La question de la sécurisation pétrolière

Georges-Henri BRICET DES VALLONS
Octobre 2005

« Une goutte de pétrole vaut une goutte de sang »

Clemenceau

« Si un bateau qui ne nous a pas coûté 1000 dollars est parvenu à dévaster un pétrolier de cette taille, imaginez l’ampleur du danger qui menace l’artère commerciale de l’Occident […] ». Voilà ce que disait un communiqué du bureau politique d’Al-Qaïda commentant l’attentat commis en 2003 contre le superpétrolier français Limburg, au large du Yémen. Cette inflexion de la menace terroriste qui prend désormais pour cibles directes les artères du trafic énergétique, alliée à la hausse inéluctable du prix du pétrole, sur fond de crise internationale au Moyen-Orient et d’extinction des ressources en énergies fossiles, amène à s’interroger sur les nouveaux enjeux sécuritaires de la politique d’approvisionnement. Face à cette situation exacerbée, il semble que la prise de conscience française se fasse lentement. Or la politique de défense, dont la relation avec la politique énergétique est souvent mésestimée, pourrait jouer un rôle de tout premier plan dans la mise en place d’un dispositif opérationnel capable de prévenir la menace terroriste et de juguler les incertitudes du contexte géopolitique, et être le fer de lance d’une politique de sécurisation véritablement proactive.

A l’heure où resurgit la polémique sur le pic pétrolier mondial, et où l’hypothèse d’une raréfaction croissante, voire d’une extinction à moyen-terme, des ressources en énergies fossiles, apparaît de plus en plus tangible – 40 ans pour le pétrole, 60 pour le gaz – la stratégie énergétique de la France se trouve à la croisée des chemins. Dans ce contexte, où se situe la Défense Nationale ? Pour l’heure l’objectif de sécurisation des approvisionnements énergétiques ne constitue pas une finalité explicite de la politique de déploiement des forces hors de la métropole, mais dépend d’un cadre plus englobant qui est celui de la protection des intérêts stratégiques français. L’interdépendance de ces deux domaines que sont l’Energie et la Défense, si elle est particulièrement prégnante dans le cas des Etats-Unis, est beaucoup moins évidente dans le cas franco-européen, notamment en raison de cultures d’engagement radicalement différentes, or ces interconnexions se doivent d’être prises en compte bien plus avant par les décideurs si l’on veut rompre avec le déficit de vision stratégique dont font preuve la France et l’Europe en la matière. La Défense pourrait en effet jouer un rôle moteur dans la mise en résonance de la politique énergétique et de la politique étrangère, lien trop souvent occulté dans le débat public et dans les sphères gouvernementales.

Dans son acception commune, le concept de « sécurité énergétique » ou de « sécurité des approvisionnements » interpelle et recoupe le rôle de la Défense Nationale selon trois objectifs globaux : stabiliser les zones où sont concentrés les intérêts énergétiques de la France ; sécuriser les principaux flux énergétiques ; structurer la coopération militaro-sécuritaire avec les pays concernés. Trois défis majeurs se dégagent de cette problématique : d’une part il s’agit d’assurer le maintien de la sécurité d’approvisionnement par une politique de coopération renforcée avec les pays producteurs et par une politique active d’intelligence économique afin de garder une marge de manœuvre industrielle nationale, maîtriser les mouvements spéculatifs et les effets de la concurrence internationale ; d’autre part l’enjeu consiste à asseoir un dispositif opérationnel de réaction aux crises pour pallier les incertitudes de l’environnement géopolitique et sécuriser les sites d’exploitation et les voies de communication qui permettent l’acheminement de l’énergie ; au plan géostratégique, l’enjeu franco-européen consiste à revenir à une lecture géopolitique fondamentale que les instances de décision institutionnelles semblent avoir éludé jusqu’à présent, comme le soulignent régulièrement les travaux du Général Gallois.

