Le rôle stratégique des frontières…

Jean-Paul GOUREVITCH

Jean-Paul Gourévitch est consultant international sur l’Afrique, les migrations et l’islamisme radical. Il est l’auteur de nombreux rapports internationaux, monographies et ouvrages dans ce domaine dont Les migrations pour les nuls (First 2014), l’islamo-business vivier du terrorisme (Pierre-Dominique de Roux 2016) et Les véritables enjeux des migrations  (Editions du Rocher 2017).

Résumé :

La notion de frontières, largement médiatisée par l’épopée des harragas, ces « brûleurs de frontières » est polymorphe et peut s’entendre sous trois aspects : un aspect défensif et militaire comme le montre l’exemple du limes romain, un aspect strictement géométrique où des frontières artificielles sont imposées par des pouvoirs forts à ceux qui n’ont que le droit de les accepter comme cela s’est produit à la conférence de Berlin sur l’Afrique de 1884-1885 et un aspect dynamique voire eschatologique où le territoire s’efface devant l’appartenance, ce qui est le cas de l’Etat islamique.

Cette notion liée aux Etats-Nations a été remise en question par la mondialisation qui n’hésite pas à sa manière à brûler les frontières laissant l’individu connecté au monde entier mais seul face à un Etat qui ne le protège plus. Si le territoire a encore un sens c’est celui de la copropriété que souhaitent partager ceux qui y vivent au-delà des frontières économiques, idéologiques , affectives ou religieuses qui traversent chacun d’eux.

Summary:

There is painful debate amidst the intelligentsia around the notion of boundary which can be understood in a geographical, political or ideological meaning, depending on whether it is based on agreement about territory or authority of political power. But , the important thing is this one : the State is today unable to supervise a kind of globalisation which leaves the citizen alone although being connected with the whole planet.

That dereliction increases the fears, and suddenly reappear feelings like xenophobia or denial of migrants welcome. Finally, the question of boundary may be summarized thus: what can we intend to share with our neighbors in spite of our basic differences of opinions and practices?

Faut-il brûler les frontières ?

En Algérie,  on les appelle des harragas, des brûleurs de frontières. Le film de l’Algérien Merzak Allouache Harragas (2008), le livre illustré des Tunisiens Salouad Benabda et Wissem El Abdel Harraga, les brûleurs de frontières (Encre d’Orient 2011) et la série éponyme en 20 épisodes du Camerounais  Serge Alain Noa  diffusée sur TV5 en 2014 ont popularisé leur action devenue un symbole pour une partie de la planète migrante. Le terme « harraga », d’origine arabe, désigne ceux qui voulant atteindre clandestinement l’Europe brûlent les frontières, leurs papiers,  leur identité et leur vie passée pour renaître dans un nouveau pays.

On ne quitte pas son pays de gaieté de cœur au risque de sa vie et avec l’angoisse de l’échec. Ce phénomène qui touche des jeunes dont certains occupent un emploi et possèdent des diplômes universitaires révèle le désarroi  de toute une classe d’âge et oblige à s’interroger sur la fiabilité de frontières dont certaines sont des traits sur une carte qui ne correspondent à aucune réalité géographique, économique, sociologique ou ethnique.

Approche statique de la frontière : son rôle militaire et défensif : l’exemple du limes

Etymologiquement, le mot  frontière apparu en France au XIIIe siècle est un dérivé du mot front (visage) lui même issu du latin frons,  et qui, via la notion de « faire face, faire front » désigne une limite d’un territoire puis par extension la ligne de démarcation entre deux Etats. Appuyée à la fois sur la notion de frontières naturelles (montagnes, fleuves, déserts, bras de mer)  qui constituent un obstacle physique au franchissement et sur  la constitution d’Etats-Nation qui revendiquent chacun leur spécificité, elle met en place un système essentiellement défensif appuyé sur des contrôles tout en facilitant les échanges légaux.

Le franchissement illicite de cette frontière facilité  par l’existence des contrebandiers a longtemps été considéré comme un délit plus ou moins réprimé en fonction des politiques d’ouverture ou de fermeture des pays concernés et des crises qui mettent en cause leur souveraineté.

Le limes romain en est une illustration. Il matérialise la limite entre le monde romain et les Barbares, s’appuie sur un système de fortifications reliées par des rocades  et sur des concentrations de légionnaires aux points de passages stratégiques (places fortes) pour défendre l’intégrité de l’Empire romain sur le front nord (mur d’Hadrien, mur d’Antonin, limes danubien…) ou sur le front oriental (limes de Cappadoce, limes de Mésopotamie…).  D’autres frontières reposent sur une ligne continue des constructions fortifiées (la Grande Muraille de Chine) ou sur un système défensif sophistiqué et prétendument infranchissable (la ligne Siegfried, la ligne Maginot).

