L’ACTION HUMANITAIRE DE L’UNION EUROPÉENNE À L’ÉPREUVE DU DÉCALAGE ENTRE TEMPS MONDIAL ET TEMPS EUROPÉEN

Delphine LOUPSANS

Mai 2007

PARLER D’UNE RELATION DE CAUSE À EFFET entre une action politique déter­minée, à savoir, dans le cas qui nous intéresse, l’action humanitaire des Institutions européennes, et la variable temps, laisse supposer que nous pensons que cette ac­tion est tributaire d’une certaine temporalité. Pour être plus précis, que le facteur « temps » façonne, dans une certaine mesure, la manière de penser et de mise en œuvre de cette politique. Pourtant, si la dimension temporelle n’a pas totalement été occultée dans ce champ d’étude, elle n’y est présente que de façon éparse.

Lors de l’Université européenne d’été de 2006, portant sur l’action humanitaire, le thème de la « temporalité de l’action », a fait l’objet d’une journée de réflexion et, à cette occasion, a été présentée une réflexion, sur la question, par « l’acteur militai­re La clarté de la présentation faite, a rappelé l’importance du facteur « temps », dans l’analyse de tout phénomène international puisque les relations internationa­les ne sont pas figées mais dynamiques, tributaires du temps et des acteurs qui les mettent en œuvre.

Cet exposé a aussi rappelé que le « temps » est un vecteur d’analyse quantifiable dés lors qu’il est appréhendé quantitativement. C’est le cas lorsque, par exemple, nous disons que la Guerre froide a duré, approximativement, de 1947 à 1991 ou bien encore que depuis 1992, les Institutions européennes ont inscrit dans leur agenda politique, les questions humanitaires. Pris dans sons sens quantitatif, le temps se présente comme une contrainte objective qui pèse sur les acteurs interna­tionaux.

Au contraire, l’acteur humanitaire2, invité à se prononcer sur la même problé­matique, a, quant à lui, mis l’accent sur son sens qualitatif. Il a mis en évidence l’idée selon laquelle si l’on devient humanitaire à une date butoir, on est humani­taire lorsque l’on se perçoit comme tel et lorsque l’on a une image assez positive de la qualité de son travail. En outre, sa présentation aura eu l’intérêt de rappeler que la temporalité de l’action de l’acteur humanitaire dépend bien souvent du temps du salon des gouvernants.

Dans notre étude de l’action humanitaire d’urgence de l’Union européenne, en situation de crises ou de conflits politiques, nous nous sommes rendu compte qu’il était essentiel de tenir compte à la fois de la dimension qualitative et quantitative du temps pour en faire un élément explicatif de celle-ci. Pris comme variable quantita­tive, le temps ne nous donne qu’une représentation superficielle et caricaturale des phénomènes internationaux et nous doutons que les évènements internationaux puissent être fractionnés numériquement. Nos recherches nous ont conduit à pen­ser que le temps ne doit pas seulement être appréhendé dans un cadre numérique qui consisterait à fractionner de manière précise les évènements internationaux dans un avant/pendant/après. Le découpage numérique ne permet qu’une appréhension fictive de la réalité car suppose l’introduction de la notion de « rupture » et non de « changement ».

En effet, le découpage avant/après, comme nous le faisons couramment, par exemple, en prenant pour point de référence, l’avant et après Guerre Froide, pré­suppose que l’après n’a rien à voir avec l’avant, que le monde post Guerre Froide n’a plus rien à voir avec celui de la Guerre Froide. Le temps, pris dans son sens quantitatif, introduit la notion d’irréversibilité. Pourtant, à travers l’exemple de l’action humanitaire de l’Union européenne, nous montrerons que celle-ci ne peut s’expliquer qu’en référence à un découpage axial3 du temps et qui plus est, non pas mondial mais européen. En terme shakespearien, il ne s’agit de rien d’autre que de dire que « le temps est hors de ses gonds »4. Ou bien, pour reprendre la définition de Valerie-Barbara Rosoux, nous dirons qu’« une approche plus qualitative s’attache au temps sous l’angle de la représentation. Cette approche ne met pas l’accent sur un temps objectif, projeté sur le cadran des horloges et inscrit dans les échéanciers, mais sur le temps vécu par les acteurs politiques sur le mode de la durée. »5

L’étude de ce dilemme et la démonstration de l’importance à accorder au temps « qualitatif » pour l’appréhension des phénomènes internationaux, tels que l’action humanitaire, nous conduira, dans un second temps, à appliquer cette grille d’ana­lyse à l’acteur européen. Cela nous permettra de montrer qu’il existe un décalage entre le temps mondial et le temps européen qui explique ce qui est souvent pré­senté dans la littérature scientifique, en matière de gestion des crises humanitaires, comme une « inefficacité
européenne. »

La nécessité d’appréhender l’action humanitaire sous l’angle de la « théorie de la continuité »

Nous avons introduit l’idée d’une divergence entre temps qualitatif et temps quantitatif qui suppose que le temps, en tant que grille d’analyse des phénomènes internationaux, doit être manipulé avec prudence car sa dualité sémantique en fait, certes, un outil d’analyse intéressant, mais complexe. Lorsqu’on étudie une action humanitaire, quelle qu’elle soit, puisqu’elle est plurielle, il parait plus opportun de retenir une approche axiale du temps. Cela permet de considérer qu’il n’existe pas de rupture entre ce qui était fait avant la fin de la bipolarité et ce qui est fait par la suite. Par exemple, entre ce que la Communauté européenne faisait avant 1992 et ce que l’Union européenne fait depuis. Au contraire, tout l’intérêt consiste à mon­trer les transformations qui se sont produites autour d’un noyau dur qui, en trans­cendant le temps assure une continuité politique entre l’avant, pendant, après. Le temps vécu parce-qu’il repose sur des idées-valeurs est susceptible d’expliquer cela.

