L’entretien de Géostratégiques

Bernard Wicht

Privat-docent à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne, Bernard Wicht est un analyste de l’actualité stratégique tout à fait original et prolifique. Son apport principal à la pensée stratégique réside dans sa capacité tout à fait remarquable à anticiper les problématiques fondamentales de l’articulation entre puissance militaire et légitimité politique au niveau du citoyen-soldat avec L’idée de milice et le modèle suisse dans la pensée de Machiavel (L’Age d’Homme, 1995), à l’échelle de l’empire avec L’OTAN attaque : la nouvelle donne stratégique (Georg, 1999) et le magistral Guerre et hégémonie : l’éclairage de la longue durée (Georg, 2002) anticipant la crise d’influence et le début du déclin de l’empire mondial américain, sur la nouvelle ère stratégique ouverte avec la crise Une nouvelle Guerre de Trente Ans : réflexion et hypothèse sur la crise actuelle (Le polémarque, 2011) et tout à fait récemment avec L’Europe Mad Max demain ? retour à la défense citoyenne (Favre, 2013).

2eme trimestre 2014

Géostratégiques : Quelles sont les cinq facteurs de la révolution militaire et les trois périodes de la transformation militaire que vous identifiez dans votre ouvrage ?

Bernard Wicht : Je ne parle pas de la révolution militaire de la fin XVIe siècle (1560-1660), mais j’en utilise les 5 composantes (1. innovation tactique ; 2. volume suffisant ; 3. dimension stratégique ; 4. impact socio-politique et, surtout, 5. durée d’environ 100 ans) pour poser un regard prospectif sur l’évolution des différentes formes de guérillas depuis 1940. Je me demande dans cette optique si l’affirmation ininterrompue de celles-ci depuis cette date ne nous place pas en face d’un processus de révolution militaire avec tout ce que cela implique en termes de transformation des formes d’organisation politique. Précisons que la 5ème composante – la durée – est de mon cru : je constate que l’on a un peu trop tendance actuellement à qualifier de « révolution militaire » toute innovation technologique sans vraiment tenir compte de son impact sur le long terme. À cet égard, l’exemple qui me paraît le plus frappant est celui de la RMA (Revolution in Military Affairs) inaugurée officiellement avec la première guerre du Golfe (1991) et qui trouvera son épuisement une décennie plus tard en Irak (2003) ; les États-Unis n’ont aujourd’hui plus les moyens de se l’offrir tandis que les guérillas et autres groupes prolifèrent et se multiplient ! S’agissant de cette révolution en cours, je distingue trois phases : 1. une période de développement stratégique s’étendant de 1940 à 1945 dans laquelle les Alliés et l’URSS soutiennent et organisent les différents mouvements de résistance en Europe occupée ; 2. une période politique de 1945 à 1975 avec les fronts de libération de la décolonisation et la codification de la guerre révolutionnaire ; 3. à partir de 1980 jusqu’à nos jours, une période économique caractérisée par la volonté de nombreuses guérillas d’organiser leur propre financement afin de ne plus dépendre d’un parrain (de l’Est ou de l’Ouest), c’est à ce moment que de nombreux mouvements se tournent vers le crime organisé pour pouvoir accéder aux canaux de l’économie grise – d’où les expressions de narco-guérillas, narco-terroristes, etc.

Géostratégiques : La thèse de votre ouvrage est donc qu’une révolution militaire en sous-sol a commencé avec le court XXe siècle. Pourquoi pensez-vous que ce der­nier aurait ouvert la voie à la « multipolarité, au retour de l’empire » mais surtout à la « pluralité des allégeances des groupes humains » ?

  1. Wicht : Là aussi, j’ai envie de dire, ma réponse est « braudélienne » : on oublie un peu trop vite la destruction structurelle provoquée par la dramaturgie Verdun-Auschwitz-Hiroshima-Le Goulag. Autrement dit, la Longue Guerre du court XXe siècle, c’est-à-dire la succession presque ininterrompue de guerres paroxys­miques de 1914 à 1991 : Première Guerre mondiale, Seconde Guerre mondiale, Guerre de Corée, Guerre d’Indochine et du Vietnam, guerres de la décolonisation. Ces conflits ont détruit la substance des nations, en Europe en particulier. Et, il faut donc se demander si, dans ces conditions, la mondialisation (et donc tout à la fois l’empire et la fragmentation des sociétés) n’est pas une conséquence de ces drames plutôt qu’une cause des mutations en cours. De mon point de vue, c’est la destruc­tion des nations qui permet l’avènement de l’empire global et, à l’autre extrémité du spectre, la fission des sociétés. L’État est considéré dorénavant comme un fauteur de guerres qu’il faut mettre sous tutelle, voire partitionner (droit d’ingérences, État failli, redécoupage des frontières). C’est pourquoi dans mon analyse, je pense qu’il faut substituer à la dynamique conflictuelle de compétition-confrontation inter­étatique propre à la période westphalienne, celle de fusion des États sur un mode impérial et de fission des sociétés sur un mode néo-médiéval. Les destructions du court XXe siècle ont provoqué cette mutation, non pas seulement les destructions matérielles mais surtout la destruction morale des sociétés européennes : d’où cette interminable crise des valeurs que nous vivons depuis 1968.

