Le Kirghizstan au cœur d’enjeux internationaux

Coline FERRO

Doctorant-chercheur en sciences de l’information et de la communication, Institut français de presse — université Panthéon-Assas Paris II.

Trimestre 2010

Le 7 AVRIL 2010, LE GOUVERNEMENT KIRGHIZ dirigé par le président Kourmanbek Bakiev était renversé. Les événements se sont déroulés très rapide­ment puisque c’est à peine quelques heures après le début du coup d’État que le président Bakiev a cherché à fuir la capitale pour se réfugier dans son fief de Djalal-Abad au sud du pays et qu’un gouvernement provisoire s’est constitué afin de prendre les rênes de l’État. Ce n’est que quelques jours plus tard et après avoir refusé de démissionner et réclamé des négociations que le président déchu acceptait de reconnaître son limogeage, alors que la Russie avait déjà reconnu de facto le nou­veau gouvernement de Rosa Otounbaïeva.

Les trois semaines qui ont précédé ce coup d’État avaient vu les revendications économiques et les contestations politiques se faire plus pressantes. Toutefois, rien de concret n’avait, semble-t-il, laissé présager que la contestation populaire pren­drait la proportion d’un putsch, si bien que la population ouzbek tout comme les observateurs internationaux ont été surpris par les événements. De même, les événements meurtriers au début du mois de juin n’étaient pas prévisibles. Les vé­ritables causes de ces affrontements entre Kirghizes et Ouzbeks au cœur des villes d’Och et de Djalal-Abad ne sont à ce jour toujours pas connues, même si diverses rumeurs circulent.

Ainsi, le Kirghizstan est dirigé depuis le mois d’avril 2010 par un gouvernement provisoire, emmené par l’ancien ministre des Affaires étrangères, Rosa Otounbaïeva. C’est un État en faillite, tant politiquement qu’économiquement, dont héritent les putschistes. Les caisses de l’État sont vides. Plus d’un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté. Une situation qui a été aggravée par la crise économique mondiale de 2008. La culture clanique du pays empêche le gouvernement provi­soire d’asseoir son autorité, lequel n’a pu réagir efficacement face aux violences qui se sont déroulées dans la vallée du Ferghana au début du mois de juin. Toutefois, l’actuelle situation politique est le fruit non seulement des problèmes internes mais aussi des enjeux internationaux d’un Grand Jeu. La Russie, les États-Unis et la Chine en sont les principaux acteurs, et le Kirghizstan, une victime parfois consen­tante et quelque peu naïve.

 

Un pays fragile

Le Kirghizstan occupe une position stratégique dans la région

Le Kirghizstan est un État issu de l’ancien bloc soviétique, situé au sud de la Russie. Totalement enclavé et dépourvu d’accès à la mer, le territoire kirghiz, d’une surface de presque 200 000 km2, est coincé entre quatre voisins : le Kazakhstan (1 051 km de frontière commune) au nord, l’Ouzbékistan (1 099 km) à l’ouest, le Tadjikistan (870 km) au sud-ouest et la Chine (858 km) à l’est et au sud-est.

Le territoire kirghiz se compose essentiellement de montagnes qui divisent le pays en deux (nord/sud), avec à l’est la chaîne du Tien Shan qui constitue une frontière naturelle avec la Chine, au sud-ouest la chaîne du Pamir Alay et au nord-ouest la chaîne du Ferghana. Prise en tenaille entre ces deux dernières, la vallée du Ferghana constitue la plus grande richesse du Kirghizstan. Située au sud-est du pays et à la confluence de trois États (Ouzbékistan, Tadjikistan, Kirghizstan), cette région très fertile accueille une forte densité de population.

Elle est traversée par le Naryn, qui, une fois passé la frontière ouzbek, devient le Syr-Daria. Dans une région où l’eau est un enjeu fondamental, ce fleuve est l’un des deux principaux fleuves nourriciers de l’Asie centrale.

Outre Bichkek, la capitale de la République du Kirghizstan, implantée au nord du pays, les villes kirghizes les plus importantes se situent dans la vallée du Ferghana. Il s’agit d’Och et de Djalal-Abad.

Enfin, le lac Yssik Koul (qui signifie « lac chaud » en kirghiz), ancré au nord-est du pays, est le plus grand lac de montagne du monde avec ses 6 332 km2 à 1 620 m d’altitude. Il permet au Kirghizstan d’être un important producteur d’énergie hydroélectrique. De fait, le Kirghizstan est moins affecté par le stress hydrique que ses voisins.

