LE KOSOVO, LES BALKANS ET L’EUROPE

François-Georges DREYFUS

Juillet 2008

L’INDÉPENDANCE AUTOPROCLAMÉE, avec la bénédiction des Etats membres de l’OTAN, du Kosovo en février dernier ne contribuera vraisemblablement pas à stabiliser le monde balkanique déjà bien troublé. Il n’est pas inintéressant de no­ter que cette autoproclamation coïncide presque avec le 90ème anniversaire de la Déclaration des 14 articles du Président Wilson. Elle est la conséquence dramatique des utopies américaines. Pour des raisons ethniques et géopolitiques les Etats-Unis et les occidentaux ont enlevé le Kosovo aux Serbes.

Le Kosovo pour les Serbes est un des hauts lieux de leur histoire. Il est un élé­ment essentiel des royaumes serbes du XIP au XF/e siècle. C’est après la défaite du Champ des Merles en 1391 que la Serbie est intégrée dans l’Empire ottoman. Mais pendant deux siècles les souverains serbes ont couvert le Kosovo d’innombra­bles églises et monastères qui sont pour la plupart des petits chefs d’œuvre et qui soulignent la piété d’un peuple serbe qui sait que, du XF/e au XXe siècle, l’Eglise orthodoxe était son seul protecteur contre l’occupant. Le Kosovo ne redevient serbe qu’après la disparition de la Turquie d’Europe (Traité de Bucarest 1913). Le Kosovo est alors peuplé de 60 % de Serbes et de 40 % d’Albanais. C’est l’administration serbo-croate qui va permettre l’albanisation du Kosovo.

De 1918 à 1940, le Kosovo, ruiné par la Grande Guerre, voit nombre de ses habitants serbes fuir les ruines et la misère vers les autres régions du royaume des Serbes, Croates et Slovènes. En 1940 les Albanais représentent déjà un peu plus de la moitié de la population. Leur poids va s’accentuer pour des raisons très simples : leur taux de fécondité est alors d’un tiers supérieur à celui des Serbes. Aujourd’hui les différences de taux sont encore plus grandes : en Albanie le taux de fécondité est de 2,6, celui des Serbes de 1,4.

Mais au delà des raison naturelle, il y a des raisons politiques. De 1941 à 1944, les autorités fascistes italiennes envoient des Albanais coloniser le Kosovo. De plus, à la fin de la guerre, en 1944-45, le maréchal Tito a fait de la Yougoslavie une république socialiste fédérative : il aurait pu maintenir les quatre provinces tra­ditionnelles : Serbie, Croatie, Slovénie, Bosnie- Herzégovine. Mais dans une telle configuration, les Serbes étaient nettement majoritaires. Or Tito, Croate, se méfie des Serbes et va démembrer la Serbie : il crée une région purement artificielle avec sa capitale ; bien plus, Tito crée véritablement une langue nouvelle : le macédonien synthèse des dialectes locaux, du serbo-croate et du bulgare. De surcroît la Serbie se voit amputée de deux régions qui tout en demeurant serbes jouissent d’une large autonomie : la Voïvodine, où vit une forte minorité magyare, et le Kosovo.

De 1946 à la mort de Tito, on va assister à une albanisation du Kosovo : outre le taux de natalité favorable aux Albanais, Tito favorise l’émigration serbe. Bien plus, après sa rupture avec le président albanais Enver Hodja, il favorise l’émigration d’Albanais vers le Kosovo. En 1980, il n’y a plus que 25 % de Serbes au Kosovo. Emigration serbe, immigration et fécondité albanaise ont placé les Serbes en situa­tion très minoritaire. Or le Kosovo demeure le symbole de la patrie serbe.