Pour franchir victorieusement ces frontières, trois stratégies sont possibles. La première est  l’infiltration qui  gangrène les défenses de l’adversaire comme on l’a vu avec les légions romaines qui laissant aux Goths et aux Francs la protection des frontières Nord de l’Empire d’Occident ont favorisé leur installation, l’expatriation des autochtones et en définitive la chute de l’Empire. La seconde est le  contournement  par exemple celui des  Panzers allemands qui passent la Meuse en 1940 sans se soucier de la ligne Maginot tournée vers l’Est. La dernière est la prise d’assaut par destruction des points de défense les plus faibles de l’adversaire comme ceux des  lignes Staline et Molotov bombardées et enfoncées par les troupes allemandes au cours de l’Opération Barbarossa en 1941.

Approche cartographique de la frontière: la ligne de démarcation : l’exemple de la conférence de Berlin 

La notion de frontière peut être aussi une création  artificielle comme lors des conquêtes ibériques en Amérique Latine et plus encore au congrès de Berlin sur les Balkans de 1878 et à la conférence de Berlin sur l’Afrique  (novembre 1884-février 1885) où les pays colonisateurs entreprennent de se repartir entre eux l’espace africain subsaharien selon un acte général qui  fera autorité jusqu’en 1914.  Une conférence qui rassemble les délégués de quatorze nations mais où aucun pays africain n’est présent ni représenté.

Au-delà des déclarations vertueuses sur l’interdiction de l’esclavage et de la traite négrière, sur  « l’amélioration des conditions morales et intellectuelles des indigènes »,  sur la réaffirmation de la liberté de commerce et de navigation sur les fleuves, le partage se fait à coups de crayons et de traits à l’équerre sur une carte sans s’occuper des implantations territoriales ou religieuses, des chefferies, des parlers, au point que des tribus séparées en deux moitiés par un fleuve dépendent de deux souverainetés différentes.

On notera toutefois qu‘à l’exception du Cameroun et du Togo arrachés aux Allemands pendant la guerre de 14-18, ces frontières seront dans l’ensemble peu remises en question avant et après les indépendances africaines,  comme si le meccano qui avait présidé à leur segmentation avait acquis  force de loi.

Approche dynamique de la frontière :  l’exemple du califat de Daesh

Dans sa volonté de reconstituer le califat des Abassides qui s’étendait de l’Afrique du Nord à l’Asie Centrale, l’Etat Islamique ne se préoccupe pas  des frontières terrestres  des pays sur lesquels il entend établir sa domination. Le 29 juin 2014, Abou Bakr-Al-Baghdadi instaure le califat sur l’ensemble du territoire irako-syrien et se proclame successeur de Mahomet sous le surnom d’Ibrahim. A cette époque l’Etat Islamique n’occupe qu’une partie de ce  territoire avec les villes symboles de Mossoul et de Rakka.  Mais son objectif est de créer un pôle d’attraction pour la mouvance islamiste radicale et d’agréger des communautés proches ou lointaines qui de proche en proche pourraient étendront ce nouveau califat jusqu’au monde entier puisqu’un des trois grands principes de l’islamisme radical est que l’islam doit devenir la première religion du monde et à la limite la seule.

Il obtient de fait le ralliement de la majorité des combattants d’Al-Qaïda en Syrie alors que l’Etat Islamique est en conflit avec cette organisation, l’allégeance de Boko Haram au Nigéria puis celle de groupes terroristes opérant au Sahel, en Syrie, en Libye et dans la Corne de l’Afrique. Toutefois l’aire de ce califat comporte nombre de zones qui échappent à sa domination. La notion de frontière est ici celle d’une dynamique conquérante dont le renom doit subsister même si son périmètre se réduit comme c’est le cas aujourd’hui.

A supposer que la totalité du territoire du califat soit  reconquis par les coalitions alliées, son administration détruite et ses ressources financières amoindries, le califat subsisterait comme entité idéologique donnant des directives à ses partisans comme il le fait aujourd’hui en exportant et suscitant des actions terroristes dans des pays où il n’a pas d’assise organisationnelle.