Géostratégiques : Dans votre ouvrage vous préconisez le recours aux communau­tés de base articulées autour de la légitime défense comme réponse au chaos et à l’effondrement (économique et autre), mais aussi et surtout à la dérive vers l’État pénal-carcéral avec ses lois d’exception, ses caméras de surveillance et ses polices militarisées. Craignez-vous l’aggravation de la coercition gouvernementale et poli­cière (également en violation des principes fondamentaux du droit) dans les États dits démocratiques tel qu’on peut en observer la dérive en France par exemple ?

  1. Wicht : Conformément à l’analyse que je fais ci-dessus – la destruction des
    nations -, il n’est pas possible d’envisager un retour en arrière, un retour à l’État-na-
    tion démocratique. Dans le processus de fusion des États et de fission des sociétés,
    ce n’est plus l’ennemi extérieur commun qui définit la communauté politique. Au
    contraire, depuis la fin du XXe siècle, on assiste à la définition d’un ennemi intérieur,
    terroriste, hooligan ou autre. Avec les attentats du 11 septembre 2001, cette défini-
    tion est devenue un dogme. Désormais la lutte contre le terrorisme légitime toutes
    les restrictions des libertés au nom de la sécurité et, à cet égard, il est intéressant de
    noter combien la définition du terrorisme est devenue floue, à géométrie variable.
    C’est dans ce sens que l’on peut comprendre la dérive vers l’État pénal-carcéral, à
    savoir un État qui n’est plus le garant des libertés mais qui s’est donné comme but
    de maintenir la sécurité intérieure___ par tous les moyens. Ceci explique la milita-
    risation des polices, la multiplication des caméras de surveillance, les lois d’excep-
    tion ; certains spécialistes parlent à ce propos de la « nord-irlandisation » de l’État
    moderne. Avec la crise de 2008, avec la perte de légitimité nationale de l’État, cette
    dérive ne va que se renforcer : étant donné que l’État pénal-carcéral a d’ores et déjà
    perdu le contrôle de pans entiers de son territoire et de sa population, étant donné
    l’échec tant de la « guerre contre la drogue » que de la « guerre contre le terrorisme »,
    il concentre ses moyens de coercition sur ceux qu’il peut encore contrôler, c’est-à-
    dire les bons citoyens. Et, j’ai envie de dire, « presque naturellement » on assiste
    aujourd’hui à la criminalisation du citoyen lui-même. Ce phénomène se traduit
    non seulement par l’accroissement des mesures policières mais aussi par la crispa-
    tion fiscale – l’impôt étant rappelons-le une des composants de base du monopole
    de la violence défini par Max Weber. Dans son ouvrage, How Democracies Lose
    Small Wars, Gil Merom met précisément en lumière un phénomène de ce type :
    déstabilisé par le conflit de basse intensité, l’État au lieu de faire confiance à ses
    citoyens et de s’appuyer sur eux, au contraire se centralise et multiplie les contrôles,
    ce faisant il accélère encore sa déstabilisation en se muant en État policier.

Géostratégiques : Selon vous, la pax atomica est en passe d’être remplacée par la « guerre civile moléculaire » (H.M. Enzensberger), la « guerre à l’intérieur de l’État » ou la théorie de la « transformation de la guerre » (M. Van Creveld), etc., Pouvez-vous expliquer cette formule : « moins d’instance, plus de substance », liée au concept de défense citoyenne ?

