L’entretien de Géostratégiques

Ambassadeur Michel Raimbaud
Conférencier, Directeur de séminaire, notamment au Centre d’Etudes
Diplomatiques et Stratégiques (CEDS-Paris), est ancien ambassadeur
de France au Soudan, en Mauritanie, au Zimbabwe et ancien Directeur
de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides. Il a
notamment publié Le Soudan dans tous ses États : l’espace soudanais à
l’épreuve du temps, Paris, Karthala, 2012 et Tempête sur le Grand MoyenOrient,
Paris, Ellipses, 2015. L’Ambassadeur Michel Raimbaud a bien
voulu répondre aux questions de Géostratégiques.
L’entretien de Géostratégiques…

Géostratégiques : En parcourant votre dernier ouvrage, Tempête sur le Grand
Moyen-Orient, on perçoit d’emblée votre volonté de dénoncer le remodelage du
monde arabe et du monde arabo-musulman par une ou des puissances extérieures.
Pouvez-vous nous décrire, succinctement, la vraie histoire des « révolutions arabes »
qui en sont un des moyens ?
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Michel Raimbaud : Elastique et extensible au gré des pulsions américaines, le
« Grand Moyen-Orient » auquel George W. Bush voulait imposer la « démocratie »
(de marché, sinon de bazar) à la mode texane, couvre à peu de choses près l’ensemble
de l’univers musulman, de la Mauritanie à l’Indonésie, de l’Asie Centrale
jusqu’au sud de l’équateur. Cette immense «ceinture verte», héritière reformatée du
« rimland » des géopoliticiens anglo-saxons, encercle un « heartland » eurasiatique
revisité, incluant l’espace continental russo-chinois, là où se trouveraient, toujours
selon les géopoliticiens, les clés de la maîtrise de la planète. Au sein du ProcheOrient
classique, berceau et cœur de l’Islam, l’Iran et la Turquie ont repris toute leur
place, et il semble plus que jamais illogique de fragmenter le monde arabe comme le
faisait la vieille école coloniale : Croissant fertile, Égypte/Soudan, Afrique du Nord,
Golfe et péninsule, alors que ce monde arabe est la cible globale d’une entreprise
systématique de « déconstruction », il faudrait dire de démantèlement. Vu sous
l’angle géopolitique, le remodelage en question s’inscrit dans la stratégie de domination
d’une puissance extérieure, les États-Unis, lesquels ont repris à leur compte
le rêve impérial britannique du « diviser pour régner ». On évoque souvent par les
temps qui courent les accords passés il y a un siècle à l’occasion du démembrement
de l’empire ottoman, accords par lesquels Sir Sykes et Mister Picot prévoyaient le
partage des dépouilles de « l’homme malade ». À propos, la France ne serait-elle pas
sensible aux sirènes du « néo-colonialisme démocratique », espérant peut-être se
retailler une zone d’influence en Afrique et dans le monde arabe, à l’ombre tutélaire
de l’Amérique. Mais il y a un hic : l’idole du monde libre, protégée des conflits
de la vieille Eurasie par la distance, ne peut songer à neutraliser le « heartland »
si elle ne dispose pas, dans le « rimland » qui l’encercle, de relais puissants mais
obéissants, de pions fantoches à manœuvrer ou de micro-clients sans consistance. À
Washington, les néoconservateurs ont puisé dans les écrits de géopolitique matière
à leur réflexion stratégique et dans l’évangélisme ou le pentecôtisme les références
justifiant leur mission de domination. En 1991, la dissolution de l’URSS sonne la
fin de la guerre froide et marque – on ne le sait pas encore – le début du « moment
unipolaire américain » qui va voir s’instaurer l’hégémonie sans partage de l’Empire
« le plus puissant ayant jamais existé dans l’histoire de l’humanité », lequel a vocation
à régir le monde sous l’étendard du libéralisme triomphant et de l’Axe du Bien.