Le temps « hors de ses gonds » comme instrument d’analyse

La notion de temps quantitatif renvoie à celle de chronologie historique des évè-nements internationaux, appréhendés d’après un calendrier bien précis. Elle nous amène aussi à percevoir un phénomène d’après un début et une fin. Certes, la quan­tification de la temporalité des actions internationales est un élément important puisqu’elle offre une garantie de clarté et de simplification. Tout chercheur, dans toutes disciplines confondues, se réfère à un moment ou à un autre, dans son tra­vail, à une étude chronologique des évènements, servant ses recherches. Le temps, dans son sens quantitatif, est un instrument facilitant la situation, la localisation d’un évènement dans un instant « T ». Dire, par exemple, que la première guerre mondiale a débuté en 1914 pour s’achever en 1918, permet de situer l’évènement dans le temps et aide à le localiser dans son contexte géographique, culturel, démo­graphique, économique, politique… Idem si nous disons que l’humanitaire d’Etat a fait sa réapparition dés 1991. Il est ainsi un indicateur contextuel non négligeable.

Pour autant, situer un évènement dans sa chronologie temporelle, ne suffit pas à se faire une idée précise de la temporalité de l’action visée. L’histoire est impuissante à coordonner les temporalités. Pour illustrer notre propos, nous allons prendre un exemple simple. La quantification numérique du temps suppose que le Droit hu­manitaire s’applique en temps de guerre et les Droits de l’Homme en temps de paix. Or, que vaut cette différenciation temporelle sur le plan qualitatif ? N’est ce pas en temps de paix que l’on prépare la guerre et donc le temps de paix n’est-il pas un temps de guerre latent ? De même, la confusion aujourd’hui faite entre Droits de l’Homme et Droit humanitaire justifie t’elle une distinction temps de paix et temps de guerre ? Est-ce que cela signifie que lorsque l’on passe en état de guerre, les Droits de l’Homme ne s’appliquent plus ? La réalité vécue, par les acteurs humani­taires, sur le terrain, et notamment le rôle de témoignage, revendiqué, par exemple, par Médecins sans frontière, illustre l’absurdité de cette réduction temporelle. Au sein de Médecins du monde, le sentiment est le même et il nous a bien été précisé l’absurdité de les distinguer.6

De même, Sandrine Devaux, dans son étude sur l’engagement militant en République Tchèque, retient la même approche et souligne que « les pratiques non politiques se sont développées dans le contexte socialiste, produisant des dispo­sitifs sociaux convertibles dans le nouveau contexte »7. Elle ajoute que « l’un des présupposés sur l’engagement dans le contexte post-socialiste serait qu’il diverge complètement des formes d’engagement antérieures à 1989, comme si le change­ment d’ordre politique avait opéré une rupture radicale dans les pratiques et dans les cadres d’interprétation des individus. »8

Enfin, pour prendre un dernier exemple, si l’on analyse la temporalité d’une décision prise par un président en fin de mandat, il est difficile de l’inscrire numé­riquement. En effet, si la décision est prise à un moment donné pour satisfaire un objectif immédiat (par exemple le refus d’entrer en guerre), il est loisible de consi­dérer que ce président a peut-être aussi cherché à se faire une place dans l’histoire, ce qui a des conséquences sur l’inscription temporelle de l’évènement.

C’est pourquoi, nous pensons qu’il est empiriquement nécessaire de retenir une approche axiale du temps qui nous permet de dire qu’à un moment donné certaines choses vont se modifier au lieu de procéder à un découpage irréversible, supposant l’idée de rupture. C’est avant tout, par simple souci de cohérence. Que vaut une affirmation qui prétend que la politique de G.W. Bush n’a rien à voir avec celle de B. Clinton ? Il est préférable d’analyser les évènements internationaux sous l’angle d’une continuation subissant le jeu des transformations. Le concept de « transformation » renvoie, selon nous, à « un processus par lequel de nouveaux éléments apparaissent à la faveur d’adaptation, de réarrangements, de permutations et de reconfigurations des formes existantes. »9 C’est ce que nous avons observé au niveau de la politique humanitaire de l’Union européenne. Certes, après la chute du mur de Berlin nous sommes passés du tout politique au tout humanitaire et du developpement à l’urgence. L’Union européenne s’est alors adaptée à cet état de fait mais ne devient pas un nouvel acteur de l’espace humanitaire. Son rôle est ancien et sa préférence pour l’instrument financier aussi.

Par contre, la représentation qu’elle se fait de ce qu’est son action humanitaire a, elle, subit des changements. Notre démarche intellectuelle s’inscrit, finalement, dans le même ordre d’idée, que la « Path Dependence », théorie utilisée en économie pour justifier la conservation d’un choix technologique, moins performant que d’autres, parce qu’il va réussir à se maintenir. Les évènements ne sont pas fractionnés dans le temps, toute chose étant égale par ailleurs, ils s’enchaînent logiquement.