C’est ce qu’a compris Milosevic ; aussi il supprime l’autonomie du Kosovo et tente de reconstituer une Grande Serbie. L’implosion du système soviétique, les maladresses de Milosevic qui irritent les Croates et les Slovènes conduisent à la pre­mière erreur de la Communauté européenne : lorsque, en 1990, Croates et Slovènes se proclament indépendants, l’Allemagne (sans doute parce que ces deux régions font traditionnellement partie de l’espace germanique – la Slovénie fait partie in­tégrante du Saint Empire romain germanique depuis le haut Moyen Age) pousse les Etats membres à reconnaître l’indépendance des deux républiques fédérées de Yougoslavie. Débutent 10 ans de guerre yougoslave, Serbes contre Croates en Slavonie, Serbes contre Bosniaques musulmans et Croates en Bosnie Herzégovine, Serbes contre Albanais au Kosovo. Ces conflits sont d’une brutalité inouïe dans tous les camps. Les Serbes, par leurs exactions, poussent la population albanophone du Kosovo à s’enfuir vers l’Albanie. Plutôt que d’intégrer les Albanais du Kosovo en Albanie, en leur apportant une aide financière conséquente permettant une accé­lération conséquente de la croissance albanaise, les Européens, sous la pression des Etats-Unis, vont s’engager dans un conflit aberrant contre la Serbie, n’hésitant pas à bombarder Belgrade. Sans doute cette forme de transfert de population pose-t­elle de nombreux problèmes humains, mais ils évitent des conflits plus ou moins latents ; n’était-ce pas la solution prise au lendemain des deux guerres mondiales en Turquie pour les populations hellènes, en Europe centrale pour les populations alle­mandes ? Si ces mesures étaient scandaleuses, il faudrait laisser Smyrne aux Grecs et renoncer à la frontière Oder-Neisse. En réalité il y a là deux poids deux mesures ; au surplus la plus grande partie des Albanophones du Kosovo n’était pas là depuis des générations. Une autre solution aurait pu être le partage du Kosovo entre Albanie, Macédoine et Serbie, mais cela aurait renforcé les tendances albanaises vers l’Epire et la Macédoine. Le renvoi des Albanophones par les Serbes, si dramatique, si abo­minable soit-il, était peut-être la solution la moins onéreuse en coût humain comp­te tenu du conflit OTAN-Serbie, des autres conflits collatéraux et de la quasi guerre civile qui perdure au Kosovo malgré la présence des forces des Nations Unis.

En février dernier le Kosovo s’est autoproclamé indépendant sans savoir com­ment il pourrait se développer de manière convenable, oubliant qu’il demeure en­core un peu plus de 10 % de Serbes au Nord et au Sud du pays, le long des frontiè­res serbe et macédonienne.

Il est curieux -et significatif sans doute- de constater qu’à la suite des Etats-Unis un certain nombre d’Etats européens ont reconnu cette indépendance. Mais Chypre, Bulgarie, Espagne, Grèce, Roumanie et Slovaquie s’y sont refusés. Dès lors non seulement le Kosovo indépendant n’est pas prêt d’entrer à l’ONU mais il y a peu de chances qu’il soit admis au Conseil de l’Europe où l’unanimité des Etats est requise pour être membre.

Les Etats européens semblent d’ailleurs très réticents devant le nouvel Etat qui se proclame indépendant ; d’abord le précédent Kosovar pourrait donner des idées sécessionnistes à telle ou telle province, ensuite l’indépendance du Kosovo apparaît comme une action violant la Charte des Nations Unies. Enfin il est intéressant de constater que la création d’un nouvel Etat musulman ne plait guère aux nations musulmanes dans la mesure ou cette opération diplomatique est une opération menée par les Etats-Unis pour des raisons stratégiques et économiques.

Il s’agissait pour Washington de renforcer leur position en Albanie, Etat qui semble aujourd’hui être sous quasi-protectorat américain. Il faut surtout empêcher l’accès à l’Adriatique du gazoduc de Gazprom qui, de Novorossisk, devrait traverser la Mer noire jusqu’à la côte bulgare pour atteindre l’Adriatique en traversant Serbie et Kosovo du Nord.

Cette politique euro-américaine (puisque France, Allemagne et Royaume-Uni ont reconnu l’Etat kosovar) risque de déclencher quelques problèmes. Elle pourrait donner des idées à la partie serbe de Bosnie-Herzégovine de se réunir à la Serbie ; toutefois, ne voulant pas verser de l’huile sur le feu, le président de la « République srpska » n’a pas proclamé l’indépendance de cette zone, mais il peut utiliser cette idée pour freiner toute évolution en Bosnie. Le risque de séparatisme demeure grand dans toute la région : il y a des minorités albanaises en Macédoine et en Bosnie.