La seule superpuissance survivante, victorieuse du communisme par KO technique
de ce dernier, va vite apprendre à gérer son avantage. Dès 1991, l’Irak de Saddam
Hussein, mis à genoux, sous sanctions et embargo, sert de hors-d’œuvre à l’ogre
d’outre-Atlantique, qui se met ainsi en appétit. Durant la décennie 1991/2000, la
Yougoslavie, ex-communiste, ex-non-alignée, terre d’influence russe et slave, servira
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de champ d’expérimentation pour les techniques de démantèlement et de manipulation
médiatique, par ONG, fondations et services secrets interposés. Ce sera
bientôt le tour de la Somalie, du Soudan (d’abord pays à aider, puis à abattre), de
l’Afghanistan (évacué par les Soviétiques dès 1989). Les meurtriers attentats du
11 septembre 2001 fourniront un prétexte idéal à l’Amérique de G. Bush pour
contraindre les États à se soumettre (en ralliant l’Axe du Bien et la « communauté
internationale ») ou à se démettre, relégués dans la géhenne des États voyous et
parias. L’Irak de Saddam Hussein, agressé, envahi et démantelé, n’aura rien perdu
à attendre : Saddam sera traqué et « capturé » comme une bête sauvage, jugé selon
les règles tordues du droit justicier et exécuté en direct le jour de la fête musulmane.
Le Soudan sera partitionné et le conflit du Darfour lancé à grand renfort
médiatique pour maintenir la pression sur le futur ex-plus grand pays de l’Afrique
et du monde arabe. Ce sera aussi le tour de l’Iran d’être harcelé pour ses ambitions
nucléaires, nées au temps du Shah avec les bénédictions des Rumsfeld, Cheney et
Wolfowitz. La Syrie sera mise en accusation par le « Syrian Accountability Act » qui
met le jeune Bachar al Assad sous haute surveillance. Les « listes » de pays arabes et
musulmans à abattre vont fleurir, sous divers formats : l’Égypte du vieux Moubarak
n’y échappe pas, ni l’Arabie Saoudite, et ceci bien avant les « révolutions » de l’hiver
2010/2011. On pourrait citer aussi, car elles s’inscrivent dans la même veine, les
« révolutions de couleur » de Géorgie et d’Ukraine destinées à provoquer la Russie
de Poutine. Dans ce contexte, les « printemps arabes » ne sont qu’un épisode, le
mieux synchronisé et le plus « ramassé », dans la saga de « déconstruction » du
monde arabe et du monde arabo-musulman. L’une des innovations est la mise en
évidence d’une alliance clandestine, puis avérée, puis affichée entre les puissances
occidentales (États-Unis, France, Grande-Bretagne et autres) et les régimes sunnites
radicaux du Moyen-Orient : Arabie Saoudite et Qatar wahhabites d’une part, et la
Turquie islamiste d’Erdogan et Daoudoglu d’autre part. Le Conseil de Coopération
du Golfe – outil anti-iranien – et la Ligue Arabe instrumentalisée par les islamistes se
chargeront de parrainer l’assaut des djihadistes et autres terroristes sur les États laïcs,
nationalistes, de style républicain, et les régimes impies de « l’arc chiite », tandis que
les Occidentaux assureront la couverture politique et diplomatique de la « communauté
internationale » face à un camp de la résistance bientôt retranché autour de
la Syrie, du Hezbollah, de l’Iran et soutenu par la Russie et la Chine. Les neuf ou
dix guerres de Syrie constitueront les volets du conflit universel opposant les islamistes
et le dernier carré du nationalisme arabe, l’Iran chiite à l’Arabie wahhabite,
la Syrie légale fidèle à Al Assad et une opposition « démocratique » dévoyée par le
terrorisme et le djihadisme, complice de la Turquie néo-ottomane et acoquinée avec
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Israël, le tout dans le cadre d’un affrontement gigantesque entre l’Ouest en déclin
et des challengers russo-chinois appuyés par les BRICS… « Je ne vous comprends
pas. Pourquoi donc tout ce ramdam ? » demandent avec une naïveté feinte ceux à
qui on ne la fait pas. C’est pourtant tout simple : les Occidentaux et les islamistes
nourrissent le même rêve de « déconstruction » du monde arabo-musulman, les
premiers pour s’en assurer la maîtrise stratégique et y détenir le contrôle des ressources
et des routes commerciales, les seconds pour installer sur les ruines et dé-
combres des États à forte identité et vieille histoire leurs fameux émirats islamiques,
voire même le pseudo-État Islamique dont Da’ech est le prototype actuel. Dans ces
conditions, le chaos est une fin en soi qui satisfait au mieux les ambitions des uns
et des autres. D’où l’Irak, l’Afghanistan, la Somalie, la Libye, l’Égypte peut-être, la
Syrie, le Yémen, en attendant le tour de l’Arabie, qui viendra sûrement…
Géostratégiques : Quels sont les objectifs réels – mais dissimulés – des puissances
tant locales, régionales que mondiales dans ce théâtre à l’hyper conflictualité permanente
et entretenue (« chaos créatif ») ?