Le Kirghizstan demeure un pays assez pauvre

Longtemps dirigée par l’URSS, l’économie kirghize éprouve des difficultés à réaliser sa transition. C’est pourquoi le Kirghizstan est aujourd’hui confronté à des obstacles économiques majeurs, ce qui n’est pas sans provoquer des conditions so­ciales fragiles et précaires.

En effet, les progrès sont ralentis par la structure du pays qui reste encore très rurale. L’agriculture représente encore aujourd’hui une grosse part du produit inté­rieur brut kirghiz (30 % du PIB en 2008), bien qu’elle baisse de façon régulière au moins depuis 2002. Le secteur agricole occupe environ un tiers de la population active en 2008, alors qu’il y a à peine huit ans il occupait plus de la moitié de la population active. L’URSS avait fait de cette région son grenier agricole. Jusqu’en 1991, presque la totalité des exportations agricoles étaient destinées au grand frère soviétique. L’élevage de bétail constitue encore la principale activité dans ce secteur. Le relief montagneux du Kirghizstan s’y prête bien. En ce qui concerne les cultures, le Kirghizstan s’applique à générer une production variée : riz, blé, sucre de bette­rave, coton, tabac, légumes, fruits.

Quant à l’industrie, elle reste fragile et a été fortement affectée par la crise éco­nomique de 2008. Avant la crise, elle employait 21 % de la population et représen­tait 20 % des richesses nationales. L’industrie se concentre essentiellement au nord du pays, dans la vallée du Tchoui, non loin de la capitale. La production d’énergie hydroélectrique par la centrale de Toktogoul constitue une part importante de l’ac­tivité industrielle. L’exploitation du gaz naturel représente également un domaine majeur dans le secteur secondaire. Enfin, l’exploitation minière, qui avait été consi­dérable durant l’ère postsoviétique, reste encore importante. Le Kirghizstan est ce­pendant bien moins courtisé que ses voisins ouzbek et tadjik car son sol n’est pas aussi bien densément pourvu en ressources naturelles. Seul l’or, extrait de la mine kirghizo-canadienne de Kumtor depuis 1997, constitue une véritable richesse. Les gisements d’uranium et de mercure restent quant à eux plus modestes. Ses res­sources ne lui permettent pas d’assurer son indépendance.

Le secteur des services, enfin, s’est considérablement développé ces dix dernières années. Il emploie actuellement près de 45 % de la population active du Kirghizstan et représente la moitié de la richesse nationale.

Il est indéniable que l’économie du Kirghizstan dépend en grande partie du commerce extérieur. En effet, il exporte abondamment des métaux non ferreux et des minéraux, mais aussi des produits manufacturés à base de laine, une partie de sa production agricole et de l’énergie hydroélectrique. Mais, pauvre en pétrole et en gaz naturel, le Kirghizstan doit s’approvisionner chez ses voisins. Le Kirghizstan importe également des métaux ferreux, des produits chimiques, la plupart de ses outils et machines, du bois, du papier et des matériaux de construction. La Russie, la Chine, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, les États-Unis et l’Allemagne sont ses prin­cipaux partenaires commerciaux.

Largement dépendant du commerce extérieur, la baisse de régime de la Russie et du Kazakhstan, ses principaux partenaires, a ébranlé les échanges régionaux et donc les revenus du Kirghizstan. En effet, les échanges avec la Russie ont baissé de près de 45 % et ceux avec le Kazakhstan d’environ 40 %. Le secteur industriel kirghiz en a beaucoup souffert. Par ailleurs, la crise économique mondiale a privé de travail une grande partie de la diaspora kirghize installée en Russie. La majorité de celle-ci travaille dans le bâtiment. Or, de nombreux chantiers ont fermé ces derniers mois. Ainsi, le chiffre d’affaires du commerce extérieur kirghiz a baissé de 20 % entre le premier semestre 2009 et le premier semestre 2010. Son volume d’exportations a chuté de 7,7 % et son volume d’importations de 24,3 %.

L’économie kirghize est aujourd’hui anémique. Le porte-monnaie est vide, aussi bien celui de l’État que celui des particuliers. En 2009, le PIB par habitant était d’environ 580 euros. L’indice de développement humain est de 0,71, ce qui place le Kirghizstan à la 120e place sur 182. Le taux de chômage baisse de façon assez constante mais touche toujours près de 8 % de la population en 2008. Plus encore, entre un tiers et la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Hors de la capitale, les infrastructures demeurent modestes voire délabrées. La crise mon­diale de la fin de l’année 2008 n’a pas épargné le Kirghizstan et a attisé les tensions internes.