La Serbie vient d’élire avec une très faible majorité un président qui préconise une politique contradictoire : le rapprochement de la Serbie avec l’Union euro­péenne et le maintien du Kosovo dans le groupe serbe. Cette situation l’a conduit à dissoudre l’Assemblée législative serbe. Les élections du 11 mai 2008 ont vu l’af­frontement des « Européens » et des nationalistes serbes. La « victoire » des europhi-les est une victoire à la Pyrrhus car en réalité les nationalistes serbes ont quelques chances de participer au gouvernement.

lus encore c’est l’attitude de la majorité des membres de l’Union européenne qui pose problème. Proposer à la Serbie une entrée rapide dans l’Union contre l’abandon du Kosovo souligne le manque de sérieux de la diplomatie européenne qui se refuse à prendre en compte le poids de l’attachement sentimental des Serbes au Kosovo tout comme l’impact du poids religieux. Le Kosovo a été pendant des siècles le symbole de l’orthodoxie balkanique face à l’islam. Le drame est qu’en Serbie comme en Russie il y a des liens essentiels entre le nationalisme socialiste d’un Milosevic, une forte minorité de la population serbe, et l’Eglise orthodoxe. Comme le remarque Jean-François Colosimo : « Si peu de baptisés vont à l’église, la dimension religieuse demeure une part insécable de l’identité serbe. »

Cette diplomatie incohérente de l’Union, qui était apparue déjà en 1995 lors des accords de Dayton, modèle de « diplomatie retirée du monde » comme le dit le pré­sident slovène Danilo Tùrk1, et qui fut développée lors des accords de Rambouillet, risque d’avoir de redoutables conséquences. La Serbie va vraisemblablement voir revenir au pouvoir, seul ou en coalition avec les démocrates, le Parti radical serbe qui va conduire Belgrade à élargir le fossé qui le sépare déjà de l’Europe. Or l’Eu­rope – pour intégrer le reste de l’ex-Yougoslavie – a besoin d’une Serbie ouverte à ses desseins, au point qu’on parle « d’un chemin accéléré vers l’Union » mais oublie que la Serbie a rappelé ses ambassadeurs auprès des Etats membres qui ont reconnu le Kosovo. Tant que la Serbie agit ainsi elle interdit tout élargissement européen vers la Bosnie, l’Albanie ou la Macédoine.

L’indépendance du Kosovo reconnue par les principaux Etats européens risque de créer un précédent. Ecossais, Flamands, Basques, Catalans, Corses ou Lombards peuvent y trouver argument pour devenir indépendants. Il est d’ailleurs possible que cette évolution soit soutenue par les Européens régionalistes et les Américains.

Les partisans d’une Europe des régions sont plus nombreux qu’on ne croit et, comme l’a montré Pierre Hillard[1], plus ou moins soutenus par quelques gouver­nements européens. Cette conception de l’Europe a des soutiens dans les milieux communautaires : affronter la Castille obligée d’abandonner Catalogne et Pays Basque est plus simple qu’affronter l’Espagne et cela est vrai pour la France ou l’Ita­lie. De ce fait la Commission, le Parlement et la Cour Européenne seraient libres d’agir comme ils l’entendent.

Et pour les Etats-Unis une Europe des régions serait évidemment plus facile à soumettre et à diriger que les états actuels, parfois réticents devant telle ou telle prise de position de Washington.

Ce précédent est valable aussi ailleurs qu’en Europe : l’indépendance du Kosovo peut être un moyen pour l’Abkhazie ou l’Ossétie du Sud pour proclamer leur in­dépendance et de rejoindre en fait l’Etat russe. De même des ethnies africaines pourraient se saisir du prétexte Kosovar pour se séparer, cela pourrait être le cas au Nigeria, au Congo démocratique, en Afrique du Sud. Et outre les Tamouls et le Baloutchistan, il serait facile de trouver des régions qui tentent de faire sécession en Asie ou en Amérique latine, ou tout simplement au Québec !

En réalité, outre qu’elle contribue à aggraver la situation dans l’ensemble des Balkans avec la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo, la politique des Occidentaux a ouvert la marmite qui risque d’avoir de dangereuses conséquences.

 

*Professeur émérite d’histoire contemporaine à la Sorbonne Paris IV, après avoir été pendant trente ans enseignant à l’Université de Strasbourg, où il a dirigé successivement l’Institut d’études politiques, le Centre des études germaniques et l’Institut des hautes études européennes. Son dernier ouvrage, une Histoire de la Russie aux éditions de Fallois.

 

1.  D. Tùrk : « La Slovénie au cœur de l’Europe » Entretien conduit par Sylvie Matton in :
Politique internationale n°119, printemps 2008

 

Notes

[1]P. Hillard : Minorités et régionalismes. Paris, F.X. de Guibert. 2002

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