Les menaces qui pèsent sur la chaîne de l’énergie et les moyens actuels de prévention des risques

Les organisations terroristes ont parfaitement compris le rôle primordial que jouent pour les nations occidentales les infrastructures de l’énergie en systématisant leurs attaques contre les sites de production et les voies de distribution du pétrole. Les sources et sites de stockage de pétrole, les robinets, les pipelines, les tankers et les terminaux portuaires – i.e. tous les éléments constitutifs de la chaîne logistique d’approvisionnement énergétique – forment un nœud de cibles privilégiées pour ces organisations. Nul doute que l’amplification d’un terrorisme centré sur des objectifs énergétiques pourrait provoquer des perturbations économiques majeures. Focaliser l’attention sur le phénomène terroriste serait cependant une erreur, puisque l’impact de l’économie criminelle liée à la rente pétrolière est un facteur bien plus déstabilisant à grande échelle qu’une action terroriste qui, même si elle est d’ampleur, ne peut mettre en échec à elle seule la chaîne de production et de transport énergétique. Bien que prioritaire, la question terroriste reste donc marginale en comparaison de l’instabilité des contextes géopolitiques qui caractérise de nombreux pays producteurs.

Que la menace s’apparente au terrorisme islamiste, à une économie criminelle classique omniprésente en Afrique subsaharienne, ou encore à la néo-piraterie sud-asiatique qui sévit dans les détroits orientaux, aujourd’hui plus que jamais la gestion matérielle des flux pétroliers implique une sécurisation physique accrue de ces infrastructures, terrestres et maritimes, désormais soumises à la permanence du risque. Les menaces susceptibles de peser sur les infrastructures (sites de production et de raffinage) et la chaîne de transport de l’énergie (oléoducs et tankers) sont nombreuses et disparates :

© Le sabotage des oléoducs est la menace la plus commune et la plus importante qui pèse sur l’approvisionnement énergétique. En Afrique de l’Ouest, en particulier au Nigéria, mais également en Amérique du Sud, en Colombie, le détournement de pipelines fait l’objet d’une véritable économie criminelle1. Les sabotages tiennent à la complicité triangulaire qui lie les employés des compagnies, les mafias locales qui organisent la revente du pétrole au marché noir et les militaires autochtones qui pourvoient la logistique pour exporter le brut. Les techniciens aident les pirates en révélant les points névralgiques et le tracé des pipelines. Le « bunkering » – qui affecterait annuellement 5% de la production pétrolière nigériane – est la méthode la plus répandue : elle consiste à siphonner les tuyaux sans les dépressuriser, ce qui permet de contourner les systèmes d’alarme.

© L’incendie de puits de pétrole est un cas spécifique à l’Irak et à une situation de guerre ouverte. Lors de la première guerre du Golfe, en 1991, cette menace éco-terroriste s’était vue concrétisée par l’incendie de 700 puits koweïtiens. Dans le cadre du conflit actuel, les sabotages en série des installations pétrolières font partie intégrante de la stratégie de la guérilla irakienne. L’appel attribué à Ben Laden en décembre 2004 à intensifier les opérations de sabotage des puits et des infrastructures pétrolières en est l’exemple le plus probant : « Concentrez vos opérations sur le pétrole, en particulier en Irak et dans le Golfe »2. Si dans la phase d’invasion de l’opération « Iraqui freedom » cette menace semble avoir été contenue par les forces spéciales américaines (moins d’une dizaine de puits ont été incendiés), la situation d’après-guerre a signalé une recrudescence des actions terroristes qui visent à paralyser la production de pétrole et empêcher une reprise des investissements – environ 130 attaques recensées fin 2004 – bien que la situation ait été sensiblement stabilisée, grâce notamment aux firmes militaires privées, la production pétrolière irakienne ayant retrouvé un taux équivalent à celui d’avant guerre : de 300 000 barils quotidiens sans exportation en mai 2003, la production est remontée à 2,5 millions début janvier 2004, alors même que le pipeline nord est resté plusieurs mois hors service.

© Les attaques-suicides menées avec de petites embarcations, type Zodiac, contre des navires pétroliers, comme dans le cas du « Limburg », offrent aux organisations terroristes un biais efficace pour fragiliser et mettre en échec le système de transport énergétique. Le rapport de l’impact en termes de coût est un argument supplémentaire qui plaide en faveur de cette hypothèse. Al-Qaïda disposerait en propre d’une flotte de quinze navires de haute mer d’après les services de renseignement américains. L’intervention de plongeurs pour déposer des bombes sous la coque d’un pétrolier est également une solution envisageable pour les terroristes. Selon Aegis, une société de conseil en sécurité britannique, le groupe islamiste philippin Abu Sayyaf aurait ainsi formé plus de quarante nageurs de combat.