L’acteur humanitaire et sa référence au « temps vécu »

Chaque acteur international a une relation à la temporalité et une conception de celle-ci qui lui est propre. Il en va de même pour tous les acteurs composant « l’es­pace humanitaire ». Cela dépend de leurs références cognitives, de leurs capacités du moment, de leurs intérêts et objectifs. Ainsi, chaque acteur construit sa propre référence à la temporalité si bien que celle-ci peut différer de celle d’un autre acteur. Pour illustrer notre propos, nous prendrons l’exemple de la chute du Mur de Berlin. L’Europe occidentale considère que la chute du Mur de Berlin et plus tard, la chute de l’URSS est l’évènement de référence marquant la fin du communisme. En re­vanche pour les pays de l’Europe de l’Est, la chute du communisme tient davantage à un changement de politique interne, tenant à chacun des Etats considérés, qu’à un évènement, certes, significatifs, mais qui n’a été tenu d’effet, chez eux, que plus tard dans le temps. De même, si l’après Guerre Froide, marque pour l’humanitaire d’Etat l’ère de l’humanitaire d’urgence, les Frenchs doctors sont, eux, touchés par le syndrome de l’urgence depuis la guerre du Biafra.

En outre, le critère géographique à un impact sur le temps puisque selon que l’on se positionne à l’un ou l’autre point de la planète, le temps dans ses gonds (nuit/jour) diffère. Prenons l’exemple des attentats du 11 septembre 2001. Les évolutions technologiques, ont ceci d’impressionnant, qu’elles nous font vivre les évènements à temps réel. Les Américains se rappellent l’horreur des attentats du 11 septembre qui se sont déroulés à dix heures du matin, soit parce qu’ils ont pu être spectateurs de l’effondrement des deux tours ou bien parce qu’ils ont reçu très vite l’information de ce qui venait de se produire. De l’autre coté de l’atlantique, on se souvient avec autant d’émotion de l’annonce de l’évènement mais à un temps différent, tenant au décalage horaire. Ainsi, si quasiment au même moment nous avons subi l’évènement, notre référence au temps diffère puisque chez certains, il était deux heures de l’après midi, chez d’autres dix neuf heures du soir.

A ce titre, si l’on prend pour exemple l’action d’une ONG, il est impossible de confondre le temps du siège opérationnel avec celui du terrain. Tout comme le temps vécu d’un évènement par l’opinion publique ne peut être confondu avec celui vécu par l’humanitaire sur le terrain.

Par ailleurs, le critère culturel, tend à influer les temporalités de l’action visée. Par exemple, si l’on s’intéresse à la relation temps/religion, il est certain que les temporalités diffèrent. Le calendrier des chrétiens et des musulmans diffère com­plètement, si bien que le rapport au temps s’en trouve influé.

Au vu de cela, nous sommes tentés de dire que le temps de l’horloge n’offre pas une grille d’analyse communément admise. Si l’on veut avoir un outil d’analyse efficace, il semble nécessaire, comme le pense Z.Laidi, de dépasser les particularités d’un temps local (sans les effacer) et créer un « temps mondial », axe d’analyse, certes tenant moins compte des particularismes locaux (culturels, subjectifs, géo­graphiques, politiques…) mais plus apte à devenir un outil de référence, en tant que tel, dans une société de plus en plus mondialisé10. Finalement, qu’est ce qui importe plus ? Que lorsque nous avons appris les attentats du 11 septembre il était chez nous, vingt heures, alors que l’événement a eu lieu à dix heures du matin ou bien qu’il ait été l’axe de référence d’une nouvelle donne internationale ?

Pour autant, si nous comprenons et acceptons la démarche intellectuelle de Zaki Laidi, nous désirons y apporter quelques nuances. Il est certain que pour faire du « temps », un cadre d’analyse, il faut qu’existe une temporalité aussi générale que possible, de manière à ce que les chercheurs aient une grille d’analyse commune et généralisée, ce qui pourra faciliter la comparaison des différentes réflexions portées sur un évènement international. Toutefois, nous entendons préciser que le temps mondial, selon nous, n’est qu’un cadre de référence, un instrument d’analyse né­cessaire mais ne signifie pas qu’il existe empiriquement une mondialisation de la temporalité Comme nous aurons l’occasion de le voir à travers l’exemple de l’Union européenne, les temporalités localisées (ici régionales) restent décalées par rapport au cadre de référence.

En effet, ce sont les évènements internationaux qui se positionnent sur l’échelle du temps mondial et non les actions respectives de chacun des acteurs internatio­naux qui, elles, sont très largement tributaire du « temps vécu ». Ce temps vécu s’inscrit dans un cadre cognitif propre à l’acteur. C’est par rapport à cela qu’il va se représenter l’évènement international qui se déroule sur l’échelle du temps mon­dial, et y répondre si besoin est par rapport à sa propre temporalité.

Il est vrai que l’immédiateté, l’urgence, la réception des informations à temps réel, ont réduit notre rapport au temps local pour nous amener à vivre les évène-ments mondiaux à temps réel et implique que les décideurs politiques prennent en considération cet état de fait. Néanmoins, les réponses proposées pour répondre aux problématiques vécues à temps réels relèvent plus d’une temporalité propre à l’acteur en question que du temps mondial. La mondialisation et les nouveaux moyens de communications ont réduit l’importance du temps quantitatif. Hors de ses gonds, le temps transcende les frontières car ce qui compte avant tout c’est l’événementiel. L’évènement est au centre et n’est plus seulement appréhender dans son cadre numérique.