Michel Raimbaud : Les « révolutions » suivent un schéma assez uniforme, des incidents
fondateurs émouvants, des cyber-résistants sympas qui s’effacent et passent
la main à des islamistes rompus à la provocation et à la lutte subversive : l’objectif
proclamé est d’abord de prendre le pouvoir au nom de la démocratie et des droits
de l’homme. Il s’agit en fait de renverser ce pouvoir en place accusé de tous les vices
et les crimes de la terre, de détruire l’État et ses institutions, à commencer par ses
armées, afin de faire table rase et de planter le « décor » qui sied aux émirats d’un
autre âge que nous voyons surgir de toute part et de nulle part.
Géostratégiques : Comment expliquez-vous que le pouvoir médiatique ait pu
relayer en Occident les discours trompeurs des puissances en appliquant toutes les
ressources de la méthodologie de la désinformation sans provoquer de réactions de
rejet massif ?
Michel Raimbaud : Il y a belle lurette que les médias du mainstream disent et
écrivent tous la même chose concernant les grands problèmes, spontanément respectueux
d’un « consensus de Washington » élargi à toute la chose publique, nationale
ou internationale, et relayant en chœur le discours trompeur des dirigeants occidentaux,
eux-mêmes enfermés dans la bulle idéologique de la sacro-sainte « communauté
internationale ». L’opinion peut disserter jusqu’à plus soif de questions
vitales comme l’allumage des codes en ville, la limitation de vitesse sur les routes,
la maltraitance des poissons rouges, la nuisance des cloches des églises… Pour le
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reste, vous tombez sous le coup de la loi dans une société judiciarisée qui ne rêve
que de sanctions, de mise en examen et de contrainte par corps, qui prétend vous
dicter ce que vous devez dire et penser, sous peine d’être « traité » de complotiste
ou d’être « traité » tout court, on frémit de savoir comment. S’il y a un complot,
c’est bien celui de ces médias désinformateurs, manipulateurs et mensongers, qui
passent en sifflotant au milieu des tragédies et des massacres en feignant de ne rien
voir, à part d’innocentes aspirations démocratiques. C’est en raison de cette désinformation
et de ce lavage de cerveau quotidien et omniprésent, dont les médias, les
politiciens et les « intellectuels » portent la responsabilité partagée que l’on ne peut
percevoir aucun rejet massif, faute de canal pour l’exprimer. Mais, outre la bouffée
d’oxygène qu’apportent les médias alternatifs, sur le web ou ailleurs, la réprobation
de la population s’exprime par des voies détournées, allant de l’abstention massive
aux élections à la déconfiture des organes de presse ou au contraste entre l’autosatisfaction
des décideurs ou faiseurs d’opinion et la colère grandissante des opinions
elles-mêmes. De la crise de Libye à la tragédie de Syrie, du bourbier du Yémen à
l’embrouillamini irakien en passant par l’arnaque du rêve européen des fascistes
d’Ukraine, ou du Proche-Orient à l’Afrique, qui accorde encore du crédit à ce que
nous racontent nos gourous de la politique et nos champions du bon droit ?
Géostratégiques : Comment peut-on expliquer la réussite apparente de l’instrumentalisation
de l’islamisme politique (al-Qaïda/Daesh) ?
Michel Raimbaud : C’est sans doute le drame de l’islamisme politique d’avoir
mis en évidence lors de ces « printemps » de malheur son absence totale de projet,
national ou non, les obsessions habituelles (sur les femmes, le vêtement, l’alcool,
les plaisirs de la vie) étant magnifiées par un traitement barbare des contrevenants.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Al Qaida et Da’ech, rivaux en cruauté, sont
devenus les instruments privilégiés de cet islam politique illisible : il est vrai que les
djihadistes ont emprunté à la révolution française la terreur comme seule méthode
de gouvernement. Mais est-ce bien une réussite ? Certainement pas parmi les populations
qui sont les victimes quotidiennes de leurs atrocités : mais auprès des mé-
dias, des intellectuels et des politiciens occidentaux, sans doute. À Paris, on cherche
à rendre respectable Al Nosra, la filiale syrienne d’Al Qaida, pour justifier d’avoir
dit de ses « gars » qu’ils « font du bon boulot » et convaincre bobos, gogos et zozos
qu’il existe en Syrie une opposition « modérée », fût-elle djihadiste et terroriste, non
pas seulement sur les bords mais dans ses profondeurs.