© On peut aussi craindre le détournement et le dynamitage d’un tanker ou d’un chimiquier. Butaniers, propaniers, méthaniers se prêtent spécifiquement à ce genre d’attentats. L’onde de choc provoquée par une telle explosion pouvant varier d’une dizaine à une centaine de kilomètres, les dégâts, contre des infrastructures portuaires, industrielles, voire même des plateformes pétrolières, pourraient s’avérer absolument considérables. Une hypothèse corrélée serait l’échouage d’un pétrolier ou d’un méthanier au cœur d’un détroit ou à l’entrée d’un port, qui combinerait dégâts économiques et écologiques.

© Pour ce qui est des menaces sur les stocks stratégiques nationaux, celles-ci apparaissent comme relativement marginales. Ces sites font l’objet d’une surveillance permanente de la part de la Société Anonyme de Gestion des Stocks Stratégiques (SAGESS), qui travaille en concertation avec le Comité Professionnel des Stocks Stratégiques Pétroliers (CPSSP), et sont soumis à des règles de sécurité draconienne. Les réservoirs sont protégés par un dispositif de confinement d’incendie, ce qui écarte le risque d’une attaque à la roquette par exemple. Quant au maillage sécuritaire des 264 dépôts pétroliers présents sur le territoire national (contre 550 en 1973), celui-ci est assuré par le plan Vigipirate. Cette sécurisation des sites fait l’objet d’une concertation étroite entre l’Etat et les opérateurs pétroliers. Le Secrétariat Général de la Défense Nationale conduit les inspections des infrastructures. Bien que le dispositif en place fonctionne, il comporte deux risques : d’une part, la différence de nature juridique entre la SAGESS et le CPSSP pourrait être une source éventuelle de dysfonctionnements, d’autre part la faible rentabilité de l’activité de stockage qui impose une haute concentration de ces sites, implique du même coup une concentration de la menace. Pourtant, c’est sans doute vis-à-vis des sites nucléaires que l’enjeu sécuritaire est le plus important : des mesures symboliques comme le déploiement de missiles Crotales ne peuvent pallier la mise en place de services de renseignement internes aux centrales pour prévenir les risques d’infiltration. Une expérience menée après le 11 septembre par le GIGN dans la centrale de Nogent-sur-seine, pourtant réputée l’une des plus sûres, a mis à jour ce déficit sécuritaire, un des gendarmes ayant réussi à s’introduire dans la centrale sans aucune difficulté, en exhibant un simple badge contrefait.

Comment prévenir ces menaces protéiformes ? Plusieurs dispositifs prophylactiques ont été ou peuvent être mis en place :

© L’« off-shorisation » de la production est une solution courante. L’implantation terrestre de sites d’exploitation est en effet synonyme d’une vulnérabilité accrue des infrastructures. Les sabotages de pipelines, les effractions à main armée, les grèves et manifestations en séries, ont fait perdre à Shell près d’un quart de sa production au Nigeria en 1999. Un tel contexte a contraint les compagnies pétrolières à opérer un repositionnement tactique des unités de production en « off-shore » ou à un repli tactique dans des bases sanctuarisées. Cette révision tient à un constat simple : sur le continent africain, les compagnies qui ont été les moins touchées sont celles dont la production se situait à bonne distance des côtes. Résultat, la tendance massive est aujourd’hui à des implantations « off-shore », l’implantation « on-shore » étant rendue difficile, notamment en Afrique, par le développement d’une criminalité spécialisée dans le sabotage ou le détournement de pipelines.

© Dans le cas des infrastructures de transit terrestres, notamment les pipelines, l’innovation technique peut venir compenser le déficit de sécurité des installations. On peut penser à l’invention du TBK (TunnelBomb Killer) créé par la firme française SEMA. Conçu pour être enterré, ce pipeline en tôle ondulée est composé de huit couches d’acier galvanisé réunies entre elles pour former une sorte de nid d’abeilles de 14 cm d’épaisseur, ce qui lui confère une quasi invulnérabilité aux explosifs. Naturellement ce genre de protection n’intéresse que les points d’accès jugés sensibles et ne peut couvrir toute la longueur d’un tuyau, le coût de la sécurisation s’élevant à 500 euros par mètre. Ce coût reste néanmoins très relatif si on le compare aux répercussions financières et commerciales d’un attentat sur un oléoduc – le rapport entre le coût de la protection et celui de la réparation étant de 1/100 000ème.