La proximité spatiale, rendue possible par les nouveaux moyens de communica­tion, a fait voler en éclat la localisation temporelle frontalière. La mondialisation et l’après Guerre froide ont eu pour particularité de créer un monde sans frontière et un monde sans repère notamment temporel. Or, le cadre théorique qu’est le temps mondial implique l’idée de standardisation, de manière à ce que nous ayons tous un même axe de référence. Cela n’exclut pas des temporalités d’action disparates. Ces standards ne sont pas seulement techniques, ils sont cognitifs et préscriptifs. Cognitifs dans le sens où le temps mondial relève de perceptions et préscriptifs par­ce qu’il induit un comportement qui leur correspondent. Or, le temps mondial est un temps rapide, de proximité, qui tend à demander des actions urgentes et par delà inscrite sur un court terme car les évènements se succèdent à une vitesse immesura­ble. De même, les références cognitives et les perceptions qui en découlent évoluent constamment si bien que l’on se retrouve face à des évènements qui délégitiment des actions et des raisonnements qui étaient encore légitimes peu de temps avant. C’est tout cela qui, en partie, peut expliquer que des acteurs peuvent avoir du mal à suivre la mouvance et laisser paraître une temporalité d’action décalée par rapport à ce que le temps mondial, base théorique, exige d’eux. Dans ce cas, le temps mondial exerce une pression sur l’acteur régional qui peut prendre la forme d’une violence symbolique comme nous allons le montrer.

Pour Z. Laidi c’est parce que le temps qualitatif s’appuie sur des idées-valeurs, fondement de toutes représentations. Bien qu’il faille admettre que les représen­tations se construisent à partir de certains facteurs déterminants, parmi ceux-là figurent des facteurs invariables. Il ne s’agit pas de dire que les idées-valeurs restent intactes à travers le temps, mais qu’elles se modifient au gré du temps dans un souci d’adaptation à l’ère du temps, tout en conservant un noyau dur qui, lui, reste simi-lairement le même et qui transcende le temps numérique. On ne s’improvise pas pacifiste lorsque l’on a longtemps arboré un comportement belligérant. On inflé­chit son comportement belliciste suite à des pressions extérieures ou pour parvenir à certaines fins (par exemple), sans que pour autant opter pour des idées valeurs nouvelles. Les transformations impliquent l’idée de novation pas de nouveauté. Par exemple, les Européens ont toujours eut une haute estime d’eux même et ont toujours perçu l’Europe comme puissance. Bien évidemment, elle n’est plus une puissance comme d’antan mais elle a reconverti sa puissance belliciste en puissance économique. Tout simplement parce-que les idées-valeurs qui conditionnent la re­présentation qu’elle a d’elle-même, s’appuie sur le désir de puissance. La quête de puissance (quelle qu’elle soit) serait ici le noyau dur.

C’est pourquoi nous allons montrer que si les Institutions européennes ont mo­difié leurs politiques humanitaires, force est d’admettre que les idées valeurs évo­luées mais inchangées ont empêché toute rupture avec les pratiques passées. Dans ce cas, nous verrons que la politique étrangère de l’Union européenne n’utilise pas le passé de manière instrumentale mais subit le poids du passé : sa politique huma­nitaire est façonnée par un passé qui la détermine dans une certaine mesure.

Décalage entre l’immédiateté mondiale et la réactivité européenne

Le temps vécu est un élément explicatif déterminant de la politique humani­taire de l’Union. En effet, tyrannisée par un passé qui l’empêche de jouer un rôle politique dans la gestion des crises, l’Union est victime du temps mondial, qui va trop vite et nuit à son prestige. Pourtant, plutôt que de s’enfermer dans ce rôle de victime, elle va ingénieusement tenter d’imposer sa temporalité d’action à certains partenaires.

Le poids du passé : un élément explicatif des préférences européennes en ma­tière humanitaire

Nous l’avons dit la notion de « temps vécu » s’oppose à celle de temps physique c’est-à-dire numérique. Le temps qualitatif est de l’ordre du subjectif et fait appel aux représentations ou perceptions (qu’elles soient fausses ou pas, d’ailleurs.)

L’Union européenne, comme tout autre acteur international, dispose de sa pro­pre relation au temps et en a sa propre représentation. Son temps vécu repose sur des idées-valeurs qui transcendent le temps physique.

La preuve en est que l’on attribue couramment les changements relatifs à la mise en œuvre de sa politique humanitaire à la fin de la guerre froide. Evidemment, l’ère post guerre froide a modifié la donne internationale et il a fallu que l’Union européenne s’adapte à un nouveau contexte international, qui s’est affranchi de l’idéologie humanitariste11, ainsi qu’à ses nouvelles problématiques. Plus probante en est l’adaptation institutionnelle que vont réaliser les Institutions européennes, notamment, par la création de l’office humanitaire « ECHO », marquant le point fort de la nouvelle manière pour les Européens de penser l’action humanitaire.

 

Pourtant, si l’on s’intéresse de plus prés à la politique humanitaire de l’Union Européenne, on remarque que les préférences politiques et les remaniements insti­tutionnels ne s’accordent pas parfaitement avec le temps numérique.

 

En effet, même si ECHO est né en 1992, ce qui tend à faire coïncider sa créa­tion avec le temps numérique de la chute de l’URSS, les Institutions européen­nes ne sont pas un nouvel acteur humanitaire. La fin de la Guerre Froide n’a en rien provoqué une rupture entre ce que faisait la Communauté européenne, avant d’être érigée en premier pilier de l’Union européenne, et ce qu’elle continue de faire à l’heure actuelle. La Communauté européenne, et depuis Maastricht, l’Union européenne, ont toujours été un alloueur de fonds en matière d’aide humanitaire. Néanmoins, c’est la représentation que l’Union va avoir de ce qu’est « l’action hu­manitaire » qui va se modifier.

 

L’aide humanitaire de l’Union européenne reste fidèle à la tradition commu­nautaire et ne date pas de l’ère post guerre froide puisque dans les années 1970, une partie du Fond Européen de Développement (FED), a été alloué pour la pre­mière fois à des objectifs humanitaires. De même, sa vision de l’aide d’urgence n’est pas nouvelle puisque le FED était censé permettre de répondre à des difficultés économiques exceptionnelles causées par une situation d’urgence exceptionnelle et imprévisible. C’est dans la note du Conseil des Ministres « Coopération au deve­loppement » du 28 novembre 1977, que l’on peut trouver les premiers éléments de définition de ce que l’on appelle aujourd’hui « l’aide humanitaire d’urgence ». Elle y est définit comme une aide d’urgence à court terme permettant un retour à une situation normale.