  1. Wicht : Si l’État moderne a perdu sa substance (la nation), les armées nationales aussi. En ce sens, état et armée ne sont plus que des instances. Si on veut repenser la défense citoyenne, il ne faut donc pas retomber dans l’ornière des armées de conscrip­tion, de leurs hiérarchies, de leurs organigrammes et de leurs infrastructures, mais raisonner en termes de « substance » : quelle « cause » veut-on défendre ? Le citoyen-soldat et son idéal de liberté (au sens res publica) ne peuvent renaître que si l’on parvient à redéfinir la cause pour laquelle il doit se battre. Or cette cause ne saurait simplement se décliner selon le simple canon de la défense nationale, elle doit tenir dûment compte de la dérive vers l’État pénal-carcéral conséquemment à la destruc­tion des nations. Par ailleurs – et c’est un facteur capital – avec la fission des sociétés, la violence devient anarchique et l’équilibre de la terreur change d’échelle, passant du niveau des États (équilibre nucléaire) à celui des individus (massacre et contre-massacre). C’est pourquoi à ce stade, le seul niveau de reconstruction qui me paraît pertinent est celui de la légitime défense, de la prise en charge de sa propre sécurité, de sa vie et de ses biens, c’est-à-dire la substance réelle et concrète des individus et des groupes. Quels que soient les bouleversements idéologiques, quelle que soit la période de darwinisme que nous traversons, cette substance demeure ; elle est la cause première de tout groupe humain qui veut survivre et renaître. Carl Schmitt en parle comme de la « dimension tellurique » (rapport à la terre cultivée, pro aris et focis).

Géostratégiques : Pourquoi affirmez-vous que la dynamique conflictuelle en Europe est fortement influencée par le processus de construction européenne ?

  1. Wicht : La construction européenne repose sur l’axiome « plus jamais ça » en référence aux deux guerres mondiales. Mais, comme nous l’enseigne Clausewitz, la guerre est un caméléon. Or en voulant mettre la guerre interétatique hors-la-loi, L’Europe a renforcé et accéléré cette autre et nouvelle dynamique conflictuelle qu’est le couple antinomique fusion des États/fission des sociétés. En d’autres termes, et de manière quelque peu schématique, on pourrait dire que « lorsque la guerre est hors-la-loi, seuls les hors-la-loi font la guerre ». C’est, selon mon analyse, un aspect important de la dynamique communautaire de l’Europe à l’heure actuelle.

Géostratégiques : Pouvez-vous préciser en quoi de nouvelles sortes de SMP pour­raient devenir des « coopératives d’assistance mutuelle » ?

  1. Wicht : Si la légitime défense (au sens ici donné) constitue la cause de base d’une redéfinition de la défense citoyenne, la coopérative peut en représenter la forme d’organisation. C’est un mode d’organisation relativement exigeant pour ses membres mais qui, en revanche, comporte de nombreux avantages dans l’environ­nement que j’ai décrit. Par exemple, elle permet la mise en commun de certaines ressources de base qui, dès lors, donne une première autonomie au groupe concer­né. Le mouvement coopératif a ainsi donné une indépendance économique aux Acadiens du Canada qui se trouvaient totalement sous la tutelle des entreprises an­glaises. Aujourd’hui, on distingue des initiatives similaires au Mexique pour échap­per à la tutelle des gangs et des cartels de narco-trafiquants. En ce sens, la « coopé­rative » est un levier de liberté, de sauvegarde face au risque d’asservissement. Dans l’optique de la défense citoyenne, j’ai donc évoqué l’idée que la coopérative pourrait jouer le rôle d’une « société militaire privée citoyenne » par la mise en commun des moyens nécessaire à la légitime défense et à l’assistance mutuelle.

Géostratégiques : Sur quoi vous fondez-vous pour insister autant dans votre ou­vrage sur le fait que le « primat des forces matérielles cède le pas à celui des forces morales et du capital guerrier » et que « l’initiative individuelle fait de plus en plus la différence » ?