Géostratégiques : Un mot pour le cas spécifique de la crise aigüe au Yémen ?
L’entretien de Géostratégiques… Géostratégiques n° 45 • Juillet 2015
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Michel Raimbaud: La crise du Yémen représente avant tout un échec cinglant
pour l’Arabie Saoudite. Celle-ci, qui considère « l’Arabie heureuse » comme son
arrière-cour ou sa basse-cour, redoute depuis des lustres ce que l’on pourrait tramer
entre Sanaa et Aden : par exemple revendiquer les trois provinces yéménites
(Assir, Najran, Jizan) gobées en 1934 par les Al Saoud en vertu du traité de Taëf,
ou fomenter la subversion parmi les émigrés omniprésents. Au total, les Yéménites
sont bien plus nombreux que leurs riches et arrogants voisins du Nord. Comme si
cela ne suffisait pas, beaucoup sont « chiites » : ils sont donc peu fréquentables, mais
il faut bien faire avec. Le déchaînement de la coalition arabe formée par les jeunes
princes trop pressés promus par Salman n’a fait que révéler l’impuissance de l’armée
saoudienne et la vanité de ses extravagantes dépenses en armement américains (sans
doute 90 milliards de dollars ces quelques dernières années). Bombarder tout ce
qui bouge et de préférence les objectifs sans défense n’est pas un exploit militaire,
surtout si le résultat politique n’est pas au rendez-vous. Le déluge de feu n’aura eu
aucun effet sur l’avancée des « rebelles » houthistes vers le pouvoir et n’aura pas
brisé la combativité des « Ansarullahis », sorte de Hezbollah de la Sud-Arabie. Le
conflit aura en outre mis en lumière un fait gênant : la monarchie saoudite, soutenue
discrètement par l’Amérique, se retrouve une fois encore dans le même camp
que les terroristes d’Al Qaida et de Da’ech : ce n’est finalement pas si extravagant
puisque les deux organisations terroristes sont des créatures de l’Arabie et de son
parrain américain. Un fait intéressant : à force d’instrumentaliser le rôle des chiites,
on aura découvert l’importance numérique de cette communauté au Yémen, jadis
systématiquement passée sous silence : la question est seulement de savoir si elle
représente le quart, le tiers ou la moitié de la population du pays. Il est donc peu
surprenant que l’Iran ait pointé le bout de son nez, même si le contact est plutôt
récent : Téhéran n’aurait-il pas eu besoin d’une monnaie d’échange dans la lutte
d’influence qui l’oppose à l’Arabie en Irak et ailleurs au Proche-Orient ?
Géostratégiques : L’exception saoudienne est-elle appelée à perdurer ou la monarchie
vit-elle comme certains le soulignent avec insistance, ses dernières années
de stabilité ?
Michel Raimbaud : Du point de vue de la stabilité, l’exception wahhabite a son
avenir derrière elle. Fondamentalement (si l’on ose dire), la stabilité de la monarchie
saoudite tient au Pacte du Quincy, signé en 1945 pour soixante ans entre le Président
Roosevelt mourant et le Roi Abdelaziz : l’Arabie assure l’approvisionnement de
l’Amérique en pétrole, facturé et payé en dollars, et celle-ci garantit en contrepartie
la stabilité du Royaume et de son régime. Le Pacte sera respecté contre vents et
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marées durant soixante ans avant d’être renouvelé en 2005. Cependant, les vents se
lèvent. Les États-Unis, qui redeviennent un grand producteur de pétrole, regagneront
peut-être leur indépendance énergétique à bref délai. Il est sûr en tout cas qu’ils
ne se sentent plus aussi dépendants de leurs partenaires wahhabites qu’ils l’étaient il
y a quelques années. Il est patent également que les « révolutions » soutenues – c’est
bien étrange et cocasse – par l’Arabie ont fait naître un certain désamour entre
Riyad et Washington, le parrain américain semblant parfois un peu volage dans sa
liaison avec les princes de l’or noir. Outre des différences d’appréciation au sujet
de la guerre de Syrie, il y a la concurrence déloyale en termes d’affinités diplomatiques
et de projets politiques d’avenir de la part d’Israël, de la Turquie – cela passe
encore – mais également de l’Iran, le perfide ennemi perse et chiite courtisé de près
par un Obama en quête de rapprochement : c’est intolérable…
Géostratégiques : Pouvez-vous expliquer le fait que l’un des objectifs assumés de
l’islamisme est le nationalisme arabe, sa « déconstruction » ?