 

Une société divisée et clanique

Une situation politique mouvementée et aujourd’hui instable

Kourmanbek Bakiev avait accédé à la fonction présidentielle à la faveur de la « Révolution des tulipes » en mars 2005, lors de laquelle le président d’alors, Askar Akaïev, avait été destitué. Cet ancien ingénieur et directeur d’usine était alors perçu comme un dirigeant communiste capable de « remettre de l’ordre ». Rapidement, Kourmanbek Bakiev, installé au pouvoir par 88,9 % des suffrages, était devenu la main de fer corrompue d’un pouvoir autoritaire et népotique.

L’introduction d’un vrai multipartisme après la Révolution des tulipes aurait pu laisser présager l’ouverture d’une nouvelle ère politique et une avancée vers une démocratie à l’occidentale. Mais dans les faits, la liberté politique a été mal menée par le président Bakiev, marquant une réelle dérive autoritaire. En effet, au moins trois membres du Parlement ont été assassinés quelques mois après son arrivée au pouvoir. Plusieurs membres de l’opposition ont été emprisonnés.

Malgré une image ternie, le président Bakiev fut réélu en 2009 avec 76 % des voix au cours d’élections présidentielles jugées frauduleuses par l’opposition et les observateurs internationaux. Maintenu au pouvoir, il n’a pas hésité à placer, une nouvelle fois, les membres de sa famille et de son entourage à des postes importants et stratégiques. Pour ne citer que deux exemples, son fils aîné Maxim a été nommé directeur de l’Agence centrale pour le développement, l’investissement et l’innova­tion, tandis que son frère Janych a conservé ses fonctions à la tête des services de sécurité. Ces choix stratégiques lui ont permis non seulement d’avoir une mainmise sur les principales richesses du pays mais aussi de parer toute menace à son encontre et à celle de ses intérêts. De même, il a placé ses amis à la tête de la radio et de la télévision nationales. De cette manière, le président kirghiz tenait les principaux médias du pays et pouvait influer sur le contenu qu’ils diffusaient. Toutefois, si le degré de liberté de la presse est moins élevé que dans les pays occidentaux, il n’en est pas catastrophique pour autant (indice de 27 sur 100 en 2008 — 0 = liberté, 100 = répression).

Outre cette politique népotique, la gouvernance kirghize est affectée par une forte corruption. En 2008, le Kirghizstan était l’un des 20 États à avoir le plus haut niveau de corruption : 1,8 (0 = corruption ; 10 = pas de corruption).

À ces considérations politiques se mêlent des revendications économiques. En effet, c’est la décision, prise au début de l’année 2010 par le président kirghiz, d’augmenter brutalement les prix de l’électricité et du gaz qui est à l’origine des troubles déclenchés en mars et en avril dernier à Naryn, dans la vallée d’Alaï et à Talas. Le prix de l’électricité a été multiplié par deux. Les revendications sociales et économiques sont devenues des réclamations politiques.

La gouvernance quelque peu malhonnête du président Bakiev et ses choix poli­tiques ont suscité à plusieurs reprises de vives contestations de l’opposition et l’opi­nion publique. Déjà, en avril et en novembre 2006, des manifestations de grande envergure avaient pris corps. Le président Bakiev était accusé de ne pas être à la hau­teur de ses promesses électorales portant sur la réforme de la Constitution du pays. Celle-ci devait intégrer le transfert de plusieurs pouvoirs du président au Parlement. Ce texte constitutionnel aurait dû envisager une fonction essentiellement repré­sentative du président — c’est justement vers un régime davantage parlementaire vers lequel devrait tendre aujourd’hui le Kirghizstan suite au référendum du 2 juin dernier. En 2007, des manifestations s’étaient de nouveau formées à Bichkek et avaient été réprimées avec violence par le pouvoir. L’armée avait reçu l’autorisation d’employer la force contre les manifestants, en particulier contre ceux présents sur la place Ala-Tao à Bichkek, et nombre d’entre eux ont été traduits en justice.

