débats », Paris, La Documentation Française, 2011.

[1]Christophe Réveillard est membre de l’UMR 8596 Roland Mousnier (université Paris Sorbonne et CNRS), du Comité français des sciences historiques (CFSH) de Sciences Po et du Comité Français d’Histoire militaire. Intervenant à l’école de guerre, il a publié sur les questions européennes et de relations internationales.

[2]Rapport au Parlement sur l’emploi de la langue française par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF), Paris, Ministère de la Culture, 2011, 242 p.

[3]F.-X. Priollaud, D. Siritzky, Que reste-t-il de l’influence française en Europe ?, coll. « Réflexe Europe — débats », Paris, La Documentation Française, 2011, p. 129.

[4]J.-L. Bourlanges, « Préface » in F.-X. Priollaud, D. Siritzky, Que reste-t-ilde l’influence française en Europe?, op. cit., p. 6.

[5]In Rapport au Parlement sur l’emploi de la langue française, op. cit., p. 134.

[6]Claude Hagège, Contre la pensée unique, Odile Jacob, Paris, 2012.

[7]Charles Durand , La mise en place des monopoles du savoir, L’Harmattan, 120 p.,

[8]Claude Hagège, Contre la pensée unique, op. cit.

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