Michel Raimbaud : Le démembrement de l’empire ottoman, au terme de la
Grande Guerre, marque la fin du califat et, pour la première fois depuis l’avènement
de l’islam, la disparition de toute construction politique symbolisant l’Oumma
musulmane et de toute dynastie dirigeante. Pour les Arabes la fin du califat peut
être perçue de deux manières concurrentes. Pour les uns, la disparition de l’entité
islamique est une tragédie, pour les autres, notamment les minoritaires (pas seulement
les chrétiens), mais aussi pour une bonne partie des musulmans sunnites,
l’émancipation de la tutelle turque après plus de cinq siècles d’oppression, est une
aubaine historique que le mouvement national arabe va s’efforcer de capitaliser
(premier congrès de la jeunesse arabe à Paris en 1914) et de canaliser vers la création
d’un État dans lequel toutes les communautés religieuses seront traitées sur un
pied de totale égalité (plus de dhimmitude). Pour l’islamisme, le but est de casser
les vieux États multiconfessionnels tels que l’Irak ou la Syrie ou l’Égypte, pour ne
conserver que des entités sunnites plus ou moins homogènes, donc débarrassées des
minorités musulmanes et des chrétiens (les alaouites au « tabout » – le tombeau – et
les chrétiens à Beyrouth, selon le slogan diffusé dès 2011 par l’opposition armée
syrienne sous la coupe des islamistes). Cet objectif est en soi la négation du nationalisme
arabe et implique sa « déconstruction ».
Géostratégiques : Où en est la politique arabe de la France et pensez-vous qu’elle
puisse retrouver un jour la place éminente dont elle jouissait au sein de notre élite
diplomatique et stratégique ?
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Michel Raimbaud : En posant la question comme vous le faites, vous avez donné
la réponse. Bien que certains aient mis en doute l’existence de la dite politique, la
France a repris dans les années 1960, sous le règne du Général De Gaulle, le fil
d’une vieille tradition d’amitié avec le monde arabe et/ou le monde musulman.
Allant parfois jusqu’à des alliances de revers avec le « Grand Turc » contre telle ou
telle monarchie européenne. La mise en place de ce qui est sans doute le pilier le
plus audacieux de la stratégie d’indépendance nationale élaborée par le Général,
a été rendue possible par deux coups d’éclat « révolutionnaires » : l’indépendance
de l’Algérie en 1962 et le renversement d’alliance opéré en 1967 suite à la guerre
des Six jours (la fin du partenariat stratégique avec Israël effaçant d’un coup l’effet
désastreux de l’agression tripartite de Suez de 1956). Après bien des hauts et des
bas, le dernier temps fort, le baroud d’honneur, intervient en mars 2003, avec le
célèbre discours de Villepin au Conseil de Sécurité, lorsque la France s’oppose à
toute résolution légalisant une intervention militaire contre l’Irak. La Russie sera
oubliée, l’Allemagne pardonnée et la France punie (dixit Madame Rice). Chirac
devra beaucoup ramer pour « effacer » cette hardiesse, faisant amende honorable
aux dépens de la Syrie de (déjà) Bachar al Assad.
Ce sera ensuite la réintégration progressive au sein de l’OTAN et le « retour au
bercail occidental » de Sarkozy : désormais l’atlantisme et le sionisme seront les
deux mamelles de la diplomatie française. Le Quai d’Orsay sera plus ou moins
maté et ses « arabisants » souvent priés d’aller servir en Colombie, à Oulan-Bator,
ou en Macédoine. Le nouveau président précisera aux ambassadeurs arabes reçus
à l’Elysée qu’il est un ami indéfectible d’Israël, ce qui évidemment jettera un gla-
çon dans le cocktail diplomatique… Pour retrouver un jour une place éminente,
il faudra que les dirigeants de notre pays perçoivent plus finement les aspirations
des peuples arabes et cessent de décider à leur place qui doit les diriger et qui n’a
pas sa place dans leur avenir. Il faudra aussi qu’ils se résignent à ne plus choisir les
terroristes modérés ou les djihadistes démocrates comme représentants exclusifs de
tel ou tel peuple (syrien par exemple). Qu’ils évitent d’être fiers des chaos qu’ils ont
largement contribué à créer dans tel ou tel ex-État (la Libye par exemple). Qu’ils
consentent enfin à ne plus confondre les contrats de ventes de « Rafale » avec des
traités d’amitié et de coopération.