 

En outre, si l’on considère couramment que la période post guerre froide a promu une distinction claire entre aide humanitaire et aide au developpement (deux composantes distinctes de l’action humanitaire), le même texte, en proposait déjà une distinction nette du point de vue européen. En outre, la Convention de Lomé II, de 1979, dans son point C de l’article 254 dispose que « l’aide d’urgence est non remboursable et est accordée avec rapidité et souplesse ». Conférée à titre gratuit, elle est dissociable de l’aide au developpement.

 

Ce qui va réellement changer à la fin de la Guerre Froide c’est l’augmentation des moyens financiers déployés par l’Union européenne ainsi que les remaniements institutionnels qui vont marquer l’importance accordée aux questions humanitai­res. Or ces moyens, même s’ils doivent répondre à de nouvelles problématiques internationales, ne vont pas croître uniquement en fonction de ceux-ci mais bien en fonction du calendrier européen : de ses objectifs et capacités du moment. Il est important pour bien comprendre ce que nous voulons laisser entendre que ce qui va changer ce n’est pas l’aide humanitaire, puisque comme nous venons de le sou­ligner, elle est ancienne, mais bien la représentation que l’Europe se fait de l’action humanitaire. En tant que composante de l’action, l’aide, même si elle a subi des modifications en terme quantitatif repose sur les mêmes valeurs, ce qui explique une constance entre ce qui était fait et ce qui est fait. En revanche, pour ce qui est de l’action humanitaire, qui réclame une volonté plus activiste et non quantifiable en terme de dons financiers, les choses sont bien différentes. Les problèmes interna­tionaux contemporains, notamment la floraison des guerres civiles, vont modifier les perceptions européennes, comme celles des autres acteurs de l’espace humani­taire. Force est d’admettre, que l’action humanitaire exercée par les partenaires des acteurs étatiques et les aides humanitaires ne permettent pas de soigner le problème à sa racine. Palliatives, ces aides et assistances soulagent des souffrances, sans jamais proposer de solutions politiques. Et c’est bien là que l’Humanitaire d’Etat trouve sa raison d’être. Pourtant, l’acteur européen va mettre du temps à définir son nouveau rôle et surtout à lui allouer les moyens nécessaires et efficaces. Le temps européen, déjà en décalage avec le temps mondial, l’est tout autant avec d’autres temps locali­sés. Il sera, maintes fois, reproché à l’Union d’avancer à pas de fourmis, notamment si l’on se réfère aux critiques émises lors de la guerre de Bosnie et du Kosovo, pour ne citer que cela.

 

Pour justifier l’argument d’un décalage du temps européen avec la temporalité d’action d’un autre acteur, il nous suffit de faire une étude comparative de l’Union Européenne et de l’OTAN.

 

Au lendemain de la Chute de l’URSS, l’OTAN, qui n’a plus lieu d’être, du fait de la disparition de son ennemi originel, modifie sa doctrine stratégique. Au vu de ce qui se passe dans le monde et du phénomène de la mondialisation, s’intéresser aux conflits civils et éviter leur internationalisation, devient une priorité. Elle va adopter pour cela, la « théorie de la paix démocratique », comme base de sa nou­velle doctrine stratégique. L’exportation du modèle démocratique étant pour elle le gage d’une diminution des conflits intra-étatiques.

 

L’Europe, quant à elle, va peiner à trouver sa voie et à adapter sa doctrine stra­tégique aux nécessités post guerre froide. A cela, nous pouvons avancer plusieurs raisons.

 

La première, est que l’Europe politique est en voie de construction. Sa doctrine stratégique n’est donc pas à modifier mais à construire, si l’on reste bien sur le regis­tre de la politique étrangère. La PESC/ PESD, est encore un objet « non-identifié ». L’action humanitaire, en terme d’intervention politique ( politico-militaire) est une chose nouvelle pour l’Union européenne. Les nouveaux théâtres d’intervention se présentent donc comme une sorte d’exercice pratique pour l’Union. Ceci explique donc dans une certaine mesure son décalage par rapport à d’autres acteurs politi­ques (OTAN, ONU, OSCE…) mais aussi par rapport à une temporalité mondiale qui exige une adaptation constante et rapide des politiques aux diverses probléma­tiques internationales.

 

Deuxièmement, débutante, dans le milieu, l’Europe ne va avancer qu’à chaque échec essuyé. Elle n’avance qu’en fonction des leçons tirées du passé. Le poids du passé est donc ici, quelque chose de très positif (bien que ce ne soit pas toujours le cas) même si cela a tendance à décaler un peu plus le temps européen du temps mondial.

 

En réalité le temps européen est conditionné par les priorités et choix politiques en fonctions des moyens dont l’Union dispose. Si le temps européen avait été en parfaite harmonie avec le temps mondial, il est sur que tous les moyens auraient été déployés pour se doter de capacités militaires propres. Or, ce problème soulève un second problème que nous tenons à soulever tenant au temps vécu par les acteurs européens : le poids du passé, l’une des composantes du temps vécu par les acteurs politiques.

 

Nous avons vu précédemment que V-B Rosoux différencie dans l’enceinte du temps vécu, le choix du passé (sélection de certains évènements passés pour légiti­mer des actions présentes) et le poids du passé.