Un autre problème majeur touche le Kirghizstan. Depuis plusieurs années, le pays a vu se développer des « routes » empruntées par divers trafics. Le trafic d’armes, alimenté par les Russes, traverse le Kirghizstan pour atteindre, entre autres, l’Afghanistan. De même, la drogue en provenance d’Afghanistan passe par le ter­ritoire kirghiz. Il n’est pas sans créer des problèmes politiques avec les autorités des pays voisins, en particulier avec le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. En 2007, 431 ki­los d’héroïne avaient été saisis ainsi que 270 kilos d’opium. Au cours de quatre premiers mois de 2009, plus de 200 kilos de drogues avaient déjà été saisis par les autorités. Par ailleurs, environ 2 500 crimes liés à la drogue sont enregistrés chaque année. Le fleurissement de ce trafic a engendré une hausse de la consommation des drogues dures, et les problèmes liés à la consommation d’ecstasy se sont multipliés dans les night-clubs ces dernières années.

Encore une fois, les événements qui ont ensanglanté la vallée du Ferghana en juin 2010 démontrent, s’il en était besoin, que le Kirghizstan reste un pays instable. Leur origine reste floue. La dimension ethnique semble constituer un paravent aux motivations véritables. Le gouvernement provisoire kirghize de Rosa Outounbaïeva et le gouvernement ouzbek d’Islam Karimov s’accordent pour affirmer que ces af­frontements avaient été fomentés par des « groupes extrémistes » ou des « groupes de bandits ». D’aucuns estiment que le président déchu pourrait être à l’origine de ces soulèvements dans ses fiefs de la vallée du Ferghana, dans le dessein de dés­tabiliser le gouvernement intérimaire. Un échec de ce dernier pourrait également satisfaire les États-Unis qui doivent aujourd’hui négocier avec un gouvernement prorusse. Il ne faut cependant pas négliger le rôle que les trafiquants de drogue, très présents dans cette région, ont pu jouer dans ces heurts.

Le Nord et le Sud du Kirghizstan : deux ethnies différentes et des attentes divergentes

Le Kirghizstan repose sur une culture clanique ancestrale. Aujourd’hui encore, le Kirghizstan ne compte pas moins d’une trentaine de clans différents. Cette struc­ture sociale ne facilite pas une gouvernance saine et moderne.

Parmi les quelque 5,4 millions d’habitants, les Kirghizes sont majoritaires dans le pays (65 %) mais ils doivent cohabiter avec plusieurs minorités. Les Ouzbeks, qui représentent environ 14 % de la population, sont très présents dans le Sud-Est du pays et les Russes (environ 10 %) dans le Nord, et notamment à Bichkek. Ce sont les minorités les plus importantes. Les autres minorités (Dounganes, Ukrainiens, Ouïgours, Tatars, Kazakhs, Tadjiks, Turcs, Allemands, Coréens, etc.) représentent un peu moins de 10 % de la population. Les dissensions entre les différentes com­munautés sont récurrentes et révèlent la complexité de la question ethnique au Kirghizstan, comme l’ont encore démontré les affrontements à la fin du mois d’avril 2009 entre Kirghizes et Kurdes dans un village non loin de Bichkek. De même, les violents affrontements qui se sont déroulés au début du mois de juin 2010 en four­nissent encore un exemple, même si les deux ethnies semblent avoir été manipulées.

Parce que la société repose sur une culture clanique, l’actuel gouvernement pro­visoire ne contrôle pas l’ensemble du pays, et encore moins les villes d’Och et de Djalal-Abad dans la vallée du Ferghana, où les clans sont majoritairement en faveur du président déchu.

Enfin, la chaîne de montagnes du Tien Shan coupe le pays en deux. Cette cé­sure géographique est aussi sociale et ethnique. En effet, le Nord du Kirghizstan accueille une population davantage citadine sur de riches plaines. La minorité russe y est très représentée et la langue russe est omniprésente. L’élite intellectuelle et po­litique, plutôt progressiste, vit dans cette région. A contrario, le Sud du pays abrite une population rurale, bien que les villes fleurissent dans la vallée du Ferghana. Les difficultés économiques y sont davantage ostensibles. L’islam sunnite y est davantage pratiqué. Les Ouzbeks sont particulièrement présents dans le Sud-Est. Kourmanbek Bakiev est d’ailleurs issu d’une ville de cette région, Djalal-Abad. Ainsi les intérêts et les attentes tant politiques qu’économiques sont-ils fréquem­ment divergents entre le Nord et le Sud.