Géostratégiques : La puissance russe est très présente sur le théâtre arabo-musulman,
il suffit de rappeler son soutien au président syrien tout comme les relations
nouées dès l’élection du nouveau président égyptien pour l’aider à diversifier son assise
internationale. Comment voyez-vous le jeu russe aux Proche et Moyen-Orient ?
Géostratégiques n° 45 • Juillet 2015 Le Yémen, victime collatérale de la crise systémique Arabe
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Michel Raimbaud : Le jeu de la Russie au Proche-Orient n’a rien d’occasionnel. Il
s’inscrit dans une histoire russe profondément marquée – comme le rappellent volontiers
ses dirigeants actuels – par la présence d’un islam endogène, qui s’est développé
au fur et à mesure de la formation de l’État russe moderne et de l’extension de
son espace. Contrairement aux anticipations de certains (ou certaines), c’est du fait
de la défection de ses entités slaves que l’URSS a implosé et non pas d’un abandon
de ses républiques musulmanes, ces dernières ayant pris leur indépendance sans
l’avoir voulue, mises devant le fait accompli de la dissolution de l’Union Soviétique.
Dans son format actuel, la Russie compte encore 18 % de musulmans, soit 22 à
23 millions de nationaux. Le second élément est lié à l’attachement traditionnel
des pouvoirs russes aux minorités chrétiennes orthodoxes du Proche-Orient, depuis
la Grande Catherine. Le rôle traditionnel que jouait la France de « protectrice des
chrétiens » au Proche-Orient paraît bien endommagé depuis ces dernières années.
Est-ce pour légitimer la revendication israélienne d’un « État juif » confessionnel
qu’elle semble favoriser le départ de ces chrétiens vers le Liban (où ils n’ont peut-
être pas envie d’aller) ou vers l’Europe, hospitalière comme on le sait ? Dès 2011,
Sarkozy envisageait à Paris cette solution devant un patriarche maronite scandalisé…
La Russie a trouvé dans le dossier syrien le véritable starting-block de sa renaissance
politique de grande puissance, et Vladimir Poutine le sait. Bachar al Assad n’a
pas été un vague obligé, mais un partenaire efficace qui a su tenir. Les deux hommes
ont sûrement des atomes crochus. Le Kremlin ne peut perdre sur l’affaire syrienne
sauf à renoncer à toutes ses ambitions : le reste est un songe de Fabius ou de Kerry.
Géostratégiques : Parallèlement vous faites le constat tout à la fois de victimes
collatérales du chaos propagé par l’Occident lui-même, tel que le cours du pétrole,
la valeur du dollar et le déclin de l’empire américain. Jusqu’où pensez-vous que cela
deviendra inacceptable pour la « Communauté internationale » ?
Michel Raimbaud : Depuis deux siècles au moins (peut-être davantage), les
Occidentaux se sont habitués à leur position hégémonique planétaire, s’estimant
investis d’un pouvoir de droit divin, détenteurs de « la » civilisation et de la légitimité,
leurs privilèges n’étant liés qu’à leurs mérites, et les « bavures » collatérales ne
portant qu’une ombre mineure aux immenses bienfaits qu’ils prodiguent à l’humanité.