© En ce qui concerne le transport maritime d’énergie, suite au 11 septembre et à l’attentat contre le « Limburg », la mise en œuvre de mesures de sécurité renforcées a été quasi immédiate. Le secteur maritime du transport d’énergie est crucial pour la France qui possède 11 superpétroliers, 2 transporteurs de produits raffinés et 8 de gaz liquéfié. La principale difficulté de cette sécurisation consistait à pouvoir extraterritorialiser les contrôles, i.e. à s’assurer, non pas à l’arrivée dans les ports occidentaux, mais bien plus en amont, au port d’embarquement même, que les marchandises ne présentent aucun risque3. Ce processus, initié par les Etats-Unis, s’est traduit par l’augmentation de l’annexe « Sûreté » de la Convention Solas pour le transport maritime, l’adoption de mesures unilatérales (Container Security Initiative, Custom Trade Partnership Against Terrorism) et multilatérales tel le code ISPS (International Ship and Port Facility Security) qui renforcent considérablement les mesures existantes, tant à bord des navires que dans les ports. Cette politique de sécurisation s’articule autour de quatre volets : 1) une sécurisation maximun des marchandises (le CSI vise à permettre un contrôle de l’origine et des caractéristiques des marchandises ainsi que de l’identité des chargeurs et des réceptionnaires) ; 2) un contrôle rigoureux des personnels maritimes (mesures d’identification biométrique pour l’accès aux zones portuaires restreintes, mise sur pied d’un système d’identification pour les équipages) ; 3) la « stérilisation » des vecteurs de transport (création d’un système d’identification automatique par transpondeur et d’un système d’alerte, identification par marquage sur la coque, fiche synoptique continue, présence obligatoire d’un agent de sûreté à bord, etc.) ; 4) la mise aux normes de surêté renforcée des infrastructures portuaires (chaque terminal doit faire l’objet : d’une évaluation des risques ; de l’élaboration d’un plan de sûreté ; de la désignation d’un responsable qui sera le correspondant de l’officier de sûreté que le code ISPS impose à bord de chaque navire). L’apport de la Marine Nationale dans ce domaine pourrait être capital pour peu que des efforts significatifs soient consentis vis-à-vis de la disponibilité technique opérationnelle de la flotte française, la plus basse des trois armées.

Sécurité des approvisionnements et sociétés de sécurité privée :

un outil stratégique à prendre en compte

Point sans doute le plus important, les risques qui pèsent sur l’amont des approvisionnements – sites de production (puits et plates-formes pétrolières) et vecteurs de transport (oléoducs et tankers) – peuvent être limités par le recours aux sociétés de sécurité privée. La phase post-conflit que traverse l’Irak nous fournit un exemple paroxystique mais symptomatique de l’évolution du processus de gestion des infrastructures pétrolières dans un contexte de moyenne intensité : alors que pendant la première guerre du Golfe seules une dizaine de ces sociétés militaires privées étaient présentes sur le théâtre d’opération, leur nombre s’est multiplié aujourd’hui puisqu’on compte 1 employé militaire privé pour 10 militaires conventionnels. La phase de reconstruction est d’ailleurs dévolue quasi intégralement à Halliburton, société géante spécialisée dans la logistique et la sécurité pétrolière. Cette présence accrue d’Halliburton en Irak, à travers ses filiales Energy Services Group et Kellog Brown and Root, en fait évidemment une cible prioritaire pour les rebelles irakiens. Alors que KBR a en charge l’extinction des puits pétroliers incendiés et la gestion globale des infrastructures, c’est Erinys qui a pour mission la sécurité des infrastructures. Cette firme protège notamment les oléoducs de BP en Colombie. En Irak, Erinys a été engagée par le gouvernement américain pour former une garde de 6500 vigiles chargés d’assurer la surveillance et la sécurité des 140 installations pétrolières du pays. Cette formation paramilitaire hybride met en synergie des éléments strictement privés, des forces autochtones, irakiennes et kurdes, et des éléments de l’armée américaine, ressortissant souvent des forces spéciales.