Les relations complexes avec ses voisins

Les ressources énergétiques, enjeu régional

Les relations entre le Kirghizstan et l’Ouzbékistan sont sous l’influence de plu­sieurs facteurs, notamment celui de la gestion des ressources naturelles hydriques. En effet, le Kirghizstan contrôle l’approvisionnement en eau de son voisin occiden­tal dans la mesure où le Naryn se situe en amont sur l’un des deux fleuves nourri­ciers de l’Ouzbékistan. En effet, ce dernier consomme à lui seul au moins 50 % de toutes les ressources en eau de la région, alors que 85 % de ces dernières se forment au-delà de ses frontières, et notamment au Kirghizstan.

C’est donc dans un contexte de quasi-stress hydrique que l’annonce d’un projet de barrage hydroélectrique sur l’un des affluents du Syr-Daria provoqua de fortes tensions entre les deux pays en mars dernier.

Cependant, afin que les ressources aquatiques soient gérées de façon à ce qu’au­cun pays ne soit lésé, les États d’Asie centrale partagent le principe que toutes les ressources en eau des rivières d’Asie centrale sont distribuées dans le cadre des « schémas d’utilisation des ressources en eau des bassins des rivières Syr-Daria et Amou-Daria », définis par l’ONU et repris au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai. En effet, une concertation en la matière est d’autant plus indispen­sable que l’Amou-Daria et le Syr-Daria ne peuvent assurer que 70 % des besoins annuels moyens de la région.

La vallée du Ferghana, pomme de discorde

Comme nous le précisions plus haut, la vallée du Ferghana est divisée entre le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan — trois pays héritiers de la Transoxiane. Cette frontière, dessinée à main levée et sans se soucier de la population, est source d’achoppement entre ces trois protagonistes. En effet, c’est une des régions les plus riches de l’Asie centrale, qui par conséquent attise les convoitises. Ce n’est sans doute pas sans raison que les Russes y ont implanté une de leurs bases militaires côté kirghiz.

En effet, une forte proportion d’Ouzbeks vivent du côté kirghiz, et en particulier à Och, Djalal-Abad, Sokh et Khamzaabad. Kirghizes et Ouzbeks vivent ensemble, fréquentent les mêmes lieux. Toutefois, ces derniers ne sont pas parfaitement intégrés, comme le démontrent les tensions récurrentes entre les deux groupes dans le Sud du Kirghizstan.

Lorsque le pouvoir politique en place est défaillant, les revendications sur les ressources économiques se font d’autant plus entendre et se manifestent à travers un prisme ethnique. Dans les années 1990, des tensions s’exprimaient déjà vivement dans cette région. L’accès au logement était une source de tension entre les deux ethnies. En juin 1990, la ville d’Och a été le théâtre de violents affrontements entre Kirghizes et Ouzbeks, faisant 300 morts. En 2010, le renversement du président Bakiev a placé le pays dans une situation instable et dans l’expectative. Le gouver­nement intérimaire n’a pas encore pris ses marques et ne peut de fait assurer ni le maintien de l’ordre ni la cohésion sociale. Toutefois, si les événements violents du mois de juin 2010 semblent reposer sur des divergences ethniques, cela n’est certai­nement qu’un des multiples facteurs en jeu dans la région du Ferghana.

Le conflit afghan affecte l’Asie centrale

Le Kirghizstan joue un rôle passif dans le conflit afghan en accueillant une base militaire américaine de première importance sur son sol. C’est très certainement un des facteurs de la menace terroriste qui pèse sur le pays. Al-Qaïda et les talibans soutiennent des factions armées islamistes pour déstabiliser les gouvernements de la région.

Mais surtout, le Kirghizstan, tout comme ses voisins, est victime des trafics de drogue organisés par les criminels, les Seigneurs de guerre et les insurgés afghans. La production d’opium a explosé depuis le début de l’intervention militaire amé­ricaine en Afghanistan. Or, le Kirghizstan constitue un point de passage, comme pour d’autres marchandises, vers le Kazakhstan, la Russie et la Chine.

 

Le Jeu politique et économique des grandes puissances

Une boutade qui a, depuis quelque temps, cours en terre kirghize montre bien, s’il en était besoin, que le Kirghizstan se trouve au cœur d’enjeux politiques et éco­nomiques régionaux et internationaux : « Les Kirghizes ont l’habitude de prendre leur petit-déjeuner avec les Chinois, de déjeuner avec les Russes et de dîner avec les Américains ».

La Russie cherche-t-elle à s’imposer à nouveau en Asie centrale ?