  1. Wicht : La réponse se situe dans le fil de celle sur la distinction instance/ substance. Mais j’y ajoute, là aussi, un élément braudélien : une mutation macro­historique de l’outil militaire, le passage des armées régulières aux groupes armés. Ces derniers sont beaucoup moins puissants que les premières du point de vue matériel, en revanche ils savent pourquoi ils se battent et, surtout, ont une grande liberté d’action puisqu’ils disposent de la capacité financière (via l’économie grise et parallèle) d’entretenir des combattants. Ce sont eux les nouvelles machines de guerre du XXIe siècle, le nouveau « système d’arme » au même titre que le chevalier au Moyen Age, ou encore les armées nationales à partir de la Révolution française. Or, je le répète, les groupes armés « savent pourquoi ils se battent ». Ainsi, le Hezbollah ne dispose que de quelques milliers de combattants, mais il a en revanche sa propre chaîne de radio et de télévision. Le discours du Hezbollah est connu à l’échelle mondiale, la cause de ses engagements également. Tandis que le parti de Dieu ne se signale pas par ses armes de hautes technologies, il n’a ni aviation, ni marine, ni brigades blindées. Mutatis mutandis, on peut faire la même observation à propos de la plupart des autres groupes armés. Dans les banlieues des grandes villes européenne, les gangs fonctionnent de manière tribale, code de valeurs, respect du chef, cohésion et identité du groupe ; c’est ce qu’on appelle le capital guerrier. Tout semble donc indiquer que l’on est entré dans l’ère des forces morales. Dans le première moitié du XXe siècle Staline pouvait dire, « le pape combien de divisions ? ». Aujourd’hui, il faut se demander si ce n’est pas l’inverse, « quel discours ? quelle cause ? quelle vision du monde ? ». C’est dans cette perspective que je vois le passage du primat des forces matérielles à celui des forces morales. En ce qui concerne le retour de l’initiative individuelle, il apparaît essentiellement lié au mode de production des richesses (selon le principe, on fait la guerre comme on produit les richesses). Or nous quittons l’ère industrielle, l’ère des masses et des structures pyramidales pour entrer dans la société de l’information, c’est-à-dire une économie de niches caractérisée par le partage des idées et des projets plutôt que par des organigrammes compliqués. Dans ce contexte, l’individu avec sa motivation et son intelligence peut faire la différence beaucoup plus aisément que par le passé. De même, l’action résolue ou innovatrice d’un petit groupe peut aboutir à des résultats inversement proportionnels au nombre des personnes engagés – les attentats de Bombay en 2008 en sont une triste illustration. Une formule résume ce changement de donne : créer la culture, donner les moyens, laisser faire le travail.

Géostratégiques : Pourquoi faut-il chercher du côté de la transformation de la guerre plutôt que de la thèse néolibérale de la mort de l’État nation pour expliquer le retour de « puissances militaro-financières » sans territoires ?

  1. Wicht : Je pense que ce n’est pas l’un ou l’autre. Mais, on a tendance à tout mettre sur le dos de la thèse néo-libérale en oubliant qu’il y a des ressorts plus pro­fonds (et peut-être plus puissants) que quelques idées développées dans les cercles de Wall Street, pour expliquer l’avènement du capitalisme financier. N’oublions pas en effet que, selon Charles Tilly, « la guerre fait l’État ». Par conséquent, lorsque la guerre se transforme, lorsque les moyens de faire la guerre changent radicalement, il faut alors se dire que cela affecte durablement les formes d’organisation politique, l’État en particulier. De plus, Tilly souligne combien l’État-nation est la résultante de la synthèse coercition-capital la plus efficace pour faire la guerre… la guerre entre États. De nos jours, la guerre se déroule ailleurs en grande partie à l’intérieur de

l’État : d’où l’émergence d’un nouveau type d’acteur, une alternative à l’État-na­tion territorial, une alternative non-bureaucratique, ce que j’appelle les « puissances militaro-financières sans territoire ». C’est pourquoi je parle sans cesse de tournant marco-historique.

Géostratégiques : À quoi correspondent les trois archétypes militaro-guerriers décrits dans votre ouvrage ?

  1. Wicht : J’identifie le terroriste (une forme adaptée du partisan schmittien), son adversaire désigné qu’est le combattant des forces spéciales (aussi appelé shadow warrior, sorte de prétorien postmoderne) et le contractor (le mercenaire, l’entre­preneur militaire à l’ère globale). Ces trois archétypes déterminent actuellement le champ stratégique et, sans doute également, politique. C’est autour d’eux que s’articulent pouvoirs et contre-pouvoirs. Ce qui est intéressant, et aussi inquiétant, c’est de constater que le citoyen n’apparaît nulle part dans une telle énumération. Cette absence souligne, de mon point de vue, le processus d’asservissement auquel le citoyen est soumis depuis la fin de la Guerre froide, c’est-à-dire depuis que son utilité militaire a disparu. Cette absence, cette « inutilité militaire » doivent contri­buer, a contrario, à la redéfinition de la défense citoyenne.

Géostratégiques : Selon vous, les derniers développements en Suisse corroborent-ils votre thèse de la défense citoyenne ?

  1. Wicht : Oui et non. Oui parce que le peuple suisse a voté à plusieurs reprises ces dernières années pour marquer son profond attachement à sa fonction mili­taire, que ce soit par la décision de maintenir l’arme du soldat à domicile, ou par celle de préserver l’obligation de servir. Non, parce que la classe politique suisse (toute tendance confondue), comme ailleurs en Europe, cherche systématiquement à contourner les décisions populaires par voies administratives. Le cas suisse est emblématique de cette lutte pour la sauvegarde d’une citoyenneté forte. cette lutte n’est pas encore gagné.

[1]Auteur de Europe Mad Max demain ? Le retour de la défense citoyenne, Lausanne/Paris, Favre, 2013, 148 p.

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