L’exemple irakien a beau répondre à une configuration tout à fait inédite, puisqu’il s’agit de la première opération militaire de préemption des ressources énergétiques d’un pays depuis l’épisode franco-britannique du canal de Suez, il est vital de prendre en compte cette nouvelle donne. Alors que la puissance américaine comprend sa politique étrangère comme un soutien au déploiement de ses compagnies énergétiques à travers une stratégie tous azimuts de diversification des ressources énergétiques et comme un vecteur d’influence en pesant de tout son poids sur le tracé des oléoducs, il semble qu’en France cette relation organique entre politique énergétique et politique de défense soit largement sous-estimée. De ce point de vue, il est impératif de mettre en place et d’asseoir un dispositif opérationnel de réaction aux crises pour pallier les incertitudes de l’environnement géopolitique, principalement par le recours aux sociétés militaires privées (SMP). Il est en effet plus que probable que l’interventionnisme des grandes puissances s’incarnera dans le recours à ces sociétés militaires ou de sécurité privée, qui permettent d’assurer une maîtrise indirecte des ressources pétrolières par le contrôle en amont des sites d’exploitation. L’interaction croissante entre les complexes pétroliers et les sociétés militaires ou de sécurité privées est d’ailleurs en train de devenir une donnée fondamentale de la problématique sécuritaire en Afrique, et dans une autre mesure, au Moyen-Orient.

Pour le moment, la position française sur la question semble relativement frileuse, bien qu’on assiste depuis 1999 à l’émergence et à l’affirmation d’un pôle français de sécurité privée. En fait le problème posé aux armées est le même que celui des actions civilo-militaires. L’exemple des Balkans est probant : alors que la France a représenté un des contingents les plus importants engagé dans les conflits de l’ex-Yougoslavie, les retours en terme d’investissement ont été proches de zéro, alors que dans le même temps les Etats-Unis – qui ont toujours pensé les actions civilo-militaires comme un instrument d’hégémonie oblique – décrochaient de nombreux contrats de reconstruction. Une inflexion pragmatiste de la culture d’engagement des forces françaises est donc nécessaire. C’est d’ailleurs ce que soulignait à mi-mots le rapport 2005 du Conseil Economique de la Défense en pointant du doigt l’absence de lien conceptuel entre politique énergétique et politique de défense au niveau gouvernemental : « Le déploiement des activités à l’étranger de l’industrie française de l’énergie est-elle soutenue de manière proactive par l’Etat ? Si la réponse est non, cela signifie […] qu’il s’est crée un vide dans les rapports Etat-industrie énergétique depuis le passage d’un marché étatique à une économie de marché. Un vide qu’il convient de combler »4. Chaque opération extérieure de maintien de la paix devrait être conçue comme un vecteur d’expansion et faire l’objet d’une triple coordination : interministérielle (ministères de la Défense, de l’Intérieur, de l’Industrie, etc.), inter-entreprises (Total, Technip, EDF, et SMP) et inter-armées. Il n’est pas question ici d’en venir à une conception de l’OPEX comme une opération de préemption capitalistique – ce qui a proprement été le cas de l’Irak – mais bien de relancer une politique de pré-positionnement au point mort depuis la fin du règne du Général de Gaulle, et dans le même temps, de contrer les stratégies d’influence adverses, notamment celle des Etats-Unis sur le pré carré français qu’était l’Afrique de l’Ouest et Centrale.

La Secopex, Geos, Atlantic Intelligence, Eric S.A., Darkwood Logistique, sont susceptibles – pour peu qu’on appuie leur développement et leur extension – sous une tutelle étroite, d’offrir à l’Etat des possibilités d’interventions insoupçonnées et des solutions de contrôle particulièrement flexibles qui ont l’avantage de la discrétion. Dans cette optique, le projet franco-européen RECAMP d’aide au « renforcement des capacités africaines de maintien de la paix » pourrait être utilisé pour intégrer et contrôler davantage le développement de ces complexes pétro-sécuritaires, et pour permettre à l’Etat de conserver une tutelle sur ces sociétés militaires privées. RECAMP pourrait ainsi constituer une solution contre-offensive efficace à l’African Contingency Operations Training Assistance américaine, structure où, de manière identique à l’Irak, les forces officielles américaines côtoient dans la même chaîne de commandement des forces de sécurité privée et des forces gouvernementales, et qui, sous couvert de fourniture logistique et de formation des armées locales au maintien de la paix, agit en réalité au service du lobby énergétique américain. L’ACOTA est devenue très active après le 11 septembre dans des régions considérées traditionnellement comme des zones d’influence française, que ce soit au Gabon, en Algérie ou à Djibouti, position avancée par où transite le quart de la production pétrolière mondiale.