Frontière et mondialisation

Aujourd’hui la notion de frontière que certains qui ne voient pas plus loin que l’Europe s’obstinent à dater du traité de Westphalie (1648) qui a mis fin à la guerre de 30 ans, est remise en question  par la mondialisation. Après la déconvenue des deux guerres mondiales où l’internationalisme commercial ou prolétarien n’a pas pesé lourd face aux convoitises des politiques et aux peurs  des populations,  certains ont formalisé leur rêve. Désormais les tribulations de l’histoire qui ont séparé des Etats en guerre cèderont place à un laboratoire géopolitique où se construirait la suppression progressive des frontières.

Il ne s’agit pas seulement d’une visée politico-économique qui s’appuierait sur l’expérience du marché commun et de l’Union Européenne. Le projet est de modifier les structures économiques et les comportements culturels qui sont à l’origine du découpage des frontières.  Une situation plus bénéfique commercialement pour des consommateurs qui y trouvent un avantage financier que pour des producteurs qui craignent la disparition de leurs privilèges. Et plus valorisante culturellement puisqu’elle traduirait la disparition de l’esprit du clocher et du repli sur soi face au décloisonnement des connaissances, et à la reconnaissance  de la diversité.

Les programmes d’études à l’étranger, le tourisme de masse, le développement des moyens de transport et des NTIC, la tertiairisation de l’économie, la multiplication des réseaux, l’audience  des idéologies transfrontalières, la révolution de l’espace-temps,  l’impact du réchauffement climatique sur des régions fragiles, l’existence de législations sociales et fiscales différentes y compris de paradis fiscaux,  doivent ainsi faciliter la libre circulation des biens, des messages et des personnes au-delà des barrières physiques et mentales introduites par la segmentation territoriale.

Pourtant cette « défrontiérisation » pour reprendre le terme du professeur  Gabriel Wackermann[1] ne fait pas disparaître les dissensions  entre une population de plus en plus sédentarisée et de nouvelles formes de nomadisme comme le montre l’exemple recto-verso des mouvements migratoires (émigration/immigration).[2]

Entre l’Afrique et le Proche-Orient d’une part  et l’Europe de l’autre, comme entre les Etats-Unis d’une part, le Mexique et une partie de l’Amérique latine de l’autre, les espoirs des uns et les ressentiments des autres génèrent des parcours  « réticulaires »[3].  Les stratégies  binaires définitives (je m’installe ici ou bien je rentre au pays) font place à un « shopping migratoire » où chacun cherche le pays où il trouvera le plus d’avantages et le moins d’inconvénients, où il ne risquera pas d’être reconduit ni expulsé et où il pourra repartir pour une autre contrée si ses attentes ne sont pas comblées.

La résurgence  des peurs : la frontière comme protection

Reste l’antagonisme des cultures qui ne peut  être passé par profits et pertes. La montée de l’islamisme radical voit se multiplier des actions terroristes dans tout l’Occident chrétien ou agnostique.  Le développement exponentiel de la démographie africaine que les experts de l’ONU estiment à 4 milliards de personnes en 2100 soit 40% de la population de la planète laisse entendre que si l’état actuel des choses se prolongeait, l’Afrique serait  incapable de nourrir tous ses enfants ne leur laissant le choix qu’entre la misère, l’émigration et la mise à feu et à sang de leur continent.

D’où le retour de peurs que l’on croyait devenues obsolètes ou réservées à une population sensible aux thèses de l’extrême-droite. L’islamisation de l’Occident. L’africanisation de l’Europe. L’expatriation des forces vives des pays riches dans des pays où les opportunités de travail, d’investissements, de diminutions de charges fiscales et sociales  voire de retraite tranquille sont attractives.  La paupérisation et la précarisation des emplois menacés par la concurrence de la main d’œuvre étrangère et la délocalisation. Ces craintes  sont aujourd’hui majoritaires en France. Au plus fort de la première crise migratoire, 56 % de la  population française se disait opposée à l’accueil de nouveaux migrants même si ce sont des réfugiés politiques syriens[4] .

Repenser les frontières ?

La réflexion s’est longtemps focalisé sur l’alternative ouvrir/fermer les frontières sans s’interroger sur le fait de savoir à quoi aujourd’hui elles servent[5].

Pour les tenants d’une idéologie altermondialiste, elles seraient partout, soit sous la forme physique (murs, barrières) soit sous une forme virtuelle (système de radar, de surveillance et de délation) dont la fonction serait de filtrer la mondialisation en contrôlant la libre circulation des biens, des personnes et des messages. Pour ceux qui se réclament d’une mouvance identitaire en revanche, la frontière permet de sauvegarder un ensemble de type Etat-nation qui garde sa cohérence interne et protège l’individu.