 

Concernant l’Union européenne, il parait difficilement contestable que le poids du passé explique bon nombre de préférences politiques européennes. Le mal qu’elle a aujourd’hui à développer une politique commune et surtout cohérente en matière de politique de défense en est, à notre sens, le plus fervent exemple.

 

La politique de défense est un enjeu de souveraineté et exprime la traduction d’une volonté européenne, désireuse d’être un acteur qui compte face à ses concur­rents (en premier lieu les Etats-Unis). Pourtant avouer le désir de se doter de ses propres capacités militaires (même pour des interventions militaro-humanitaires de type Petersberg), n’est pas simple. C’est un moyen efficace pour faire comprendre au reste du monde que l’on souhaite acquérir une certaine puissance. Toutefois, même s’il n’est pas automatique que l’acquisition de capacités militaires détermine une utilisation de type « hard power 12», la puissance militaire a toujours été perçue comme composante essentielle de toute politique impérialiste et reste vue, de la sorte, par les autres acteurs.

 

Il faut bien être honnête et se rendre à l’évidence : l’Europe travaille depuis des années son image comme si elle cherchait à se faire pardonner ses erreurs passées. Plutôt que de « poids du passé » nous serions même tentés de dire qu’elle subit une certaine tyrannie du passé tant ce dernier exerce en quelque sorte un pouvoir hypnotique dans la mesure ou il influe positivement ou pas les décideurs politiques. Elle a longuement travaillé à ne pas être une grande puissance par négation de son passé. A moins d’aboutir à une réconciliation Europe/ Puissance, on voit mal com­ment elle pourrait sortir de ce cercle infernal, dans lequel elle s’enlise depuis des années et qui paralyse ses avancées tant dans le domaine politique que dans celui de la défense. « Le poids de leur passé écrase les Nations congédiées par l’Histoi­re » écrivait Fortier de Leussac. « (…) Humiliées par leurs grandeurs défuntes, nos Nations d’Europe semblent s’attacher à effacer la trace de leurs pas, à déboulonner leurs idoles, et à ôter de leur esprit le souvenir de ces siècles d’or qui pèsent sur elles de toute leur charge de trophées, de médailles dépareillées, de pompons rongés. »13

 

Ses préférences politiques sont donc soumises à un poids du passé qui condi­tionne ses perceptions vis-à-vis d’elle-même et de comment cela risque d’être res­senti par l’extérieur. En terme bourdieusien, cela revient à dire qu’il y’a intériori­sation de l’extériorité et extériorisation de l’intériorité.14 Son passé, parce-qu’il lui impose d’anticiper sur les perceptions extérieures amoindrit toute tentative de prise de risques. Cela explique pourquoi elle a opté pour l’instrument économique car s’il a un coût, il est un moindre risque politique.

 

Or, cloîtrée dans une temporalité mondiale touchée par le syndrome de l’im-médiateté, l’Union européenne est victime d’une violence symbolique qu’elle subit au nom d’une méconnaissance de la reconnaissance. Consciente de cela, l’Union européenne va alors préférer créer sa propre temporalité de l’action humanitaire et essayer de l’imposer à d’autres acteurs humanitaires. Cela nécessite, vis à vis de ses partenaires, une volonté de standardisation temporelle. Cette volonté de standardi­sation est, d’après nous, une des solutions trouvées pour réduire son décalage par rapport à d’autres acteurs et ne pas donner l’impression d’envoyer les pompiers européens une fois que le feu mondial est éteint.

 

Une volonté de standardisation autour de la temporalité de l’acteur européen

 

Comme tout un chacun, l’Union européenne n’apprécie pas que les choses aillent plus vite qu’elle. Le sentiment de décalage par rapport à d’autre n’est pas pour une personne morale comme pour toute personne physique un sentiment agréable. Il peut même exercer, dans une certaine mesure, une violence symbolique. A ce propos, si les théories réalistes et libérales ne traitent de la violence qu’en des termes matériels, l’approche constructiviste à travers l’utilisation du terme bourdieusien de « violence symbolique » nous permet d’en observer l’aspect psychosocial. Violence douce, insensible et souvent invisible pour ses victimes, elle s’exerce souvent par les voies symboliques de la communication et de la connaissance ou plus précisément comme le souligne Bourdieu, de la méconnaissance de la reconnaissance ou, à la li­mite, du sentiment. Dans notre cas, l’Union est victime d’une violence symbolique qui s’exerce en terme de « méconnaissance de la reconnaissance ». En effet, comme la crise des banlieues en France ou les manifestations contre le CPE, l’ont montré, la jeunesse française est en quête de reconnaissance. Pour l’Union européenne, les choses ne sont guère différentes : elle souhaite bénéficier d’une certaine reconnais­sance vis-à-vis des actions qu’elle entreprend. Pourtant, si elle est incontestablement reconnue comme acteur humanitaire économique, elle peine à obtenir une même reconnaissance vis-à-vis de ses actions politiques. Pires, elles sont souvent ignorées voir inconnues. Par exemple, s’il est vrai que l’Union n’a pas été capable de gerer militairement la crise du Kosovo, elle a en revanche, dans la gestion civile des crises joué un rôle considérable. Pourtant ce qui sera retenu sera son inaction politique compte tenu d’une inaction militaire. De même, vis-à-vis du conflit israélo-palesti­nien, si l’Union joue un rôle actif en ce qui concerne l’aide fournie aux palestiniens, aucune des deux parties au conflit ne reconnaît l’Union européenne comme un acteur politique susceptible d’avoir une influence dans la gestion du conflit.

 

Pourtant, lorsque l’on est un acteur en quête perpétuelle de prestige, sentir que les choses vont à notre rythme est bien plus jouissif et valorisant

Ce désir va donc pousser l’Union à contraindre d’autres acteurs à suivre son rythme et à essayer d’influer la temporalité d’action d’acteurs partenaires.