C’est à peine quelques heures après le coup d’État du 7 avril 2010 que le Premier ministre russe, Vladimir Poutine, joignit le chef du gouvernement provisoire Rosa Otounbaïeva afin de l’assurer de son soutien. Dès le lendemain, le numéro deux du gouvernement intérimaire, Almazbek Atambaïev s’est rendu à Moscou. Le des­sein de cette visite était la conclusion d’un accord prévoyant une aide humanitaire destinée au Kirghizstan et son approvisionnement en essence, ressource très faible dans le pays.

Il est notable que Moscou cherche à conserver ou à retrouver la mainmise sur ses anciens satellites. Le Kirghizstan et les autres pays de l’Asie centrale ont été tar­divement intégrés à la Russie. Il fallut attendre 1885 pour que ces États soit entiè­rement rattachés. Ces États constituent dans l’esprit des dirigeants soviétiques une zone éminemment stratégique. Cet espace représente en effet une passerelle entre la Russe et le Moyen-Orient ainsi que vers l’Inde et le Sud-Est asiatique. Il l’est encore davantage aujourd’hui avec le conflit afghan.

Pour asseoir son influence dans la région et sur la scène politique internationale, la Russie profite de la grande fragilité économique du Kirghizstan. Plus précisé­ment, la Russie se trouve en position de force à deux niveaux. D’une part, elle accueille une diaspora kirghize sur son sol qui constitue une manne financière pour le Kirghizstan. En effet, environ un million de Kirghizes travaillent à l’étranger, dont quelque 400 000 en Russie, et font parvenir de l’argent de leur famille restée au pays. Leurs envois représenteraient quelque 40 % des revenus du pays[1]. D’autre part, le Kirghizstan est fortement dépendant de ses échanges commerciaux avec le voisin russe. Une hausse brusque des droits de douanes n’a pas été sans produire de lourdes conséquences économiques. Après avoir décidé le 1er avril dernier de sus­pendre les livraisons de produits pétroliers vers le Kirghizstan, Moscou a annoncé dès le lendemain le rétablissement des droits de douanes sur le gaz et le pétrole alors que Bichkek en était exemptés jusque-là (193 $ par tonne). Cela a généré une hausse de 30 % des prix à la pompe. Les Kirghizes ont vécu ces décisions comme une sanction à l’encontre d’un Bakiev qui exaspère son voisin russe.

Cette domination économique qui entrave une réelle indépendance du Kirghizstan incite le pays à trouver de nouveaux partenaires commerciaux. La tâche demeure cependant ardue tant le frère russe veille à son grain centrasiatique et redoute tout ingérence politique via une pénétration économique et commerciale de quelque État concurrent. Sous la pression russe, le président kirghiz avait dé­noncé en février 2009 l’accord conclu avec les états-Unis et les pays membres de la coalition qui leur autorisait la présence de leurs contingents militaires sur la base militaire de Manas. Or, en juin 2009, le président Bakiev a accepté, au nez et à la barbe des Russes, la reconduction du bail de la base militaire américaine, rebaptisée « centre de transit », en contrepartie, entre autres, d’une hausse considérable du loyer. Cela a été vécu comme une trahison par Moscou qui espérait la fermeture de cette base. La Russie avait mis sur la table un crédit de 2 milliards de dollars et une aide financière de 150 millions de dollars.

Les Russes avaient jusque-là multiplié les opérations de séduction à l’égard du gouvernement kirghiz. En juin 2009, le congrès Investment in Kyrgyzstan s’est tenu à Moscou. Premier du genre, il accueillait agriculteurs et artisans kirghizs. À cette occasion, la Russie avait annoncé la création prochaine à Moscou d’une exposition permanente Business and Culture of Kyrgyzstan. Le Kirghizstan est un partenaire important de la Russie. Le chiffre d’affaires du commerce extérieur entre les deux États était de 1 808 milliards de dollars en 2008 (en hausse de 49,1 % par rapport à 2007). Les investisseurs russes sont particulièrement impliqués dans la mise en œuvre des projets hydroélectriques, le commerce, les services et la construction.

Cet intérêt est réciproque. En effet, le Kirghizstan porte également une grande attention à son partenaire russe car celui-ci participe à des projets de développement en cours ou prévus mais pourrait aussi lui apporter protection face aux possibles velléités ouzbeks. C’est pourquoi le Kirghizstan a accepté de s’associer à la Russie pour la construction de centrales hydroélectriques et la privatisation de Kambarata et de Kirghizgaz JSC, qui pourrait entrer dans la propriété du géant russe, Gazprom.