La coopération transfrontalière peut-elle faire bouger les lignes?  En tout cas, pas dans l’immédiat. Face aux deux chocs migratoires de 2015 et de 2017, et malgré les nombreux lanceurs d’alerte dont nous avons fait partie, l’Union Européenne s’est divisée et n’a pu que courir  derrière l’événement au lieu de l’anticiper.

Les passeurs et les organisations qui les soutiennent ou contribuent (souvent à contre-cœur) à leur financement, seront toujours plus efficaces que Frontex ne serait-ce parce qu’ils sont, malgré le risque encouru,  porteurs d’espoir pour ceux qui tentent l’aventure.

Nous autres, frontières, nous savons maintenant que nous sommes mortelles

Les frontières sont une création des états,  qu’elles se constituent comme une nation délimitée par des tracés ou comme un empire défini par la soumission de ses fidèles à une autorité suprême. Une frontière  est négociée entre deux ou plusieurs états pour formaliser une situation de statu quo destinée à prévenir les futurs conflits ou mise en place  par un Etat pour se préserver contre ses adversaires, en justifiant cette construction par le danger d’invasion.

Mais il suffit qu’un Etat refuse de jouer le jeu, de « brûler les frontières », par exemple par des SCUD, des attaques chimiques, ou en hackant les protections d’un autre, pour  constater que les frontières sont mortelles. D’où l’engrenage de technologies de la sécurité toujours plus sophistiquées et coûteuses qui doivent dissuader l’ennemi potentiel ou le détruire avant qu’il se manifeste. Sauf qu’aujourd’hui l’ennemi n’est pas automatiquement un Etat. Un groupe de citoyens, un savant fou, une organisation terroriste, des petits génies de  l’informatique peuvent par conviction ou tout simplement par jeu introduire un virus cancérigène qui fragile ou fait imploser le système de protection constitué.

Avec la toile,  l’individu se retrouve en direct au cœur de la mondialisation sauf quand l’Etat intervient pour bloquer les réseaux ou ne laisser passer que les messages qui ne lui portent pas préjudice. A la fois seul et connecté avec le monde entier, il ressent souvent douloureusement la perte de repères due à la fragilité d’un état qui, tout en affichant sa foi dans les valeurs démocratiques est incapable d’indiquer un cap ou de s y tenir.  Comment se prémunir face à des menaces qui relevaient hier de la science-fiction mais qui sont aujourd’hui quotidiennes comme l’ont montré les récentes tentatives de prises de contrôles des systèmes bancaires, de désorganisation des plans de vol d’avion ou des grilles horaires  de transports en commun par des individus non identifiés ?

La frontière comme communauté

La véritable question est de savoir ce que partagent ceux qui résident à l’intérieur d’une même frontière, quels apports de l’extérieur ils accepteraient et refuseraient, quelle mobilité ils pratiquent eux-mêmes et quelle est celle qu’ils récusent chez les autres.  Ce qui renvoie à une hiérarchie des valeurs, à un rejet ou un évitement des conflits internes, et , disons-le, à la notion souvent décriée de patrie qui fait pourtant vibrer la communauté nationale toute entière à chaque confrontation sportive, culturelle ou militaire.

Nous  traversons les frontières mais elles aussi nous traversent.  Nous nous sommes construits par des appartenances, des origines, des affects, des convictions qui sont différentes de celles de notre voisin.. Quelle copropriété souhaitons-nous instaurer sur notre territoire commun? Celle d’un  « vivre ensemble » d’un « vivre côte à côte » ou d’un « vivre face à face » ?

Quand les ghettos sont dans les têtes et dans les cœurs, les frontières se subdivisent en lotissements où cohabitent malaisément ceux qui les subissent et ceux qui les choisissent, ceux qui voudraient partir mais ne le peuvent pas, ceux qui pourraient partir mais ne le veulent pas et ceux qui voudraient que les autres partent pour rester « entre soi ».

[1] G. Wackermann, La mondialisation. Approche géographique, Paris, Ellipses, 2006.

[2] Pour le détail de l’analyse voir mon ouvrage Les migrations pour les Nuls (First 2014).

[3] Gérard-François Dumont : Territoires : un fonctionnement radial ou réticulaire Population et Avenir n° 723 année 2015.

[4] Sondage BFMTV de septembre 2015. Le sentiment négatif  est encore plus prononcé chez les 35-49 ans. Seuls les cadres et les personnes âgées y sont favorables.

[5] cf Anne-Laure Amilhat-Szary : Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ? (PUF 2015).

Article précédentL’Arctique, nouvel axis mundi ou nouvelle frontière ?
Article suivantPrésentation

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.