 

Se posent alors deux questions : qui contraindre et comment ?

 

L’Union européenne est un acteur essentiel du processus multinational. Très at­tachée au multilatéralisme et fervente garante de celui-ci, sa volonté est de peser sur la temporalité de l’action de la Communauté internationale, de manière à exporter sa propre conception de la temporalité de l’action humanitaire.

 

Cette volonté de standardiser la temporalité internationale à la temporalité européenne va logiquement s’exercer auprès des partenaires sur lesquels ou dans l’enceinte desquels, elle dispose de plus de poids. Nous prendrons deux exemples pour illustrer notre hypothèse : les ONG et l’ONU.

Pour ce qui est des ONG, il est logique qu’elle tente d’inscrire leurs actions dans sa propre temporalité, puisque c’est à travers elles, qu’elle exerce son assis­tance humanitaire sur le terrain par le biais de l’octroi de capacités financières. Comprenons bien, qu’il ne faut pas confondre volonté de standardisation autour de la temporalité de l’acteur européen et tendance à l’uniformisation (ceci relève d’un tout autre problème que nous n’étudierons pas ici). Il ne s’agit, là, de rien d’autre que de peser sur le temps d’une action particulière. Alors, comment y parvient-elle ? Tout d’abord en décidant du moment de l’allocation des fonds c’est-à-dire sur le temps « T » qui détermine le déclenchement de l’action. Ensuite, sur le temps qui va être consacré à cette action (court, moyen, long terme). Lors de la conclusion d’un Contrat Cadre de Partenariat (ci après CCP), entre ECHO et une ONG européenne, ces deux temps sont clairement exprimés et doivent impérativement être respectés. La temporalité de l’action est donc une clause essentielle du CCP. Sachant que l’action humanitaire repose, aux yeux de l’Union, sur deux valeurs es­sentielles : l’efficacité et la visibilité, nous pouvons, à juste titre, penser que ces deux impératifs conditionnent le déclenchement et le déroulement d’une action huma­nitaire menée sous l’égide de la Communauté européenne15. Le souci d’efficacité justifie une évaluation préalable, comme le recommande le Manuel du « Compas Qualité » auquel a participé ECHO et qui a vocation à être respecté par l’ensemble des acteurs humanitaires, qu’ils soient publics ou privés,16 auxquelles s’ajoutent les recommandations du projet SPHERE.17

 

Ce souci d’efficacité empêche, dans une certaine mesure, tout déclenchement d’action rapide puisque l’élément central de toute prise de décision et la collecte d’information. Or, cela suppose l’obtention de l’information mais aussi sa transmis­sion aux instances décisionnelles. Le fonctionnement bureaucratique de l’Union Européenne pèse sur la temporalité des actions menées, si bien qu’entre l’immé-diateté des besoins sur le terrain et la prise de décision peut s’écouler un certain temps qui crée un décalage entre la temporalité des besoins subis par la population à soulager et la temporalité de l’action européenne, à laquelle va devoir se conformer l’ONG bénéficiaire des fonds européens( c’est différent lorsqu’elle agit en son nom propre, bien entendu). C’est d’ailleurs ce qui va justifier la décision de certaines ONG telles que MSF, de ne pas bénéficier de fonds publics, puisqu’il serait impéra­tif de se soumettre à la temporalité de l’acteur public dont ils dépendraient.

 

Autre exemple, l’ONU. Ici les pressions temporelles exercées par l’acteur euro­péen sont d’une toute autre mesure. Il s’agit ici de peser sur le cours des choses. De peser positivement ou négativement sur une décision, prise par un autre acteur, en fonction des possibilités du moment. Il est certain que si l’on dispose dans sa boite à outil, de tous les instruments nécessaires au déclenchement d’une action, on est plus enclin à le faire immédiatement qu’à repousser la décision à plus tard. De plus, si l’on a la sensation de jouer un rôle important lors d’une quelconque initiative, il est plus simple de l’appuyer que lorsque l’on est persuadé de rester sur le banc de touche. C’est un peu dans un tel mode de pensée que se positionne l’Union européenne. C’est à ce niveau là que son sens de la persuasion va lui être très utile. En fonction de ses capacités, de ses objectifs elle soutiendra ou pas une décision d’intervention selon qu’elle sera en mesure ou pas d’obtenir un consensus en son sein, pour mener une action valorisante. La visibilité positive d’une action tend à redorer l’image positive et donc le prestige d’un acteur. Or, quand une situation donnée comporte un risque d’impuissance, il est préférable pour ce même acteur de s’abstenir d’agir, du moins en son nom propre. Pour illustrer notre hypothèse, nous prendrons pour exemple, la Guerre en Bosnie de 1991.

 

Dans la gestion du conflit yougoslave, il est certain que l’Europe ne disposait pas des capacités suffisantes pour proposer, seule, une solution au conflit yougoslave, bien qu’elle eut intérêt à le faire compte tenu de l’endroit même où le conflit se déroulait. L’absence de politique commune, de volonté politique a donné, une fois de plus aux Etats-Unis, l’occasion d’aboutir à une pax americana en Yougoslavie, et de demeurer même en contexte post guerre froide, une puissance européenne.

 

Les relations entre Etats-Unis et Europe ont, certes, était houleuses au sein de l’OTAN mais également au sein de l’ONU. Elle a tant bien que mal essayé de jouer un rôle déterminant en fonction de ses possibilités et tenté de donner une certaine visibilité à son action. Cependant, elle n’était pas prête à faire face à un conflit, chez elle, d’une telle ampleur, son impuissance et son manque d’experience ont eu des conséquences sur les préférences politiques de l’ONU et de l’OTAN. La FORPRONU18, farouchement soutenue par l’Europe, s’est vite retrouvée dépassée par les évènements et l’IFOR19, sous commandement de l’OTAN, va quasiment gé­rer seule, la gestion militaire de la crise. Bien entendu, cela aura pour conséquence de placer l’Europe au second plan dans la gestion de la crise.