Durant les deux décennies du moment unipolaire (1991/2001), ils en sont
venus à s’identifier – eux, leurs États et le dixième de la population mondiale qu’ils
représentent – à la « communauté internationale », en toute simplicité. Vous pensez
bien que le cours du pétrole n’est qu’une arme défensive (moins il est cher et
mieux ça vaut), que la valeur du dollar est une affaire de droit divin puisque « in
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God we trust » et qu’il serait sacrilège de porter atteinte à son rôle de monnaie de
réserve et de référence. Quant au déclin, l’Amérique est si grande et si bonne que
le XXIe
siècle, à l’instar du XXe
, ne peut être qu’américain. Je ne suis pas sûr que
les trois éléments que vous mentionnez résultent collatéralement du chaos, propagé
par l’Occident certes, mais qualifié par les « penseurs » américains de chaos
« constructif », ou « créateur » ou « innovateur ». Ce chaos ne serait-il pas plutôt
une arme, d’ailleurs assez efficace en ce qui concerne la neutralisation des États de
notre « rimland » mentionné plus haut, permettant d’exploiter du pétrole à bon
marché tout en désorganisant le marché mondial et en cassant les ressources des
États qui tentent de faire la loi, de préserver le rôle du dollar face aux tentatives de
subversion monétaire, et d’empêcher la création d’États stables et puissants dans ce
« rimland » islamique, selon la bonne vieille doxa géopolitique. A-t-on déjà vu des
superpuissances hégémoniques s’éteindre dans leur lit et admettre de bon cœur leur
déchéance ? Plutôt vindicative, la « communauté internationale » en déclin voit
dans la baisse du prix du baril le moyen de casser les revenus de la Russie, de l’Iran,
voire de l’Arabie, mais est trop aveugle pour voir l’impact de cette « mesure de rétorsion
» sur la rentabilité de ses propres investissements dans le gaz de schiste ou les
sables bitumineux. La « communauté internationale » ne saurait bien sûr accepter
le déclin de l’Empire américain, c’est-à-dire son propre déclin, ni la déchéance de
sa monnaie-fétiche, mais la communauté des nations trouverait-elle cette évolution
si inacceptable ?
Géostratégiques : Comment voyez-vous l’évolution stratégique moyen-long terme
de l’espace arabo-musulman?
Michel Raimbaud :
Le monde arabe rassemble – selon les chiffres les plus récents – plus de 350 millions
de personnes (hors diasporas) sur un territoire de plus de 13 millions de kilomètres
carrés : c’est un ensemble géostratégique considérable. La floraison des revendications
identitaires (kurdes, berbères, négro-mauritaniens, sud-soudanais) tient pour
beaucoup à l’affaiblissement actuel des États arabes, soumis à la pression des islamistes
et des occidentaux unis dans leur entreprise commune de « déconstruction »,
et à la déroute du mouvement national arabe. Le monde musulman regroupe environ
1,7 milliard de croyants, soit 23 % de la population mondiale. L’islam est en
expansion et, paradoxalement, la violence des mouvements radicaux (djihadistes
et terroristes) et la cruauté de leurs méthodes expéditives ne semble pas affecter
son attractivité, notamment auprès de la jeunesse. Les mouvements d’allégeance à
l’État islamique (Da’ech) touchent l’ensemble de la planète musulmane. L’avenir me
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semble pourtant indéchiffrable et en tout cas incertain, car l’islam doit actuellement
affronter la pire des catastrophes, résultant des ingérences occidentales mais également
d’une lame de fond surgie des profondeurs de l’Oumma musulmane, plus
précisément de sa majorité sunnite. Je ne suis ni voyant ni devin. J’ai pourtant une
conviction intime : l’évolution dépendra de l’issue de la guerre de Syrie. Si la Syrie,
forte de ses alliances, de l’adhésion de sa population et de la solidité de son armée,
tient le choc, elle restera le phare de l’arabisme et constituera un pôle d’attraction
pour les États qui ont échappé à la catastrophe et cherchent les voies et moyens
de leur reconstruction (Égypte, Tunisie, Yémen, Irak ?). Je ne donnerais alors pas
cher des régimes obscurantistes qui ont allumé et alimenté les révolutions chez les
autres afin de les éloigner de chez eux. Le monde arabe est sans doute à reconstruire
et il faudra lui donner de nouvelles bases : ce sera la vraie révolution. Si la Syrie
tombe, l’Algérie, l’Iran, la Russie seront les prochaines cibles de l’Occident et de ses
« alliés ». Tandis que l’Europe deviendra à son tour – on le voit d’ores et déjà – la
cible des terroristes et djihadistes qu’elle a couvés. La guerre mondiale ne sera alors
pas loin. Nous n’en sommes pas là, me direz-vous peut-être ? Mais nos dirigeants
jouent avec le feu nucléaire avec une inquiétante désinvolture et un cynisme en
béton. Isolés du réel par des cohortes de courtisans ignares et flagorneurs, ils continuent
de flirter comme si de rien n’était avec des organisations criminelles qu’ils
veulent rendre respectables afin de parvenir à leurs fins. À en juger par une actualité
sordide, il faudra payer le prix un jour ou l’autre. Que les responsables politiques
assument ce risque est une chose. Qu’ils le fassent partager au pays dont ils ont la
charge en est une autre…

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