Géopolitique européenne de l’énergie : la France, l’Europe et l’OTAN à la croisée des chemins

Bien qu’elle dispose d’un imposant parc nucléaire qui la garantit d’une rupture d’approvisionnement durable en électricité (les ruptures de production de l’hiver dernier ont néanmoins montré les limites de l’autosuffisance nucléaire), la France se doit de retrouver une vision à long terme de ses intérêts stratégiques, faute de quoi son autonomie risque d’être fortement menacée, à la fois par la donnée objective que constitue l’extinction des ressources et par les luttes géoéconomiques qui s’orchestrent autour des marchés-clés de l’énergie entre les Etats-Unis, la Chine et la Russie. Le pétrole reste l’enjeu structurant et crucial de la configuration énergétique mondiale. Revenir à l’état de dépendance, en termes de politique d’accès aux ressources, à l’égard des compagnies américaines qui avait caractérisé le régime pétrolier français au début du XXe siècle, situation qui avait constitué un élément de fragilité extrême lors de la Grande Guerre, est évidemment impensable. Il est à craindre que la perspective de rupture prévue à l’horizon d’un demi-siècle, sur laquelle la majorité des experts internationaux s’accorde, dictée et rythmée par le déclin des ressources en énergies fossiles, survienne plus rapidement qu’on ne le pense. La hausse du prix du baril, amortie un temps par l’euro, n’en est qu’un signe précurseur, comme le rappelait une étude du cabinet de recherche prospective de la banque Ixis-CIB, publiée en avril 2005 : le coût du baril de pétrole pourrait monter jusqu’à 380 dollars dans dix ans, soit une multiplication par huit5. Si actuellement la consommation mondiale de pétrole (84,3 millions/bpj) reste inférieure aux capacités maximales de production connues (87 millions/bpj), en extrapolant sur l’évolution actuelle, cette consommation pourrait avoisiner 108 millions/bpj en 2015 et sera donc supérieure de 8% à des capacités de production estimées à 100 millions bpj. L’étude cite plusieurs facteurs qui détermineraient cette évolution : d’abord une faible augmentation de la capacité de production, corrélée au déclin des ressources d’hydrocarbures ; une augmentation de la consommation pétrolière plus rapide que celle du PIB mondial, notamment avec la perspective d’une hausse importante de la demande de la Chine ; enfin le développement relativement lent de sources d’énergie de substitution. Selon les calculs économétriques, l’élasticité de la demande de pétrole par rapport au prix du baril sera très faible : une hausse de 25% du prix du brut n’entraînerait qu’une réduction de 1% de la demande, ce qui pourrait déboucher sur une multiplication par près de 7 du prix réel du pétrole de 2005 à 2015, qui pourrait conduire, avec une inflation de 2,5% par an aux Etats-Unis, à un prix nominal du pétrole de 380 dollars par baril en 2015.

Pour contrebalancer cette vision pessimiste, on peut certes avancer l’argument des réserves fossiles non encore découvertes. Celui-ci est cependant facilement révocable puisque, comme l’explique Jean-Marc Jancovici, président du débat national sur l’énergie en 2003, même si l’on multipliait par cinq actuellement les réserves prouvées, celles-ci seraient taries de la même façon à l’échéance d’un demi-siècle en raison du taux de croissance économique des sociétés développées6. Pour l’heure, la prise de conscience française apparaît très relative. Si la position du complexe Total-Fina-Elf reste forte sur le marché mondial, on peut constater que le débat au sein de la sphère publique comme gouvernementale sur la question de l’approvisionnement pétrolier est quasi inexistant. Le meilleur exemple en est la conférence mondiale sur le pic pétrolier de 2003 à laquelle aucun journaliste français, ni même aucun représentant politique, à l’exception de ceux liés au lobby nucléaire, n’ont assisté. On aura compris qu’une posture attentiste pourrait s’avérer fatale à moyen-terme. Il semble malheureusement, comme on va le voir, que ce soit pour l’instant également le cas de l’Union Européenne qui éprouve de grandes difficultés à mutualiser les efforts en matière de sécurité énergétique.