 

C’est pourquoi, tenant compte de ce qu’elle peut faire, elle va aligner l’ONU à sa propre temporalité et trois ans après le déclenchement du conflit se saisir de l’aspect civil du rétablissement de la paix. Elle donne l’occasion à l’ONU, de jouer un rôle civil important, sous réserve du respect des exigences européennes. Peu avant l’ouverture des négociations de Dayton, le Conseil « Affaires Générales » de l’Union européenne, se réunit à Bruxelles, le 30 octobre 1995 et réclame la désigna­tion d’un Haut Représentant qui se verrait confier par le Conseil de Sécurité des Nations-Unies, les missions civiles prévues dans le règlement de paix. La condition essentielle en est que ce Haut Représentant doit être d’origine européenne. C’est Carl Built, suédois, qui est nommé. La gestion civile du rétablissement de la paix et de la reconstruction sera globalement une réussite. Alors, se pose la question de savoir pourquoi l’Europe a joué un rôle aussi tardif, dans la gestion de cette crise ? A cette question nous ne pouvons que répondre, parce-que c’est à ce stade du conflit que l’Union disposait des moyens nécessaires pour assumer un rôle dans la gestion de cette crise. Cette initiative a permis à l’ONU, de sortir la tête de l’eau, parce que l’Europe a eu la perception de pouvoir faire quelque chose.

 

On peut supposer que si, dés le début de la crise, l’Union avait disposé des ca­pacités suffisantes à la gestion du conflit yougoslave, son rôle aurait probablement été différent, et moins tardif ainsi que celui de l’ONU, qui subit plus souvent la temporalité de l’action de ses membres que la sienne.

 

Si le temps objectif, s’impose, parce qu’il se détermine naturellement, le temps subjectif, quant à lui, est un construit social. Différents facteurs, inhérents aux acteurs internationaux, participent à sa détermination. C’est ce qui explique que l’uniformisation temporelle est impossible. Le temps mondial, celui de la crise hu­manitaire, est dans ses gonds, mais malheureusement, pour ceux qui doivent y répondre, il va trop vite et est difficilement rattrapable, ce qui peut expliquer, nous pouvons le penser, un certain nombre d’inaction politique.

 

*Diplômée en relations internationales et sécurité, elle est actuellement doctorante — chercheur au Groupe d’Etudes et de Recherches en Relations Internationales GERRI — Sciences-Po Bordeaux.

 

Notes

 

  1. Université européenne d’été 2006, « Action humanitaire, solidarité et coopération internationale », Montpellier, Les temporalités de l’action vues par l’acteur militaire, Colonel Luc de Revel.

 

  1. Ibidem, Les temporalités de l’action vécues par l’acteur humanitaire, Jacques Serba (ancien président d’Action contre la Faim).
  2. Virilio, in Le temps mondial, sous la direction de Z. Laidi, Ed. Complexe, Paris, 1997, p. 287.
  3. Shakespeare, Hamlet, ibidem, cité p. 286.
  4. V-B. Rosoux, Le temps et les relations internationales, Studia Diplomatica, Vol. L.II, N° 1 et 2, 1999, Bruxelles, p.143.
  5. Entrevue de Juin 2006 avec France Arresta, Responsable Liban, Délégation Midi-Pyrénées de Médecins du Monde, Toulouse.
  6. Devaux, Modalités d’engagement et de militantisme après l’experience d’un sys­tème de type soviétique, in Les nouveaux militantismes dans l’Europe élargie (sous la direction de S. Devauxj, l’Harmattan, Paris, 2005, p. 84.
  7. Ibidem, p. 93.
  8. Stark, « Sommes-nous toujours au siècle des transitions ? Le capitalisme est-euro­péen et la propriété « recombinantes » », Politix, N° 47, 1999, p. 93.

 

  1. Thèse soutenue par Z. Laidi, dans son introduction. op. cit.
  2. Terme qui traduit l’idée d’un passage du tout politique au tout humanitaire.
  3. Terme emprunté à Joseph Nye qui différencie Hard et Soft Power.
  4. Cité in F. Chandernagor, La sans pareille, De Fallois, Paris, 1988, 765 p.
  5. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Ed. du Seuil, Paris, 2000, 426 p.
  6. Nous parlons, ici, de Communauté Européenne et non d’Union Européenne, car nous faisons référence à l’action humanitaire menée dans l’enceinte du premier pilier de l’Union Européenne( en soit, celle menée par ECHO).
  7. Manuel du Compas Qualité, réalisé par le Groupe URD (urgence, réhabilitation, développement), soutenue par les Ministères français et suisse des affaires étran­gères, ECHO, les ONG partenaires. Il propose une méthode d’assurance qualité spécifiquement conçue pour l’aide humanitaire pour aider dans le pilotage d’un projet et dans son évaluation.
  8. Qui dicte quelques normes de base, essentielles, à respecter, sans pour autant propo­ser une méthode d’exercice de m’action humanitaire spéc Hormis le respect des normes basiques, les acteurs restent libres de fournir leurs aides comme ils l’en­tendent et d’utiliser la méthode qu’ils souhaitent.
  9. Force de maintien et de rétablissement de la paix de l’ONU.
  10. Implementation Force. Force, sous commandement de l’OTAN, de mise en œuvre des Accords de paix de Dayton.
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