Le géoconstructivisme – L’Art de faire et de défaire les Etats

Présentation du livre de Jure Georges Vujic
Le géoconstructivisme. L’Art de faire et de défaire les États
(Paris, éd. de l’Académie de géopolitique de Paris, 2022, 157 p.)

L’Académie de géopolitique de Paris a organisé dans ses locaux, le 21 décembre 2022, la présentation du livre de Jure Georges Vujic, Le géoconstructivisme. L’Art de faire et de défaire les États aux éditions de l’Académie de géopolitique de Paris, à laquelle ont assisté Ali Rastbeen, Président de l’Académie de géopolitique de Paris, Christophe Réveillard, Responsable de recherche à l’Université Paris-Sorbonne/CNRS et David Rigoulet-Roze, Docteur en Sciences politiques, enseignant et chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) et chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS). L’auteur, Jure Georges Vujic, est un géopoliticien franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, auteur de plusieurs livres et d’articles en philosophie, politologie et géopolitique publiés en France et en Croatie. Jure Georges Vujic nous fait l’honneur d’être un collaborateur régulier de l’Académie de géopolitique de Paris et membre du Conseil scientifique de la revue Géostratégiques de l’AGP.

En introduction, Christophe Réveillard évoque rapidement les principales thématiques de l’ouvrage, en mettant l’accent sur la place toute particulière qu’occupe la théorie du constructivisme dans les Relations internationales, notamment avec ses déclinaisons libérales. En parallèle, il évoque les principales thèses développées par l’auteur lesquelles permettent de déchiffrer la nature et les raisons de l’approche géoconstructiviste, ainsi que les causes de la déconstruction de nombreuses entités étatiques considérées comme de simples constructions sociales. Christophe Réveillard souligne par ailleurs l’importance du souci généalogique de l’auteur mettant en valeur les origines et les fondements philosophiques et métapolitiques du géoconstructivisme ; il souligne en effet que Jure Georges Vujic entreprend l’étude de la déclinaison des nombreuses méthodes géoconstructivistes, qu’elles soient stratégies de guerre irrégulières hybrides, changements de régimes, stratégies du Nation Building, arme des « révolutions de couleurs », etc.

Entrant dans le vif du sujet, David Rigoulet-Roze, s’efforce, dans son intervention, de recontextualiser l’approche géoconstructiviste dans le cadre géopolitique du Moyen Orient et plus particulièrement avec l’expérience de la mise en pratique du projet du « Great Middle East Initative » sous l’administration de George W. Bush. En se référant à la théorie économique de la « destruction créatrice » de Joseph Schumpeter, David Rigoulet-Roze met en exergue les principales matrices du « chaos constructif », stratégie qui devait implanter la démocratie dans les États arabes de la région, en proie au totalitarisme et l’instabilité chronique, mais qui s’est soldé par un échec. Ce résultat peut s’expliquer par l’approche constructiviste trop mécaniciste et uniformisante sur le terrain, appliquée à des ensembles macro-régionaux souvent ethno-confessionnellement complexes, et en ne prenant pas en compte les diversités culturelles et ethno-confessionnelles des peuples de la région. Tout en soulignant l’impact philosophique des thèses constructivistes d’Alfred Korzybski, (Une carte n’est pas le territoire. Prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la sémantique générale, Paris, L’éclat, 1998), fondateur de la « sémantique générale » sur la géopolitique, David Rigoulet-Roze met en valeur l’apport scientifique pluridisciplinaire et novateur de l’ouvrage de Jure Georges Vujic. Ce travail constitue en effet une innovation remarquée dans le domaine de la réflexion sur les théories des relations internationales et plus particulièrement celle du constructivisme, appliquée au domaine géopolitique. En effet, les soubresauts inattendus de l’Histoire contemporaine bouleversent souvent le cadre théorique et l’ambition scientifique des relations internationales, confrontées aux multiples problèmes que leur posent les liens qu’elles entretiennent avec la pratique et les dynamiques géoculturelles et sociales réelles du terrain. L’ouvrage Le géoconstructivisme. L’Art de faire et de défaire les États, qui se situe dans une perspective réflexive et théorique des relations internationales, met en exergue cette aporie entre théorie et pratique, narratif scientifique et géographie.