A l’heure actuelle, force est de constater que le dialogue européen en ce qui concerne la politique de sécurisation énergétique est au point mort. L’échec récent de l’initiative lancée en 2001 par Mme Loyola de Palacio de créer un organisme communautaire de gestion d’une partie des stocks stratégiques en est le symptôme. L’interdépendance énergétique accrue des pays membres, la rédaction du livre vert européen, ou encore l’envolée des prix du brut au cours de l’année 2004-2005, qui a exacerbé la sensibilité des économies développées aux fluctuations du baril, auraient pourtant pu constituer des arguments de poids pour remettre la question sur la table et permettre de dégager un consensus minimum.

Les divergences fondamentales en termes de politique étrangère entre les différents partenaires européens expliquent en grande partie cette inertie des milieux politico-militaires. La limitation du dialogue européen en la matière est surtout le reflet de l’absence de marge de manœuvre de l’Union Européenne en ce qui concerne la gestion et la surveillance des oléoducs du continent qui sont sous la responsabilité de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. Bien que l’OTAN n’ait pas pour mission de développer une stratégie commune de sécurisation des approvisionnements, elle dispose en revanche, pour ce qui est du soutien des armées des nations membres, de plusieurs comités en charge de la logistique pétrolière de ces forces. Son système d’oléoducs (Nato Pipeline System) s’articule en dix réseaux de stockage et de distribution de carburants à usage militaire – en particulier le carburéacteur destiné à l’aviation – qui relient dépôts de stockage, bases aériennes, aéroports civils, stations de pompage, raffineries et points d’entrée, et qui sont censés répondre à tout moment aux besoins opérationnels de l’Alliance atlantique. L’ensemble compte plusieurs réseaux strictement nationaux et deux réseaux multinationaux : le réseau Nord-Europe et le réseau Centre-Europe des oléoducs, le plus important (Belgique, Canada, France, Allemagne, Luxembourg, Pays-Bas, Royaume-Uni et Etats-Unis). Au total, le système d’oléoducs de l’OTAN couvre douze pays et environ 1 1 500 kilomètres de pipelines, dont 2500 traversent le territoire français.

Ce primat de l’OTAN sur la logistique pétrolière européenne a des fondements historiques et n’a en soi rien d’étonnant. Ce qui en revanche ne cesse d’étonner est l’absence d’un plan alternatif de contrôle par un organisme européen. Pourquoi une tel immobilisme ? Outre le fait que la majorité des politiques étrangères des pays membres de l’Union a une position atlantiste appuyée, cette attitude des partenaires européens, France comprise, envers l’Otan a des motivations en majeure partie économiques, le contrôle militaire de l’Otan sur la région caucasienne et caspienne permettant aux sociétés ouest-européennes l’accès à des ressources stratégiques situées hors du domaine de l’OPEP. Nul doute que la mainmise de l’OTAN explique l’aboulie des cercles militaires européens sur la question, cercles qui aussi, sans doute, ne voient pas d’intérêt à rédupliquer une structure déjà existante bien que divisée. « En tant que modèle de technicité interarmées, interalliée, inter-agences (c’est-à-dire civiles-militaires) et facteur de perfectionnement électronique, [l’OTAN] peut séduire des intérêts militaires professionnels, ou des dynamiques techniciennes d’entreprises », écrit Alain Joxe, mais, poursuit-il, « cela ne peut remplacer un accord stratégique et politique profond sur des raisons communes de s’allier dans des guerres »7.