 

Le jeu du Kirghizstan avec son partenaire nord-américain

La base de Manas revêt un enjeu stratégique pour les États-Unis dans leur en­gagement militaire en Afghanistan. Créée à la fin de l’année 2001, elle accueille aujourd’hui plus d’un millier de soldats et personnels militaires, et constitue une plate-forme de soutien logistique aux troupes de la coalition internationale. Celle-ci est devenue d’autant plus importante que la base militaire américaine en Ouzbékistan a été fermée en novembre 2005. Qui plus est, la base a été renforcée au cours de l’année 2009 du fait de la multiplication des attaques rebelles contre les convois de l’OTAN transitant par la route du Pakistan.

Kourmanbek Bakiev, bien conscient de cet enjeu, n’a pas hésité à menacer, à plusieurs reprises, les États-Unis d’une fermeture de cette base ayant un poids stratégique de première importance. La fermeture de cette base contraindrait le gouvernement américain à chercher un nouvel espace pour installer la base. Tâche ardue puisqu’il leur faut éviter les routes troublées du Pakistan et parce qu’ils sont désormais persona non grata en République d’Ouzbékistan.

Le président Bakiev a ainsi obtenu des États-Unis une hausse du loyer du site de Manas (de 17,4 millions de dollars par an à 60 millions de dollars) à laquelle s’ajoute une enveloppe de quelque 110 millions de dollars dédiée à l’amélioration des installations aéroportuaires, au développement économique et à la lutte contre le terrorisme et le trafic de drogue.

 

Le terrain de jeu des relations russo-américaines

Les États-Unis ne se sont vraiment intéressés à la région centrasiatique qu’à par­tir des années 1995-1996, bien que les majors pétrolières américaines aient pu pas­ser plusieurs contrats avec des États de la région. Force est de constater que les États-Unis cherchent à réduire le plus possible la puissance russe dans tout l’ancien glacis soviétique, à l’aide d’actions humanitaires, de partenariats commerciaux, de sou­tiens politiques. Ils ont, par exemple, soutenu la formation de l’alliance GUUAM, réunissant la Géorgie, l’Ukraine, l’Ouzbékistan, l’Azerbaïdjan et la Moldavie en 1996.

C’est pourquoi la Russie mais aussi Chine s’emploient à faire pression sur les pays d’Asie centrale afin que ceux-ci repoussent les États-Unis et l’OTAN hors de leurs frontières. En 2005 par exemple, l’Organisation de coopération de Shanghai, sous l’égide de Moscou et de Pékin, avait dénoncé la présence des bases américaines en Asie centrale et exigé que Washington établisse un calendrier de retrait.

D’aucuns pourraient penser que le renversement du gouvernement de Kourmanbek Bakiev est favorable aux Russes, si bien qu’ils vont jusqu’à voir la main des services secrets russes. En effet, celui-ci était devenu incontrôlable. Ses choix ont mis l’autorité de la Russie en porte-à-faux. Or, le nouveau gouvernement semble vouloir adopter une politique prorusse. Rappelons, s’il en était besoin, que ce dernier a reçu les faveurs de la Russie dans l’heure qui a suivi le coup d’État, aboutissant à une reconnaissance de facto du gouvernement provisoire, et obtenu une aide humanitaire. Les États-Unis, quant à eux, sont restés prudents et n’ont réagi que trois jours après le coup d’État, après que la secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton, a rencontré Rosa Otounbaïeva. Leur conversation a d’ailleurs été rendue publique par Washington, et non par Bichkek.

 

La Chine grignote peu à peu l’Asie centrale

La Chine porte un grand intérêt à l’Asie centrale, autant d’ordre économique que politique. Le Kirghizstan, comme ses voisins, participe d’un formidable gou­lot de passage pour des gazoducs et des pipelines qui relieraient les différents sites d’extraction de la région à la Chine. Cette dernière, de plus en plus préoccupée par son approvisionnement en énergie (pétrole, gaz), cherche de ce fait à établir et conserver une influence politique et économique dans les zones stratégiques. Elle le fait notamment à travers l’Organisation de coopération de Shanghai, mais aussi par l’intermédiaire de contrats et de projets pharaoniques.

En effet, la Chine cherche sans cesse à conquérir de nouveaux marchés. Comme dans d’autres pays d’Asie ou d’Afrique, la nouvelle puissance chinoise adopte des stratégies efficaces pour s’immiscer dans le jeu économique d’un pays, comme c’est le cas au Kirghizstan. Elle a pour habitude de proposer non seulement des prêts bancaires très intéressants, mais aussi la construction d’infrastructures, tels des routes, des chemins de fer, des barrages, des centrales électriques, à des pays qui cherchent à se développer.