Jure Georges Vujic précise, tout en renvoyant à la « grammaire des civilisations » et la conception géoculturelle braudélienne, que le temps de la géographie, des constances et continuités physiques et naturelles, ne correspondent pas le plus souvent au temps de l’histoire marqué par les interventions et l’action Faustienne de l’homme, « le construit » ( s’opposant à l’organique) des discontinuités politiques et idéologiques et du contingent historique, comme en témoignent les dynamiques de genèses des États et des tracés de frontières artificielles. Braudel évoquait ainsi une triple temporalité : le temps géographique (longue durée) ; le temps social (celui des États) et le temps de l’événement (très bref, directement accessible).
Tout en retraçant les origines philosophiques de la pensée constructiviste qui remontent aux Lumières, Vujic constate que le paradigme constructiviste et l’approche géoconstructiviste seraient en quelque sorte l’aboutissement sur le terrain des Relations internationales d’une longue succession de paradigmes occidentaux : le paradigme grotien, la géopolitique classique (Hobbesien), idéaliste (Kantien), réaliste, libéral-transnationaliste, marxiste/néomarxiste, constructiviste (dans ses deux variantes principales, néokantienne/Habermassienne et pragmatiste). Pour ce faire, Vujic considère que c’est avec raison que Philippe Braillard établit le constat que « l’étude des Relations internationales renvoie plus aujourd’hui l’image d’un champ déstructuré, dans lequel s’affrontent des modèles explicatifs et des approches théoriques difficilement conciliables, que celle d’un domaine éclairé par un savoir dont les éléments s’inscrivent dans un tout cohérent et procédant d’une démarche cumulative ». Vujic estime qu’il convient de prendre en compte l’influence qu’exerça « le tournant géographique » sur la pensée stratégique et la discipline géographique, un processus à la fois théorique et herméneutique qui se fait l’écho sur le plan du discours scientifique et universitaire, de l’influence croissante de la théorie des régimes internationaux, marquée par le passage d’une conception réaliste classique des relations internationales, vers une approche post-réaliste combinant les paradigmes constructivistes appliqués à la géopolitique et la géographie. L’influence du postmodernisme a largement contribué à la déconstruction des concepts centraux de le géographie traditionnelle conçue comme science de l’espace, tels que le lieu/place, le topos et le territoire ou encore espace/« space » dans le sillage des travaux universitaires des « urban studies » aux États-Unis, de l’« humanistic geography » puis de la « radical geography » en plein essor avec les géographes David Harvey et Doreen Massey, pour faire de l’espace un champ expérimental de déconstruction et de reconstruction sociale. Vujic souligne aussi l’influence du constructivisme social sur le paradigme constructiviste en géopolitique, un courant de la sociologie contemporaine popularisé par Peter L. Berger et Thomas Luckmann dans leur livre The Social Construction of Reality. A Treatise in the Sociology of Knowledge (Doubleday, New York 1966), laquelle envisage la réalité sociale et les phénomènes sociaux comme étant « construits », c’est-à-dire créés, institutionnalisés et, par la suite, transformés en traditions, mais qui s’expose à une forme de relativisme radical, la vérité et la réalité n’existant pas, elles seraient perpétuellement déconstruisibles et reconstruisibles.
En comparaison avec les autres théories, l’école idéaliste, libérale et réaliste, le constructivisme apparait, selon Vujic, comme un « caméléon » dans les théories des Relations internationales, combinant et recontextualisant les thèses post-réalistes et le constructivisme international, mettant l’accent sur les agencements intersubjectifs et le rôle unificateur des agents « mondiaux ». D’autre part, Vujic met en exergue les différentes logiques territoriales dans l’approche géoconstructiviste selon que les acteurs sont des puissances néo ou post-impériales (États-Unis, Russie, Chine, Turquie, Iran, etc.), ou des puissances relatives ou moyennes nationales. Les dynamiques territoriales néo-impériales renvoient à des stratégies d’expansion, d’influence, de fragmentation (diviser pour régner), de contrôle de « ventre mou », d’endiguement / contournement, d’enclavement sur des territoires périphériques ou voisins (les « Rimlands ») pour faire pression sur les puissances néo-impériales concurrentes, alors que les logiques territoriales des États nationaux eux se concentrent le plus souvent sur des stratégies endogènes d’aménagement, de maximisation et d’intégration territoriale.
Selon Vujic, l’approche géoconstructiviste du territoire et de la territorialité souffre d’une certaine aporie présentiste, voulant soustraire tout espace, territoire donné au passé, au long travail de sédimentation, de morphogenèse et de politogenèse historique qui s’est déroulé sur un espace de communauté de vie en commun (qui renvoie à un Nomos préexistant), pour l’inscrire dans un rapport autonome, qui peut être la fois existentiel, affectif, citoyen, économique et culturel, qu’un individu ou qu’un collectif noue et développe avec le -les- territoires qu’il s’approprie, concrètement et / ou symboliquement. L’ordre post-Westphalien de la société des nations Wilsonienne, ainsi quelques expériences du « Nouvel ordre mondial » anglo-américain des années 1990 avec la parenthèse néoconservatrice unilatéraliste de l’administration Bush, reflètent en réalité la consécration et la suprématie du projet idéaliste et universaliste politique hérité de la Révolution française, qui visait à construire de manière constructiviste un ordre mondial plus ordonné, mais non pas autour d’un « Polis » différencié et enraciné, mais autour d’un « Kosmopolis » abstrait, supraterritorial et constructiviste géré par la « gouvernance mondiale », privé de toute localisation territoriale, de topos concret, et en fait libéré d’un ordre tellurique spécifique, de ce que Carl Schmitt appelle un « Nomos » de la terre.

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