Il est pourtant de notoriété que l’OTAN élargie fournit un appui décisif à la politique de pré-positionnement américaine dans la zone Eurasie. L’agenda américain vise à marginaliser le contrôle russe et iranien sur les oléoducs et les gazoducs à travers la mise en place de voies alternatives dans le corridor Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie, avec les oléoducs Bakou-Ceyhan et Bakou-Soupsa. On remarquera que ces routes prolongent la piste balkanique Burga-Macédoine-Vlore tracée lors de l’intervention de l’OTAN en 1999. Les ex-pays de l’Union Soviétique sont devenus depuis leur intégration dans l’OTAN les avant-postes de cette nouvelle politique de sécurité transatlantique largement orientée selon des intérêts énergétiques. Washington s’est d’ailleurs tout récemment assuré le contrôle de la Caspienne avec le tracé du pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan, en réussissant à contourner le territoire russe. En parlant ici de « contrôle » on ne fait bien sûr pas référence à un contrôle monopolitisque des ressources, mais à un processus de structuration du marché pétrolier et à la politique d’accès aux ressources qu’il sous-tend, processus qui est conduit et régulé au premier chef par les Etats-Unis. Il est clair que pour l’Union, appuyer cette marginalisation de la Russie – qui représente respectivement 12,8% du pétrole et 23% du gaz importés par la France, 22% et 32% pour l’ensemble de l’Europe – et par là sa propre vassalisation, pourrait être contre-productif, voire néfaste à long terme. D’autant qu’un partenariat énergétique d’envergure a été décidé entre l’Union et la Russie lors du sommet bilatéral du 30 octobre 2000 à Paris. Comme le dit Alexandre Del Valle : « Stratégiquement, l’Europe, le Vieux Continent européen dans son ensemble, risque de payer très cher la facture de « l’occidentalité » et la taxe stratégique de « l’atlantisme », simples cache-sexes de son inféodation aux Etats-Unis : divisée de l’intérieur, coupée en deux par un nouveau « Rideau de Fer civilisationnel » et socio-économique [.] l’Europe ne semble pas prête à relever les sérieux défis du XXIe siècle qui risquent tout bonnement de la faire disparaître [.] si elle ne réagit pas très vite »8.

On comprend mal quel intérêt la France et l’Allemagne ont à maintenir ce monopole euratlantique sur la gestion et la surveillance des oléoducs en ne proposant aucun plan alternatif, alors même qu’il entrave l’alliance organique voulue par les instances de l’Union avec la Russie en faisant des pays de l’est une zone-tampon, en mettant le contrôle de cette zone sous tutelle américaine, et donc en empêchant l’unification du continent. L’intégration de l’Ukraine et de la Turquie, parfaitement justifiée du point de vue transatlantique, ne ferait que réduire davantage les chances de voir émerger un dialogue européen sur la question et finirait de légitimer la politique de main basse étatsunienne sur le réseau énergétique européen. Il ne s’agit pas, bien sûr, pour la France de préparer une rupture brutale du lien transatlantique, mais bien de poursuivre son projet initial d’une coopération militaire européenne renforcée cohérente avec la défense des intérêts franco-européens, ou, tout du moins, d’envisager et de conceptualiser une alternative. Le rejet du projet de Constitution supranationale et de l’article 41 qui aurait signé un renforcement de la tutelle de l’OTAN et empêché un peu plus l’émergence d’une Défense européenne, plaide pour une telle trajectoire. Celle-ci peut se faire dans l’OTAN, avec l’OTAN, mais également hors de l’OTAN. Si l’on veut que l’autonomie stratégique de l’Europe ne soit pas qu’une incantation conjuratrice du déclin annoncé, il est urgent d’entreprendre une réflexion de fond sur la gestion et la surveillance des oléoducs avec nos partenaires les plus proches, même si celle-ci est destinée à n’être que le réceptacle de vœux pieux.

* Georges-Henri Bricet Des Vallons est chercheur en stratégies à l’école militaire

Note

  1. M.-A. Pérouse de Montclos, « Pétrole et sécurité privée au Nigeria : un complexe multiforme à l’épreuve du syndrome de Monaco », Cultures et Conflits, n°52.
  2. « Ben Laden menace le pétrole du Golfe », dépêche AFP, samedi 18 décembre 2004.
  3. « Surêté des transports maritimes », Défense Nationale n°8/9, p.17-112, septembre 2003.
  4. « Politique de l’énergie et politique de défense : quelles conséquences sur l’économie de la défense ? », Rapport du Conseil Economique de la Défense, Economie de la Défense 2005, chapitre V.
  5. Vittorio de Filippis, « Pétrole, attention au choc », Libération, 22 avril

2005.

  1. Jean-Marc Jancovici, « Climat, énergie : les impasses du futur », Le

Débat, n°130, mai-août 2004.

  1. Alain Joxe, « L’Europe est porteuse d’une stratégie globale autonome », Le Débat Stratégique n°75, juillet 2004.
  2. Alexandre Del Valle, « Stratégie américaine en Eurasie et conséquences de la guerre du Kosovo », Géostratégique n°1, mars 2001.

 

 

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