Plus précisément, le gouvernement chinois a donc mis en place un système d’aide au développement qui prend le plus souvent trois formes : les subventions, les prêts à taux zéro et les prêts concessionnels. Les accords passés entre la Chine et les pays bénéficiaires ne sont pas soumis à des exigences démocratiques ou de réformes, à l’inverse des pays occidentaux donateurs. De plus, les firmes chinoises sont réputées pour respecter les délais et les budgets prévisionnels, grâce à leur main-d’œuvre efficace et bon marché. Les projets peuvent rapidement être menés à terme.

Dans la région centrasiatique, le Tadjikistan et le Kirghizstan sont les princi­paux bénéficiaires de ces aides au développement. Il est toutefois difficile d’évaluer précisément le montant total de l’aide chinoise au Kirghizstan. Jusqu’à présent, Pékin a proposé son aide pour la construction de l’hôpital national, la construction d’écoles, le développement de l’agriculture. La Chine lui a également versé une subvention de quelque 50 millions de yuans (environ 7,4 millions de dollars) pour l’organisation du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai en août 2007 à Bichkek.

En outre, la Chine investit largement dans le développement d’infrastructures de transport. À ce titre, la Chine a contribué à hauteur de 7,5 millions de dollars à la construction de l’autoroute qui relie Kachgar (dans le Xinjiang) à Irkechtam et Och. Le chantier devrait prendre fin d’ici la fin de l’année. Plus récemment, en septembre 2009, Bichkek a reçu en grande pompe 183 nouveaux bus produits par la Chine, dont 30 qui seront envoyés à Och. Ces autobus ont pu être acquis grâce à l’aide de 50 millions de yuans accordée au Kirghizstan par la République populaire de Chine. Enfin, le gouvernement chinois a également investi dans la construction d’une ligne ferroviaire reliant la Chine, le Kirghizstan et l’Ouzbékistan.

Le modus operandi de la Chine ne s’arrête pas là. Les entreprises chinoises mul­tiplient les contrats avec les sociétés kirghizes, voire s’en portent acquéreurs. Ainsi, la compagnie chinoise Shen Zhou Mining a racheté une mine d’or et de cuivre dans l’Ouest du Kirghizstan pour 10 millions de dollars en décembre 2007. Les entre­prises China National Nuclear Corporation et GuangdongNuclear Power Corporation y ont également investi pour l’achat et la recherche d’uranium. Enfin, le grand mar­ché de Dordoï près de Bichkek est devenu le centre de commerce le plus important de la région. Il est largement approvisionné par la Chine.

Progressivement, la Chine affirme donc son influence économique dans la ré­gion centrasiatique, au grand dam des Russes. Cette pénétration économique a également un fondement politique. En effet, est-il nécessaire de rappeler que le Kirghizstan jouxte la province du Xinjiang ? Celle-ci est en proie à de vives tensions communautaires et interethniques, comme l’ont montré les violentes manifesta­tions de juillet 2009, et à une recrudescence des attentats depuis 2008. Une ins­tabilité politique et une contestation populaire au Kirghizstan, où vivent d’ailleurs de nombreux Ouïghours, pourraient être facteurs de déstabilisation de cette région chinoise, elle aussi musulmane.

 

Conclusion

Même si le sol kirghize ne regorge pas de matières premières abondantes, le Kirghizstan occupe néanmoins une position géographique qui suscite l’intérêt des grandes puissances que sont la Russie, les États-Unis et la Chine. Chacune d’entre elles y trouve un intérêt militaire, commercial ou politique et profite de sa dé­faillance économique pour s’implanter dans le pays et nourrir son appétence.

Les événements qu’ont connus les Kirghizes depuis le début de l’année 2010 démontrent, s’il en était besoin, que le pays demeure en proie à la fois à un Grand Jeu régional et international mais aussi à des tensions internes poussées à leur pa­roxysme. Le gouvernement provisoire emmené par Rosa Otounbaïeva a hérité d’une situation économique difficile et d’un contexte politique très instable. Sa réussite dépendra entre autres de sa capacité à asseoir son autorité sur l’ensemble du territoire mais aussi de sa façon de composer avec la Russie, les États-Unis et la Chine.

[1]Chiffre avancé par Patrice GOURDIN, docteur en histoire et professeurderelations internationales et de géopolitique auprès des élèves-officiers de l’École de l’air.

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